Trouver le juste équilibre entre innovation et IA responsable avec Ana Semedo
Titre : Trouver le juste équilibre entre innovation et IA responsable
Intervenant·es : Ana Semedo - Jean-Philippe Clément
Lieu : Podcast Parlez-moi d’IA - Radio Cause Commune
Date : 30 novembre 2024
Durée : 29 min 43
Licence de la transcription : Verbatim
Illustration : À prévoir
NB : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·es mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.
Transcription[modifier]
Diverses voix off : Parlez-moi d’IA.
Mesdames et Messieurs, bonjour.
Je suis un superordinateur CARL, cerveau analytique de recherche et de liaison.
C’est une machine qui ressent les choses.
On nous raconte n’importe quoi sur l’IA !
Qu’est-ce que tu en dis ? – Moi, je n’en dis rien du tout.
La créativité, elle reste du côté humain.
Parlez-moi d’IA, présenté par Jean-Philippe Clément.
Jean-Philippe Clément : Bonjour à toutes et à tous. Que diriez-vous de vous accorder 30 minutes pour vous interroger sur le phénomène intelligence artificielle, sur ses aspects sociaux, culturels, éthiques, un petit peu techniques et, pourquoi pas, politiques ?
Cette semaine, on s’interroge sur la manière de gérer et de concilier une IA qui engendre de grandes avancées dans de nombreux domaines, mais qui fait naître aussi, dans le même temps, de grandes interrogations sur les conséquences, notamment environnementales, de ces nouveaux outils. Question complexe : où placer le curseur ?
Voix off : Cause Commune, 93.1 FM
Jean-Philippe Clément : Vous êtes bien sur Cause Commune, la voix des possibles, Cause Commune que vous pouvez retrouver sur le web, cause-commune.fm, sur la FM, bien sûr, 93.1 et le DAB +, et sur votre plateforme de podcast préférée. Si cette émission vous plaît, merci de vous abonner, mais surtout de prendre trois secondes pour nous mettre cinq étoiles sur Apple Podcasts, par exemple. C’est notre seule récompense et cela nous fait connaître, car ça manipule les algorithmes et…
Voix off : C’est cool de manipuler un algorithme.
Jean-Philippe Clément : Exactement, Eliza.
Voix off : Vous écoutez Parlez-moi d’IA.
Jean-Philippe Clément : Nous sommes plongés dans une sorte de schizophrénie avec l’IA.
D’un côté, nous découvrons, dans chaque secteur, des applications d’outils IA qui font progresser la recherche, les réflexions, les développements et les solutions. On l’a vu ici, par exemple dans le domaine de la santé, dans le domaine de la prise en charge du handicap, dans la gestion des savoirs et des connaissances, dans l’éducation, dans l’agriculture même et dans les services publics par exemple, et même, dans une certaine mesure, dans le domaine de la créativité.
De l’autre côté, les prises de conscience sont majeures concernant les impacts environnementaux en matière de consommation d’énergie, de consommation d’eau, de consommation de matière, de consommation d’espace. Les annonces des grands acteurs sont totalement folles en matière de création de nouvelles infrastructures et les calculs de nos usages, c’est-à-dire le coût d’un prompt de génération d’un texte ou d’une image, ne valent pas beaucoup mieux quand on les multiplie par les millions d’utilisateurs qui sont derrière les ordinateurs.
À côté du tourbillon des nouveaux services et des nouvelles fonctionnalités annoncées chaque semaine, il y a l’urgence d’une prise de conscience sur les conséquences engendrées, pour que nos usages soient éclairés et conscients.
Comment continuer à concilier innovation, apports, avancées pour certains domaines d’activité importants et toutes les contraintes environnementales et sociales ?
C’est la question que le double visage janusien de l’IA nous pose et que nous allons poser à notre invitée du jour. C’est une ingénieure de formation, elle est Managing Partner chez I L Expansions, une entreprise spécialisée dans le numérique et dans l’IA. Elle participe à de nombreux groupes de réflexion et de travail sur l’IA à travers le Hub France IA, qu’on connaît bien ici, l’Afnor aussi dont on a parlé, le think tank Institut G9+ et le Numeum, l’ancien Syntec, le syndicat des entreprises du numérique. Elle porte une voix et une vision sur l’IA responsable qu’elle va partager avec nous.
Bonjour Ana Semedo.
Ana Semedo : Bonjour Jean-Philippe.
Jean-Philippe Clément : Bienvenue à distance sur l’antenne de Cause Commune.
Parlez-moi d’IA, Ana. Courant 2024, vous avez piloté une étude qui a d’ailleurs donné lieu à un rapport intitulé « AI for green & Green AI ». Pouvez-vous, déjà, nous expliquer un peu la différence entre ces deux éléments de vocabulaire, green AI et AI for green ?
Ana Semedo : Parfaitement, avec grand plaisir.
Il s’agit d’une étude que j’ai conduite et que j’ai rédigée, qui a été publiée un peu avant l’été, qui m’a conduite à interviewer 72 professionnels, essentiellement de grandes entreprises, mais aussi d’entreprises de toutes tailles. Green AI, c’est faire de l’IA. Vous avez parlé de l’empreinte environnementale de l’eau consommée, etc., le Green AI c’est dans le sens de faire des IA qui soient vertes si tant est que cela est possible.
Jean-Philippe Clément : On va y revenir.
Ana Semedo : Je pense que vous avez parlé de l’Afnor Spec IA frugale, dont j’ai été aussi copilote. C’était l’un des objectifs de ce référentiel pour aider les entreprises à bâtir des IA qui aient la plus petite empreinte possible. Mais vous voyez bien que le fait de faire des IA qui ne consomment pas beaucoup peut être aussi un piège pour ce qu’on appelle les effets rebonds. On a fait des voitures qui consomment moins, mais, du coup, on fait des SUV. Donc, à la fin, au lieu d’avoir un gain en termes de consommation en absolu, on ne l’a pas. C’est la partie green AI, pour faire des IA plus frugales, qui aient une plus petite empreinte environnementale.
AI for green, ce sont les usages de l’IA, vous en avez un petit peu parlé en introduction, c’est comment flécher les usages de l’IA pour qu’ils aillent, par exemple, vers la décarbonation, de façon à diminuer l’empreinte environnementale des entreprises. Par exemple, si vous êtes dans l’industrie, pour que votre flotte de camions consomme le moins possible, pour que vos usines consomment le moins possible, qu’il y ait le moins de pertes matière possible, qu’on maîtrise les pièces détachées, etc. Ou s’il s’agit d’avions pour optimiser les flottes, d’avions, optimiser la charge, etc.
Dans cette étude, j’ai eu la chance de pouvoir interviewer des entreprises de différents secteurs, donc d’avoir un panorama assez large de ces usages de l’IA pour la décarbonation.
Jean-Philippe Clément : Et qu’avez-vous appris, finalement, de ces différents entretiens, si vous pouvez nous donner quelques exemples d’apprentissage de ces entretiens ; 72 entretiens, c’est quand même énorme en termes de panels, des entretiens très qualitatifs. Qu’est-ce que vous ont appris ces interlocuteurs des grandes entreprises sur la manière d’aborder ces questions ?
Ana Semedo : J’ai appris des tas de choses intéressantes. Si on reste dans le fléchage des usages, une grosse entreprise, par exemple, m’a expliqué que, grâce à l’IA, elle avait pu économiser 100 millions de pièces détachées. Dans l’industrie aéronautique, au niveau des flottes – en France, ce n’est pas possible, mais on peut le faire dans d’autres pays –, en comparant les comportements des équipes de pilotage, on peut avoir des gains sur les façons de faire. Il y a donc un effet d’émulation que je trouve aussi très intéressant. Ou alors dans l’énergie, le fait d’avoir pu rajouter du machine learning à des algorithmes d’IA qui préexistaient déjà a permis, par exemple à une entreprise comme l’EDF, de s’adapter très rapidement au moment de la guerre en Ukraine ou au moment du Covid. Il faut savoir que, aujourd’hui, on n’accepte pas de coupures d’énergie, ni vous ni moi n’acceptons de coupures d’électricité. Mais le fait de mettre une offre à disposition, beaucoup de centrales nucléaires, etc., c’est aussi très coûteux, donc, il faut optimiser les deux : pas de coupures, mais avec la mise à disposition la plus petite possible qui convienne à ça.
Jean-Philippe Clément : C’est peut-être le moment de préciser qu’on parle d’une IA très particulière. On ne parle pas de l’IA dont on parle beaucoup depuis deux ans maintenant, l’IA générative. Ce n’est pas cette IA qui est en jeu dans ce que vous évoquez, c’est une IA de machine learning plutôt orientée vers la prédiction, c’est-à-dire qui prend toutes les données existantes, qui va les analyser pour essayer de comprendre comment fonctionne l’activité et trouver des manières d’optimiser cette activité, mais ça n’a rien à voir avec un ChatGPT. On n’a pas mis ChtGPT derrière l’entreprise aéronautique pour lui demander comment optimiser la logistique.
Ana Semedo : Absolument. Aujourd’hui, ChatGPT c’est la force du marketing. Tous ces acteurs, ces géants technologiques, nous submergent par leur marketing, parce que, en fait, leur modèle même de développement est un modèle de : je prends des risques, j’investis énormément, il faut donc que je crée des besoins pour poursuivre le développement, je mets donc une grosse force marketing et je fais du marketing push qui va inventer des usages et va montrer aux usagers qu’ils sont obligés de faire ce qu’on dit. On va leur mettre un tel appétit que, finalement, ils ont tous faim.
Jean-Philippe Clément : Et qui fournit une interface très simple, en langage naturel, qui donne l’impression qu’on va effectivement pouvoir agir sur son activité juste en parlant à la machine.
Ana Semedo : Oui, ce qui est quand même en partie vrai. Pour moi, c’est magique. L’IA générative a quelque chose de magique et, en même temps, de passionnant, qui nous demande à tous d’être responsables. Et c’est pour cela que quand on me dit « IA responsable », je dis immédiatement « non, c’est nous qui sommes responsables avec l’IA ». ChatGPT est très facile d’utilisation, il n’est pas toujours bluffant, absolument pas, parfois il peut même devenir un peu énervant, mais il nous renvoie à notre responsabilité, à nous demander « est-ce que j’ai vraiment besoin de faire ça ? Est-ce que j’ai besoin d’aller faire cette image sur ChatGPT ? Est-ce que j’ai besoin d’aller faire ce niveau d’amélioration alors que je suis sur une asymptote, etc. ». Il Nous renvoie la responsabilité.
Jean-Philippe Clément : D’un côté, dans ces entretiens, vous avez identifié des vrais gains, des vrais apports de la science des données, de l’algorithmie, de l’IA, ce qu’on appelle globalement l’IA, pour tous ces secteurs d’activité, et, en même temps, on est quand même face à des informations fortes en termes, je le disais en introduction, de contraintes environnementales pour certaines de ces solutions. Du coup, est-ce que vous en avez déduit, potentiellement, une méthode pour construire, justement, une vraie trajectoire, entre guillemets, « responsable » ? Quand on veut utiliser ces outils-là, est-ce qu’il y a une méthode pour bien faire ?
Ana Semedo : Ça fait très longtemps que je fais du conseil en stratégie organisation. Je suis toujours embêtée quand on me demande la méthode magique, je n’en ai pas.
Jean-Philippe Clément : Vous n’avez pas de baguette magique !
Ana Semedo : Non, je n’en ai pas et je n’en ai jamais eu. En tant que consultante, je me suis toujours positionnée comme une consultante coach, pour me rendre inutile ; ça perturbe parfois un peu. J’interviens dans les entreprises pour transférer l’autonomie à l’entreprise. Quant aux méthodes, je les construis avec mes clients. Aujourd’hui, au niveau de l’IA, c’est très intéressant parce qu’on m’a appris une petite boussole il y a maintenant un certain temps, que je sors très souvent avec l’IA. Dans la conduite du changement, vous avez quatre axes :
- le premier, par exemple par rapport à l’IA : je sais de quoi il s’agit ;
- le deuxième : je sais ce que j’ai à y faire ;
- le troisième : je sais ce que j’ai à y gagner ;
- le quatrième : je sais que je peux y arriver.
C’est très marrant parce qu’actuellement je la sors très souvent et pourquoi je la sors ? Parce qu’on fait beaucoup de sensibilisation, sur l’IA ça n’arrête pas, sur la diversité, etc., on fait aussi beaucoup de sensibilisation. À l’ère de la communication, une sensibilisation en chasse une autre. Si vous faites ces choses-là et qu’elles restent à l’extérieur de vous-même, elles ne provoquent aucune action.
Encore l’autre jour, j’ai animé une matinée sur la sobriété numérique et ce sujet-là est ressorti, c’est-à-dire que sur la sobriété numérique, on parle de la durée de vie des équipements, c’est facile, en plus les entreprises voient le gain : au lieu de faire durer un ordinateur trois ans, on le fait durer cinq ans, c’est très bien. On fait la sensibilisation, et puis on dit au technicien « faites de l’écoconception », et, au-delà, il ne se passe rien. Par exemple, dans les appels d’offre, on va mettre des indicateurs RSE qui sont avec une note très basse, entre 5 et 15 %, ce qui en est ressorti c’est que, parfois, les acheteurs ne lisent même pas ce qui est dans la partie RSE, ils mettent la même note à tout le monde et puis on passe à autre chose, parce que ce qui intéresse c’est le coût, mais le coût en euros, la performance, mais la performance technique. Du coup, on ne travaille pas ce sujet qui peut, en apparence, être un petit peu complexe au départ, mais qui va aider, par la suite, l’entreprise à gagner en maturité et à transformer sa façon de voir la performance.
J’étais copilote sur la partie de l’évaluation environnementale dans l’Afnor Spec IA frugale et, pour moi, ce qu’on a appelé le ??? [14 min 33] gouvernance est très important. Qu’est-ce qu’on met dans ce ??? gouvernance ? On met déjà le besoin : est-ce que c’est vraiment un besoin ?
Jean-Philippe Clément : Est-ce que c’est forcément par l’axe IA qu’il faut l’adresser ?
Ana Semedo : Exactement. Mais même avant ça. On va questionner les usages et, après, on va questionner la solution : est-ce que c’est l’IA ? Est-ce que c’est l’IA générative ? Est-ce que c’est juste un modèle mathématique de régression, de lissage, etc. ? C’est tout ce cheminement-là et par la suite, dans l’IA, il y a un facteur qui est très important, c’est-à-dire que quand on parle de sobriété numérique, on donne l’impression que l’IA peut prendre ce train. L’IA ne peut pas prendre ce train comme ça, parce que quand vous avez SAP [Systems, Applications and Products for data processing], personne ne va chercher à faire autre chose avec du SAP que les procédures déjà incluses dans le logiciel. Quand vous avez Salesforce, c’est pareil.
Jean-Philippe Clément : C’est alors aux éditeurs, dans ce cas-là, de faire l’effort du coup.
Ana Semedo : Les éditeurs nous piègent. Vous avez vu la panne de CrowdStrike cet été, qui était juste la mise à jour d’un antivirus, mais qui a touché tous ceux qui avaient des systèmes Microsoft, Windows, Microsoft 360 ou Azure, et l’impact que ça a eu. Les éditeurs font l’effort, mais l’entreprise doit aussi être présente dans ce qu’elle fait, parce qu’elle est déjà piégée quand les éditeurs viennent lui dire « il faut que tu fasses ta montée en version », elles ne savent pas si la montée en version est vraiment nécessaire, ou pas, et parfois, cette montée en version va provoquer de l’obsolescence matérielle et vous voyez l’enchaînement des surcoûts, si l’entreprise se met en observatrice, simplement, de ce qui se passe.
Pour en revenir à la méthode, mon travail avec les entreprises est déjà sur ces sujets-là : comprendre, mais comprendre dans le sens d’être acteur, se demander « moi, là-dedans, qu’est-ce que je fais ? ».
16’ 57[modifier]
Jean-Philippe Clément : J’ai entendu votre méthodo, peut-être ancienne, de gestion du changement en quatre points-clés :
- connaître donc, s’informer, faire des formations de prise de connaissance ;
- faire, mettre un peu les mains dedans, se frotter un peu au sujet ;
- gain, c’est-à-dire si j’applique ces outils-là à mes activités, qu’est-ce que je gagne finalement ? Est-ce qu’il y a vraiment un gain pour moi ? C’est un peu aussi l’interrogation ;
- et puis, la réassurance, c’est-à-dire peut-être un POC, se dire « je sais le faire, je pourrais aller plus loin, je pourrais l’intégrer dans mes process internes ».
Ana Semedo : C’est ça et ce n’est pas ça. Dans l’étude, une boîte avait 500 POC, en fait, avec ça.
Jean-Philippe Clément : Cinq cents POC ! C’est volontaire en même temps !
Ana Semedo : Vous avez demandé à tous vos collaborateurs de faire leur liste au Père Noël et après vous en faites quoi ? Aujourd’hui, face à l’IA générative, on est dans cette approche : qu’est-ce qu’il aura à Noël au supermarché ? C’est à chaque fois la course aux idées.
Jean-Philippe Clément : Dans les rayons.
Ana Semedo : Qu’est-ce qu’il y aura dans les rayons pour Noël, et on est toujours dans cette course aux nouveautés qui nous éblouissent, mais cela nous enlève aussi toute la capacité de réfléchir. Mon travail, c’est aussi de dire aux entreprises « attention, il y a tout ce qui est à la mode, mais est-ce qu’on est obligé d’avoir le dernier truc à la mode ? Essayons de bâtir un socle qui nous aide déjà à passer toutes ces modes. » Évidemment, quand quelque chose est une innovation de rupture, quand l’IA générative arrive avec ChatGPT, ça change énormément de choses. Mais, maintenant, on est plus dans cette évolution d’IA de rupture, sauf quand on aura, peut-être, l’IA générale, donc, là, les entreprises commencent à pouvoir se poser pour se demander « comment on fait ? »
Juste, si vous me permettez, pour revenir à la boussole de mes quatre actes, elle s’applique aussi à nous en tant qu’individu. Le fait de comprendre est fondamental ; le fait de se dire « qu’est-ce que j’ai à y faire ? », c’est que je m’y projette ; « qu’est-ce que j’ai à y gagner ?, c’est ma motivation ; et, « je peux y arriver », c’est pour combattre la peur, la peur qui fait que, justement, on se met en retrait et on donne les clés, toutes les clés du camion, aux éditeurs, aux consultants, etc., et on se dit « ce n’est pas moi ».
Jean-Philippe Clément : Mais il faut quand même essayer, parce que c’est bien beau de se dire « je peux le faire », tant qu’on ne l’a pas fait une première fois, on peut continuer à douter, finalement ?
Ana Semedo : Mais ça, c’est pour faire déjà la première fois.
Jean-Philippe Clément : On est déjà dans le faire.
Ana Semedo : Bien sûr ! C’est pour faire dans ces conditions-là.
Jean-Philippe Clément : On a préparé cette émission et vous me parliez des effets amplifiés, des paradoxes que nous met devant les yeux l’IA. Quels sont tous ces paradoxes que, finalement, l’IA révèle en nous face à la nouveauté, face aux propositions ? Pouvez-vous nous refaire un peu la liste des paradoxes ?
Ana Semedo : J’en aurais énormément, mais je vais juste vous en donner quelques-uns.
Au moment d’Internet, en l’an 2000, on ne pouvait pas deviner que les plateformes Uber, Airbnb, allaient prendre l’essor qu’elles ont pris et allaient transformer autant nos sociétés. On ne connaissait pas les réseaux sociaux. On n’avait pas l’urgence planétaire. Aujourd’hui, on a tout cela et, en même temps, on garde presque la même naïveté qu’au moment de la découverte d’Internet et on ne peut plus se le permettre. C’est donc en cela que l’IA est la révélatrice de nos paradoxes.
Un de ces paradoxes, c’est justement qu’on veut protéger la planète et on veut la dernière nouveauté.
On ne veut plus l’obsolescence rapide et, justement, on célèbre toute nouveauté. Là, par exemple, on va avoir des iPhones avec de l’IA, je ne sais pas combien de pixels avec l’IA, etc., et on va les vouloir.
On veut protéger la planète et on veut une croissance illimitée.
On veut la liberté et on veut la sécurité totale.
On veut préserver la démocratie et on consomme toute création d’IA, malgré notre expérience avec les réseaux sociaux, etc.
On veut être acteur et, en fait, on se soumet docilement à la consommation et à la domination.
Jean-Philippe Clément : On voit bien que ça peut même provoquer des bugs cognitifs, d’une certaine manière, que d’avoir ces deux éléments paradoxaux en face des yeux. Qu’est-ce que ça peut provoquer ? Des refoulements, des radicalités, des anxiétés, des révoltes ? Pour vous, quel est, finalement, le bug cognitif que ça provoque et vers quoi cela nous mène-t-il ?
Ana Semedo : Je pense que ça peut provoquer déjà de la soumission. Aujourd’hui, on est dans la phase où, finalement, ce qui gagne, c’est la soumission. Dernièrement, j’ai fait la conférence d’ouverture du MTL connecte à Montréal et, justement, j’ai traité ce sujet de notre soumission.
Un autre paradoxe : on n’arrête pas de parler de souveraineté. Est-ce que nos États, face à la domination des GAFAM, non seulement la domination des technologies, mais aussi des infrastructures, jusqu’aux câbles sous-marins. Si des câbles sont coupés ou si on a des attaques cyber au niveau de ces câbles-là comment fait-on ? Les satellites basse orbite sont à majorité des Starlink d’Elon Musk. Comment fait-on pour traiter ces sujets ? On parle de souveraineté, mais où est notre souveraineté quand la Chine domine à plus de 50 % des matières premières qui servent à tout le numérique, avec toutes les tensions géopolitiques qu’on a aujourd’hui ?
Jean-Philippe Clément : Comment fait-on du coup ? Vous énoncez plein de paradoxes, mais comment fait-on ? Quel est le pouvoir qui nous reste entre les mains pour aller plus loin et pour sortir de cette soumission ? Comment voyez-vous les choses ?
Ana Semedo : Je n’ai pas de baguette magique, je suis déjà dans la phase de nous faire rendre compte. Le fait de me demander la recette, c’est « je ne veux pas réfléchir ». Ce n’est pas pour vous. Je donne le mécanisme pour les entreprises avec lesquelles je travaille, parce que le sujet est le même. Elles disent « aujourd’hui, j’ai un LLM agnostique qui me permet d’utiliser plein d’autres LLM » ou « j’ai mon LLM privé », etc., mais on ne cherche même pas à savoir de quelles données, à partir de quelles données ça a été fait.
Jean-Philippe Clément : D’où viennent les données.
Ana Semedo : Le travail que je fais, c’est d’aller questionner les données, aller se renseigner sur ce sur quoi on est en train de travailler. Est-ce qu’e ’un plus petit LLM qui, finalement, fait très bien le travail pour lequel on veut un LL ne suffit pas ? Et est-ce que, réellement, on a besoin d’un LLM ? J’ai des clients qui sont dans des situations de devoir octroyer des droits, faire des sélections.
Jean-Philippe Clément : Sans imaginer une baguette magique, est-ce qu’on peut quand même se dire qu’au niveau global, au niveau sociétal, la réglementation, les réglementations vont avoir un poids face à la gestion de ces paradoxes ? Est-ce que ces réglementations générales sont une piste ?
Ana Semedo : Oui, c’en est une, clairement. D’ailleurs, je vous l’avoue, je fais partie de la commission nationale IA de l’Afnor et avant, personnellement, la réglementation était loin de moi. J’ai fait partie d’un groupe de travail avec le Hub France IA sur l’IA Act, pareil. Je suis ingénieure et je voyais tout cela avec un regard de chose juridique qui m’échappait complètement.
Jean-Philippe Clément : Désormais, vous y croyez un peu plus, c’est ça ?
Ana Semedo : Oui, j’y suis allée parce que, aujourd’hui, ça me paraît indispensable. Indispensable parce qu’on a lancé l’IA telle une voiture à toute vitesse sur des routes sans aucun code de la route. Il y n’a pas de permis de conduire, il n’y a pas de panneaux de signalisation, il n’y a pas de règles de conduite, etc. Vous imaginez des voitures roulant sans cela ! La réglementation me paraît donc fondamentale.
Cela dit, si je reviens, par exemple, au sujet de la sobriété numérique dont je parlais tout à l’heure, si la réglementation est trop loin de nous, elle ne va pas nous parler et elle ne va pas flécher les comportements. Un des éléments qui a été cité, par exemple, au cours de cette table ronde sur la sobriété numérique, c’est le pourcentage de recyclé qui est demandé par la loi AGEC [loi anti-gaspillage pour une économie circulaire]. Comme on n’a pas de moyen de mesurer le recyclé, des entreprises disent qu’elles mettent 95 % de recyclé et ça n’a pas de sens.
Si vous faites une réglementation qui est très ambitieuse et qu’on ne donne pas les moyens aux entreprises d’y aller, elle va être juste une bonne nourriture pour le washing. Comme on vit à l’ère de la communication, vous voyez !
Jean-Philippe Clément : Ça va être dénoncé très rapidement.
Ana Semedo : Et ça ne va servir à rien, ça va être mal utilisé. C’est comme les labels, je ne suis pas favorable à beaucoup de labels, parce que ça sert au washing, très souvent.
Jean-Philippe Clément : Vous nous alertez sur le fait qu’il faut avoir une démarche de profondeur, une démarche très complète par rapport à ces différents paradoxes.
Ana, c’est déjà l’heure de conclure, l’émission passe vite.
Merci beaucoup pour tous ces partages. On vous retrouve, bien sûr, sur Linkedin. On vous retrouve sur votre site I L Expansions, également dans vos chroniques pour Alliancy.
Je signale que vous avez produit, que vous sortez deux formations RSE et IA responsable qui vont pouvoir, justement, aider les entreprises à rentrer dans ces sujets-là et puis peut-être, à aller plus loin avec vous. Je crois aussi que vous préparez un livre sur toutes ces questions.
Ana Semedo : Tout à fait.
Jean-Philippe Clément : En tout cas, déjà merci pour tous ces partages initiaux. Peut-être qu’on aura l’occasion de se reparler à l’occasion de la sortie du livre.
Ana Semedo : Bien sûr avec grand plaisir. Si des auditeurs veulent aller plus loin, la conférence que j’ai donnée à MTL connecte est sur YouTube, elle permet de clarifier des choses à ce niveau-là.
Jean-Philippe Clément : On mettra le lien.
Ana Semedo : Merci beaucoup, Jean-Philippe. Je suis ravie.
Jean-Philippe Clément : À bientôt, sûrement.
Ana Semedo : À bientôt
Jean-Philippe Clément : Merci à vous aussi, chers auditeurs, n’oubliez pas de liker cet épisode, parce que ça manipule les algorithmes et c’est cool de manipuler un algorithme.
Si vous nous écoutez depuis un iPhone, encore une fois, n’hésitez pas à prendre deux secondes pour aller sur Apple Podcasts et mettre cinq étoiles. Ça nous aide beaucoup.
Rester sur 93.1 FM sur Cause Commune. Cause Commune, ce n’est pas que Parlez-moi dIA !. N’hésitez pas à aiguiser votre curiosité sur causecommune.fm et sur son app.
À bientôt.