Responsabilité des ingénieurs - Éric Sadin

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Titre : De la responsabilité des ingénieurs

Intervenants : Éric Sadin - Charles

Lieu : Paris - Palais des Congrès - Conférence Devoxx France

Date : avril 2018

Durée : 26 min

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Licence de la transcription : Verbatim

NB : transcription réalisée par nos soins. Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas forcément celles de l'April.

Statut : Transcrit MO


Transcription relecture auditive par Bookynette[modifier]

Bonjour.

[Applaudissements]

Là vous avez applaudi parce qu’on vous a encouragé·e·s, par politesse. Peut-être m’applaudirez-vous à certains instants. Je ne suis pas sûr, je ne suis pas certain ! Pas certain ! Anthony vous avez dit que le cerveau faisait, à peu près avait une capacité de 80 gigas. C’est ça ? Mais d’où vous tenez ça ? Vous êtes sûr de ça ?

Anthony : Non, c’est Google.

[Rires]

Éric Sadin : Bon ! Parce qu’évidemment on ne peut pas croire ce genre d’affaire, de quantification, contrairement à tant de personnes qui croient qu’on peut quantifier, modéliser le cerveau humain.

Donc merci Charles. C’est moins de l’intelligence artificielle qui est un de mes champs actuels de recherche et pour les années à venir que de la part de l’ingénieur au sens large, le développeur, le programmeur, le codeur, que je souhaiterais évoquer et sa part de responsabilité et les incidences aujourd’hui que les développeurs par leurs productions, par leurs savoirs, produisent sur la société.

L’avènement de l’Internet au milieu et à la fin des années 90, qui a donné ce qui a été nommé de façon assez synthétique « l’âge de l’accès », qui a rendu possible l’accès, justement, à une infinité, à un volume de corpus sans cesse croissant, textuel, iconique, sonore, a donné, imprimé une image radieuse au numérique, rendant possibles aussi des jeux de communication entre individus à des coûts marginaux et l’accès, pour dire rapidement les choses, à tous les savoirs du monde.

Eh bien cette dimension-là, de ce qui a été nommé par le futurologue de plus en plus exalté, je veux parler de Jérémy Rifkin qui a nommé ce moment-là et d’autres choses aussi, il a nommé d’autres dimensions dans ce titre-là de son livre qui s’appelait L’âge de l’accès, mais nommer cette capacité d’accès, cette capacité d’accès qui a imprimé, je le redis, jusqu’à aujourd’hui, notre représentation, pour parler rapidement, du numérique.

Or aujourd’hui, ce que nous nommons numérique correspond, renvoie, à cet âge de l’accès, mais renvoie à une autre dimension qui est actuellement en forte émergence, massivement émergente, à laquelle vous participez, vous probablement pour partie ici et plus largement au-delà de vous, vos métiers, eh bien ce moment c’est celui que je nomme – puisque vous aviez dit Charles que je suis un des penseurs du numérique ; alors parfois on peut jargonner, j’essaie de jargonner le moins possible –, mais aujourd’hui nous entrons dans un autre moment que je nommerai « l’âge de la mesure de la vie ».

Alors qu’est-ce que c’est l'âge de la mesure de l’âge de la vie ? Si l’âge de l’accès ne cesse de se développer, de continuer, cela n’est pas appelé à s’affaiblir, se réduire, tout le contraire même, tout le contraire, s’agrège un autre moment qui voit la dissémination de capteurs sur des surfaces de plus en plus variées de nos réalités. Nous vivons ce moment actuellement ; je ne suis pas futurologue, mais les années 2015-2025 vont probablement voir – et là je pense que je ne vous apprends rien –, vont vous probablement voir la dissémination tous azimuts, et je mets une petite parenthèse, si nous n’y prenons garde. Si nous n’y prenons garde, car les choses ne sont pas écrites. La tendance veut qu’il y ait des capteurs, des objets connectés, qui diffusent des données relativement à des gestes de plus en plus variés du quotidien et, vous le savez, qui sont traitées par des systèmes d’intelligence artificielle de plus en plus sophistiqués, en sophistication croissante, selon des vitesses, allez on va dire exponentielles, c’est un peu facile, mais sans cesse accélérées. Et que rend cet environnement, cette configuration ? Eh bien elle rend une visibilité de plus en plus approfondie, de plus en plus, j’ai dit ce terme trois fois, variée de nos gestes, et une visibilité, une interprétation par des systèmes, de nos comportements. Que ce soit une balance connectée qui quantifie nos poids, qui évalue les courbes successives évolutives et qui, en retour, et tout est à l’avenant, via des start-ups, des applications, des start-ups, alors on m’a dit « tu vas un peu dans un terrain hostile aujourd’hui » ; je vais peut-être dans un terrain hostile, mais je pense que j’ai des choses à vous dire. Il y a des start-ups, quantités de start-ups, c’est même la vocation majeure de la start-up et des start-ups aujourd’hui de recueillir ces données via des capteurs, en tous les cas tous types de données et de plus en plus via des capteurs et via des objets connectés, en vue, en vue, j’ai presque envie de dire mes chers amis, en vue prioritairement d’instaurer une marchandisation de plus en plus intégrale de la vie. Que ce soit des puces, alors une fois j’ai dit dans une émission de radio « vous savez maintenant il va y avoir des puces dans le lit. » Le journaliste m’a dit : « Vous savez des puces, ce n’est pas nouveau ! » J’ai mis une seconde à comprendre. Oui des puces, des chips, dans le lit qui quantifient le sommeil et là il y a évidemment, immédiatement, des startupers, des applications qui peuvent supposer, par la quantification du sommeil, eh bien des quantités d’offres en retour de compléments alimentaires ou de séjours à la montagne. Et c’est à l’avenant avec les balances connectées, c’est à l’avenant, tout est à l’avenant, avec les capteurs dont tout le monde se réjouit, c’est l’avenir radieux des dix prochaines années. Des capteurs partout, qui vont optimiser, faciliter la gestion de notre vie. Mais les capteurs c’est la marchandisation intégrale de la vie, de toutes les séquences de la vie.

Mais ce n’est pas que ça ! Les capteurs, les systèmes d’intelligence artificielle qui interprètent en temps réel. Charles je risque d’avoir un problème, parce que là je ne vois pas l’heure. C’est moi là, je suis déjà à treize ! Non ! Bon eh bien écoutez. Pardon ?

Charles : Le temps passe vite quand on s’amuse !

Éric Sadin : Ouais, je commence… Mais bon ! Écoutez, je vais essayer de m’y tenir, mais ça va être très compliqué.

Ce n’est pas que la marchandisation intégrale de la vie, cette interprétation en temps réel. C’est par exemple, dans les espaces de travail, dans les grandes entreprises qu’on appelle la feedback economy, l’entreprise 4.0, il y a plein de dénominations, c’est l’infiltration, l’intégration de capteurs sur toutes les chaînes, que ce soient les chaînes de conception, les chaînes de fabrication, les chaînes de livraison, et qui rendent possible, j’ai parlé d’interprétation de visibilité en temps réel des comportements, des cadences de production et qui rendent possible – donc là ce n’est pas que la marchandisation de la vie, c’est autre chose–, qui rendent possible la mise en place de systèmes qui interprètent l’ensemble des faits et qui, en retour, guident des actions à entreprendre, donc orientent l’action humaine et induisent ce que je nomme une organisation algorithmique de la société, ce qui est à l’œuvre actuellement massivement dans l’entreprise. Et là, aussi bien concernant la marchandisation intégrale de la vie que l’organisation algorithmique, notamment du cas du travail qui dénie l’individu de la spontanéité humaine, de sa capacité créative autonome et qui le réduit à une sorte de robot de chair. Eh bien et l’une et l’autre, la marchandisation et l’organisation algorithmique de la vie, représentent des modèles de société en devenir auxquels, pour ma part, je m’oppose radicalement et pour lesquels les développeurs, pour une large part, participent de la formation de ce nouvel environnement qui n’est pas seulement un environnement social ou sociétal dit-on, c’est un nouveau modèle civilisationnel fondé sur la visibilité en temps réel des comportements et une dimension strictement utilitariste de l’utilisation de ces données.

8’ 24[modifier]

Je vais faire un petit écart. Ah ! je m’étais trompé, c’est le temps qui me reste ! Je croyais que j’en étais déjà à 13-5 et il me reste ça, ça va !

[Applaudissements]

On est très bien. Charles je vous en veux, vous auriez pu me le dire ! Vous ne l’avez pas vu, j’ai essayé de le cacher, mais j’ai eu un moment de panique.

Je vais faire un petit écart. Nous sommes tous soumis au devoir de responsabilité par le fait même d’exister. Responsabilité à l’égard de nous-mêmes, à l’égard de nos proches, à l’égard des autres, à l’égard de la société, mais nous n’avons pas tous le même poids de responsabilité. C’est difficile de quantifier, si Anthony quantifie le cerveau humain en gigas, difficile de quantifier le poids de responsabilité. Eh bien on peut le quantifier, en tout cas supposer que des métiers, des responsables politiques, par l’étendue, par l’importance de leurs décisions et la conséquence qu’elles ont sur nos vies, revêtent une charge de responsabilité plus accrue. Oui, on peut évaluer ou tenter d’évaluer le poids de la responsabilité dans une sorte de ratio entre les décisions que nous prenons dans nos vies, dans nos existences, dans nos métiers, et l’ampleur des incidences que ces décisions peuvent avoir sur les individus, sur les sociétés.

Au vu de ce postulat, en tous les cas de cette équation très simple, si on opère une cartographie des responsabilités, je constate que sur cette cartographie, sur un des reliefs ou peut-être le relief, les reliefs, le relief, le sommet le plus élevé aujourd’hui se situe, ce que je peux appeler la classe, sans du tout de dimension péjorative, au sens large la classe des ingénieurs, la classe des programmeurs, la classe de développeurs, la classe très multiple des codeurs, dans la mesure où, de plus en plus et plus que jamais, les gestes, leurs gestes, vos gestes, eh bien entraînent des quantités d’incidences de plus en plus prégnantes, non seulement sur le champ de l’action humaine, mais le champ de la cognition humaine.

La place de l’ingénieur aujourd’hui.

Je vais un petit feed-back sur la place de l’ingénieur aujourd’hui, la place historique de l’ingénieur. Au 18e siècle et les siècles précédents, mais en tous les cas au 18e siècle, en quelques mots – on n’a pas le temps, ce n’est pas un cours d’histoire –, mais en quelques mots, l’ingénieur était caractérisé par, bon ! nous sommes encore dans cela à peu près, par le fait qu’il était impliqué dans un centre de recherches, qu’il était pris par une passion et que par son savoir, par son intelligence, par sa volonté, par son travail, eh bien il développait des, allez on va dire innovations, on va utiliser le terme, là, et que tendanciellement il maîtrisait de lui-même l’ensemble du processus. Il maîtrisait l’ensemble du processus. Il maîtrisait, je le redis, je ne radote pas, je le redis, il maîtrisait l’ensemble du processus.

Et après, un peu plus tard, à l’avènement de la révolution industrielle, dans les années 20-30 du 19e siècle, sont apparues la possibilité de breveter les innovations donc la possibilité de les céder à des entreprises. Et puis il s’est passé, donc l’utilisation de plus en plus accrue des brevets par des industriels qui se sont intéressés à cette classe, à ces métiers qu’étaient les ingénieurs et qui, non seulement ont de plus en plus acquis, monétisé, acheté des brevets, mais qui ont intégré de plus en plus des ingénieurs dans leur champ de travail, enfin dans leur activité générale c’est-à-dire l’entreprise. Et cela n’a cessé de se développer au cours du 19e siècle et pendant une large partie, enfin jusqu’au moment de la société de la consommation et plus que jamais aujourd’hui, et ça a rendu quoi ? Ça a eu quoi comme conséquence cela ? Cela a eu principalement, j’ai analysé cela de près, c’est une parenthèse, j’ai écrit tout un chapitre dans mon dernier livre qui est paru en octobre, qui s’appelle La Silicolonisation du Monde, donc j’ai analysé ça de près, le fait que prioritairement ça induit une parcellisation des tâches. Vous pourrez ne pas être d’accord avec moi, je pense qu’il n’y a pas un jeu de questions-réponses après, mais une parcellisation des tâches, donc une dissolution tendancielle des responsabilités.

Et puis il y a eu une visibilité moindre sur les finalités affectées aux recherches mises en place par plusieurs ingénieurs travaillant plus ou moins ensemble au sein d’équipes distinctes et plus ou moins associées. Et puis il s’est passé aussi autre chose, un phénomène aussi important – donc j’ai parlé de dissolution et de manque de visibilité de la finalité possible ; ce n’est pas systématique – et puis il s’est passé l’assujettissement de plus en plus croissant des pratiques de l’ingénieur à des intérêts industriels et économiques. C’est-à-dire l’assujettissement, le fait de moins répondre à ses propres aspirations, la figure de l’ingénieur du 18e siècle que j’ai évoquée rapidement, que le fait de se soumettre – c’est comme ça, c’est un fait ! Ce n’est pas du tout, là je n’opère pas de jugement, c’est factuel –, de se soumettre à des logiques industrielles et économiques. Et se privant de plus en plus de sa liberté, j’ai presque envie de dire, allez, de sa liberté presque, même si on est dans le champ de l’entreprise, entrepreneuriale, entrepreneuriale, proprement singulière, inventive. Je sais que c’est complexe ce que je dis parce qu’il y a de l’invention aussi même quand on travaille dans les entreprises, mais j’ai envie de dire d’une pleine liberté. Allez, je vais dire d’une pleine liberté.

Mais il y a eu un moment, une sorte de moment contraire à un moment, mais qui n’a regardé que quelques personnes, où la figure de l’ingénieur, de l’inventeur, est réapparue dans l’histoire du 20e siècle ; peut-être voyez-vous déjà à qui je fais référence. Je fais référence au fameux garage californien, par exemple, qui est une histoire des années 30 avec Hewlett-Packard, à la fin des années 30, mais principalement je pense à Steve Jobs et Wozniak qui là, maîtrisaient l’ensemble du processus, ce qui les caractérisait. Et c’était aussi leur immense talent et leur génie, c’est-à-dire une vision sur un projet et de maîtriser, en étant entouré d’équipes, en faisant des commandes aussi de certains composants ou de certains éléments, matériaux, de leurs projets, le PC, à des prestataires extérieurs, ils avaient une vision de l’ensemble et une maîtrise. Mais cela n’a regardé que quelques ingénieurs de l’informatique, pouvions-nous dire à l’époque, alors que l’immense majorité aujourd’hui, dont vous faites partie probablement, travaille dans le secteur privé. Je veux bien faire le distinguo entre start-ups où on travaille à partir de son propre projet, mais très vite, même dans les start-ups, les développeurs sont soumis à un projet, soumis, je ne le dis pas au sens de…, voilà une sorte d’ajustement à un projet de start-up où, dans les entreprises, il y a une sorte d’assujettissement à quoi ? Eh bien à des logiques économiques. Mais qu’est-ce que ça veut dire logiques économiques, ça veut dire aussi à des cabinets de tendance, à des exigences définies par des bureaux marketing qui déterminent la feuille de route, les cahiers des charges, des recherches qui doivent être entreprises, une fois de plus réduisant la capacité de l’ingénieur qui est un être qui fait particulièrement et même, j’ai envie de dire, plus que majoritairement historiquement dans sa pratique, appel à son imagination et à sa créativité, qui se trouve rangé à des logiques qui, je vais le dire très simplement, qui pour partie le dépassent.

16’ 28[modifier]

Alors je vais vous donner un exemple que vous connaissez tous, peut-être même que certains d’entre vous l’admirent. Je ne sais jamais prononcer son nom, Yann LeCun, vous savez qu’il travaille au bureau de recherche artificielle à Facebook, à Paris, vous le connaissez je suppose tous. Non ! Ça ne fait pas plus d’effet que ça ! Qui est un personnage très brillant, qui travaille sur l’apprentissage profond, le machine learning, qui a lui-même développé des techniques tout à fait singulières depuis une vingtaine d’années, qui ont été remises au goût du jour, et qui est aujourd’hui, Facebook l’a affecté, [ça y est, je commence à être stressé par le temps], d’un grand laboratoire et qui participe, avec toutes ses recherches sur l’intelligence artificielle, à la marchandisation intégrale de la vie, qui est le phénomène majeur ainsi que l’organisation algorithmique. Je veux bien croire qu’il y a d’autres choses, mais majoritairement c’est cela qui est en jeu aujourd’hui avec l’innovation numérique et qui, pour se donner bonne conscience, notamment sur l’intelligence artificielle, donc je parle un peu d’intelligence artificielle, Charles, et nous aurions pu en parler très longuement ; ce n’est pas l’enjeu de mon intervention aujourd’hui en tous les cas tel que je voulais le faire, eh bien qui, pour se donner bonne conscience, parle de voilà, c’est une sorte de petit slogan, de petit credo qui encourage une bonne conscience, qui empêche quelques moments d’insomnie ou d’être soumis à des critiques acerbes. Et il dit par exemple : « Depuis 2012, les résultats dans le domaine de la compréhension par la machine du langage naturel parlé sont très prometteurs », langage naturel, oui évidemment, il y a des recherches très importantes sur ça, « de quoi analyser », eh bien on y est, « de quoi analyser les goûts des utilisateurs de façon plus fine et leur recommander des contenus plus pertinents. » Voilà ! Cette marchandisation encore plus fine, plus connaissance des utilisateurs ; pénétration à terme dans la psyché ; je renvoie à cette application de la start-up israélienne Beyond Verbal dont vous avez peut-être entendu parler qui a gagné le prix, je ne sais pas quel prix au CES [Consumer Electronics Show] à Las Vegas en janvier dernier.

Alors oui, pour se donner souvent une sorte de position sociale, je ne vais pas dire acceptable, en tous les cas, bon ! aller je vais dire acceptable parce qu’on a peu de temps, souvent des ingénieurs, des ingénieurs en tous les cas qui sont dotés de responsabilités importantes, parlent de cette notion qui est très problématique, dont vous avez peut-être entendu parler, qui est la demande sociale. On répond à la demande sociale. Mais qu’en savez-vous de la demande sociale ? Qu’en savez-vous de la demande sociale ? Qu’en savez-vous, je renvoie à un numéro de la Revue Z qui était une revue très intéressante, qui était, en été 2015, consacrée notamment à tous les labos de Toulouse, vous savez Toulouse est une grande ville de la technologie, notamment Arianne Espace-Airbus, et je vous renvoie à cela, je n’ai pas le temps, là, ont été interrogés plusieurs chercheurs, plusieurs ingénieurs et ce qui est épatant c’est – je ne dis pas ça avec plaisir, je ne dis pas ça contre vous, contre la salle, je vous renvoie à ce numéro –, ce qui est épatant ce sont les responsabilités, l’absence de vue, de conscience des conséquences induites, notamment sur des recherches en robotique.

Alors je vais faire, je suis à zéro là donc je vais essayer de faire très vite – Charles si vous vous levez ! 30 secondes ! – il y a eu dans l’histoire, et notamment au 20e siècle, des figures divergentes. Je renvoie à Alexandre Grothendieck, un des plus grands, dont vous connaissez peut-être le nom et son œuvre, Grothendieck, qui est des plus grands mathématiciens du 20e siècle, qui a reçu la médaille Fields en 1966, vous savez très bien ça, Charles !

Charles : Non, pas encore !

Éric Sadin : Il travaillait à l’Institut des hautes études scientifiques et qui, en 1969, s’est rendu compte que son labo bénéficiait de fonds, via le ministère de la Défense, de l’OTAN et il a dit moi, c’était le moment très important, enfin très sensible, pas important très sensible sur la recherche nucléaire, sur l’industrie nucléaire il dit « moi », comme dit Ortega y Gasset dans un livre important sur l’ingénieur, il a dit : « Moi moi je ne mettrai pas ma main dedans ». Et donc non seulement au risque de, j’ai presque envie aller de sa carrière, pas de sa vie, il a dit : « Moi je me retire de cela », mais il a monté une revue qui s’appelleSurvivre et vivre, et avec d’autres ingénieurs, et ça a eu une dimension internationale, ils ont monté un organe de réflexion critique sur la pratique d’ingénieur à la mesure de ce qu’il avait vécu.

Alors, je vois que vous me regardez, vous me laissez 30 secondes, Charles ; restons amis, laissez-moi 30 secondes.

Charles : Vous savez c’est un problème de partage, la communauté ???

Éric Sadin : Je termine. Alors se pose, évidemment j’ai entendu parler de l’École 42, se pose la question de l’enseignement. Car où acquérir notamment un esprit critique, n’est-ce pas Charles, sinon dans les instituts d’enseignement.

Charles : C’est un but.

Éric Sadin : Alors je renvoie à ParisTech qui regroupe 12 écoles d’ingénieurs et de commerce, eh bien c’est comme ça, tout le monde a besoin d’argent dans la vie, eh bien ces écoles sont sponsorisées par Accenture par exemple, Orange, Thales, Capgemini, Safran, Parrot et bien d’autres. Eh bien qu’est-ce que cela induit cela ? Cela induit qu’il y a une pression sur les champs de recherche et donc c’est l’esprit critique qui est repoussé au profit de programmes plus ou moins édictés par des grands groupes. Et je reviens à l’École 42, dont il y a peut-être d’anciens étudiants ici, comment imaginer développer un esprit critique quand dans cette École 42, dont le responsable, le fondateur en tout cas, Xavier Niel, se vante, se vante avec joie de ne pas avoir de bibliothèque, la bibliothèque qui est le lieu possible de formation d’un esprit critique, et qui encourage les étudiants à taper du code scotchés à l’ordinateur 24 heures sur 24. Comment développer un esprit critique dans cette dimension ? Je pose la question. Je pose la question et je vais juste terminer. Je vais juste terminer Charles.

[Applaudissements]

Charles : Pas de problème ! Moi ce que je vous propose : venez vendredi !

Éric Sadin : Non. Merci. Je vais juste terminer, mesdames et messieurs, puisque vous m’applaudissez, même si vous ne m’aviez pas applaudi j’aurais dit « mes chers amis », je vais terminer par une anecdote qui dure 17 secondes. 17 secondes !

[Rires]

J’avais été contacté au moins de septembre, comme vous m’aviez contacté un moment, pour donner une conférence dans la plus grande école d’ingénieurs de chimie, informatique de Lyon ; j’ai oublié le nom. Je dois vous raconter cette histoire. Ils m’appellent ; on cale le cadre de ma conférence. Bon ! Ils m’envoient un bon de commande comme je le fais toujours à chaque fois comme il se doit, et puis, où est ??? (Zouad Zouergue ????), il est où ? Qui a dit qu’il m’a invité en ayant lu mon entretien dans Libération, eh bien une femme m’appelle et me dit : « Vous savez, on a lu votre interview dans Libération et vous avez dit que vous vous opposiez aux compteurs Linky. Vous savez, c’est compliqué, parce que dans notre école il y a Enedis, qui est à l’origine, enfin qui gère les compteurs Linky, et qui est le sponsor, donc on ne peut pas vous inviter ». Elle me dit : « On vous réinvitera plus tard ! ». J’ai dit : « Quoi Madame ? Vous me réinviterez plus tard ! Honte à vous. Honte à vous ! Vous pouviez avoir deux heures un esprit critique dans votre école et cela c’est même trop et vous refusez ! Vous annulez ! Honte à vous ! Je vais faire une tribune dans Le Monde ». Ils ont été pris de panique, ils ont envoyé 50 courriers, je ne les ai même pas ouverts !

Et je termine juste, et là c’est vrai que je termine sur cela.

Charles : On n’est pas à un rappel près !

Éric Sadin : Bon ! Comment faire ? Vous voyez ce que je dis là, c’est très difficile vous vivez, chacun vit de ces métiers. Comment concourir à développer des postures critiques ? Eh bien peut-être en pensant un peu divergent. Je pense à Qwant par exemple, le moteur de recherche, car il y a toujours des grandes tendances dans l’histoire et notamment dans l’histoire de la technique. Ces grandes tendances elles sont supposées, notamment par plein de discours environnants, enfin qui les enveloppent, sont supposées dessiner un horizon écrit à l’avance.

Il y a d’autres pistes possibles et un esprit critique, peut-être, c’est en commun de penser, déjà d’avoir des moments un peu en retrait, pas toujours scotchés, en retrait à réfléchir à certaines dimensions, à voir ce qui se joue, et puis à développer des projets un peu à l’oblique. Je sais que ce n’est pas facile ; je ne suis pas du tout moraliste quand je dis ça, et je termine juste en disant, mon cher Charles, en disant…

Charles : Pas de souci. Faites comme si je n’étais pas là !

Éric Sadin : Bon ! Excellent ! Là je renonce. J’avais été invité par la Cité des sciences à développer, à participer dans l’expo sur les big data, c’était il y a un an et demi de ça, qui va ouvrir ou qui a ouvert, qui va ouvrir ces jours-ci à la Cité des sciences et j’ai un peu réfléchi ; je leur ai dit « je ne veux pas participer à cela », parce qu’il va y avoir tout un truc sur les objets connectés, chose à laquelle je m’oppose actuellement et je leur ai écrit une lettre à tout le monde en disant « il me paraîtrait autrement plus pertinent aujourd’hui d’organiser une exposition à la Cité des sciences, peut-être que je ne le ferai pas chez vous mais au musée de Berlin, des techniques de Berlin, au musée des techniques de Londres – j’aime beaucoup comme vous me regardez Charles – sur la responsabilité des ingénieurs et je pense que ce projet je vais le monter très bientôt.

Charles : Merci beaucoup.

Éric Sadin : Merci à vous et désolé d’avoir été un peu long.

[Applaudissements]