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La redécouverte des biens communs1[modifier]
David Bollier
Licence : Cette oeuvre est sous Licence Creative Commons ~Attribution-~NoDerivs-~NonCommercial
Traduction de l'anglais par Olivier Berger. Texte original disponible sur : http://www.upgrade-cepis.org/issues/2003/3/up4-3Bollier.pdf
_Le discours qui prévaut pour parler de l'Internet est celui du marché. Mais les catégories économiques relèvent d'une vision bien trop caricaturale pour comprendre nos besoins plus vastes en tant que citoyens et être humains dans la cyber-société émergeante. Elles n'arrivent pas non plus à comprendre comment de nombreux sites web, serveurs de listes, logiciels libres et systèmes de partage de fichiers en peer-to-peer fonctionnent comme des biens communs -- des systèmes ouverts, basés sur des communautés, pour partager et gérer des ressources. Il s'avère que la production par les pairs est souvent un mode de création de valeur plus efficace et pluscréatif qu'un marché, ainsi que plus humaniste. Le paradigme des biens communs nous aide à comprendre cette situation, parce qu'il reconnaît que la création de valeur n'est pas juste une transaction économique épisodique, comme le prétend la théorie des marchés, mais un processus continu de vie sociale et de culture politique. Quand réaliserons-nous que les biens communs jouent un rôle vital dans la production économique et culturelle de notre temps ?_
- Mots-clés* : biens communs, créativité, économie, économie du don, théorie du marché.
Les catégories intellectuelles de la doctrine du libre marché sont ancrées si profondément dans notre conscience qu'il est souvent difficile de voir le monde tel qu'il existe. C'est un grave problème en pratique, pour qui essaye de comprendre l'évolution de l'Internet, parce qu'il y a tant d'aspects de la culture numérique qui n'obéissent pas aux principes de l'économie néo-classiques. En général, les environnements en réseau ont tendance à fonctionner plus naturellement comme des biens communs, pas comme des marchés. Pourtant les catégories du marché dominent totalement le débat public et la doctrine politique, et les biens communs restent un concept obscur, assez mal compris.
Dans ce _no-mans-land_, nous ne disposons pas vraiment des outils conceptuels nécessaires à la compréhension de nombreux types de comportements en-ligne. Notre discours économique voit seulement un marché peuplé de consommateurs potentiels, et non une cyber-société qui devrait aussi répondre à nos besoins plus larges en tant qu'êtres et humains et citoyens.
Un problème, je crois, est que nous n'arrivons pas à reconnaître la dynamique des biens communs -- un modèle pour la gestion des ressources basé sur la communauté. Un bien commun est accessible à tout le monde, en vertu d'un droit civique, et pas seulement pour ceux qui peuvent se le permettre. C'est un système alternatif pour, tout à la fois, l'incubation de la créativité, de la richesse et de la communauté.
Le discours qui prévaut pour parler de l'Internet est celui du marché. La théorie du marché suppose que les individus sont les acteurs clés de la vie économique, et que les individus cherchent à maximiser leurs intérêts économiques propres en achetant et vendant dans un 'marché libre'. Ceci est vu comme l'essence même de la 'liberté'. D'après la théorie du marché, le bien public est maximisé quand on permet à tous de faire des choix libres, sans interférence du gouvernement. De tels choix individuels sont vus comme libres, alors que les choix collectifs (généralement faits par le gouvernement) sont vus comme coercitifs.
Ce discours, bien que généralisé dans le monde développé, est fortement caricatural. Il échoue à reconnaître qu'il existe une dimension importante de la société qui se situe à la fois au-delà du marché, et de l'état. Cette dimension, celle des biens communs, est l'économie informelle sociale et morale de "Nous le peuple2". Dans la vie politique américaine, du moins, 'le peuple' est vu comme souverain et plus légitime que l'autorité, qu'elle vienne du gouvernement ou bien du marché. Dans ce sens, les biens communs encerclent le marché et l'état et agissent comme un complément nécessaire à tous les deux.
L'Internet a donné une ampleur formidable aux intérêts non économiques et aux identités sociales des individus, en faisant d'eux des forces extrèmement influentes dans les réseaux électroniques. La popularité croissante du système d'exploitation GNU/Linux et des logiciels libres, confirme clairement la puissance des biens communs en-ligne. Il y en a beaucoup d'autres, comme les sites webs collaboratifs, les serveurs de listes de discussions thématiques, les réseaux sans fil, les archives universitaires en ligne, et l'échange de fichiers en peer-to-peer. Ces biens communs représentent de nouveaux types de collaboration humaine terriblement productifs.
Mais la théorie du marché -- tellement concentrée sur les individus et ce qui peut être mesuré et vendu -- a du mal à comprendre ce fait. Elle n'arrive pas à voir comment des communautés structurées de confiance, bénévolat et collaboration, peuvent être en fait plus efficaces et plus souples que des marchés traditionnels 'du monde réel'. Elle n'arrive pas à apprécier le potentiel de création de valeur de la 'production par les pairs' _(peer-production)_. Peut-être est-ce dû au fait que le monde des affaires ne s'intéresse qu'au profit maximum à court terme, alors que la production par les pairs est principalement un processus social continu, contruit autour de valeurs communes. Le monde des affaires recherche des ressources qui puissent être facilement marchandisées et vendues, alors que les oeuvres produites par les relations entre pairs ont tendance à être des artéfacts inaliénables, qui appartiennent à la communauté toute entière.
De fait, c'est pour cela que la Licence Publique Générale (GPL) pour le logiciel libre a été créée au départ -- pour aider les communautés en ligne de développeurs de logiciels à garder le contrôle juridique sur leurs oeuvres collectives. La GPL permet à tout le monde de choisir son parcours comme il le souhaite, ce qui promeut par là-même l'utilisation du code du logiciel et ses améliorations. Mais elle _interdit aussi à quiconque de prendre le code 'pour lui', et de revendiquer un contrôle propriétaire_. La vraie révélation de GNU/Linux est dans la façon dont la GPL garantit que les fruits des biens communs resteront des biens communs. Ceci donne aux biens communs des avantages structurels significatifs, par rapport au développement de logiciel patrôné par l'entreprise.
La théorie économique classique a du mal à comprendre la dynamique d'une 'économie du don' des biens communs. Elle est philosophiquement incapable d'expliquer comment un logiciel créé par des volontaires à travers un collectif en-ligne pourrait bien exister. Après tout, le droit du copyright insiste sur le fait que les gens ne travailleront, que s'ils disposent de protections juridiques strictes pour la 'propriété', et de récompenses économiques pour leur travail individuel. Et pourtant nous voyons là des milliers de programmeurs doués, des quatre coins du monde, qui travaillent gratuitement, sans structure industrielle, ni même sans marché !
Est-ce que les nombreux biens communs décrits ici sont des 'exceptions' -- des aberrations que les économistes ordinaires et les décideurs politiques peuvent tranquilement ignorer ?
Il ne s'agit pas là seulement d'une tentation sérieuse; ça a été la pratique farouche des théoriciens traditionnels de l'économie depuis des décénies. La stratégie récurrente consiste à isoler les phénomènes non-marchands de la vie et, en application de la théorie, à les éliminer parce qu'inconséquents.
Dans le droit du copyright, par exemple, le domaine public des oeuvres non-copyrightées a longtemps été considéré comme une décharge culturelle, remplie de livres, musique et illustrations quasiment sans intérêt. Les choses qui ont de la valeur sont propriétarisées, en droit du copyright, pense-t-on. Le domaine public reste confiné à pas grand chose de plus que "une étoile noire dans la constellation du copyright," pour utiliser les mots du professeur David Lange.
De façon similaire, les économistes considèrent la pollution et les perturbations sociales engendrées par l'activité du marché, comme de simples 'externalités' -- des effets secondaires qui sont triviaux, comparés à l'acte principal de la théorie du marché, l'achat et la vente. L'économie du marché a même construit son propre modèle stylisé du comportement humain. Il célèbre ceux des comportements qui sont 'rationnels,' qui 'maximisent l'utilité' et sont 'égoïstes', mais écarte les autres traits de l'humanité, tels que la morale, l'émotion et l'identité sociale, comme forces irrationnelles sans grand intérêt.
Parler des biens communs, ainsi, c'est restaurer des aspects importants du comportement, de la culture et de la nature humains, qui ont été bannis par le discours du marché. Les biens communs posent une métrique nouvelle et plus large pour la 'valeur.' La 'valeur' n'est plus simplement une question de prix, mais quelque chose qui est enraciné dans les communautés et leurs relations sociales. Parler des biens communs, c'est dire que l'argent n'est pas la seule monnaie qui ait du sens; l'appartenance à une communauté de valeurs morales et d'objectifs sociaux partagés peut être une force créatrice puissante en elle-même. Il s'avère que la liberté a en fait une signification plus large que la maximisation d'une 'fonction d'utilité' économique.
L'Internet n'est pas la seule enceinte dans laquelle on débusque actuellement les fictions du marché, et où l'on reconnaît les biens communs. Les économistes comportementaux, lontemps frustrés par les fragiles modèles formels de l'activité économique, développent des modèles empiriques nouveaux rigoureux, pour décrire comment se comportent les marchés de la vie réelle. Au lieu de supposer que tout le monde possède une rationalité sans limite et une information parfaite, par exemple, ils documentent la façon dont les émotions et les normes sociales sont des composantes systémiques des marchés. Les théoriciens de la complexité montrent, eux aussi, les graves limites des modèles économiques quantitatifs rigides, et des fictions théoriques comme 'l'équilibre du marché'. Ils défendent une approche bien plus séduisante, qui réside dans l'exploration des trajectoires évolutionistes uniques du développement économique, et des principes des changements auto-organisés non-linéaires.
Ce que nous voyons actuellement n'est rien moins que l'émergence d'une nouvelle vision du monde, et d'une économie post-marché. Certaines limites inhérentes aux conventions du droit de la propriété et à la philosophie économique du 18ème siècle, sont mises en évidence comme inadéquates au 21ème siècle. Pourtant, ce qui nous manque encore, c'est l'articulation d'un nouveau modèle cohérent, pour décrire la réintégration de l'activité économique et de son contexte social et humain.
Par contre, le paradigme des biens communs paraît porteur d'une grande promesse. Il offre de nouvelles façons d'expliquer des phénomènes qui rendent perplexes les théoriciens de l'économie traditionnelle et de la propriété. Le professeur Yochai Benkler, un des principaux juristes théoriciens des biens communs, a mis en évidence le fait que dans de nombreux cas, la production par les pairs est simplement plus productive et innovante que les régimes gouvernés par la propriété. Il écrit que les incitations du marché pourraient ne pas correspondre, pour les oeuvres basées sur une production par les pairs qui peuvent être produites dans des unités modulaires suffisamment réduites, et intégrées ensuite dans des oeuvres plus importantes (pensez à Linux, les projets de relecture distribués et les cartes en vue d'oiseau).
La Commission fédérale des communications des Etats-Unis (FCC) explore actuellement l'idée que les biens communs peuvent être plus efficaces et équitables pour la gestion du spectre électromagnétique, qu'un régime de délivrance de droits de propriété. Au lieu que le gouvernement donne (ou mette aux enchères) des droits de propriété exclusifs sur le spectre, on pourrait tirer parti des nouvelles technologies pour permettre un partage du spectre par tout le monde, de la même façon que tout le monde partage l'infrastructure de l'Internet. En plus de permettre à plus de voix d'utiliser une ressource publique, un modèle de biens communs reconnaîtrait que le spectre appartient à tout le monde, et pas seulement aux détenteurs de licences.
Il peut sembler séduisant de regarder les biens communs comme étant une question économique. Mais s'arrêter là revient à trahir la possibilité de recadrer la discussion sur de nouvelles bases solides. La promesse des biens communs réside dans leur capacité à réconcilier l'économie et la morale, ainsi que l'individuel et le collectif, dans un ensemble nouveau, plus humaniste.
Une réorganisation des concepts basée sur les biens communs, nous permet de parler des rôles, comportements et relations, que la théorie du marché ne peut saisir de façon adéquate. Un vocabulaire des biens communs nous transporte au-delà de la langue du marché, dans laquelle tout le monde doit être soit un producteur, soit un consommateur. Il nous transporte au-delà de la langue de la propriété dans laquelle tout doit être strictement possédé par un individu ou une compagnie. Il nous transporte au-delà de l'état d'esprit à court-terme des profits maximum de l'entreprise commerciale, et nous permet de nourrir des objectifs plus larges, à long-terme, qui seront ou non profitables pour les investisseurs actuels, mais qui sont cependant utiles et socialement constructifs.
En bref, les biens communs re-positionnent notre compréhension de la production créative pour passer du contexte du marché au contexte plus large de notre vie sociale et de notre culture politique. Au lieu de nous enfermer dans la logique douloureuse du droit de la propriété, des contrats et des transactions du marché impersonnelles, les biens communs inaugurent une discussion plus large, plus active, et plus humaniste. De nouvelles connexions peuvent être réalisées entre nos vies sociales et nos valeurs démocratiques, d'un côté, et la performance économique et l'innovation, de l'autre. Des questions qui seraient sinon ignorées -- les vertus de la transparence, de l'accès universel, une écologie de participants différents, une équité sociale brute -- y gagnent une nouvelle légitimité théorique.
Il ne fait aucun doute que les biens communs jouent un rôle vital dans la production économique et culturelle de notre temps. Quand ce rôle sera-t-il complètement reconnu -- et comment il modèlera ainsi nos actions à l'avenir -- voilà la question à laquelle il faut nous attaquer.
_#1 Note du traducteur : dans l'ensemble de ce texte, nous traduisons le mot commons (étymologiquement « communaux ») dans son acception récente par « biens communs ». Voir à ce sujet la note de Philippe Aigrain à propos de la traduction de l'article Termes d'usage et propriété pour l'immatériel : enclosures ou biens communs ?, présent dans cette même publication._
_#2 Note du traducteur : lit._ "We the people". _Fait référence aux premiers mots du préambule de la Constitution des Etats-Unis d'Amérique de 1787: "Nous, Peuple des États-Unis, en vue de former une Union plus parfaite, d'établir la justice, de faire régner la paix intérieure, de pourvoir à la défense commune, de développer le bien-être général et d'assurer les bienfaits de la liberté à nous-mêmes et à notre postérité, nous décrétons et établissons cette Constitution pour les États-Unis d'Amérique." -- Source : site Web du Département d'Etat US_
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