Numérique à l'école : la catastrophe annoncée - Trench Tech

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Titre : Numérique à l'école : la catastrophe annoncée

Intervenant·es : Agnès Fabre - Louis de Diesbach - Laurent Guérin - Thibaut le Masne - Mick Levy - Cyrille Chaudoit -

Lieu : Podcast Trench Tech

Date : 12 décembre 2024

Durée : 1 h 11 min 10

Podcast

Vidéo

Présentation du podcast

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir

NB : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·es mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description[modifier]

Alors que nos adolescents sont collés à leurs écrans et naviguent entre ChatGPT et les réseaux sociaux, il est temps de s'interroger : quel est le coût de cette connectivité permanente sur leur santé physique et mentale ?

Transcription[modifier]

Agnès Fabre, voix off : En fait, on a donné à nos enfants, à toute une génération, un outil très puissant, sans mode d’emploi. On a eu une sorte de naïveté et on en paye un peu les pots cassés aujourd’hui.
Quand un adolescent s’inscrit avec des déjà des problèmes de santé mentale et va chercher ce genre de sujet, il est vite pris dans les algorithmes et, très vite, on lui propose des vidéos qui vont renforcer, justement, ses problématiques.
Le problème vous avez évoqué, une sorte d’addiction aux notes, c’est réel. On a des élèves qui consultent de manière compulsive l’affichage des notes sur leurs ENT pour vérifier si une nouvelle note n’a pas été ajoutée, si ça a changé la moyenne, etc.
La stratégie actuelle du numérique dans l’Éducation nationale est centrée sur l’outil, mais pas sur les usagers.
Je pense qu’il faut une campagne de prévention, mais nationale, comme on a eu au Covid. Ça marche très bien. On sait maintenant les gestes, barrières, on les connaît tous, demandez à vos enfants, ils se rappellent. Le fait de couper cette connexion permanente à Internet, c’est libérateur, et je pense qu’il faut qu’on le dise aussi en tant qu’adultes.

Diverses voix off, P.R.O.F.S : Alors lui, Géant Martial, 6,40 de moyenne. Niveau E, tout le monde est d’accord.
C’est vrai qu’il a des difficultés.
Et en histoire ?
Il connaît deux dates : Marignan 1515 et la Révolution française, en mai 68.
Qu’est-ce que je mets aux parents ?
Pour celui-là, plus rien à faire. Vous n’avez qu’à dire aux parents d’en faire un autre.

Voix off : Trench Tech, Esprits critiques pour Tech Éthique.

Cyrille Chaudoit : Good morning Trench Tech. Bienvenue à toi, à toi, puis à toi aussi, tiens dans ce nouvel épisode de Trench Tech. Cyrille Chaudoit pour vous servir. Allez, mes petits amis, c’est l’heure de vous rendre les copies. Mick Levy, 16/20, bravo, mon petit Mike, vous avez bien travaillé, ça se voit. Vous voyez, quand on s’applique !

Mick Levy : Bonjour à tous, au fait.

Cyrille Chaudoit : Thibaut le Masne. 10/20. ChatGPT est passé par là, n’est-ce pas ? La prose qui m’intéresse, c’est la vôtre, mon jeune ami, sur des petits carreaux, pas celle d’un robot !

Thibaut le Masne : Mais pourquoi c’est toujours moi qui prends dans les épisodes. Salut à vous, salut à tous.

Mick Levy : Si tu fais avec ChatGPT, tu le dis, il faut assumer.

Thibaut le Masne : Jamais !

Cyrille Chaudoit : Rien e va plus dans l’école de la République. J’imagine Jules Ferry apprenant que les jeunes d’aujourd’hui s’en remettent plus au hashtag BookTok sur TikTok qu’à leur prof de lettres pour savoir quoi lire entre deux snaps. Et encore, ça, c’est pour ceux qui lisent encore, parce qu’en France, les 16-19 ans passeraient en moyenne chaque jour cinq heures dix sur un écran et, tenez-vous bien, 12 minutes sur un livre. Attention, je parle de loisirs.
Mais à l’école, aussi, les écrans se sont imposés ces dernières années, depuis la présidence de François Hollande, et le bilan est pour le moins controversé. Alors, si votre enfant connaît quelques difficultés en classe, attendez un peu avant d’en faire un autre, comme le suggère l’extrait que nous venons d’entendre, tiré du film P.R.O.F.S en 1985. Attendez, disons, au moins la fin de cet épisode avec notre invité Agnès Fabre. />Agnès est non seulement maman de quatre enfants, mais aussi prof de français et de latin au collège et au lycée depuis 2017, donc, quasiment pile-poil, au moment où les tablettes et les ordinateurs ont déferlé dans les classes. C’est peut-être ce qui l’a poussé, en janvier 2024, a cofondé le collectif Éducation numérique raisonnée, qui regroupe enseignants et personnels de direction, de la maternelle à l’enseignement supérieur, pour lutter contre la surexposition des enfants et des adolescents aux écrans. Elle nous en dira plus sur son parcours dans quelques secondes. Avec Agnès, nous allons tenter de voir quel rôle l’école doit jouer dans l’éducation au numérique de notre jeunesse : doit-elle faciliter l’usage ou, au contraire, en atténuer les effets ?
Nous commencerons donc par questionner les dangers invisibles de l’hyperconnexion des jeunes sur leur santé, puis nous nous demanderons si l’école n’est pas, malgré elle, un cheval de Troie dans cette numérisation à outrance, pour, enfin, questionner sa place dans l’éducation à un numérique raisonné.
Dans cet épisode, nous vous proposons deux récréations ! Préparez vos goûters et prévenez les copains, parce qu’on va écouter « La Tech entre les lignes » de Louis de Diesbach et « Un moment d’égarement » de Laurent Guérin, et je peux vous dire que c’est vraiment la récré les gars ! Et, dans moins d’une heure maintenant, nous débrieferons, juste entre vous et nous, des idées clés partagées avec Agnès dans cet épisode. Alors restez bien jusqu’au bout.
C’est l’heure d’accueillir notre invitée. Bonjour Agnès.

Agnès Fabre : Bonjour.

Mick Levy : Salut Agnès.

Thibaut le Masne : Bonjour Agnès.

Cyrille Chaudoit : Agnès, il est traditionnel de se tutoyer dans cette émission. Ça te va ?

Agnès Fabre : Très bien, parfait pour moi.

Cyrille Chaudoit : Alors, c’est parti pour notre grand entretien. On est bien dans Trench Tech et ça démarre maintenant.

Voix off : Trench Tech, Esprits critiques pour Tech Éthique.

Dangers invisibles : hyperconnexion et santé des jeunes 4’30[modifier]

Mick Levy : Agnès, il y a un truc qui est moins traditionnel, il faut le préciser, c’est que tu es avec nous dans le studio.

Thibaut le Masne : Ça devrait être traditionnel. Merci.

Mick Levy : Tu es quand même venue de Paris pour enregistrer cet épisode avec nous. Je pense que ça on peut faire un petit Youyou !

Cyrille Chaudoit : Un vendredi. Ça prouve que les profs ne travaillent pas le vendredi !

Mick Levy : Toi non plus, du coup ! Bref, ça va rester entre nous.br/> Agnès, je veux comprendre ce qui, finalement, t’a amenée là, quel est ton parcours, pourquoi tu t’es dit « il faut absolument se soucier de ce sujet-là. » Comment y es-tu arrivée ? Quel est ton parcours ?

Agnès Fabre : D’abord, je n’ai pas toujours été prof, j’ai commencé par travailler en entreprise, j’ai fait une école de commerce et j’ai surtout travaillé en marketing, quelques années.

Mick Levy : D’accord. Assez éloigné du milieu de l’enseignement.

Agnès Fabre : Assez éloigné, mais assez proche du numérique finalement. À la naissance de ma deuxième enfant, j’ai voulu me reconvertir professionnellement, comme beaucoup en fait, à une trentaine d’années. J’aimais beaucoup ce que je faisais en entreprise, mais je voulais un métier qui ait encore plus de sens. Je voulais passer plus de temps avec mes enfants, du temps de qualité. Et puis je voulais passer plus de temps à lire, pour me stimuler intellectuellement, un peu égoïstement faire un métier qui m’apporte quelque chose sur le plan personnel par la lecture, ce que je retrouve complètement en préparant mes cours, c’est une des parties que j’adore dans mon métier.
Je me suis rendu compte que, en parallèle, ma vie était absorbée par une sorte d’emprise du numérique, de mon smartphone en fait, et je passais finalement très peu de temps à lire, je passais beaucoup de temps à scroller sur mon téléphone. Et le temps que je passais avec mes enfants n’était pas toujours un temps de qualité, parce que j’étais justement aspirée par les notifications, par l’envie de toujours voir ce qui se passe, de communiquer avec l’extérieur, et j’ai pris conscience d’un vrai problème qui, je pense, est d’abord un problème de société, mais des adultes, avant de le voir chez mes élèves.

Cyrille Chaudoit : C’est-à-dire ? Peux-tu juste préciser le fond de ta pensée ? Un problème d’adultes avant d’être un problème d’enfants et d’élèves.

Agnès Fabre : Je le reconnais, je pense que j’étais accro à mon smartphone, en fait.

Cyrille Chaudoit : Tu ne montrais pas le bon exemple.

Agnès Fabre : Non, et j’ai essayé de me soigner, j’ai essayé plein de choses, couper les notifications, mettre des filtres noir et blanc, me forcer à le laisser dans une pièce, je me suis acheté une petite boîte pour le mettre. Je reconnais que le besoin de communiquer avec l’extérieur, le système de récompense activé par la vérification des messages numériques étaient plus forts que moi, créaient une sorte de mal-être chez moi, et je me suis rendu compte que je n’étais pas du tout la seule, il suffit de prendre le métro ou le train pour voir tout le monde sur son smartphone.

Cyrille Chaudoit : C’est ce que les anglo-saxons appellent le FOMO, le fear of missing out, c’est-à-dire que tu as vraiment peur de rater une notif, un like sur un post, c’est vraiment la notion de récompense, ça vient activer quelque chose dans le cerveau et tu l’as ressenti, tu l’as vécu et c’est ce qui t’a poussée à te dire : là stop, il faut que je fasse quelque chose.

Agnès Fabre : Oui, une forme d’emprise, une manière de ne plus être libre, de ne plus avoir de temps libre, de temps gratuit où tu ne fais rien, par exemple dans la rue. En effet, tu utilises tout le temps ton temps à quelque chose, ça a des effets très positifs, mais, à côté de ça, tu n’as plus de liberté, de cartes blanches qui sont, je pense, très importantes pour les jeunes, notamment pour la créativité, l’imagination.
Je suis donc arrivée prof avec un peu de recul, j’ai découvert des classes d’ados à plus d’une trentaine d’années et j’ai découvert, en effet, que cette génération que j’avais devant moi n’avait pas du tout eu la même enfance et la même adolescence que les miennes, parce qu’ils ont vécu, depuis leur plus jeune âge, avec cet outil extrêmement séduisant et extrêmement addictif, qui est tout le temps avec eux, qui est une sorte de porte ouverte vers un monde infini, des horizons passionnants, mais, finalement, qui les enferme.

Cyrille Chaudoit : Ce sont des ados qui ont à peu près quel âge ? Quelles classes ?

Agnès Fabre : J’ai les deux, j’ai le collège et le lycée. J’ai cette impression qu’on a donné à nos enfants, à toute une génération, un outil très puissant sans mode d’emploi, on a eu une sorte de naïveté et on en paye un peu les pots cassés aujourd’hui. Aujourd’hui on montre les conséquences, les problèmes de l’hyperconnexion des jeunes, on y reviendra tout à l’heure. J’ai eu le sentiment qu’à l’Éducation nationale, à l’école, on était en train d’avoir la même naïveté, le même enthousiasme avec le numérique non plus récréatif, mais le numérique éducatif, en introduisant des tablettes et en numérisant, de manière accélérée, l’école.

Mick Levy : Du coup, tu as eu une espèce de double prise de conscience, finalement, en tant que mère, par le miroir de ton propre comportement vis-à-vis du smartphone, c’est ça, et puis, en plus, de le voir à l’école. En tant que parents, pour beaucoup, on le vit, effectivement, mais c’est vrai qu’à l’école, c’est un peu plus troublant.
Je suis tombé sur un tweet cette semaine, que je ne résiste pas à vous partager, qui m’a fait mourir de rire. C’est manifestement une maîtresse, maîtresse ???, on lui passe le coucou, d’ailleurs, sur Twitter.

Cyrille Chaudoit : Sur X.

Mick Levy : Pardon, j’ai un train de retard. Qui nous dit donc qu’elle rencontre un père, au début de rendez-vous parents/profs, avec son fils, et le père dit : « Je peux enregistrer avec le téléphone, comme ça, je mets dans une IA qui me résume tout, et puis je n’ai rien pour écrire, au moins je pourrais avoir des notes. » Et là, la maîtresse, certainement un peu désarçonnée, de répondre : « Nous sommes dans une école. Je vais vous chercher une feuille et un stylo. » Non mais, sérieux [Prononcé à voix haute, NdT] ! Ce sont les scènes que tu vis un peu quotidien, finalement, ce rapport qu’il y a entre le numérique et l’école.

Agnès Fabre : Peut-être pas à ce point-là. En tout cas, je pense que quand on parle de ce sujet, il faut qu’on ait conscience, nous, adultes, qu’on a un problème à ce niveau-là, de distance par rapport à l’outil numérique, en tant que parents aussi, je le vois avec les groupes WhatsApp, par exemple, pour les classes de mes enfants. Des parents qui ne supportent pas de se dire que, en CE1, on peut ne pas avoir fait l’exercice de grammaire pour le lendemain, que ça n’a aucune importance, mais qui vont activer des notifications et déranger 30 personnes, voire 60, quand on a oublié un cahier, etc. Donc, je pense qu’il y a vraiment une responsabilité de lâcher prise, en fait, de prendre du recul par rapport au numérique pour se concentrer sur l’essentiel.

Cyrille Chaudoit : On va juste revenir à cette séquence qui nous intéresse. On a bien compris ton parcours. D’ailleurs tu nous as expliqué que, dans ton parcours, tu avais toi-même ressenti une forme de mal-être à un moment donné. C’est important qu’on se pose la question suivante : quels sont, concrètement, les effets de l’hyperconnexion sur les enfants et sur les adolescents ? J’imagine que tu es archi documentée. Est-ce que tu peux nous donner des exemples concrets, éventuellement des chiffres, sur l’impact que ça a sur leur santé physique et mentale.

Agnès Fabre : Bien sûr, c’est le fond du problème. Je vais parler à la fois de mon expérience personnelle, mais aussi en tant que cofondatrice du collectif dont tu parlais tout à l’heure, Éducation numérique raisonnée, qui regroupe des profs de la maternelle à l’université, des personnels de direction, des proviseurs, des chefs d’établissement, ce qui nous a permis de recueillir beaucoup de témoignages très variés. On est du public et du privé, on est un peu partout en France, on enseigne soit dans des milieux très urbains ou alors ruraux. Ce qui est intéressant, c’est que notre constat se rejoint quel que soit le milieu social et quel que soit l’endroit géographique.
Il y a plusieurs niveaux.
D’abord au niveau de la santé physique de nos enfants et, pour tout ce que je vais vous dire, je m’appuie sur le rapport de la commission enfants et écrans qui a été remis à l’Élysée le 30 avril dernier par la commission d’experts nommés par le président de la République.

Cyrille Chaudoit : Pour vous qui nous écoutez, le 30 avril dernier, c’est le 30 avril 2024. Si vous nous écoutez en mars 2025, ne soyez pas inquiets.

Mick Levy : Et si vous écoutez en 2162, pareil ! Ce sera un petit retour.

Thibaut le Masne : On aura progressé depuis, rassurez-vous.

Cyrille Chaudoit : Pour l’INA.

Agnès Fabre : Ce rapport est accessible sur le site de l’Élysée. Il a le mérite d’avoir compilé énormément d’études sur le sujet et il représente un consensus scientifique, c’est donc là-dessus que je m’appuie.
D’abord, il y a une question de sommeil. On a vu le lien entre les écrans et le sommeil des adolescents, parce que, en grande majorité, ils dorment avec un écran dans leur chambre, ce qui les incite à aller regarder tard le soir, ce qui perturbe fortement leur cycle de sommeil à cause de la lumière bleue, à cause de toute une série d’effets. Pour vous donner un chiffre : aujourd’hui, 40 % des 15 ans sont en déficit de deux heures de sommeil en semaine, c’est énorme ! On sait que le sommeil a des répercussions sur la santé physique, mais aussi sur la santé mentale, sur le bien-être des enfants. Pour moi, c’est peut-être la première chose, le premier angle clef.

Mick Levy : Faisons une toute petite pause là-dessus, parce que, là, tu parles à mon cœur, j’ai une fille de 15 ans, je lutte avec elle, je lui coupe le portable à 21 heures, avec obligation de se coucher à 22 heures donc d’avoir une heure sans portable. C’est bien, c’est suffisant ?

Agnès Fabre : Bravo !

Mick Levy : Bravo ! ??? [12’ 49], si u m’entends, regarde cet épisode !

Agnès Fabre : Elle te remerciera, j’espère.

Mick Levy : Je ne suis pas sûr.

Thibaut le Masne : Plus tard, beaucoup plus tard.

Mick Levy : C’est raisonnable ? C’est le genre de règles vers lequel il faut aller ?

Agnès Fabre : C’est tout à fait recommandé.

Mick Levy : 21 heures, je me dis même que c’est trop tard, mais j’ai peur de me faire assassiner par ma propre fille si je le fais plus tôt. Donc, je ne sais pas !

Cyrille Chaudoit : Bienvenue dans Les Maternelles, on a un chargé d’émission.

Mick Levy : J’en profite. On n’a pas tous les jours ! On y reviendra. C’est aussi un vrai dilemme de parents.

Cyrille Chaudoit : C’est sûr. Il y a l’heure du coucher, mais surtout, ce que nous dit Agnès, c’est que le smartphone dans la chambre, ce n’est pas une bonne idée, parce que, effectivement, quand tu es ado, tu es tentée de regarder ton téléphone. On sait que la lumière bleue fait que le cerveau interprète ça comme la lumière du jour, il a donc plus de mal à s’endormir. Donc le téléphone la nuit, sur la table de chevet, même si ça sert de réveil le lendemain matin, ce n’est pas une super idée, il y a un problème de sommeil avec des conséquences.

Agnès Fabre : Il y a un problème de sommeil. Ensuite, un problème que j’ai découvert, c’est un problème de vision. Je l’avais en tête, je pense qu’on ne dit pas assez que l’exposition prolongée aux écrans est un facteur aggravant pour la myopie et, en fait, pour beaucoup de pathologies de l’œil qui sont associées. On a des témoignages de parents d’élèves qui nous ont fait part de myopies accélérées de leurs enfants suite à l’arrivée de tablettes à l’école, alors qu’il n’y avait pas d’antécédents dans la famille, etc. On ne le dit pas, je pense que c’est important de le dire.
Ensuite, il y a tous les problèmes de sédentarité. On sait que passer trop de temps sur un écran, notamment sur le smartphone, ça va causer des problèmes physiques d’alimentation, d’obésité, ensuite des problèmes cardiaques, une sorte de bombe à retardement pour nos enfants.

Cyrille Chaudoit : On ne voit pas tout de suite les effets.

Agnès Fabre : Exactement, à plus long terme. À plus court terme, on voit les effets sur l’attention. Il a été prouvé que les écrans stimulent l’attention endogène, l’attention rapide – on voit les images, les sons défiler et on est capté par ces choses très stimulantes – et, au contraire, qui auraient des effets négatifs sur l’attention exogène qui, au contraire, a besoin d’être travaillée, qui est l’attention dans le long terme, la concentration qu’on demande à l’école.

Cyrille Chaudoit : C’est-à-dire que quand on est habitué à swiper parce qu’on est sur Snap, sur Insta, sur TikTok, sur ce genre de choses, on passe d’une information à l’autre, c’est le fameux contenu snackable – ça fait du marketing – ces petits contenus rapides à consommer.

Mick Levy : Les marketeux qui nous écoutent se régalent.

Cyrille Chaudoit : Exactement. Bisous à vous les gars !
Du coup, on est hyper concentré, on est capable, sur quelques secondes, d’être super concentré. En revanche, quand il faut se concentrer sur une heure de réflexion parce qu’il faut lire un texte, il faut l’analyser, etc., il n’y a plus personne.

Agnès Fabre : C’est beaucoup plus difficile, exactement.

Thibaut le Masne : Tu es en train de dire que les effets qu’on est en train d’observer sur les enfants sont les effets qu’on observait déjà chez l’adulte quand il avait le smartphone entre les mains. C’est ça ?

Agnès Fabre : Oui exactement, sachant que le cerveau de l’enfant, le cerveau l’adolescent atteint sa maturation à 25 ans, il me semble que c’est ce que disent les scientifiques, il est donc beaucoup plus malléable, beaucoup plus fragile donc devrait être plus préservé. Plus l’enfant est jeune, plus il est sensible, perméable à ces agressions extérieures.
Un autre effet, évidemment, c’est sur la santé mentale, on en parle beaucoup, c’est important.
Ensuite, il y a toutes les problématiques liées aux contenus, évidemment, l’accès à la pornographie.

Thibaut le Masne : On va aller sur les risques, effectivement. On parle beaucoup de la santé mentale, mais, quand même, est-ce qu’on peut s’arrêter deux secondes sur les problèmes liés à l’hyperconnexion en matière de santé mentale. Ça donne quoi exactement ? Quel est le sujet ?

Agnès Fabre : J’ai été très marquée par la lecture du livre de Jonathan Haidt, The Anxious Generation, La génération anxieuse, qui est sorti en mars 2024, il me semble.

Mick Levy : Et Agnès n’est pas prof d’anglais, je le précise au passage.

Agnès Fabre : Admirez mon accent.

Cyrille Chaudoit : Mais elle travaillait dans le marketing.

Agnès Fabre : Les chiffres montrent que déclin de la santé mentale des adolescents est évident un peu partout dans le monde depuis les années 2020/2021. On a cru, à un moment, que c’était le Covid, en fait, ça n’arrête pas de s’accélérer, de chuter encore plus. La thèse de ce livre est de dire que la génération Z, celle de des adolescents que j’ai aujourd’hui dans mes classes, est victime d’un décalage entre la surprotection dans le monde réel où en fait enfants, leurs parents ne les ont rien laissés faire, ils ne se promènent pas seuls dans la rue, ils sont dans des aires de jeux rebondissantes pour que l’enfant ne puisse pas se faire mal. En fait, l’enfant ne peut pas faire d’expériences dans la vraie vie pour apprendre, qui lui permettent d’apprendre. Il y a un décalage entre surprotection dans le monde réel et sous-protection dans le monde virtuel où là, en revanche, on leur donne accès à tout, sans aucune barrière, sans aucune limite. La différence, c’est que les expériences qu’ils font dans le monde virtuel ne leur apprennent rien.

Cyrille Chaudoit : Quelles sont les conséquences psychologiques ? La dépression ? Ça se traduit par quoi ?

Agnès Fabre : De l’anxiété d’abord, de la dépression et puis on a de plus en plus de pensées suicidaires chez les jeunes, même d’actes d’automutilation.

Cyrille Chaudoit : Je voulais t’amener sur ce terrain-là, parce que ça fait quelques fois qu’on l’évoque. Ça a été appelé la Snapchat dysmorphia, mais on peut aussi l’appliquer à Instagram, c’est-à-dire qu’il y a énormément de jeunes, très jeunes, surtout chez les jeunes filles, qui vont jusqu’à se mutiler ou, pour le coup, à aller vraiment faire de la chirurgie esthétique pour ressembler aux influenceuses ou pour ressembler à cette vie rêvée qu’on voit filtrée sur Instagram. Les problèmes psychologiques vont jusque-là.
J’ai quand même une question : est-on capable de vraiment isoler le facteur internet, le facteur réseaux sociaux de la société dans laquelle on vit ? Que les jeunes soient de plus en plus anxieux et dépressifs, entre le changement climatique, les déséquilibres géopolitiques auxquels on assiste, la crise sanitaire, effectivement, depuis au moins 2004 avec Facebook, les réseaux sociaux. Comme isole-t-on ce facteur ?

Agnès Fabre : Ce que tu dis est intéressant. Tous nos maux ne viennent pas du numérique, mais ils sont amplifiés par le numérique, c’est certain.
Ce que tu disais sur la question du rapport à l’image et la manière dont les réseaux sociaux entretiennent les jeunes dans un cercle vicieux qui leur donnent une mauvaise image d’eux et un mal-être profond, ça a été prouvé scientifiquement. Je pense à l’étude d’Amnesty International sur TikTok, qui montre que quand un adolescent s’inscrit avec des déjà des problèmes de santé mentale et va chercher ce genre de sujet, il est vite pris dans les algorithmes et, très vite, on lui propose des vidéos qui vont renforcer, justement, ces problématiques.

Cyrille Chaudoit : Il y a eu un procès contre Meta, aux États-Unis, sur ce sujet-là, d’ailleurs, très récemment. On va vous révéler vraiment l’arrière-cuisine de Trench Tech. On est en train d’enregistrer cette émission le 27 septembre 2024. Et cette semaine, le 10 septembre, plus précisément le Premier ministre australien, qui s’appelle Anthony Albanese – je ne sais pas comment on prononce, peu importe –, veut faire adopter une loi pour bloquer l’accès à Facebook, Instagram, TikTok et Snapchat aux enfants de moins de 16 ans ou de moins de 14 ans, c’est à géométrie variable selon le type de plateforme. Cette même semaine où on enregistre, Instagram vient de lancer les Comptes Ado pour les moins de 16 ans, avec un certain nombre de critères, en tout cas de features : ça va basculer automatiquement tous ceux qui ont moins de 16 ans sur un compte Ado avec des paramètres qui étaient jusqu’alors optionnels et qui deviennent obligatoires, notamment avec des mesures comme les comptes qui passent d’office en comptes privés, ils ne sont plus contactables par des adultes qu’ils ne connaissent pas, etc., il y a énormément de mesures. On voit donc qu’il se passe quelque chose, d’ailleurs, on a voté, il y a quelque temps, il y a peut-être un an ou deux, la majorité numérique à 15 ans pour dire « à partir de 15 ans, vous avez droit d’aller sur les réseaux sociaux », etc. Bref, politiquement, on voit qu’il commence à se passer des choses et que ça a même un impact sur les plateformes en tant que telles.
Que faut-il en penser ? Est-ce que le combat que tu mènes, entre autres, est en cours de victoire, je dirais ? Qu’est-ce que tu penses de tout cela ?

Agnès Fabre : Je l’espère, je pense qu’on va dans le bon sens. Il faut évidemment que la loi puisse être respectée, c’est-à-dire la loi sur la majorité numérique. On sait que tous les adolescents ont un compte Insta, TikTok bien avant.

Cyrille Chaudoit : Parce qu’ils mentent !

Thibaut le Masne : On a déjà du mal à faire respecter la majorité pour les sites pornographiques, je ne vois pas comment on va y arriver avec les sites réseaux sociaux.

Cyrille Chaudoit : De base, effectivement, Instagram propose donc des comptes Ado, comme je disais. Si tu te déclares, effectivement, comme étant né à une date qui fait que tu as moins de 16 ans, d’emblée boom, tu as un compte Ado. Mais, effectivement, tu peux toujours mentir.

Agnès Fabre : Le problème, c’est que les adolescents ne déclarent pas l’âge qu’ils sont censés avoir

Mick Levy :  ???, je vais checker ça ce soir : « est-ce que tu as mis ton âge ? »
Pour conclure cette séquence, j’aimerais qu’on parle ensemble de ce qui semble être un mythe et j’aimerais avoir ton avis là-dessus : le temps d’écran des ados, c’est une chose, mais ça va s’ils font des choses sociales, c’est finalement ce que je me dis : ils parlent avec leurs potes, ils vont sur Snapchat, ils s’appellent Ça me rappelle quand moi-même je bloquais la ligne de téléphone de mes parents qui me criaient « arrête d’appeler, libère la ligne ! ». Bref, est-ce que c’est un mythe ou est-ce qu’en plus du temps d’écran, il faut regarder ce qui en est fait ?

Agnès Fabre : Je pense cette question temps d’écran et usage est intéressante, parce qu’en fait, le temps que passent les ados sur les écrans pour un usage récréatif est rarement bon, stimulant. Je dis souvent que mes élèves ne sont pas sur leurs écrans pour lire Proust sur Wikisource et pourtant c’est possible, ils pourraient y passer des heures. Ne soyons pas naïfs.

Cyrille Chaudoit : Ils ne sont pas sur Wikisource.

Agnès Fabre : Ne soyons pas naïfs, il y a une question de temps volé. Tout le temps qu’on passe sur un écran, on ne le passe pas à faire autre chose et c’est ce qui me semble être le plus important. C’est un temps qui est volé à la lecture, qui est volé à l’analyse et à la créativité, au temps libre, en fait.

Mick Levy : C’est très joli.

Voix off : Ce qui est joli, c’est que vous êtes toujours plus nombreux à vouloir nous aider à propager l’esprit critique pour une tech éthique. Malheureusement, les dons d’argent, d’or et de pétrole ne sont toujours pas possibles, seulement les dons de clics, d’abonnements pour participer à faire grandir cette communauté de Trench Tech, ou des étoiles pour donner une super note au podcast. Je rappelle que ces dons sont défiscalisés à hauteur de 143 %. C’est le dernier épisode d’une saison 3 encore plus riche de vos écoutes et de nos invités. Ces épisodes sont à partager tant qu’ils restent d’actualité. Et je vous retrouve pour la saison 4 qui s’annonce encore plus… Merde ! Je manque de temps.

Mick Levy : Ça m’amène à une notion qu’on va voir avec notre ami Louis de Diesbach. Lui ne vole pas le temps, il vole les lignes. C’est l’heure de « La tech entre les lignes ».

Cyrille Chaudoit : Il vole entre les lignes.

« La tech entre les lignes » – « Elon Musk, Peter Thiel et les TESCREAL » 23’30[modifier]

Mick Levy : Yoyo, mon Louis. Tu avais choisi nous couper ta chronique en deux, l’autre fois, on a donc hyper-hâte de retrouver la suite. Pour se rappeler, on parlait donc d’un truc de dingue, les TESCREAL. Aujourd’hui, fin du suspense.

Louis de Diesbach : C’est bien ça, des deux auteurs, Timnit Gebru et Émile Torres. Le papier revient sur les origines idéologiques du mouvement TESCREAL pour «« transhumanisme, extropianisme, singularitarisme, cosmisme, rationalisme, effective altruism et long-termisme », origines qu’on retrouve en fait dans le mouvement eugéniste et qui a touché le monde occidental de la fin du 19e à la fin du 20e siècle. Les deux coauteurs montrent en fait que la pensée TESCREAL utilise une rhétorique similaire au mouvement eugéniste en surfant en même temps sur deux extrêmes : l’utopie d’un côté et l’apocalypse de l’autre.

Mick Levy : C’est super, je vois qu’on est dans la nuance. On va bien s’amuser aujourd’hui !

Louis de Diesbach : Exactement. En fait, comme on a une prof de lycée avec nous aujourd’hui – coucou Agnès –, je me suis dit que ça pourrait être pas mal d’en parler. C’est un peu, en fait, comme avec les eugénistes qui nous expliquent qu’avec la sélection humaine, tu peux avoir le paradis sur terre, mais que sans, c’est la fin de l’espèce humaine.
Les développeurs de l’AGI, pour Artificial general intelligence, font en fait pareil. Côté utopie, ce n’est pas mal : selon plusieurs chercheurs, l’AGI serait tellement intelligente qu’elle pourra résoudre tous les problèmes possibles, à tel point que ce serait même le fait de ne pas la développer qui serait immoral. Tu as vu le twist ?

Mick Levy : Ah oui, réjouissant effectivement, cette histoire d’utopie ! Et alors, le côté apocalyptique, qu’est-ce que ça va donner ?

Louis de Diesbach : En fait, si on développe une AGI avec le mauvais « set de valeurs », que je mets entre guillemets, il faut comprendre, pas les valeurs de ceux qui développent actuellement, ou risque que l’AGI anéantisse l’espèce humaine. On est donc à la fois obligé de la développer tout en faisant tout ce qu’on peut pour éviter l’extinction de l’humanité par une AGI qui serait ??? [25 min 09].

Mick Levy : Il y en a qui ne doutent de rien. C’est un peu gros quand même. Non ?

Louis de Diesbach : Je suis d’accord, mais les leaders TESCREAL utilisent plusieurs moyens pour pousser leur idéologie. D’abord, ils développent des systèmes assez peu définis. La définition même d’AGI n’est pas arrêtée, ce qui rend tout contrôle ou toute évaluation hyper compliquée.
Ensuite, ils utilisent à fond la logique long-termiste : pourquoi il y aurait-il un problème à foutre en l’air une partie de la planète aujourd’hui ou à violer certains droits élémentaires si, au final, on sauve des millions de personnes ?
Nick Bostrom, le grand philosophe qui était à Oxford, a écrit que même un gigantesque massacre humain ne conterait quasiment pour rien, un léger égarement pour l’humanité face, je cite, « à un vaste et glorieux avenir parmi les étoiles. »

Mick Levy : Pourtant, pas mal d’études montrent que l’entraînement des grands modèles d’IA se fait souvent au péril de plusieurs ressources naturelles ou de certains droits fondamentaux, tu en as d’ailleurs parlé dans certaines de tes précédentes chroniques.

Louis de Diesbach : Bien sûr. Et la course à l’AGI ne fait que perpétuer ces discriminations.
Enfin les auteurs, Torres et Gebru, rappellent que le mouvement TESCREAL joue à fond la carte de la safety pour poursuivre ses travaux. Quand quelqu’un vient t’expliquer qu’il travaille sur une technologie qui va sauver l’humanité, ce n’est pas évident de vouloir lui mettre des bâtons dans les roues. Les boîtes qui bossent là-dessus se présentent volontiers comme des héros style anges gardiens de la planète, tout en expliquant que, de toute façon, les régulateurs ne peuvent pas comprendre leur technologie super complexe et difficile, donc devraient les laisser sauver le monde en paix.

Mick Levy : Comme quoi la bataille des idéologies et des narratifs est hyper importante à mener.

Louis de Diesbach : Tu as tout à fait raison. Et les auteurs concluent leur papier en rappelant que la course à l’AGI n’a rien d’inévitable. Ils ajoutent même que ceux qui la développent ne sont ni des scientifiques ni des ingénieurs, mais des prédicateurs mégalos plein aux as qui poussent leurs idéologies pour qu’on les laisse tranquilles. Rien que ça.

Voix off : Trench Tech, Esprits critiques pour Tech Éthique.

L’école : cheval de Troie de la tech 26’55[modifier]

Cyrille Chaudoit : Ah Pisa ! Ses célèbres rues pavées, son Duomo et sa tour penchée. Non, pas du tout ! Pardon, je n’y suis pas, je m’égare je pense à mes vacances. Non, le classement PISA. Qui n’a jamais entendu parler de cette enquête ? PISA, Programme international pour le suivi des acquis des élèves, et au dernier classement PISA, la France, pour le coup, a un air franchement penché. Elle a décroché, pas totalement le bonnet d’âne, mais elle se situe désormais en dessous de la moyenne des autres pays de l’OCDE, en maths, en lecture/compréhension et en sciences, ce sont les trois critères qui sont mesurés par l’enquête. On a l’habitude d’entendre gloser sur cette enquête, sur l’attrition du niveau de nos élèves. Ce que l’on sait peut-être un peu moins, c’est que PISA examine aussi les conditions d’apprentissage, et ça, c’est vachement important, on va en parler avec Agnès, elle va nous expliquer. Et là, surprise, 30 % des élèves français disent qu’ils sont trop distraits par les appareils numériques qu’ils utilisent en classe. C’est un score qui est dans la moyenne de l’OCDE, mais c’est quand même hallucinant, quasiment un élève sur trois. On a besoin d’un peu d’explications, parce que, certes, on sait que l’enfer est pavé de bonnes intentions, comme dit la maxime.
Le plan numérique à l’école, annoncé par François Hollande en 2014, est entré en vigueur en septembre 2016 et il avait pour but avoué de « faire entrer les élèves dans le monde numérique et rattraper le retard français », je cite Najat Vallaud-Belkacem, qui était ministre de l’Éducation à l’époque. Ça, c’est la bonne intention. Mais, loin d’améliorer les résultats scolaires, apparemment les écrans à l’école feraient plutôt, selon certains, un véritable enfer de l’apprentissage.
Agnès, aident nous à y voir plus clair, parce que nous ne sommes plus sur les bancs de l’école, mais toi, tu observes ça au quotidien.

Agnès Fabre : En fait, il y a deux choses. Je vais parler un peu jargon.

Cyrille Chaudoit : Allez ! On adore ça !

Agnès Fabre : Il y a le développement des ENT, les espaces numériques de travail, qui font maintenant partie de l’école, c’est-à-dire que chaque élève a un compte virtuel où il a accès à ses notes, au cahier de textes en ligne et puis un cloud où il peut y avoir les documents de cours des professeurs, etc.

Cyrille Chaudoit : Pour les parents qui nous écoutent, c’est quoi ?

Agnès Fabre : C’est Pronote, ÉcoleDirecte.

Mick Levy : ÉcoleDirecte est devenu mon cauchemar. J’ai l’impression d’avoir un deuxième travail, quand je rentre le soir : m’occuper des messages dans ÉcoleDirecte. C’est une petite parenthèse.

Cyrille Chaudoit : Tu as parlé à ta fille. Message à ma femme qui est scotchée sur ÉcoleDirecte et qui connaît les notes de ma fille avant même qu’elle, elle les ait eues. Bref !

Agnès Fabre : C’est un vrai ? Je peux en parler.

Mick Levy : Il y a ces ENT qui se développent à l’école.

Agnès Fabre : Il y a les ENT et puis en parallèle, depuis quelques années, ça s’est accéléré depuis le Covid, il y a l’introduction des tablettes individuelles qui sont distribuées aux élèves à partir de la sixième, souvent, pas dans tous les collèges. En fait, c’est assez difficile de synthétiser parce que la situation est très hybride, ça dépend des régions, ça dépend des établissements.

Cyrille Chaudoit : C’est la région qui donne les tablettes ? C’est ça ?

Agnès Fabre : Les collectivités territoriales ont la compétence d’équiper les établissements scolaires, donc en tablette, et de financer les manuels scolaires également. Ça dépend donc des régions et ça dépend du choix des établissements.
Ce que j’ai pu constater, ce que nous sommes nombreux à avoir constaté, c’est qu’à partir du moment où les élèves ont une tablette individuelle, les pratiques d’apprentissage des élèves et d’enseignement des profs ont complètement changé et d’une manière qui nous a échappé, qu’on n’avait pas anticipée, qu’on n’a pas maîtrisée.

Mick Levy : Tout le monde les a pris sur le tas sans se poser avant la question de comment les intégrer. C’est ce que tu es en train de nous dire.

Agnès Fabre : Exactement. Il n’y a eu aucun guide. Quand j’ai fait ma formation pour être prof, il y a sept ans, je me souviens qu’il y avait cette idée – c’est à nouveau du jargon, ça me hérisse un peu – d’intégrer le numérique à notre pratique pédagogie, comme si c’était une fin en soi, comme si c’était, en fait, un peu quelque chose de magique : il faut être moderne, il faut être dans l’air du temps. Il y a évidemment une bonne intention sous-jacente.

Thibaut le Masne : C’est souvent comme ça que ça s’immisce. J’entends toujours « il faut vivre avec son temps, ma bonne dame ! »

Cyrille Chaudoit : Au-delà de vivre avec son temps, je crois qu’on a on a sauté une étape. En fait, c’était fait pour quoi ces tablettes ? Ça peut effectivement être une modalité pédagogique côté enseignant, mais, quand on a distribué ces tablettes, qu’attendait-on de l’élève ou, justement, de la relation élève-prof ? Qu’est-ce que la tablette est-elle censée faire par rapport à un bouquin ?

Agnès Fabre : Au départ, il me semble qu’il y avait l’idée de réduire les inégalités sociales, la fracture numérique. Sauf que quand on sait qu’un adolescent a, je crois, 2,9 écrans à la maison pour lui-même, on peut s’interroger, en termes de sobriété numérique, sur son bienfait.

Cyrille Chaudoit : Cette statistique est-elle valable pour tous les enfants ?, parce qu’on peut quand même légitimement penser que certains milieux ne sont pas tous équipés, quand on regarde à l’échelle de la population globale, parents-enfants.

Agnès Fabre : C’est une moyenne.

Mick Levy : C’est une statistique générale. Ce n’est peut-être pas là qu’est la plus grosse inégalité qui se ressent à l’école. C’est ce que tu es en train de nous dire.

Agnès Fabre : En fait, on remarque – on va y venir – que cette inégalité se creuse justement dans l’usage numérique, c’est-à-dire que, dans les milieux plus défavorisés, les enfants sont beaucoup plus livrés à un temps d’écran qui n’est pas contrôlé, qui n’est pas cadré, que dans des milieux plus cultivés, où on propose une offre culturelle aux enfants en parallèle.

Cyrille Chaudoit : OK. On revient à l’introduction de la tablette qui est probablement d’abord motivée par un volet social, c’est-à-dire lutter contre les inégalités, que tout le monde soit équipé et que chacun puisse apprendre à se servir d’un outil numérique, qu’on retrouve dans tous les pans de la société aujourd’hui, y compris avec la digitalisation des services publics. Donc, qu’est-ce qu’on demande aux profs à ce moment-là ?

Agnès Fabre : Il y a plusieurs niveaux. Ça n’a pas été demandé, mais il y a ce que j’appelle une sorte de glissement qui nous a échappé : nos élèves n’ont plus d’agenda, ils perdent donc l’habitude de noter les devoirs à faire dans leur agenda parce qu’ils savent que, de toute façon, nous allons nous-mêmes le noter, c’est une de nos obligations, sur ÉcoleDirecte ou sur Pronote, et que, de toute façon, via sa tablette, il pourra se connecter à la maison et vérifier ou découvrir le travail qu’il y a à faire.

Thibaut le Masne : Ils n’ont plus d’agenda !

Agnès Fabre : De moins en moins. Il y en a encore quelques-uns qui en ont, mais de moins en moins.

Cyrille Chaudoit : Le premier kif à la rentrée, quand tu faisais les courses, c’était de choisir ton agenda.

Mick Levy : Je peux témoigner, c’était le dilemme de ma fille cette année. Elle disait « ça ne sert plus à rien. Une année, nous ne nous en sommes pas du tout servi. Pourtant, c’est cool d’avoir un agenda. J’en achète un, je n’en achète pas. Je ne sais pas. » Finalement elle n’en a pas acheté.

Cyrille Chaudoit : Chez moi, c’était le sujet de mes filles. On a fait je ne sais pas combien de trucs pour chercher un agenda. Elles kiffent l’agenda.

Mick Levy : Bien sûr ! Depuis la nuit des temps. Je pense que nous aussi, on kiffait d’acheter nos agendas. Maintenant ça ne sert plus à rien.

Agnès Fabre : Ça n’a l’air de rien, mais, pour moi, c’est très symbolique. Ça veut dire qu’à la fin du cours, l’élève doit être actif, responsabilisé, se demander ce qu’il doit faire pour la fois prochaine, il doit poser des questions au prof s’il a pas compris, et, sur le chemin entre l’école et la maison, il sait, il a quelque part dans sa tête ce qu’il doit faire, une sorte de charge mentale, mais qui est nécessaire, pour prendre conscience du travail à faire.

Mick Levy : Parce que ça mûrit, il ne s’en rend même pas compte, il commence déjà à préparer les devoirs qu’il a à réaliser.

Agnès Fabre : S’il n’est pas en train de scroller sur Insta.

Cyrille Chaudoit : Le fait même d’écrire, c’est un ancrage mémoriel. On sait qu’en termes de pédagogie, c’est important de prendre des notes.

Agnès Fabre : Exact. Et puis, il y a ce rapport au papier qui, il me semble, est sensoriel. Je suis convaincue, et des études le prouvent, que lire sur un livre imprimé, ce n’est pas du tout la même expérience de lecture que lire sur un écran, parce que vous avez une sorte de repère géographique et, dans un agenda, c’est très clair, on peut rayer ce qu’on a fait.

Cyrille Chaudoit : Quand tu lis un livre, tu peux stabilobosser, ton écran un peu moins.

Agnès Fabre : Ça m’amène au deuxième point, qui est la transformation des manuels scolaires, les bons vieux manuels que vous aviez, qu’on avait, que j’avais aussi petite, qui sont devenus des manuels numériques. Je pense que c’est tout toute l’ambiguïté du numérique à l’école : dans l’idée c’est une promesse géniale et, dans les faits, c’est l’enfer.

Cyrille Chaudoit : Tu les as en double ou est-ce que c’est complètement remplacé ?

Agnès Fabre : Les recommandations du Conseil supérieur des programmes de 2022, c’est d’avoir la complémentarité, de combiner le virtuel et le papier. Mais, dans les faits, c’est remplacé, parce que ça a un coût supplémentaire, etc., et les collectivités qui financent encouragent le numérique qui coûte moins cher, parce qu’on peut renouveler la licence plus facilement que renouveler tout un stock de livres ?

Mick Levy : Y a-t-il d’autres avantages à avoir les manuels en numérique ?

Agnès Fabre : Oui, il y a une promesse de poids des cartables qui est un point important de santé pour les parents.

Mick Levy : C’est un gros sujet.

Thibaut le Masne : On connaît aussi le poids des mots.

Cyrille Chaudoit : Je cherche des photos. ??? [34 min 44]

Thibaut le Masne : Si je peux me permettre, je voudrais revenir sur deux éléments que tu as cités, qui me semblent assez importants, le fait maintenant d’avoir un agenda numérique auquel les élèves doivent se connecter en sortant de l’école. C’est-à-dire que là, on est en train de dire qu’on invite l’école à domicile et qu’on force un petit peu les élèves à se reconnecter au monde de l’école à posteriori, donc, on continue de favoriser ce temps d’écran ?

Agnès Fabre : Forcément, bien sûr, avec les agendas, mais aussi, justement, avec les manuels numériques, c’est-à-dire que quand ils doivent faire l’exercice 12 page 5, ils ne vont pas ouvrir leur livre, ils vont se connecter sur leur tablette.
Le problème que vous avez évoqué, cette sorte d’addiction aux notes, c’est réel. On a des élèves qui consultent de manière compulsive l’affichage des notes sur leur ENT pour vérifier si une nouvelle note a été ajoutée, si ça a changé leur moyenne, etc. En fait, nous avons intégré notre addiction aux smartphones, aux notifications, et nous l’avons transposée dans le monde scolaire, de manière très concrète. En rendant la situation impossible, intenable pour les parents qui se retrouvent placés face à des injonctions contradictoires, dire « attention, maintenant, on a conscience de tous les dangers d’une exposition prolongée aux écrans », on l’a vu, on l’a montré, et, en même temps, « vos enfants ne peuvent rien faire pour travailler sans se connecter à un écran. »

Cyrille Chaudoit : Justement, ces écrans de l’école, ceux que l’école donne, sont-ils bridés ? Est-ce qu’on peut en avoir un usage récréatif, comme avec son propre smartphone perso ?, première question et, deuxième question. Je ne suis pas complètement d’accord, désolé. Le fait d’inviter l’école à la maison, quand tu ouvrais ton agenda ou quand tu ouvrais tes livres de cours, c’était pareil, tu invitais l’école à la maison. Là, tu consultes un agenda qui est numérisé. Si je me fais une peu l’avocat du diable.

Thibaut le Masne : En fait, là tu as le « suspense » : quand vas-tu avoir des exercices à faire ? Je mets des guillemets à suspense.

Cyrille Chaudoit : Normalement, tu n’es pas censé avoir le suspense. On discute entre nous !

Agnès Fabre : Je peux parler !

Cyrille Chaudoit : Il s’avère aussi que nous sommes parents et, pour le coup, je pense qu’il faut aussi remettre un peu l’église du village. Le support change, petit 1, et petit 2, on peut déplorer le fait que les ENT nécessitent de se connecter à un outil numérique pour aller regarder les devoirs qui sont censés avoir été mis au moment, à l’instant t, juste avant de quitter l’école, par le prof, mais combien y a-t-il de profs qui mettent les devoirs le week-end ou tard le soir ? Selon moi, ça arrive maintes fois.

Thibaut le Masne : Justement, c’est ça le problème !

Agnès Fabre : Là, je rejoins un petit peu Thibaut. Je parle des pratiques d’apprentissage qui ont été transformées, des élèves qui ne prennent plus la peine de noter sur leur agenda, pas parce qu’on leur dit de ne pas le faire, c’est parce qu’ils ont arrêté le faire, mais il y a aussi des sortes de comportements déviants chez les profs, je le vois en tant que parent d’élèves et par les remontées que j’ai, d’enseignants qui mettent le travail le week-end, au dernier moment, etc.
C’est là où, en fait, le fait de vouloir réguler numérique et s’en abstenir, nous impose une exigence des deux côtés, du côté de l’élève qui doit noter, mais aussi du côté du prof. Les cours passent très vite, ça sonne, il faut passer à autre chose. Il faut vraiment être organisé pour pouvoir dire, les dernières minutes, « ouvrez vos agendas, pour telle date, vous avez à faire ça » et, évidemment, il faut savoir où on va. Ça arrive d’être un peu débordé, dépassé et de dire « je le mettrai plus tard sur l’ENT, vous vous connecterez. »

Cyrille Chaudoit : Justement, quel a été l’accompagnement, sinon la formation des profs sur le bon usage de ces outils qui seraient, finalement, comme des manuels scolaires à l’ancienne. On a changé d’outil, il faut peut-être changer la façon d’accompagner les profs.

Agnès Fabre : C’est justement le problème que notre collectif Éducation numérique raisonnée pointe : que la stratégie actuelle du numérique dans l’Éducation nationale est centrée sur l’outil mais pas sur les usagers.

Cyrille Chaudoit : Dans les entreprises aussi, je te rassure.

Agnès Fabre : Il faut équiper les enfants de tablettes, etc., mais on ne s’intéresse pas à la manière de le faire, à la façon dont les enseignants et les enfants doivent se comporter par rapport à ça. Ce qu’on demande, ce qu’on réclame, c’est justement une régulation pour faire du numérique un outil complémentaire. On ne demande pas de chasser les écrans des écoles, mais d’en faire un vrai complément. Ça implique, évidemment, toute une série de paramétrages techniques, de bloquer les ENT entre 18 heures et 8 heures le matin, sinon c’est un vœu pieux !

Cyrille Chaudoit : Même Instagram, dans ses nouvelles mesures, bloque les notifs entre 22 heures et 7 heures du matin ! Si les ENT ne s’y mettent pas, franchement ils seront à la traîne par rapport à Insta et ça me ferait mal.

Thibaut le Masne : Je voudrais revenir sur un élément dont tu nous as parlé, sur la numérisation et les inégalités sociales que ça peut créer. Tu nous avais dit, pendant la préparation – j’avais trouvé ça assez intéressant et je voudrais qu’on y revienne – que parfois, dans certains milieux, les seuls livres qui existent sont les livres de l’école et, avec le tout-numérique, ces livres n’apparaissent plus dans ces maisons-là et, du coup, on crée un peu plus d’inégalités dans ce domaine-là. Est-ce que tu peux revenir dessus ?

Agnès Fabre : Ce point est intéressant parce qu’on ne peut pas dissocier la question du numérique de la question de la lecture. En introduction, vous avez parlé du chiffre effarant de 12 minutes par jour pour les adolescents. On pourrait se poser la question pour les adultes, je ne suis pas sûre que nous, adultes, nous lisions tellement plus. Le rapport au livre physique est évidemment déterminant : on ne lit pas la même chose sur un écran et sur un papier. Il a été montré scientifiquement que l’esprit va plus vite, croit avoir compris un texte sur un écran, mais il va plus vite, il ne rentre pas en profondeur. Je pense que la disparition des manuels scolaires c’est un peu criminel dans la mesure où, en fait, on se prive d’une présentation de la culture, de la lecture à tous les milieux.

Cyrille Chaudoit : Tu nous disais aussi et merci pour ta question, je trouve qu’elle est effectivement hyper importante, qu’il y a une dimension sociale à cette numérisation, à la fois pour qu’il n’y ait pas de laissés-pour-compte et, d’un autre côté, on voit aussi l’autre revers de la médaille, en espèce la lecture.
Là aussi, je suis très mal placé pour en parler, parce que mes filles lisent tout le temps, pour autant, elles sont aussi un peu connectées. J’ai un peu de mal à me projeter et ça m’amène à cette question. Dans la préparation, tu nous disais que c’est homogène. Il n’y a pas de différence selon les classes sociales. J’ai un peu de mal à sentir ça. Quel que soit le milieu social, on observe dans les mêmes proportions, les mêmes mésusages, on va dire, des écrans ?

Agnès Fabre : Ce sont des témoignages que je peux vous offrir, ce n’est pas scientifique, ce sont des impressions. J’enseigne dans un milieu plutôt favorisé, j’ai des collègues qui sont, au contraire, dans des milieux qui ne le sont pas du tout, et il me semble que oui, tout le monde est touché. On a des témoignages de parents qui sont démunis, qui ne savent pas, en fait, comment réguler le temps d’écran. Je pense que dans les milieux plus défavorisés, il y a peut-être moins conscience des problématiques que ça engendre, mais, même dans les milieux plus favorisés, le temps d’écran dans la famille est un des principaux conflits familiaux. À partir du moment où vous équipez votre enfant d’un smartphone, ça va être très compliqué de réguler, de cadrer, de dire « tu arrêtes une heure avant de te coucher, pas à table, tu le ranges de tel côté », et, en fait, vous faites venir un débat qui va être constant chez vous. C’est notamment rapporté par Jonathan Haidt, dont je parlais tout à l’heure : est-ce qu’on a conscience de l’emprise de cet outil qui va, en fait, créer des tensions familiales très fortes ?

Cyrille Chaudoit : Il y a la question de l’exemplarité. Tu disais aussi, et c’est une forme d’injonction contradictoire, que si tu interdis à tes enfants d’être connectés et que, toi, tu es connecté en permanence, que tu ne leur accordes pas l’attention qu’ils méritent, ça pose problème. Cette notion de milieu favorisé et de connexion aux écrans me fait penser – on en a souvent entendu parler – à la Waldorf school dans la Silicon Valley, où l’essentiel des patrons des Big Tech mettent leurs enfants et l’une des promesses de cette école c’est zéro écran. Et surtout, la plupart des enfants témoignent que, même à la maison, ils n’ont pas accès aux écrans. As-tu d’autres exemples internationaux où justement, l’éducation agit sans écran ou, à l’inverse, est super connectée et ça fonctionne bien ? Grosso modo, est-ce que ce n’est qu’un problème franco-français ou international ?

Agnès Fabre : Je n’ai pas encore assez de recul pour te répondre de manière pertinente. J’ai l’impression, en fait, que c’est mondial. Des échos que j’ai, ça touche un peu tous les pays.

Thibaut le Masne : Je peux rebondir sur le sujet puisque, effectivement, je l’avais noté, j’en avais déjà parlé, le Greystones Pact. Greystones est une petite ville côtière d’Irlande, 27 000 habitants, et tous les habitants, tous les parents de cette ville ont signé un pacte selon lequel on ne donne pas de smartphone aux enfants de moins de 13 ans. C’est ce pacte-là qui fait que les uns et les autres se tiennent en se disant « il suffit juste d’un qui dise je donne un smartphone pour que ça fasse boule de neige et que tout le monde donne des smartphones. » Pourquoi n’arrive-t-on pas à avoir ce genre d’initiative en France où globalement, les parents prenant acte du danger que peuvent représenter les smartphones, se disent « OK, faisons un pacte, chez nous, il n’y aura pas de smartphone » ?

Agnès Fabre : C’est une initiative qu’on soutient. Le Pacte Smartphone, je ne sais pas si vous connaissez, a été lancé il y a quelques mois, exactement sur le même modèle, qui est proposé au niveau local pour les établissements : les parents d’élèves d’un même établissement se réunissent et signent ce pacte virtuel pour attendre 15 ans, pour attendre le lycée pour équiper ses enfants d’un smartphone.
En attendant d’avoir une législation, je pense que c’est obligatoire de passer par là, parce qu’il y a une question de pression sociale qui est évidente, que les enfants ne veulent pas être exclus et c’est impossible pour un parent de dire non à son enfant s’il a l’impression qu’il est le seul à ne pas avoir de smartphone.
Il y a un deuxième problème, et on en revient toujours à la question des parents, je pense que, pour les parents, équiper leurs enfants d’un smartphone, c’est une manière de garder un lien avec leurs enfants pour se rassurer.

Cyrille Chaudoit : C’est argument numéro 1 qui est avancé, en général : à l’entrée en sixième, un smartphone pour savoir où tu es. Ça rejoint ce que tu disais tout à l’heure en citant le bouquin : on vit dans une société de surprotection, au quotidien, des enfants.

Agnès Fabre : C’est là où c’est important de communiquer sur les téléphones déconnectés, les téléphones qui proposent d’appeler, d’envoyer des SMS.

Cyrille Chaudoit : Tous avec un Nokia 3310, les enfants ! Ça me rappelle, parce que ce n’était pas un fail, ça marchait plutôt bien, mais l’âge du fail de notre ami Laurent Guérin, dans son moment d’égarement. C’est parti. C’est à toi, Laurent.

Un moment d’égarement 44’ 57[modifier]

Cyrille Chaudoit : Aujourd’hui, Laurent, tu nous renvoies à l’école, cette délicieuse période de notre vie où les voyelles se mélangent avec les billes, les maths dansent avec le saut en longueur et où il est assez rare de parler d’innovation.

Laurent Guérin : Ah oui, la cour d’école, ses nids-de-poule, ses cordes à sauter, ses surveillances et jeux électroniques et ses tamagotchis. Car oui, cher auditeur, mon intention première était de te parler de l’échec de ces petits animaux virtuels qu’il fallait tripoter pour faire grandir, quoi de plus normal de la part d’une société qui s’appelle Bandai. Sauf que les tamagotchis ont cartonné. Mon intel ??? [45 min 32] était erroné et, tel un amant éconduit avec une mie molle, je me retrouvais sans sujet et fort dépourvu lorsque l’automne fut venu. Quel thème, si ce n’est tamagotchi, c’est donc ton frère, allais-je pouvoir aborder, qui ne propose ne serait-ce qu’un rapport lointain avec l’école ? La lumière fut, lorsque je me rappelais les TBI, cet acronyme qui ne signifie pas « Très Bien Instrumenté », mais « Tableau Blanc Interactif ».

Cyrille Chaudoit : Les T, B, I, j’avoue que j’aurais préféré que tu me parles de tamagotchis, par exemple.

Laurent Guérin : Comme son nom l’indique, le tableau blanc, c’est l’inverse du tableau noir, celui-là même qui a bercé tes longues heures de rêverie scolaires, celui sur lequel la craie crisse et casse et la poussière s’entasse. Interactif, c’est le contraire de, disons, passif, car c’est vrai qu’un tableau noir n’a qu’une seule et unique fonction, l’affichage renouvelable : tu écris, les élèves voient, tu effaces, tu réécris, les élèves revoient, tu effaces et ainsi de suite. C’est basique mais c’est efficace. Un support pédagogique en place depuis début du 19e siècle et l’essor de l’instruction publique. Sache qu’en 1833, la loi Guizot impose à chaque commune de plus de 500 habitants d’ouvrir une école primaire pour les garçons et d’y affecter un instituteur. Et là, je sais ce que tu te dis « comment installer un tableau blanc interactif vu qu’on a pas encore inventé la prise électrique ? ». Tu peux aussi te poser des questions sur l’éducation des jeunes filles. Eh bien, ce sont les lois Jules Ferry, 50 ans plus tard, qui rendent l’école primaire gratuite, obligatoire et laïque pour les garçons ET pour les filles. En l’an 120 après Jules Ferry, nous sommes au début du 21e siècle, nous avons inventé la prise électrique, l’ordinateur personnel, l’Internet et l’idée géniale de remplacer les TNP – Tableaux Noirs Passifs – par des TBI – Tableaux Blancs Interactifs – germes dans les cerveaux de nos instances dirigeantes et aussi dans ceux d’entreprises, disons, peu scrupuleuses.

Cyrille Chaudoit : Finie la poussière, les crissements de craie sur le tableau et vive le digital. On est, à cette époque, dans l’euphorie du digital ! Mais, ça fait quoi les TBI ?

Laurent Guérin : Le digital c’est génial, chantent-ils tous en cœur ? Remplaçons ces vieux bouts d’ardoise par des écrans de deux mètres sur deux, sur lesquels on écrira au stylet numérique, qui enregistreront les cours automatiquement, qui feront de la reconnaissance d’écriture et des graphiques automatiques, qui mettront de la couleur, qui seront accessibles de la maison, qui seront reliés à un ordinateur, qui pourront aussi diffuser des vidéos, des photos et la musique. Et qui rapporteront aussi beaucoup d’argent ! Eh bien oui ! 100 000 établissements d’éducation en France multiplié par huit salles de classe en moyenne, multiplié par 4 000 euros le TBI égale la modique somme de trois milliards d’euros. Et, dans la précipitation de savourer ce magot, ce gâteau, on déploie du TBI dans tout le pays sans avoir réfléchi. Les enseignants n’ont pas été consultés, n’ont pas été formés, les fonctionnalités du TBI n’ont pas été étudiées, ni leur obsolescence programmée. Et n’importe quelle moitié de geek aurait pu prédire qu’un moniteur PC de quatre mètres carrés serait soumis aux mêmes aléas que sa propre machine : système d’exploitation à mettre à jour, usure et pannes à réparer, dépendance à l’électricité, affichage et luminosité à régler, le tout sans commune mesure avec la simplicité de la craie blanche et du tableau noir !
Je n’oublie pas la valeur pédagogique : nulle ! Tu rigoles Hercule ? Pas du tout. Aucune étude ne démontre une quelconque valeur ajoutée, niveau pédagogique, du TBI dans les écoles ! Pas de bol ! Florilège de retour utilisateurs : pourquoi appelle-t-on ça interactif alors qu’il n’y a que mon prof qui y touche ? C’est plus petit que la télé dans mon salon ! Mais c’est un appareil de l’ancien temps. C’est compliqué, ça plante tout le temps ! » D’ici à penser que l’école numérique entière est un échec total, il n’y a qu’un pas que les auteurs que Philippe Bihouix et Karine Mauvilly franchissent dans leur essai Le Désastre de l’école numérique – Plaidoyer pour une école sans écrans, une école qui ne se retrouverait pas aux mains des EdTech ni des GAFAM, une école qui sentirait bon la craie et les marronniers, les bagarres et les petits secrets, les croûtes et les cagoules. OK ! Pas les cagoules ! Une école authentique, qui semble, d’ailleurs, se diriger vers une interdiction totale des petits écrans interactifs, ceux des téléphones portables, en septembre 2025.
Et si on allait tous retrouver une meilleure santé avec beaucoup moins d’écrans ? No screen, no spleen!

Voix off : Trench Tech, Esprits critiques pour Tech Éthique.

Éducation au numérique ou numérisation de l’école ? 49’ 38[modifier]

Thibaut le Masne : Faisons un saut dans le temps, passons un instant de l’autre côté de la barrière, celle de l’entreprise, c’est-à-dire là où, en général, on termine, après l’école, pour les enfants sages. En entreprise, on constate souvent des lacunes numériques accumulées par de nombreux profils et croyez-moi, aujourd’hui, beaucoup de patrons ne savent toujours pas envoyer un e-mail par eux-mêmes. Du coup, on peut quand même se demander si ce n’est pas aussi un peu le rôle de l’école d’assurer que nos futures élites sachent vraiment maîtriser le numérique et pas seulement en tant qu’outil, mais aussi dans la compréhension de ses enjeux.<bbr/> Agnès, à défaut de trop compter sur les écrans pour apprendre, ne faut-il pas autant compter sur l’école pour nous apprendre à mieux nous servir de nos écrans ?

Agnès Fabre : Oui, nous en sommes convaincus. Je pense que c’est très important que l’école prenne en main ce sujet, la question du numérique, qui fait partie de l’univers des enfants et des adolescents et qui sera évidemment clef dans leur vie d’adulte. C’est pour cela que notre association, Éducation numérique raisonnée, demande à faire du numérique un objet d’enseignement, de créer une matière à part entière, d’ailleurs, on rejoint les recommandations du Conseil supérieur des programmes de 2022 qui va dans ce sens : avoir un enseignant qualifié pour accompagner les élèves dans l’apprentissage des outils, des sciences du numérique et aussi de leurs enjeux pour expliquer, justement, à réguler, à cadrer le numérique et à s’en servir vraiment pour sa spécificité, pour ce que ça peut apporter.

Cyrille Chaudoit : C’est ça, le numérique comme matière à part entière. Ce ne serait pas uniquement pour savoir utiliser l’outil. Je me souviens que même en primaire, on apprenait à faire des trucs avec les imprimantes matricielles, etc., ce n’est pas uniquement pour savoir se servir de l’outil, savoir aller sur Word, sur Excel, etc., c’est aussi aider à prendre du recul pour comprendre les enjeux, peut-être même d’ailleurs les risques que véhiculent les réseaux sociaux, etc. Ce serait une matière hybride. Comment la qualifierais-tu ? Tu la décrirais comment ? Qu’y aurait-il, par exemple, au programme ?

Agnès Fabre : Le sujet est vaste, mais e pense qu’il y aurait une dimension éthique, évidemment, à aborder à laquelle vous serez sensible à Trench Tech.

Cyrille Chaudoit : On leur enverra Louis ou Emmanuel.

Agnès Fabre : C’est important. Nos élèves, en effet, passent leur temps à utiliser les réseaux sociaux mais ne savent pas où vont les données, où elles sont hébergées, ils n’ont pas forcément conscience que ce qui est écrit sur Internet reste toujours, etc.
Et puis, il y a toujours ce mythe du digital native qui vit avec le numérique mais qui ne sait absolument pas s’en servir et c’est sûr que ça doit s’apprendre à l’école.
À nouveau, tout ceci est compliqué à mettre en place si, dans la société, on n’a pas une prise de conscience, nous-mêmes, du manque de recul critique, finalement des bénéfices que nous apportent vraiment les outils numériques.

Cyrille Chaudoit : Dans quel sens ? C’est-à-dire que ça ne doit pas être un acte de volontarisme politique ? En gros, c’est le sujet de l’Éducation nationale. C’est à l’Éducation nationale de dire qu’il faut créer une nouvelle matière, qu’elle soit au programme, ou est-ce qu’il faut d’abord que ce soit la population et l’opinion publique qui fassent pression pour que, à un moment donné, ça arrive. Quel est le bon ordre ?

Agnès Fabre : Je pense que les deux doivent se faire en même temps. C’est le sujet de l’Éducation nationale, mais ce n’est pas seulement le sujet de l’Éducation nationale, c’est un sujet de société, c’est un sujet que les entreprises doivent prendre aussi pour elles-mêmes, que les pouvoirs publics, la santé, doivent mettre en avant. J’ai un exemple tout bête à vous donner, je vais chez l’opticien pour mes enfants qui sont un peu bigleux, qui doivent changer leurs lunettes. J’arrive et je vois une borne de jeux vidéo. Évidemment, ils filent à la borne jeux vidéo parce qu’ils n’ont pas accès aux écrans à la maison, ils sont hype contents.

Mick Levy : Même en ayant accès aux écrans à la maison, ils iraient sur la borne de jeux. OK, ils y vont.

Agnès Fabre : Je demande à l’opticienne « avez-vous conscience que dans le rapport enfants et écrans, il a été prouvé que l’exposition prolongée aux écrans a des effets négatifs sur la vue ? Je comprends qu’ils ne vont pas devenir myopes en regardant à cinq minutes ou dix minutes, votre borne, pendant que l’on se fait la conversation, mais en termes de message de prévention, ça me semble lunaire. C’est comme si vous alliez chez le dentiste et que vous aviez des caramels. »

Thibaut le Masne : Il n’est pas fou ! Il fidélise la clientèle quand même !

Cyrille Chaudoit : Je connais des dentistes qui filent des bonbons à la fin.

Agnès Fabre : Moi, j’ai le message sur la santé bucco-dentaire chez mon orthodontiste.
Quand j’en parlais, elle est tombée des nues. À partir de quand ce sujet, qui a été une sorte d’énorme pavé dans la mare, qui a été remis au président de la République en avril – on a parlé, en termes très forts, de santé mentale et physique de l’enfance, on a parlé d’enjeux d’humanité, de civilisation, les termes ont été énormes – à partir de quand va-t-on s’approprier ce sujet à tous les niveaux de la société ?

Cyrille Chaudoit : Toi qui as fait du marketing, tu sais que les retailers, les points de vente ont besoin de faire de l’expérience client l’alpha et l’oméga. Du coup, quel est le lien véritablement, l’infusion entre le ministère de la Santé et de l’Éducation ? Il faut des injonctions, un cadre ?

Agnès Fabre : Je pense qu’il faut une campagne de prévention, nationale, comme on a eu pour le Covid, ça marche très bien. Maintenant on connaît tous les gestes, barrières, demandez à vos enfants, ils s’en souviennent.

Cyrille Chaudoit : Comme manger-bouger.

Agnès Fabre : Manger-bouger, les cinq fruits et légumes par jour. Il faut donner un mode d’emploi des écrans. On trouve que « Les 4 Pas » de la psychologue Sabine Duflo sont très parlants, parce qu’ils sont valables pour tous les âges.

Mick Levy : Peux-tu nous les redonner ?

Agnès Fabre : Pas d’écran le matin. Je fais une digression : mes collègues du primaire peuvent dire quels sont les enfants qui ont regardé un dessin animé avant d’aller à l’école ou pas, ça se voit tout de suite.

Mick Levy : Ça se ressent ? En tant que profs, vous le voyez ?

Agnès Fabre : À l’attention. Ils sont plus excités, ils sont plus fatigués.
Pas d’écran le matin avant d’aller à l’école.
Pas d’écran le soir avant de dormir, on en a parlé tout à l’heure.
Pas d’écran à table, parce que les interactions familiales sont fondamentales. Ça ne se passe sûrement pas chez vous, mais dans beaucoup de familles les gens ne se parlent pas parce qu’une télé est allumée et chacun est sur son smartphone. D’ailleurs, quand vous allez au resto, vous le voyez, des familles entières sont sur leur smartphone.
Et pas d’écran dans la chambre à coucher, parce qu’on ne laisse pas un enfant seul avec un écran, et aussi pour des questions de sommeil.
Je n’entends pas beaucoup ça et j’aimerais bien que ce soit dit partout.

Cyrille Chaudoit : Finalement, c’est le « 3-6-9-12 » de Serge Tisseron, Serge tisseron, qu’on a reçu dans Trench Tech, avait aussi édicté une espèce de règle aussi : un trois ans, six ans, neuf ans, avec le type d’accès avant trois ans, avant six ans, avant neuf ans. Ça me fait penser un petit peu à ça.

Agnès Fabre : Ce que je comprends, mais, ce que je trouve manquant un peu dans ces règles-là, c’est que quand tu as 12 ans, tu peux tout faire, tu peux passer ta journée sur un écran. Non, en fait ! Il y a un vrai problème de cadre de vie, d’hygiène de vie. Pour moi, c’est un peu comme quand vous avez un enfant, que vous allez chez le pédiatre et il vous dit « là on peut passer à la petite purée avec des morceaux, on peut introduire la viande, et, après, c’est bon ! ». En fait, il faut continuer à dire qu’il faut toujours cinq fruits et légumes par jour, quel que soit l’âge de l’enfant.

Mick Levy : En tout cas, pour la sensibilisation, tu as bien fait de venir dans Trench Tech, on va t’y aider. Vous avez aussi publié une tribune dans Le Monde, qui est sortie il y a quelques jours, le 24 septembre 2024, si je ne me trompe pas. Là aussi, le but est de sensibiliser, qu’on parle au maximum de cette cause, finalement.

Agnès Fabre : Exactement. Je pense que ce qui est assez nouveau pour cette tribune, c’est qu’on a des signataires qui viennent de tous milieux professionnels : on a des médecins, notamment des professeurs en psychiatrie, on a des chefs d’entreprises, on a des directeurs de grandes écoles, on a des éditeurs, des artistes et beaucoup d’enseignants, des associations, aussi, engagées pour reconnecter la jeunesse au réel, qui s’engagent pour demander le droit des élèves à la déconnexion. Le terme est un peu provocateur par choix. On demande de repenser le numérique à l’école pour en faire véritablement un outil complémentaire et non pas un moyen de substitution aux méthodes traditionnelles.

Mick Levy : Cela dit, quand tu dis « droit à la déconnexion », évidemment le mot est fort pour marquer, l’idée n’est pas de graver un droit à la déconnexion des enfants dans la loi, je ne crois pas que ce soit l’enjeu du moment. Par contre, vous avez quand même un certain nombre de mesures et vous proposez qu’elles deviennent légales, associées à des obligations, notamment sur des minimas d’âge pour accéder soit aux réseaux sociaux soit au aux écrans. C’est bien ça ? Qu’est-ce que vous proposez ?

Agnès Fabre : En fait, on propose de légiférer sur l’accès aux smartphones, que les enfants avant 15 ans ne puissent pas avoir accès aux smartphones et aux forfaits téléphoniques associés. Honnêtement, je ne sais pas si c’est très facile à mettre en place.

Mick Levy : Avant 15 ans, avant l’arrivée au Lycée. Beaucoup d’enfants ont un smartphone à l’arrivée en sixième, parfois même avant.

Agnès Fabre : L’âge moyen, d’il y a deux ans, c’est neuf ans et neuf mois. Probablement que c’est plus tôt encore.

Mick Levy : Donc, ça fait un sacré saut par rapport aux pratiques.

Agnès Fabre : Ça fait un énorme saut, mais ça fait un ajustement par rapport aux préconisations du rapport Enfants et écrans qui incite de s’inscrire à des réseaux sociaux éthiques à 15 ans, mais je ne sais pas ce que c’est qu’un réseau social éthique. En fait, ils disent 18 ans pour Instagram.

Mick Levy : Un réseau social éthique. J’hésite ? Ils pensent à TikTok ou Insta, je ne sais pas.

Cyrille Chaudoit : À Truth Socia de Donald Trump ! En revanche, comment fait-on respecter ça, parce qu’il y a déjà des enfants qui vont s’acheter des puffs et même des vraies clopes chez le buraliste. Comment fait-on ?

Agnès Fabre : Pour moi, c’est d’abord une mesure de communication et de prévention auprès des parents, qui peut être appuyée, justement, par le Pacte Smartphone en attendant. Mais communiquer sur le fait que vous n’êtes pas seuls à attendre pour équiper vos enfants de smartphones.
J’en profite, tu parlais de Nokia tout à l’heure : de nouvelles d’entreprises proposent des téléphones qui ressemblent à des smartphones mais qui ne sont pas connectés à Internet, The Phone, j’en ai un, je m’en suis acheté un. Il y a des solutions.

Cyrille Chaudoit : Ceci étant dit, si on pense aux opérateurs de téléphonie mobile, puisqu’il faut avoir une carte bancaire, en tout cas un IBAN pour pouvoir être prélevé, on pourrait quand même légitimement penser qu’on peut mettre en place quelque chose à leur niveau. Les enfants de 15 ans n’ont pas de compte bancaire, jusqu’à preuve du contraire, c’est donc de la responsabilité des parents. Je cherche à comprendre, au-delà de la prévention, ce que l’on peut faire. Je suis complètement d’accord pour la prévention. Toutes les mesures légales qui ont été testées – tout à l’heure, tu faisais référence aux sites pornos, etc., plein de pays ont essayé d’interdire l’accès au porno, il y a toujours un biais qui fait que les sites te disent « on ne peut pas vérifier l’identité, donc on ne sait pas ». J’ai un peu l’impression qu’on tourne en rond sur ce type de sujet, on ne sait pas dire fermement « voilà qui est responsable. ». Il faut éviter que la charge soit apportée toujours sur le l’utilisateur final, là, en l’occurrence les parents. Qui doit être responsable demain ? C’est Orange ? C’est Free ? Ce sont les fabricants de téléphones ? C’est qui exactement ?

Agnès Fabre : C’est une question délicate, mais je pense que pour avoir un forfait téléphonique, si vous deviez montrer votre carte d’identité pour prouver que vous avez plus de 15 ans, il me semble que ce serait déjà un critère impactant. On sait que les enfants qui des smartphones parce que ce sont les parents qui donnent, en premier, leurs vieux téléphones, donc, on n’achète pas toujours un téléphone pour son enfant.

Cyrille Chaudoit : Pareil, mais il faut toujours un forfait. Du coup, pour le forfait ?

Agnès Fabre : Exactement. Ensuite, si c’est ancré qu’on ne peut pas acheter une cigarette avant 18 ans, si vous donnez à votre enfant de 15 ans une cigarette, peut-être que vous êtes un peu mal à l’aise. C’est un peu la même idée.

Cyrille Chaudoit : Ça, c’est du côté du parent, mais le buraliste, lui, c’est un commerçant et il vend des cigarettes. Il faudrait qu’on s’adresse à ceux qui vendent des téléphones mobiles et à ceux qui vendent des forfaits.

Thibaut le Masne : En fait, je ne suis pas très d’accord avec cette idée de dire que, de toute façon, il y aura des solutions de contournement, rien qui est parfait, donc on ne fait rien ! À un moment, ce n’est pas grave ! C’est la loi de Pareto : dans 80 % des cas, on va limiter tous ces usages-là. Effectivement, si le jeune a envie de fumer, a envie de boire avant l’heure, il y arrivera, il n’y a pas de débat là-dessus. S’il veut aller sur un site porno, il y arrivera.

Cyrille Chaudoit : Ce n’était pas mon propos Thibaut. Ce n’est pas de dire « comme, de toute façon, il y a des voies de contournement, il vaut mieux ne rien faire. »

Thibaut le Masne : C’est un peu ce qu’on entend des politiques aujourd’hui : dire qu’on ne fait rien parce qu’il y arrivera. Non !

Agnès Fabre : L’idée, c’est de renverser la tendance.

Thibaut le Masne : Je suis d’accord avec cela.

Cyrille Chaudoit : Le problème c’est qu’il y a aussi beaucoup de « yakafokon ». Il y a beaucoup d’incantations et rien ne se passe parce que, derrière, rien n’est opérationnel.

Thibaut le Masne : C’est là où, pour moi, l’idée du Pacte reste quand même quelque chose d’assez fort. Pour moi, chaque parent étant libre de pouvoir se dire « je ne veux pas de smartphone pour mon enfant de moins de dix ans, faisons ce collectif au sein de l’école. »

Agnès Fabre : C’est fort pour les parents qui sont déjà sensibilisés. Pour que ça marche, il faut que les parents soient sensibilisés, aient conscience du problème, des enjeux, etc. Il y a donc tout un travail de prévention qui est défaillant aujourd’hui.
Je reviens un peu sur notre responsabilité en tant qu’adultes. Je me suis acheté The Phone, un téléphone pour quitter mon smartphone, pour, justement, le jour où mes enfants m’en demanderont un, me demanderont un smartphone, je dirais « non, tu vois, je vis sans. ». Je pense que nous-mêmes nous avons beaucoup à apprendre sur notre déconnexion. Ce n’est pas évident. Pour prendre le train, ce matin, je devais avoir quand même mon iPhone, qui n’a pas accès à Internet, juste pour montrer mon billet. Je l’ai quand même avec moi, mais il est déconnecté.
Le fait de couper cette connexion permanente à Internet, c’est libérateur, et je pense qu’il faut qu’on le dise aussi en tant qu’adultes. Nous avons des métiers où on ne peut pas s’en passer, ce n’est pas une option, mais je pense que beaucoup d’entre nous pourraient vivre sans smartphone et au moins pendant les vacances, pendant les week-ends, etc.

Thibaut le Masne : Je renverse la vapeur. Je vais aller de l’autre côté et jouer l’autre jeu. En fait, tout se passe, la vie de notre enfant, aujourd’hui, se passe aussi à travers les réseaux sociaux. Dit autrement, pour ma fille, il y a un groupe de parents qui existe sur WhatsApp, je refuse WhatsApp, je n’ai pas WhatsApp, je n’ai pas la vie de l’école de mon enfant, de la société, parce que, globalement, si tu n’es pas sur WhatsApp, tu n’es pas dans la vie. Comment est-ce qu’on jauge cet effet-là ?

Agnès Fabre : J’ai WhatsApp, mais je l’ai téléchargé sur mon ordinateur, donc, j’y accède quand je choisis d’y aller, mais je n’y ai pas tout le temps accès. Ça répond à ta question ?
En fait, c’est possible de vivre sans avoir tout le temps accès à Internet, en choisissant les moments où on y a accès. Je trouve qu’il faut le dire parce qu’on est aussi tous un peu victimes de ça.

Mick Levy : C’est une hygiène. Ça peut commencer déjà par couper les notifications pour ne pas être esclave de ces notifications

Agnès Fabre : Je vais vous dire, j’ai essayé de m’appliquer la règle des 4 Pas dont je vous ai parlé tout à l’heure, mais je n’y arrive pas. Je ne sais pas, vous arrivez à ne pas dormir avec votre téléphone, à le mettre dans une autre pièce ?

Mick Levy : Je suis vraiment en train de dire que je devrais faire comme pour ma fille, couper mon téléphone une heure avant d’aller me coucher, parce que je ne mesure pas à quel point ça influe sur mon sommeil.

Cyrille Chaudoit : Il ne faut pas que tu te mettes sur ton téléphone une fois que tu es couché.

Mick Levy : Ça, je ne fais pas, vraiment pas.

Agnès Fabre : Je pense que c’est plus facile à mettre en place pour des enfants entre six et neuf. Pour nous, c’est déjà un peu fichu et, honnêtement, je pense qu’on a beaucoup de générations qui sont assez sacrifiées.

Mick Levy : Générations sacrifiées ! Au secours !

Cyrille Chaudoit : Agnès, on arrive au terme de cet épisode, juste, puisqu’on vient de changer de gouvernement, demain, toi, quelqu’un du collectif est appelé, reçoit un petit coup de fil parce que le gouvernement change encore, pour aller à l’Éducation nationale. Quelle serait la toute première mesure pour qu’on puisse résumer en un seul mot vos intentions et vos recommandations ? Quelle est la toute première mesure pour aller dans le sens de ce que tu nous dis depuis tout à l’heure ?

Agnès Fabre : C’est la mesure de la tribune de septembre, c’est le droit des élèves à la déconnexion, c’est-à-dire imposer à l’école de donner des devoirs à faire qui n’ont pas de recours aux écrans. Donc paramétrer les ENT, les bloquer. Voir avec et les éditeurs de manuels scolaires pour que les manuels numériques soient seulement un complément aux manuels papiers qui reste à la maison. C’est communiquer avec les familles et sensibiliser les enfants à la question des écrans via l’école.

Thibaut le Masne : J’adore, je vote pour toi !

Cyrille Chaudoit : Merci, Agnès. Au revoir.

Agnès Fabre : Merci beaucoup de m’avoir invitée.

Cyrille Chaudoit : On vous invite d’ailleurs, chers auditeurs et auditrices, à réécouter ou à écouter, tout simplement, notre épisode avec Serge Tisseron, on l’a évoqué tout à l’heure, Cyber-Psychologie : Notre identité en question, c’était en avril 2023, déjà, c’était la saison 2, épisode 8. Merci pour cet échange, Agnès.
Je rappelle ici les Assises du numérique à l’école qui se sont tenues le 12 octobre dernier, 2024, dont on peut retrouver les éléments de synthèse, notamment en vidéo, sur votre site, sur le site du collectif Éducation numérique raisonnée, education-numerique-raisonnee.com. On peut te retrouver et te suivre sur Linkedin.
Mais vous qui nous écoutez, restez encore quelques instants. C’est l’heure du debrief.

Mick Levy : Merci Agnès.

Thibaut le Masne : Au revoir Agnès.

Agnès Fabre : Merci. Au revoir.

Voix off : Trench Tech, Esprits critiques pour Tech Éthique.

Le Debrief 1 h 06’ 10[modifier]

Mick Levy : Je vais faire un truc avec cet épisode, je vais le faire écouter à ma fille en rentrant. Quinze ans, on l’a évoquée plusieurs fois, coucou ???, je le redis.

Thibaut le Masne : Tu peux le faire écouter aussi à ta mère, parce que c’est la deuxième fois que tu nous parles des coups de téléphone.

Cyrille Chaudoit : C’est vrai. Ça lui rappellera de bons souvenirs.

Mick Levy : Elle veut mener des actions de sensibilisation. On lui a tendu notre micro pour ses actions de sensibilisation, on voit que c’est quand même le cœur du sujet. Elle l’a dit et redit, la loi certes, mais elle ne passera pas comme ça.

Thibaut le Masne : Peut-on revenir juste cinq minutes sur le droit à la déconnexion ? Franchement, je trouve assez hallucinant de voir qu’une loi est passée pour tous les travailleurs français comme un droit fondamental que d’avoir le droit à la déconnexion, sauf pour nos élèves !

Mick Levy : Il y a une justification, je suis désolé.

Cyrille Chaudoit : Le droit à la déconnexion en entreprise : tu es censé avoir le droit de ne pas consulter tes mails le week-end, etc. On a vu que les profs balancent sur les ENT les cours, les notes ou les devoirs, etc., les week-ends. Il y a un vrai problème.

Thibaut le Masne : Il y a un vrai enjeu là-dessus.

Cyrille Chaudoit : C’est donc d’abord la sensibilisation et nous sommes ravis d’avoir tendu le micro à Agnès et à son collectif ENR, Éducation numérique raisonnée, qui s’est lancée justement cette année, donc super. En revanche, on sait que le temps de la loi ne va pas aussi vite que le temps de la techno. Peut-être, finalement, que les plateformes vont devancer tout ça. Je vous rappelle quand même qu’Instagram a frappé fort avec son annonce cette semaine, au moment où on enregistre, de vouloir créer des comptes Ado qui seront appliqués automatiquement aux moins de 16 ans, avec tout un tas de restrictions, et beaucoup plus de droits qui seront ouverts aux parents. Donc, quelque part, on peut se demander si, finalement, la sensibilisation du grand public à ces sujets n’a pas porté ses fruits, parce que le politique s’est quand même déjà emparé un peu du sujet, ils font pression.

Mick Levy : On voit encore la notion de pharmakon, on voit encore la Silicon Valley qui veut tout résoudre. Elle a créé le problème et puis elle dit « c’est nous qui allons le résoudre ». À mon avis, quelque chose me dit, en écoutant beaucoup Agnès – c’est bien, je ne dis pas que ça va, bien évidemment – mais il va falloir que ça aille quand même sacrément plus loin. Elle dit quand même interdiction des téléphones avant 15 ans. C’est pour ça qu’ils militent, il y a quand même des choses très concrètes.

Cyrille Chaudoit : De toi à moi, interdiction du téléphone avant 15 ans, ça n’arrivera jamais, ce n’est pas possible ! J’entends l’attention et c’est déjà très bien, ça participe d’une communication globale qui va sensibiliser l’opinion publique, mais tu n’arriveras jamais à interdire la vente d’un smartphone avant 15 ans, de toute façon, ils récupéreront ceux des parents, et c’est la même chose pour les opérateurs de téléphonie mobile pour avoir un forfait. Ça fait partie du package, c’est bien, ça va infuser dans la société et, à la fin, on aura des plateformes et des vendeurs de téléphones, etc., qui seront régulés d’une certaine manière. On en revient toujours à une chose : information, sensibilisation d’un côté et donner un cadre légal qui vient réguler le truc.

Mick Levy : Agnès nous a donné quelques belles expressions, que j’ai envie de retenir quand même. Elle a parlé du temps volé par le numérique. C’est tellement juste ! Je pensais à tous ces moments où tu es en train de chiller en mode zombie, à scroller, à faire du doomscrolling. Là, c’est du pur temps volé. Tu ne te souviens même pas de ce que tu as pu voir en doomscrolling. On est en plein dedans.

Thibaut le Masne : Je te croyais anti-anglicismes. Tu viens de nous balancer une phrase dans laquelle il n’y a pas un mot de français !

Cyrille Chaudoit : Ce temps volé, c’est aussi l’argument du Premier ministre australien, que je citais tout à l’heure, il dit : « Nous voulons que nos enfants socialisent, aillent faire du sport, jouent au tennis – en plus, en Australie, c’est quand même la culture du sport et du corps. ». Ce temps volé c’est une évidence, encore une fois, mais il va falloir aussi que les adultes montrent le bon exemple, parce que si tu demandes à tes enfants de lâcher leur téléphone et que tu es sur ton smartphone pendant qu’ils sont en train de te parler de leur journée, ce n’est pas gagné !

Thibaut le Masne : Ce n’est pas top !

Mick Levy : Ce qui est sûr, c’est que Trench Tech, ce n’est pas du temps perdu !

Cyrille Chaudoit : Et voilà ! Nous venons de passer plus ou moins 60 minutes ensemble pour exercer notre esprit critique sur l’impact du numérique sur nos enfants, qui sont aussi, parfois, vos élèves, vous qui nous écoutez. On espère que cet épisode avec Agnès Fabre vous a plu et qu’il a, une nouvelle fois, permis d’exercer votre esprit critique pour une tech éthique. Et si tout ça fait sens pour vous, eh bien n’hésitez pas, mettez-nous cinq étoiles sur Apple Podcasts, levez un pouce sur YouTube ou, encore mieux, partagez cet épisode à votre entourage.
Et puis, tiens, j’ai envie de vous laisser méditer sur cette phrase de Montaigne : « L’élève n’est pas un vase que l’on remplit, mais un feu qu’on allume. ». C’est l’occasion, pour moi, de rendre hommage à celles et ceux qui ont su, dans ma vie, allumer ce feu en moi, à l’école comme après, et j’ai beaucoup appris avec toi, Christophe, je l’oublierai pas.

Voix off : Trench Tech, Esprits critiques pour Tech Éthique.