Le numérique, c’est politique

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Titre : Le numérique, c’est politique

Intervenant·e·s : Serge Abiteboul, Tariq Krim

Lieu : SMART TECH

Date : 03 janvier 2023

Durée : 10 min 43

Vidéo

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide. Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l’April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcription[modifier]

[Jingle]

Présentatrice : Vous êtes bien de retour sur le plateau de SmartTech. Ici, on parle de l’innovation, des technologies, du numérique et du numérique politique également avec Tariq Krim, qui vient régulièrement dans SmartTech partager ses points de vue. Bonjour Tariq.

Tariq Krim : Bonjour !

Présentatrice : Très bonne année d’abord, meilleurs vœux.

Tariq Krim : Également.

Présentatrice : En espérant que tout ce qu’on a souhaité en 2022 puisse se réaliser en 2023.

Tariq Krim : C’est ce que l’on va voir oui.

Présentatrice : On a gardé avec nous en plateau Serge Abiteboul, membre de l’ARCEP. Merci beaucoup d’être resté avec nous.
Alors quelles sont ces leçons justement, Tariq, que vous tirez de 2022 ?

Tariq Krim : Eh bien, énormément de choses se sont passées en 2022 mais il y a trois leçons particulières qui me semblent intéressantes.
La première, nous l’avons vu en 2022 avec la crise de l’énergie, c’est que l’énergie est une denrée essentielle pour la technologie. En France, on a réussi à avoir une industrie numérique plutôt pas mauvaise avec des datacenters, on sait construire des datacenters, on a le logiciel, on sait plus ou moins bien le faire, on sait importer des puces... Mais soudain, il y avait cet ??? [1:11], cette chose nouvelle qui est apparue : le coût de l’énergie est devenu plus intéressant aux Etats-Unis qu’en Europe, avec évidemment la guerre en Ukraine. Donc soudain, on s’est rendu compte que si l’on ne maîtrise pas ces questions énergétiques, c’est aussi une partie du numérique qui va être euh...

Présentatrice : C’est-à-dire que la question de la souveraineté qu’on adressait à travers le cloud, les datacenters, elle va jusqu’à la question de la souveraineté sur l’énergie ?

Tariq Krim : Absolument. Le paradoxe, c’est qu’on a construit la France pour être souveraine énergétiquement et c’est là aujourd’hui où le bât blesse, on le voit. On dit que ça affecterait entre 10 à 20% du prix, donc c’est un vrai sujet. Puis surtout aujourd’hui, au-delà de la question du prix, il y a la question de savoir quelle est la stabilité du prix de l’énergie, combien va-t-on payer en 2023, en 2024. Personne ne le sait vraiment, il n’y a que les GAFAM qui ont ce qu’on appelle un ruban énergétique, c’est-à-dire qu’elles ont acheté le prix de l’énergie garanti sur plusieurs années, ça leur donne un avantage.
Mais c’est vrai que ça va être un vrai sujet. Je pense qu’à chaque fois que l’on parle de la souveraineté numérique, on parle souvent du logiciel, on parle du cloud, on parle des entreprises, mais la question de l’énergie redevient une question centrale.

Présentatrice : Et puis ça repose la question des biens essentiels. Puisque finalement, on s’est aperçu que les opérateurs, les télécoms n’étaient pas considérés comme un bien essentiel puisqu’on pouvait subir des coupures. Peut-être pas dans tous les secteurs d’activités, mais c’est vrai que ça repose cette question.

Tariq Krim : Ca repose une question assez essentielle aussi : la France n’a jamais été pensée pour être un pays où l’on coupe le courant, mais ça peut être le cas sur d’autres continents, donc rien n’est pensé. Si on coupe le courant, je crois que les bornes 4G durent entre 20 et 30 minutes, les câbles de fibre et les interconnexions de câbles n’ont pas suffisamment d’énergie. Donc c’est vrai, on n’a jamais pensé nos infrastructures pour des problèmes de ce type. C’est heureusement quelque chose qui ne nous est pas arrivé mais c’est vrai que ça pose beaucoup de questions.

Présentatrice :Oui, beaucoup de questions sur cette transformation numérique qui a été accélérée et qui se retrouve là face à cette question d’énergie. La deuxième leçon de 2022 dont vous m’avez parlé en préparation de cette émission était le rôle des puces dans notre économie.

Tariq Krim : Absolument, on s’en est rendu compte durant la crise du Covid. Ce qui s’est passé, c’est que beaucoup d’acteurs européens ont décidé avec le Covid de laisser les commandes et de dire « On reviendra, on reprendra des puces plus tard ». En fait, ils se sont retrouvés en bas de la pile et essaient depuis de remonter, mais c’est difficile. Ce qu’on voit surtout avec ce qui se passe en Chine, donc l’après-Covid qui est plutôt tumultueux avec, comme on l’a vu, une augmentation des cas, des problèmes de reprise : ce qui a au départ été pensé comme une stratégie où on va se remettre notamment au Vietnam, en Inde pour construire de nouvelles usines. En fait ce qu’on voit, maintenant c’est que les Etats-Unis veulent se réinstaller aux Etats-Unis avec des usines de plus. Ils sont prêts à mettre énormément d’argent, et c’est vrai que nous en Europe pour l’instant on a la volonté mais il n’y a pas forcément de budget.

Présentatrice : Il y a quand même le cheap act ?

Tariq Krim : Absolument, le cheap act est assez important.

Présentatrice : L’investissement d’Intel aussi en Europe.

Tariq Krim : Absolument. Ce qui est intéressant, si vous voulez, c’est que pendant très longtemps, Taïwan était la zone sur laquelle on va construire les puces de dernière génération. mais il y a une volonté américaine très forte pour réimporter ce savoir. Alors est-ce que ça va se faire ou pas, c’est l’une des questions ouvertes. Est-ce que la Chine sera aussi capable de construire ses propres puces ? Il semblerait qu’elle n’est pas très loin. Il y a quelques années, on parlait de Huawei qui était tout en bas parce qu’ils avaient été bloqués par les Etats-Unis mais qui sont aujourd’hui redevenus l’un des leaders de la technologie. Donc il y a énormément de questions qui vont se poser autour de la géopolitique des puces.

Présentatrice : Encore une fois, il faut regarder du côté des Etats-Unis pour en tirer des leçons finalement. Ce sont eux qui ont sonné le top départ de cette stratégie.

Tariq Krim : C’est très volontaire parce que d’une certaine manière, les puces sont directement et indirectement la clé pour la croissance américaine. Vous avez un problème géopolitique avec Taïwan et à partir de là une partie de l’économie américaine s’écroule, notamment les acteurs technologiques qui sont un peu les leaders de la bourse américaine. Evidemment, c’est un problème qui est pris très au sérieux. C’est un problème aussi pris au sérieux en Europe mais les moyens mis en œuvre et la capacité de l’ambition n’est pas la même pour l’instant.

Présentatrice : Alors troisième leçon, autour de l’intelligence artificielle. La dernière fois que l’on s’est vu, en 2022, vous nous aviez parlé de votre expérience avec ChatGPT.

Tariq Krim : Absolument.

Présentatrice : On a eu un bond en avant qui a été fait.

Tariq Krim : Un bond en avant ou un singe savant, on ne sait pas, ça reste toujours à débattre. C’était Asimov qui disait que lorsque la technologie n’est pas distinguable de la magie, c’est qu’il y a quelque chose qui se passe. C’est vrai qu’aujourd’hui, on est entré dans une nouvelle ère de l’IA où ces choses fascinent, fascinent énormément. Mais derrière ça, il y a aussi des questions politiques, économiques et puis même culturelles importantes, de savoir pour qui ces IA fonctionnent, c’est-à-dire comment elles sont entraînées. C’est une vraie question, on n’a toujours pas véritablement de compréhension. On en avait parlé, quand on tape certains argumentaires, les réponses de GPT-chat sont plutôt des réponses proches du département d’Etat américain ou d’une vision plutôt consensuelle. Quand vous tapez « démocratie » sur Dall-E, vous voyez des gens en train de jeter des cocktails Molotov. Donc il y a toute une question autour de l’apprentissage dans l’intelligence artificielle, qui va être essentielle et qui elle-même devient politique.
Puis il y a aussi la question de savoir qui maîtrise, qui développe ces technologies. Est-ce-que ce modèle va être un modèle de cloud, c’est-à-dire, en gros, on tape des queries [requêtes] sur son ordinateur et ça se passe quelque part, ailleurs, combien ça va coûter, enfin il y a énormément de questions qui sont en suspens. C’est vrai que 2023 va nous offrir une partie des réponses.

Présentatrice : Quel est votre regard sur ce bond en avant avec ce OpenAI, sur l’intelligence artificielle en langage naturel ?


Serge Abiteboul : C’est mélangé, parce que c’est vrai qu’en même temps c’est hyper bluffant. Quand on joue avec, on regarde et on se dit « Wow ». En fait, c’est un petit peu ce que tu as dit, c’est un peu des singes savants, c’est-à-dire qu’il a répété, il a un peu mélangé plusieurs textes etc., il dit des bêtises parfois. Donc je pense que l’intelligence artificielle progresse comme elle a progressé depuis 50 ans et donc c’est normal, c’est une étape. A chaque fois on est un peu surpris par cette étape comme on a été surpris quand il y a eu des reconnaissances d’images complètement bluffantes sur des tumeurs ou des trucs comme ça.
e vais reprendre quand même le mot de Tariq sur le côté « magique » je pense que ça repose sur le fait qu’il ne faut pas que ce soit pris comme de la magie. C’est absolument indispensable que toute la population comprenne ce qui se passe, c’est-à-dire que je retombe un peu sur un truc que je n’arrête pas de répéter avec beaucoup de gens depuis des années : il y a vraiment besoin d’une formation intense à l’informatique, notamment avec l’intelligence artificielle. Il faut que les gens comprennent ce qu’ils sont en train de faire. Il faut qu’ils maîtrisent puisque ChatGPT va être utilisé dans les entreprises. Il y a déjà des entreprises qui l’utilisent parce qu’écrire un rapport avec ça est beaucoup plus facile que d’être obligé de le taper. Mais d’un autre côté, vous maitrisez beaucoup moins vos outils et vous perdez une certaine proximité avec votre métier. Et ça, c’est absolument critique. Il faut absolument que toute la population monte en compétences sur ces sujets-là et ça fait 20 ans qu’on le dit, il faudrait vraiment le faire maintenant.

Présentatrice : Alors là le fait qu’on soit avec un outil ouvert, ça permet justement de se l’approprier, on peut jouer avec, on peut l’aider à grandir, à s’améliorer. On participe quand même au progrès de cette IA.

Serge Abiteboul : Ce n’est pas si ouvert que ça. On ne sait pas exactement avec quoi ça a été entraîné, donc ce n’est pas si ouvert que ça.

Tariq Krim : Ça pose énormément de questions qui sont posées justement sur la question des modèles. Ce qui est fascinant avec GPT-chat et Dall-E c’est que pendant des années, il y a eu des partisans de l’IA qui ont dit « Vous allez voir, ça va tout changer ». Puis finalement, comme toutes les technologies d’ailleurs, ça s’est stabilisé et on a des changements incrémentaux. Depuis l’arrivée de GPT-chat, tous ces gens qui ont un peu été les enthousiastes et les déçus d’il y a une dizaine d’années, qui nous expliquaient comment le monde allait changer, sont en fait en train de revenir doucement...

Présentatrice : On reprend des couleurs.

Tariq Krim : Voilà, ça y est. Une des questions importantes c’est combien ça coûte, est-ce que ça coûte très cher de faire tourner ces services, qui peut les faire tourner puisque les puces ne sont pas accessibles à tout le monde, et puis surtout comment entraîne-t-on ces intelligences artificielles, à partir de quel contenu ? Il y a une véritable question : est-ce que la technologie type GPT-chat est neutre ? La réponse évidemment est non.

Présentatrice : Et l’enjeu culturel derrière ces IA ?

Tariq Krim :Il y a une forme d’encerclement idéologique, c’est-à-dire qu’aujourd’hui, ce qui est fascinant, un peu comme le cinéma américain ou la science-fiction où on nous a projeté dans une espèce de vision qu’on a absolument voulu répliquer et dont on se rend compte aujourd’hui qu’elle va être très difficile, c’est-à-dire que non, on ne va pas tout de suite aller sur Mars, non on n’a pas forcément d’intérêt immédiat à le faire, mais bon ça fait partie de cette idée que la technologie va changer le monde, qu’on va faciliter le monde alors qu’on rentre dans un monde qui est de plus en plus complexe, à mon avis où les gens sont de moins en moins d’accord, et ce n’est pas l’intelligence artificielle qui va les remettre d’accord.

Présentatrice : Merci beaucoup à tous les deux. Merci Tariq Krim de codesouverain.fr [cybernetica.fr]. A suivre notre chronique « Où va le web ? ».