« Responsabilité des ingénieurs - Éric Sadin » : différence entre les versions

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Je vais faire un petit écart. Ah !
Je vais faire un petit écart. Ah ! je m’étais trompé, c’est le temps qui me reste ! Je croyais que j’en étais déjà à 13-5 et il me reste ça, ça va !
 
[Applaudissements]
 
On est très bien. Charles je vous en veux, vous auriez pu me le dire ! Vous ne l’avez pas vu, j’ai essayé de le cacher, mais j’ai eu un moment de panique.
 
Je vais faire un petit écart. Nous sommes tous soumis au devoir de responsabilité par le fait même d’exister. Responsabilité à l’égard de nous-même, à l’égard de nos proches, à l’égard des autres, à l’égard de la société, mais nous n’avons pas tous le même poids de responsabilité. C’est difficile de quantifier, si Anthony quantifie le cerveau humain en gigas, difficile de quantifier le poids de responsabilité. Eh bien on peut le quantifier, en tout cas supposer que des métiers, des responsables politiques, par l’étendue, par l’importance de leurs décisions et la conséquence qu’elles ont sur nos vies, revêtent une charge de responsabilité plus accrue. Oui, on peut évaluer ou tenter d’évaluer le poids de la responsabilité dans une sorte de ratio entre les décisions que nous prenons dans nos vies, dans nos existences, dans nos métiers, et l’ampleur des incidences que ces décisions peuvent avoir sur les individus, sur les sociétés.
 
Au vu de ce postulat, en tous les cas de cette équation très simple, eh bien si on opère une cartographie des responsabilités, je constate que sur cette cartographie, sur un des reliefs ou peut-être le relief, les reliefs, le relief, le sommet le plus élevé aujourd’hui se situe, ce que je peux appeler la classe, sans du tout de dimension péjorative, au sens large la classe des ingénieurs, la classe des programmeurs, la classe de développeurs, la classe très multiple des codeurs, dans la mesure où, de plus en plus et plus que jamais, les gestes, leurs gestes, vos gestes, eh bien entraînent des quantités d’incidences de plus en plus prégnantes, non seulement sur le champ de l’action humaine, mais le champ de la cognition humaine.
 
La place de l’ingénieur aujourd’hui.
 
Je vais un petit feed-back sur la place de l’ingénieur aujourd’hui, la place historique de l’ingénieur. Au 18e siècle et les siècles précédents, mais en tous les cas au 18e siècle, en quelques mots – on n’a pas le temps, ce n’est pas un cours d’histoire –, mais en quelques mots, l’ingénieur était caractérisé par, bon ! nous sommes encore dans cela à peu près, par le fait qu’il était impliqué dans un centre de recherches, qu’il était pris par une passion et que par son savoir, par son intelligence, par sa volonté, par son travail, eh bien il développait des, aller on va dire innovations, on va utiliser le terme, là, et que tendanciellement il maîtrisait de lui-même l’ensemble du processus. Il maîtrisait l’ensemble du processus. Il maîtrisait, je le redis, je ne radote pas, je le redis, il maîtrisait l’ensemble du processus.
 
Et après, un peu plus tard, à l’avènement de la révolution industrielle, dans les années 20-30 du 19e siècle, sont apparues la possibilité de breveter les innovations donc la possibilité de les céder à des entreprises. Et puis il s’est passé, donc l’utilisation de plus en plus accrue des brevets par des industriels qui se sont intéressés à cette classe, à ces métiers qu’étaient les ingénieurs et qui, non seulement ont de plus en plus acquis, monétisé, acheté des brevets, mais qui ont intégré de plus en plus des ingénieurs dans leur champ de travail, enfin dans leur activité générale c’est-à-dire l’entreprise. Et cela n’a cessé de se développer au cours du 19e siècle et pendant une large partie, enfin jusqu’au moment de la société de la consommation et plus que jamais aujourd’hui, et ça a rendu quoi ? Ça a eu quoi comme conséquence cela ? Cela a eu principalement, j’ai analysé cela de près, c’est une parenthèse, j’ai écrit tout un chapitre dans mon dernier livre qui est paru en octobre, qui s’appelle <em>La Silicolonisation du Monde</em>, donc j’ai analysé ça de près, le fait que prioritairement ça induit une parcellisation des tâches. Vous pourrez ne pas être d’accord avec moi, je pense qu’il n’y a pas un jeu de questions-réponses après, mais une parcellisation des tâches, donc une dissolution tendancielle des responsabilités.
 
Et puis il y a eu une visibilité moindre sur les finalités affectées aux recherches mises en place par plusieurs ingénieurs travaillant plus ou moins ensemble au sein d’équipes distinctes et plus ou moins associées. Et puis il s’est passé aussi autre chose, un phénomène aussi important – donc j’ai parlé de dissolution et de manque de visibilité de la finalité possible ; ce n’est pas systématique – et puis il s’est passé l’assujettissement de plus en plus croissant des pratiques de l’ingénieur à des intérêts industriels et économiques. C’est-à-dire l’assujettissement, le fait de moins répondre à ses propres aspirations, la figure de l’ingénieur du 18e siècle que j’ai évoquée rapidement, que le fait de se soumettre – c’est comme ça, c’est un fait ! Ce n’est pas du tout, là je n’opère pas de jugement, c’est factuel –, de se soumettre à des logiques industrielles et économiques. Et se privant de plus en plus de sa liberté, j’ai presque envie de dire, aller, de sa liberté presque, même si on est dans le champ de l’entreprise, entrepreneuriale, entrepreneuriale, proprement singulière, inventive. Je sais que c’est complexe ce que je dis parce qu’il y a de l’invention aussi même quand on travaille dans les entreprises, mais j’ai envie de dire d’une pleine liberté. Aller, je vais dire d’une pleine liberté.
 
Mais il y a eu un moment, une sorte de moment contraire à un moment, mais qui n’a regardé que quelques personnes, où la figure de l’ingénieur, de l’inventeur, est réapparue dans l’histoire du 20e siècle ; peut-être voyez-vous déjà à qui je fais référence. Je fais référence au fameux garage californien, par exemple, qui est une histoire des années 30 avec Hewlett-Packard, à la fin des années 30, mais principalement je pense à Steve Jobs et Wozniak qui là, maîtrisaient l’ensemble du processus, ce qui les caractérisait. Et c’était aussi leur immense talent et leur génie, c’est-à-dire une vision sur un projet et de maîtriser, en étant entouré d’équipes, en faisant des commandes aussi de certains composants ou de certains éléments, matériaux, de leurs projets, le PC, à des prestataires extérieurs, ils avaient une vision de l’ensemble et une maîtrise. Mais cela n’a regardé que quelques ingénieurs de l’informatique, pouvions-nous dire à l’époque, alors que l’immense majorité aujourd’hui, dont vous faites partie probablement, travaille dans le secteur privé. Je veux bien faire le distinguo entre start-ups où on travaille à partir de son propre projet, mais très vite, même dans les start-ups, les développeurs sont soumis à un projet, soumis, je ne le dis pas au sens de…, voilà une sorte d’ajustement à un projet de start-up où, dans les entreprises, il y a une sorte d’assujettissement à quoi ? Eh bien à des logiques économiques. Mais qu’est-ce que ça veut dire logiques économiques, ça veut dire aussi à des cabinets de tendance, à des exigences définies par des bureaux marketing qui déterminent la feuille de route, les cahiers des charges des recherches qui doivent être entreprises, une fois de plus réduisant la capacité de l’ingénieur qui est un être qui fait particulièrement et même, j’ai envie de dire, plus que majoritairement historiquement dans sa pratique, appel à son imagination et à sa créativité, qui se trouve rangé à des logiques qui, je vais le dire très simplement, qui pour partie le dépassent.
 
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Je vais vous donner un exemple que vous connaissez tous,

Version du 23 mai 2018 à 16:33


Titre : De la responsabilité des ingénieurs

Intervenants : Éric Sadin -Charles

Lieu : Paris . Palais des Congrès - Conférence Devoxx France

Date : avril 2018

Durée : 26 min

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Licence de la transcription : Verbatim

NB : transcription réalisée par nos soins. Les positions exprimées sont celles des intervenants et ne rejoignent pas forcément celles de l'April.

Statut : Transcrit MO


Transcription

Bonjour.

[Applaudissements]

Là vous avez applaudi parce qu’on vous a encouragé, par politesse. Peut-être m’applaudirez-vous à certains instants. Je ne suis pas sûr, je ne suis pas certain ! Pas certain ! Anthony vous avez dit que le cerveau faisait, à peu près avait une capacité de 80 gigas. C’est ça ? Mais d’où vous tenez ça ? Vous êtes sûr de ça ?

Anthony : Non, c’est Google.

[Rires]

Éric Sadin : Bon ! Parce qu’évidemment on ne peut pas croire ce genre d’affaire, de quantification, contrairement à tant de personnes qui croient qu’on peut quantifier, modéliser le cerveau humain.

Donc merci Charles. C’est moins de l’intelligence artificielle qui est un de mes champs de recherche actuel et pour les années à venir que de la part de l’ingénieur au sens large, le développeur, le programmeur, le codeur, que je souhaiterais évoquer et sa part de responsabilité et les incidences aujourd’hui que les développeurs par leurs productions, par leurs savoirs, produisent sur la société.

L’avènement de l’Internet au milieu, à la fin des années 90, qui a donné ce qui a été nommé de façon assez synthétique « l’âge de l’accès », qui a rendu possible l’accès, justement, à une infinité, à un volume de corpus sans cesse croissant, textuel, iconique, sonore, eh bien a donné, imprimé une image radieuse au numérique, rendant possibles aussi des jeux de communication entre individus à des coûts marginaux et l’accès, pour dire rapidement les choses, à tous les savoirs du monde.

Eh bien cette dimension-là, de ce qui a été nommé par le futurologue de plus en plus exalté, je veux parler de Jérémy Rifkin qui a nommé ce moment-là et d’autres choses aussi, il a nommé d’autres dimensions dans ce titre-là de son livre qui s’appelait L’âge de l’accès, mais nommer cette capacité d’accès, cette capacité d’accès qui a imprimé, je le redis, jusqu’à aujourd’hui, notre représentation, pour parler rapidement, du numérique.

Or aujourd’hui, ce que nous nommons numérique correspond, renvoie, à cet âge de l’accès, mais renvoie à une autre dimension qui est actuellement en forte émergence, massivement émergente, à laquelle vous participez, vous probablement pour partie ici et plus largement au-delà de vous, vos métiers, eh bien ce moment c’est celui que je nomme – puisque vous aviez dit Charles que je suis un des penseurs du numérique ; alors parfois on peut jargonner, j’essaie de jargonner le moins possible –, mais aujourd’hui nous entrons dans un autre moment que je nommerai « l’âge de la mesure de la vie ».

Alors qu’est-ce que c’est la mesure de l’âge de la vie ? Si l’âge de l’accès ne cesse de se développer, de continuer, cela n’est pas appelé à s’affaiblir, se réduire, tout le contraire même, tout le contraire, s’agrège un autre moment qui voit la dissémination de capteurs sur des surfaces de plus en plus variées de nos réalités. Nous vivons ce moment actuellement ; je ne suis pas futurologue, mais les années 2015-2025 vont probablement voir – et là je pense que je ne vous apprends rien –, vont vous probablement voir la dissémination tous azimuts, et je mets une petite parenthèse, si nous n’y prenons garde, si nous n’y prenons garde, car les choses ne sont pas écrites. La tendance veut qu’il y ait des capteurs, des objets connectés, qui diffusent des données relativement à des gestes de plus en plus variés du quotidien et, vous le savez, qui sont traitées par des systèmes d’intelligence artificielle de plus en plus sophistiqués, en sophistication croissante, selon des vitesses, aller on va dire exponentielles, c’est un peu facile, mais sans cesse accélérées. Et que rend cet environnement, cette configuration ? Eh bien elle rend une visibilité de plus en plus approfondie, de plus en plus, j’ai dit ce terme trois fois, variée de nos gestes, et une visibilité, une interprétation par des systèmes, de nos comportements. Que ce soit une balance connectée qui quantifie nos poids, qui évalue les courbes successives évolutives et qui, en retour, et tout est à l’avenant, via des start-ups, des applications, des start-ups, alors on m’a dit « tu vas un peu dans un terrain hostile aujourd’hui » ; je vais peut-être dans un terrain hostile, mais je pense que j’ai des choses à vous dire. Il y a des start-ups, quantités de start-ups, c’est même la vocation majeure de la start-up et des start-ups aujourd’hui de recueillir ces données via des capteurs, en tous les cas tous types de données et de plus en plus via des capteurs et via des objets connectés, en vue, en vue, j’ai presque envie de dire mes chers amis, en vue prioritairement d’instaurer une marchandisation de plus en plus intégrale de la vie. Que ce soit des puces, alors une fois j’ai dit dans une émission de radio « vous savez maintenant il va y avoir des puces dans le lit. » Le journaliste m’a dit : « Vous savez des puces, ce n’est pas nouveau ! » J’ai mis une seconde à comprendre. Oui des puces, des chips, dans le lit qui quantifient le sommeil et là il y a évidemment, immédiatement, des startupers, des applications qui peuvent supposer, par la quantification du sommeil, eh bien des quantités d’offres en retour de compléments alimentaires ou de séjours à la montagne. Et c’est à l’avenant avec les balances connectées, c’est à l’avenant, tout est à l’avenant, avec les capteurs dont tout le monde se réjouit, c’est l’avenir radieux des dix prochaines années, des capteurs partout, qui vont optimiser, faciliter la gestion de notre vie. Mais les capteurs c’est la marchandisation intégrale de la vie, de toutes les séquences de la vie.

Mais ce n’est pas que ça ! Les capteurs, les systèmes d’intelligence artificielle qui interprètent en temps réel. Charles je risque d’avoir un problème, parce que là je ne vois pas l’heure. C’est moi là, je suis déjà à treize ! Non ! Bon eh bien écoutez. Pardon ?

Charles : Le temps passe vite quand on s’amuse !

Éric Sadin : Ouais, je commence… Mais bon ! Écoutez, je vais essayer de m’y tenir, mais ça va être très compliqué.

Ce n’est pas que la marchandisation intégrale de la vie cette interprétation en temps réel. C’est par exemple, dans les espaces de travail, dans les grandes entreprises qu’on appelle la feedback economy, l’entreprise 4.0, il y a plein de dénominations, c’est l’infiltration, l’intégration de capteurs sur toutes les chaînes, que ce soient les chaînes de conception, les chaînes de fabrication, les chaînes de livraison, et qui rendent possible, j’ai parlé d’interprétation de visibilité en temps réel des comportements, des cadences de production et qui rendent possible – donc là ce n’est pas que la marchandisation de la vie, c’est autre chose–, qui rendent possible la mise en place de systèmes qui interprètent l’ensemble des faits et qui, en retour, guident des actions à entreprendre, donc orientent l’action humaine et induisent ce que je nomme une organisation algorithmique de la société, ce qui est à l’œuvre actuellement massivement dans l’entreprise. Et là, aussi bien concernant la marchandisation intégrale de la vie que l’organisation algorithmique, notamment du cas du travail qui dénie l’individu de la spontanéité humaine, de sa capacité créative autonome et qui le réduit à une sorte de robot de chair. Eh bien et l’une et l’autre, la marchandisation et l’organisation algorithmique de la vie, représentent des modèles de société en devenir auxquels, pour ma part, je m’oppose radicalement et pour lesquels les développeurs, pour une large part, participent de la formation de ce nouvel environnement qui n’est pas seulement un environnement social ou sociétal dit-on, c’est un nouveau modèle civilisationnel fondé sur la visibilité en temps réel des comportements et une dimension strictement utilitariste de l’utilisation de ces données.

8’ 24

Je vais faire un petit écart. Ah ! je m’étais trompé, c’est le temps qui me reste ! Je croyais que j’en étais déjà à 13-5 et il me reste ça, ça va !

[Applaudissements]

On est très bien. Charles je vous en veux, vous auriez pu me le dire ! Vous ne l’avez pas vu, j’ai essayé de le cacher, mais j’ai eu un moment de panique.

Je vais faire un petit écart. Nous sommes tous soumis au devoir de responsabilité par le fait même d’exister. Responsabilité à l’égard de nous-même, à l’égard de nos proches, à l’égard des autres, à l’égard de la société, mais nous n’avons pas tous le même poids de responsabilité. C’est difficile de quantifier, si Anthony quantifie le cerveau humain en gigas, difficile de quantifier le poids de responsabilité. Eh bien on peut le quantifier, en tout cas supposer que des métiers, des responsables politiques, par l’étendue, par l’importance de leurs décisions et la conséquence qu’elles ont sur nos vies, revêtent une charge de responsabilité plus accrue. Oui, on peut évaluer ou tenter d’évaluer le poids de la responsabilité dans une sorte de ratio entre les décisions que nous prenons dans nos vies, dans nos existences, dans nos métiers, et l’ampleur des incidences que ces décisions peuvent avoir sur les individus, sur les sociétés.

Au vu de ce postulat, en tous les cas de cette équation très simple, eh bien si on opère une cartographie des responsabilités, je constate que sur cette cartographie, sur un des reliefs ou peut-être le relief, les reliefs, le relief, le sommet le plus élevé aujourd’hui se situe, ce que je peux appeler la classe, sans du tout de dimension péjorative, au sens large la classe des ingénieurs, la classe des programmeurs, la classe de développeurs, la classe très multiple des codeurs, dans la mesure où, de plus en plus et plus que jamais, les gestes, leurs gestes, vos gestes, eh bien entraînent des quantités d’incidences de plus en plus prégnantes, non seulement sur le champ de l’action humaine, mais le champ de la cognition humaine.

La place de l’ingénieur aujourd’hui.

Je vais un petit feed-back sur la place de l’ingénieur aujourd’hui, la place historique de l’ingénieur. Au 18e siècle et les siècles précédents, mais en tous les cas au 18e siècle, en quelques mots – on n’a pas le temps, ce n’est pas un cours d’histoire –, mais en quelques mots, l’ingénieur était caractérisé par, bon ! nous sommes encore dans cela à peu près, par le fait qu’il était impliqué dans un centre de recherches, qu’il était pris par une passion et que par son savoir, par son intelligence, par sa volonté, par son travail, eh bien il développait des, aller on va dire innovations, on va utiliser le terme, là, et que tendanciellement il maîtrisait de lui-même l’ensemble du processus. Il maîtrisait l’ensemble du processus. Il maîtrisait, je le redis, je ne radote pas, je le redis, il maîtrisait l’ensemble du processus.

Et après, un peu plus tard, à l’avènement de la révolution industrielle, dans les années 20-30 du 19e siècle, sont apparues la possibilité de breveter les innovations donc la possibilité de les céder à des entreprises. Et puis il s’est passé, donc l’utilisation de plus en plus accrue des brevets par des industriels qui se sont intéressés à cette classe, à ces métiers qu’étaient les ingénieurs et qui, non seulement ont de plus en plus acquis, monétisé, acheté des brevets, mais qui ont intégré de plus en plus des ingénieurs dans leur champ de travail, enfin dans leur activité générale c’est-à-dire l’entreprise. Et cela n’a cessé de se développer au cours du 19e siècle et pendant une large partie, enfin jusqu’au moment de la société de la consommation et plus que jamais aujourd’hui, et ça a rendu quoi ? Ça a eu quoi comme conséquence cela ? Cela a eu principalement, j’ai analysé cela de près, c’est une parenthèse, j’ai écrit tout un chapitre dans mon dernier livre qui est paru en octobre, qui s’appelle La Silicolonisation du Monde, donc j’ai analysé ça de près, le fait que prioritairement ça induit une parcellisation des tâches. Vous pourrez ne pas être d’accord avec moi, je pense qu’il n’y a pas un jeu de questions-réponses après, mais une parcellisation des tâches, donc une dissolution tendancielle des responsabilités.

Et puis il y a eu une visibilité moindre sur les finalités affectées aux recherches mises en place par plusieurs ingénieurs travaillant plus ou moins ensemble au sein d’équipes distinctes et plus ou moins associées. Et puis il s’est passé aussi autre chose, un phénomène aussi important – donc j’ai parlé de dissolution et de manque de visibilité de la finalité possible ; ce n’est pas systématique – et puis il s’est passé l’assujettissement de plus en plus croissant des pratiques de l’ingénieur à des intérêts industriels et économiques. C’est-à-dire l’assujettissement, le fait de moins répondre à ses propres aspirations, la figure de l’ingénieur du 18e siècle que j’ai évoquée rapidement, que le fait de se soumettre – c’est comme ça, c’est un fait ! Ce n’est pas du tout, là je n’opère pas de jugement, c’est factuel –, de se soumettre à des logiques industrielles et économiques. Et se privant de plus en plus de sa liberté, j’ai presque envie de dire, aller, de sa liberté presque, même si on est dans le champ de l’entreprise, entrepreneuriale, entrepreneuriale, proprement singulière, inventive. Je sais que c’est complexe ce que je dis parce qu’il y a de l’invention aussi même quand on travaille dans les entreprises, mais j’ai envie de dire d’une pleine liberté. Aller, je vais dire d’une pleine liberté.

Mais il y a eu un moment, une sorte de moment contraire à un moment, mais qui n’a regardé que quelques personnes, où la figure de l’ingénieur, de l’inventeur, est réapparue dans l’histoire du 20e siècle ; peut-être voyez-vous déjà à qui je fais référence. Je fais référence au fameux garage californien, par exemple, qui est une histoire des années 30 avec Hewlett-Packard, à la fin des années 30, mais principalement je pense à Steve Jobs et Wozniak qui là, maîtrisaient l’ensemble du processus, ce qui les caractérisait. Et c’était aussi leur immense talent et leur génie, c’est-à-dire une vision sur un projet et de maîtriser, en étant entouré d’équipes, en faisant des commandes aussi de certains composants ou de certains éléments, matériaux, de leurs projets, le PC, à des prestataires extérieurs, ils avaient une vision de l’ensemble et une maîtrise. Mais cela n’a regardé que quelques ingénieurs de l’informatique, pouvions-nous dire à l’époque, alors que l’immense majorité aujourd’hui, dont vous faites partie probablement, travaille dans le secteur privé. Je veux bien faire le distinguo entre start-ups où on travaille à partir de son propre projet, mais très vite, même dans les start-ups, les développeurs sont soumis à un projet, soumis, je ne le dis pas au sens de…, voilà une sorte d’ajustement à un projet de start-up où, dans les entreprises, il y a une sorte d’assujettissement à quoi ? Eh bien à des logiques économiques. Mais qu’est-ce que ça veut dire logiques économiques, ça veut dire aussi à des cabinets de tendance, à des exigences définies par des bureaux marketing qui déterminent la feuille de route, les cahiers des charges des recherches qui doivent être entreprises, une fois de plus réduisant la capacité de l’ingénieur qui est un être qui fait particulièrement et même, j’ai envie de dire, plus que majoritairement historiquement dans sa pratique, appel à son imagination et à sa créativité, qui se trouve rangé à des logiques qui, je vais le dire très simplement, qui pour partie le dépassent.

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Je vais vous donner un exemple que vous connaissez tous,