L'IA dans la ville et les services publics : prêts

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Titre : L'IA dans la ville et les services publics : prêts ?

Intervenant·es : Patrick Molinoz - Mathieu Vidal - Delphine Sabattier

Lieu : Podcast Politiques Numériques, POL/N

Date : 18 mars 2025

Durée : 58 min 15

Vidéo

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir

NB : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·es mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description[modifier]

Injonction, nécessité ? Jusqu’au cœur des villes, villages, petites et grandes collectivités… l’adoption de l’intelligence artificielle est devenue un sujet impérieux. Mais pour quoi faire ? Aux États-Unis, c’est l’un des fondateurs d’OpenAI/ChatGPT, aujourd'hui derrière l’IA Grok, j’ai nommé Elon Musk, qui pilote le Département de l’Efficacité de l’administration Trump. Et en France... L'IA va-t-elle se mêler de la gestion des services publics, changer les services de proximité ? Comment prendre le train de l'IA avec toutes les précautions nécessaires ? Quel rôle ont à jouer les élus locaux et les agents publics ?

Transcription[modifier]

Delphine Sabattier : Bonjour à tous.
Injonction, nécessité, le sujet de l’intelligence artificielle touche jusqu’au cœur de nos villes et de nos villages, les grandes, les petites collectivités, on va voir ça ensemble aujourd’hui. Cette adoption de l’IA oui, d’accord, mais pour quoi faire exactement ? Comment ce sujet est-il appréhendé par les agents publics, par les élus ? Aux États-Unis, on sait que c’est l’un des fondateurs d’OpenAI/ChatGPT qui est aujourd’hui à la tête de l’intelligence artificielle Grok [Elon Musk], qui pilote un département de l’Efficacité de l’administration Trump. Comment cela va-t-il se passer en France avec cette intelligence artificielle dans l’administration ? Qu’est-ce que ça peut changer dans nos services publics et de proximité ?
Vous écoutez POL/N. Bienvenue à tous. C’est l’émission politique sur le numérique et aujourd’hui, dans cet épisode, je suis entourée de Patrick Molinoz. Bonjour Patrick.

Patrick Molinoz : Bonjour.

Delphine Sabattier : Vous êtes vice-président de l’AMF, l’Association des maires de France, vice-président de la région Bourgogne-Franche-Comté, en charge notamment des sujets d’innovation et de développement numérique des territoires, vous êtes aussi le président de l’ARNia, qui est l’Agence Régionale du Numérique et de l’intelligence artificielle.
Et puis, avec nous, Mathieu Vidal. Bonjour Mathieu.

Mathieu Vidal : Bonjour.

Delphine Sabattier : Vous êtes être président de Villes internet, également enseignant-chercheur en sciences sociales et humaines, vous êtes maître de conférences sur ces sujets d’aménagement du territoire des villes et de l’innovation.
Déjà, je voulais partager avec vous mon sentiment actuel : j’ai l’impression qu’on a un agenda numérique absolument débordant pour les élus, pour les maires, les élus locaux. Je pense à l’intelligence artificielle, je l’ai évoqué en introduction, mais aussi les questions de cybersécurité, la transformation des services publics, la fin du réseau cuivre. Est-ce que tout cela ne va pas un petit peu trop vite, cette tonne de sujets ? Comment les maires peuvent-ils, finalement, s’emparer de toutes ces nouvelles urgences technologiques ? Peut-être Patrick, pour commencer.

Patrick Molinoz : Trop vite, je ne sais pas. Ça va très vite, c’est certain et c’est sans doute plus difficile à appréhender pour les collectivités qui n’ont pas d’ingénierie, premier point, c’est un véritable sujet. Après, est-ce que ça va trop vite ? De toute façon, nous n’avons pas le choix, c’est là. L’enjeu c’est comment on appréhende, comment on fait en sorte de ne pas subir et d’être acteur, c’est cela le sujet. C’est vrai que cela va très vite. Jusqu’à il y a trois ans de cela, ou deux ans, ça va tellement vite pour le coup, de la sortie l’annonce selon laquelle il fallait ralentir la recherche sur l’intelligence artificielle générative, jusque-là on en parlait relativement peu. Depuis que ça a surgi dans le débat public, et depuis la dernière génération de ChatGPT et des autres outils un peu un peu équivalents, évidemment c’est tous les jours, tous les jours dans la presse, tous les jours dans l’esprit des entrepreneurs, et pas simplement de la tech, ça doit donc être aussi dans l’esprit des décideurs publics, je dirais même que ça devrait être déjà dans l’esprit des décideurs publics.

Delphine Sabattier : Les maires, aujourd’hui, sont vraiment obligés de s’emparer de ce sujet, évidemment on ne peut pas faire sans, mais comment s’en emparent-ils ? Comment est-ce qu’on gère l’ensemble de ces priorités ?

Mathieu Vidal : Pour tirer le fil et pour rebondir sur ce qui a été dit, on peut être ravi qu’il y ait un focus, un éclairage, sur les questions relatives au numérique, même si elles sont déjà relativement anciennes. L’association Villes internet a pas moins de 26 ans aujourd’hui, le numérique dans les collectivités est donc un sujet déjà ancien. On a une multitude de collectivités qui ont appréhendé ces sujets de manière transversale dans leurs territoires. Vous parlez d’injonction, vous parlez de nécessité, aujourd’hui on parle de temporalités qui se réduisent. On est effectivement dans le cas d’une technologie qui bouscule les pratiques, l’intelligence artificielle, qui bouleverse les temporalités, disons-le, temporalités qui sont laissées aux collectivités notamment pour faire des choix, on y reviendra sûrement, et tous ces choix ont un coût et, à l’heure actuelle, les budgets, les questions budgétaires et les questions de coût pour les collectivités sont prépondérantes, primordiales. On se doit effectivement de prendre en compte ces nouveaux usages, ces nouvelles pratiques possibles, mais est-ce que toutes les collectivités ont les mêmes cartes en main pour mettre en œuvre des expérimentations ou des expériences sur ces sujets-là ? C’est une vraie question.

Delphine Sabattier : Aujourd’hui, avez-vous le sentiment d’une submersion ou, finalement, qu’on arrive à prendre en compte, à prendre en charge, ces nouveaux sujets technologiques au niveau local ?

Patrick Molinoz : Ça dépend réellement de la taille des collectivités en vérité.
Il y a deux sujets. Il y a un sujet de prise de conscience politique. Il faut que les élus entendent, comprennent ce qui est en train de se passer alors que, en vérité, tout le monde ne comprend pas ce qui est en train de se passer. Là, il y a une vraie difficulté. On s’est complètement planté, même si, tu as parfaitement raison, il y a fait longtemps que les outils informatiques et numériques sont intégrés par les collectivités, mais on s’est politiquement complètement planté sur les effets des réseaux sociaux sur la vie publique, la démocratie, dont on voit aujourd’hui qu’elle est menacée notamment par les réseaux sociaux, sur notre manière de penser le monde, de réagir aux problématiques. On s’est planté sur cette partie-là.

Delphine Sabattier : C’est-à – dire ? Qu’est-ce qu’on aurait pu faire ? Qu’est-ce qu’on a raté ?

Patrick Molinoz : On n’a pas mesuré à quel point le développement des réseaux sociaux allait changer la relation du citoyen à la chose publique et même, je dirais plus fondamentalement, à l’univers dans lequel on vit, à notre rapport à la réalité, à notre rapport à la science, à notre rapport à la rationalité qui sont des choses qui, dans notre civilisation et notre culture, sont quand même fondamentales. Nous sommes en France, en notre République adepte de la raison et du doute, tout cela repose sur l’esprit scientifique, c’est né avec les Lumières, sur une démarche intellectuelle qui est complètement bousculée par un outil technologique dont on n’avait pas imaginé qu’il bousculerait ça. D’ailleurs, il me semble qu’à l’origine d’Internet, je ne parle pas de l’origine militaire, je parle de l’origine du déploiement grand public, l’arrivée du haut débit dans les foyers, certains disaient que l’Internet c’était l’arrivée de la connaissance offerte à tous, à tout moment, donc qu’on arrivait vers un univers extraordinaire où chacun, où qu’il soit dans le monde, qu’il soit riche ou pauvre, pourra accéder à la connaissance universelle. On s’aperçoit aujourd’hui qu’en vérité on ne touche pas à la connaissance universelle, on pourrait la toucher, mais on touche aussi beaucoup à la désinformation, à la manipulation et au recul de l’esprit scientifique et rationaliste et ça, c’était avant l’intelligence artificielle. Nous n’avons pas, collectivement, mesuré ce qui allait se passer, sans doute ne l’a-t-on pas anticipé et il y a fort à parier que l’arrivée de l’intelligence artificielle démultiplie encore les risques, mais aussi les opportunités, liées à cette technologie.

Mathieu Vidal : On parlait même de société de la connaissance à ce moment-là.

Delphine Sabattier : Oui ! Ça a quand même eu lieu, ça a eu quelques vertus quand même, l’arrivée d’Internet dans les foyers.

Patrick Molinoz : Ça a plein de vertus !

Mathieu Vidal : Ça a plein de vertus, mais il faut quand même garder ses distances, garder son esprit critique. L’IA n’est qu’un agrégateur de données, l’IA ne réfléchit pas, d’où la place à laisser à l’humain pour la prise de décision derrière, même si l’IA peut être facilitateur dans bon nombre de domaines.

Delphine Sabattier : Quand j’entends Patrick Molinoz nous dire « on a raté la marche des réseaux sociaux, on n’a pas bien anticipé avec l’IA, on sait qu’on va faire face à des risques, des nouveaux risques, il faut absolument qu’on s’en empare. » Comment s’en empare-t-on au niveau justement de l’administration publique ? Par quoi doit-on commencer ?

Patrick Molinoz : Il y a plusieurs enjeux, je ne reviens pas sur l’enjeu financier, tu vas en parler, ça va évidemment supposer des moyens financiers importants et considérables, notamment pour la question de la cybersécurité, mais, plus encore, sur la question de la formation et de l’accompagnement à l’utilisation. Aujourd’hui, alors qu’on est tout de même au début de l’histoire, entre 15 et 40 % des agents publics utiliseraient, les chiffres sont très variables, c’est très difficile d’objectiver cette affaire, en tout cas chaque jour il y a de nouveaux utilisateurs « gris », entre guillemets, c’est-à-dire non pilotés, de l’intelligence artificielle et c’est un énorme problème. Il arrive parfois qu’on produise des textes, pas grâce à l’intelligence artificielle, que peu lisent, ça doit arriver ici ou là parfois.

Delphine Sabattier : J’imagine !

Patrick Molinoz : Parfois, ces textes s’empilent et finissent par faire une espèce [mouvement des mains pour exprimer un empilement, NdT]… Je ne suis pas sûr qu’on pense toujours à aller lire jusqu’à la dernière ligne. C’était avant l’intelligence artificielle et ce texte était produit, à un moment donné, par un ou une agente et une intelligence humaine pure.
Aujourd’hui, on peut faire produire un texte quasiment sans aucune intervention. Si personne ne leur relit et qu’il s’insinue dans les process, on pourrait se retrouver, à la fin, avec des choses extrêmement délicates, voire dangereuses. Nous disons tous, et je le dis aussi, la décision in fine doit être humaine, sauf que la décision doit être fondée sur des données réelles, objectives, sérieuses, et si l’intelligence artificielle ne nous donne pas les bons éléments, nous ne pourrons jamais prendre les bonnes décisions.

Delphine Sabattier : Ça veut dire qu’il faut sortir de l’utilisation « grise » de cet outil d’IA ?

Patrick Molinoz : De toute façon, la réponse à cette question c’est qu’il faut former, accompagner, éclairer.

Mathieu Vidal : C’est une nécessité absolue.

Delphine Sabattier : Donc, il faut mettre des outils d’IA entre les mains des agents publics ?

Patrick Molinoz : De toute façon, ils les ont.

Mathieu Vidal : La majorité de ceux qui utilisent l’IA à date le font sans forcément en informer leurs supérieurs, c’est cela qui était intéressant.

Patrick Molinoz : C’est pour cela que je dis que c’est une utilisation un peu grise.

Mathieu Vidal : Après, il me semble que l’intelligence artificielle représente effectivement un formidable levier pour moderniser l’action publique locale.

Delphine Sabattier : C’est-à-dire ? Pour changer quoi ?

Mathieu Vidal : À condition de ne jamais perdre de vue ce qui fonde le service public : l’humain, la transparence et l’équité, on peut le développer comme on veut. Il ne s’agit pas de faire de l’IA une fin en soi mais un moyen d’améliorer la vie des habitants, de faciliter le travail des agents et de renforcer la proximité citoyenne.
La question des réseaux sociaux est effectivement extrêmement intéressante. On a vu les politiques eux-mêmes s’investir sur les réseaux sociaux. On voit, d’un autre côté, les habitants, les citoyens, les interpeller d’une manière différente de ce qui se faisait précédemment. Des chatbots existent dans certaines collectivités et peuvent permettre de faciliter des premières demandes, un premier niveau d’interrogation, mais derrière, je le dis et je le répète, c’est la question de l’humain. Cet humain doit effectivement être formé. À Villes Internet, on plaide pour que les élus soient systématiquement formés aux enjeux du numérique de manière générale et de l’IA de l’autre. Pour vous donner un exemple, je suis élu à la ville d’Albi, on met en place, sur le mois d’avril, un mois de l’IA pour former, par sessions de 15 personnes, pour sensibiliser et former jusqu’à 500 personnes dans une première vague de formation, aux enjeux généraux de l’IA et puis aux résultats qui peuvent être formalisés grâce à des prompts, puisque, désormais, il faut savoir prompter pour avoir des résultats satisfaisants.

Delphine Sabattier : Vous avez donné l’exemple des chatbots. Qu’est-ce qu’on a d’autres, aujourd’hui, comme transformations promises, si on prend toutes les précautions nécessaires, par l’intelligence artificielle ?

Patrick Molinoz : Elles sont quasiment infinies.

Delphine Sabattier : Alors par quoi commence-t-on ? Donnez-moi des exemples concrets, aujourd’hui, de développements qui changent un petit peu nos services publics ou le métier, le travail des agents ?

13’ 37[modifier]

Patrick Molinoz : Je ne vais pas rebondir sur l’utilisation de l’IA générative du style ChatGPT ou Le Chat. C’est la collecte et le bon traitement de données objectives qui améliorent, qui doivent améliorer et éclairer la décision publique. À travers l’analyse d’un grand nombre de données, on peut affiner une décision.
Par exemple, si nous positionnons des capteurs dans une ville inondable, correctement, sur les cours d’eau, et que nous en avons suffisamment, on pourra déterminer beaucoup plus précisément qu’aujourd’hui le moment où il faut réellement évacuer, le cas échéant, la population, ou la prévenir. Aujourd’hui, on est très souvent dans des situations empiriques. Ça a progressé, quand j’ai été élu maire, il y a un peu plus de 20 ans, ça se faisait à l’œil et à la mémoire des anciens. Depuis, deux capteurs ont été positionnés autour de ma commune, on sait qu’ils sont à une heure de la commune et on se dit quand l’eau est à tel niveau à tel endroit, on calcule à peu près, mais c’est encore un peu au doigt mouillé. Mais, quand il faut prévenir les habitants, c’est un vrai dilemme à chaque fois. En l’occurrence, il faut prévenir les gens avant que les inondations aient lieu : si on prévient trop tôt alors qu’il ne va rien se passer, si, à chaque fois qu’on prévient, il ne se passe rien, ils finiront par ne plus réagir, c’est Pierre et le Loup. Si on ne prévient pas, ils nous en veulent et ils ont raison aussi. Il sera possible d’améliorer la qualité de la décision dès lors qu’on aura suffisamment de données qui nous diront « vous êtes à 95 % de chances qu’il y ait débordement dans les deux heures ou dans les trois heures qui viennent », c’est un exemple.
Donc collecte d’informations pour aider à la prise de décision.

Delphine Sabattier : Qu’est-ce que ça change dans le métier même d’un élu, d’un maire ? Est-ce que ça change son travail, sa manière de travailler au quotidien ? Mathieu.

Mathieu Vidal : Je vais prendre l’exemple du maire de Cannes qui était avec nous au Congrès National des Élus au Numérique à Saint-Raphaël. En conférence de presse, il nous disait qu’il estime gagner 20 heures par semaine, grâce à l’IA, sur différentes pratiques.
L’IA peut changer beaucoup de choses, l’IA générative, parce qu’on sait vers quoi on va. On gagne du temps quand on maîtrise déjà le sujet, bien souvent. Ça nous permet d’explorer des pistes, de rassembler des données, de les agréger comme je disais tout à l’heure, ça nous permet de gagner du temps de rédaction, ça c’est certain.
Les collectivités membres de l’association Villes Internet, à différentes tailles, mettent en place des expérimentations. Les plus simples et les plus régulières concernent, la plupart du temps, des compte-rendus de réunions, des compte-rendus de conseils municipaux, ça se fait de manière assez classique. On a, par exemple, Brignais, dans le Rhône qui fait ça chez nous. Pour vous donner d’autres exemples, on a aussi Colombes dans les Hauts-de-Seine qui, en 2025, a pour projet de mettre en place un POC [Proof Of Concept] de gestion du courrier reçu pour produire un premier niveau de réponse à faire aux citoyens. Ça vaut ce que ça vaut, mais on peut se dire que là aussi, avec une base de données sur des courriers déjà réalisés, déjà envoyés, ça peut effectivement produire un courrier type qui est assuré d’avoir les informations intéressantes et utiles. Mais ça va effectivement plus loin. On peut prendre le cadre d’une autre collectivité en Corse, par exemple, la communauté d’agglo du pays ajaccien qui se sert de l’IA en matière d’urbanisme avec des caméras implantées sur des voitures pour repérer et cartographier l’état de la voirie, voir les trous dans la voirie, compter les analyses de flux aussi dans le cas de parkings intelligents.
Ce que je veux dire par là c’est qu’on a des niveaux d’utilisation de l’IA qui peuvent être extrêmement variés. Il faut, quelque part, que ce soit de l’aide à la décision et c’est là qu’est l’enjeu.

Delphine Sabattier : Pour rebondir, parce que c’est une superbe perche que vous me tendez, vous avez l’exemple d’un maire qui a compté le nombre d’heures qu’il a finalement gagnées en utilisant l’intelligence artificielle. J’ai évidemment envie de rebondir sur le département de l’Efficacité du côté de l’administration de Trump. Est-ce que c’est aussi un des objectifs visés par l’intelligence artificielle.

Mathieu Vidal et Patrick Molinoz : Pas du tout !

Delphine Sabattier : C’est ma question, je vois bien vous êtes là au taquet. N’est-ce pas un des objectifs visés que de rendre l’administration plus efficace ?

Patrick Molinoz : Plus efficace, bien sûr.

Mathieu Vidal : Plus efficace, oui.

Delphine Sabattier : Département de l’Efficacité, c’est son nom. Après, on voit les résultats.

Patrick Molinoz : Sauf que sa vision de l’efficacité c’est virer les gens d’un e-mail, ce n’est quand même pas tout à fait ça le sujet. Quand David Lisnard dit que ça lui fait gagner 20 heures par semaine, je pense que ces 20 heures sont immédiatement remplies par autre chose.

Mathieu Vidal : Tout à fait.

Patrick Molinoz : À tous les niveaux, aussi bien au niveau de l’administration qu’au niveau des politiques et dans l’administration aussi bien au niveau des cadres que des exécutants, il faut penser que l’IA doit nous amener à avoir une plus grande plus-value humaine, ça doit donc nous débarrasser de tâches ou nous alléger des tâches un peu, comment dirais-je, pas idiotes. Je prends souvent cet exemple d’agents de surveillance qui sont derrière des écrans, qui regardent s’il se passe quelque chose. Ce n’est quand même pas un boulot hyper-passionnant que passer sa vie devant des écrans à regarder si un intrus arrive. Si l’intelligence artificielle remplace l’œil de cette personne et la prévient pour qu’elle ait une action appropriée derrière, cette action appropriée est de plus grande plus-value que juste regarder un écran. C’est un exemple. Je crois qu’on ne va pas réduire les effectifs de la fonction publique du fait de l’intelligence artificielle, on va, au contraire, permettre à la fonction publique d’être plus performante et plus efficace et donner plus d’intérêt à leur métier à nos agents, en tout cas, c’est ce que je crois.
Du côté des élus, c’est peut-être contre-intuitif, mais je pense que 95 % des communes de France n’ont pas d’ingénierie informatique, n’ont pas d’agent informaticien.

Delphine Sabattier : Quel pourcentage dites-vous ?

Patrick Molinoz : 95 %

Mathieu Vidal : Oui, très clairement.

Patrick Molinoz : Il n’y a que quelques centaines de communes qui font plus de 10 000 habitants dans ce pays, en dessous de 10 000 habitants, en dessous de 3500, il n’y en a quasiment aucune qui a…

Delphine Sabattier : C’est important d’avoir ce chiffre en tête. Ne l’oublions pas.

Patrick Molinoz : Il faut avoir ce chiffre en tête et pour autant l’intelligence artificielle va les impacter, et je pense que ça va les impacter très positivement, parce que, notamment à travers l’analyse de données et l’apport d’informations ça va donner une connaissance qu’elles sont aujourd’hui incapables d’avoir parce qu’elles n’ont pas l’ingénierie nécessaire. Aujourd’hui, quand vous n’avez qu’une secrétaire ou un secrétaire de mairie quelques heures par semaine, ou même à temps plein, ce ou cette secrétaire de mairie ne peut pas à la fois être un spécialiste de marchés publics, un spécialiste d’urbanisme. Donc, quand il s’agit de porter un projet on n’a pas l’agent qui a la connaissance. Demain, avec des intelligences artificielles bien nourries, bien dotées et bien utilisées, cet agent pourra avoir accès à ce qui se fait de mieux dans le pays dans le domaine concerné.

Delphine Sabattier : Donc, vous retenez l’idée de l’efficacité, mais pas celle des économies, je résume.

Patrick Molinoz : Je crois même qu’au début, il faut se dire les choses, c’est évidemment un investissement. Le premier sur lequel on n’est pas à la hauteur et on va le voir très vite, ça n’est pas un choix, c’est une obligation, c’est celui de la cybersécurité, très clairement.

Delphine Sabattier : Juste pour resituer, il y a aujourd’hui une directive, qui s’appelle NIS 2, dont on attend la transposition dans le droit français, qui va concerner l’ensemble des collectivités, demain, qui auront des nouvelles obligations en matière de protection des données et des systèmes d’information.

Patrick Molinoz : Et là nous sommes face à un vrai dilemme : une réelle nécessité d’augmenter notre confiance et, plus que notre conscience, la réalité de nos systèmes de protection, et la capacité financière à le faire. La loi est en ce moment en discussion au Sénat. L’Association des maires de France plaide pour que l’on tienne compte de la réalité des moyens des collectivités, parce que, si on place la barre trop haut, nous craignons un effet inverse. Si on nous oblige à faire des choses qu’on est dans l’incapacité absolue de faire, il risque d’y avoir un réflexe de repli et ça serait assez dommage.

Delphine Sabattier : Sur cette notion d’efficacité, mais pas d’économie, j’imagine quand même que les agents publics ont ça en tête en se disant : est-ce que ça ne va être demain un nouvel outil, finalement, de contrôle de ma productivité, de ma compétitivité, peut-être, par rapport à d’autres communes ? Y a-t-il des inquiétudes au niveau des agents sur ce sujet ?

Mathieu Vidal : Tout ça doit être intégré par les uns et les autres : l’IA ne supprime pas les métiers, en fait, elle transforme les missions et, très certainement, les meilleures utilisations de l’intelligence artificielle sont celles qui libèrent du temps humain pour ce que seul l’humain sait faire : comprendre, dialoguer, décider finalement.

Delphine Sabattier : C’est ce que vous dites, mais, sur le terrain, est-ce que vous sentez qu’il y a ces questions aujourd’hui ?

Patrick Molinoz : Je pense qu’elles vont arriver.

Mathieu Vidal : Elles sont incontournables.

Patrick Molinoz : Et elles sont là.

Delphine Sabattier : À un moment, il faut les aborder.

Patrick Molinoz : Elles sont naturelles. La région Bourgogne-Franche-Comté, par exemple, et d’autres l’ont sans doute fait, a décidé de réaliser – vous allez me dire que c’est encore une invention administrative – un schéma régional de la donnée et de l’intelligence artificielle. Derrière ce mot barbare, qu’est-ce que ça dit ? Ça dit qu’il faut qu’on augmente le niveau de conscience politique des enjeux en matière numérique en général et d’intelligence artificielle en particulier et que l’on n’organise le débat public, alors pas en mode Gilets jaunes ou grand débat, ce n’est pas ça le sujet. Il faut qu’on objective ce qu’est l’IA, qui en sont les acteurs, quels sont les risques, quelles sont les opportunités, quelle est la réalité, par exemple, de l’impact environnemental. Il y a eu, il y a trois semaines de cela, le Sommet international sur l’IA, voulu par le président de la République, qui a été, je pense, une très belle et intéressante initiative, nécessaire, qui, je pense, a replacé la France et l’Europe sur le devant de la scène et, pour cette raison-là, c’était important. Ça a suscité immédiatement, en parallèle, l’organisation d’un contre-sommet de l’intelligence artificielle, parce qu’un certain nombre d’acteurs sont légitimement inquiets de leur devenir. Quand je dis « légitimement », ça ne veut pas dire qu’ils ont forcément raison, qu’ils sont menacés, mais ils ont raison de poser la question ; on a vu des acteurs de la culture…

Delphine Sabattier : Nous, Politiques Numériques, nous y étions. Nous sommes allés justement au contre-sommet.

Patrick Molinoz : Au théâtre de l’Odéon, je crois.

Delphine Sabattier : C’était juste à côté du sommet officiel.

Patrick Molinoz : Les questions sont donc légitimes.

Delphine Sabattier : Il y a notamment cette idée : pourquoi ne pas ouvrir une convention citoyenne sur l’IA, c’est un peu l’idée ?

Patrick Molinoz : Pardon ! Si vous m’emmenez sur ce sujet, je suis totalement opposé aux conventions citoyennes. Je ne crois pas à l’utilité de ces outils. Je pense que l’on se moque des gens. D’abord, ça affaiblit la démocratie représentative et c’est un mensonge que de dire aux gens « on va vous réunir, on va vous laisser décider de tout, tout le temps. » Il y a, comme idée derrière la convention citoyenne, ceci : les élus, vos représentants, ne sont pas suffisamment légitimes, donc on va vous donner la parole sur tout et tout le temps et vous saurez mieux.

Delphine Sabattier : C’est aussi l’idée d’une démocratie plus directe.

Patrick Molinoz : Je suis totalement opposé à ça, je pense que tout cela nous conduit dans l’abîme, vraiment ! Je veux bien apparaître comme un dinosaure sur ce sujet, mais je pense que sur un certain nombre de thématiques, d’ailleurs sur beaucoup de thématiques, il faut faire confiance à ceux qui sont experts même si on les déteste. Je demande à mon cardiologue l’état de mon cœur, ce n’est pas moi qui détermine l’état de mon cœur. Je sais que pendant la période Covid on a eu 70 millions d’épidémiologistes et de spécialistes des vaccins, au déclenchement de la guerre en Ukraine on a eu 70 millions de stratèges et, sur n’importe quel sujet, nous avons tous un avis. J’ai un avis aussi, mais mon avis sur la physique quantique, par exemple, n’a aucune valeur, il n’en a aucune parce que ça n’est pas mon sujet.

Delphine Sabattier : D’ailleurs, je ne vais pas vous poser de questions sur ce sujet !

Patrick Molinoz : Je me réfère donc à la science et aux gens qui savent et j’ai confiance dans l’univers qui nous entoure.

Delphine Sabattier : Vous avez quand même développé l’idée d’ouvrir le dialogue, de laisser les gens poser des questions, de mettre sur le tapis des vraies inquiétudes.

Patrick Molinoz : On m’a posé une question : est-ce qu’on fait une convention citoyenne sur l’IA ?, notamment un des organisateurs du sommet m’a posé cette question et je lui ai dit que ça n’est pas du tout l’objet, à ce stade, de notre schéma, parce qu’avant d’ouvrir un grand débat – on peut l’ouvrir avec les citoyens, je ne suis pas contre – il faut d’abord objectiver les choses. Si on pose le débat d’emblée en termes extrêmes, on tue le débat. Il m’a interviewé après en me disant « vous vous rendez compte l’intelligence artificielle, les terres rares, les enfants en Afrique qui meurent ! ». Si on commence le débat avec ces termes-là ! Si l’IA en Afrique tue des enfants, on tue le débat. Il faut replacer le débat là où il est. Le coût environnemental du numérique et de l’intelligence artificielle, ce n’est pas juste s’envoyer des grands chiffres pour se dire que le réchauffement climatique serait la faute de l’intelligence artificielle. Personne, je l’espère, ne dit ça. Nier le fait que l’intelligence artificielle est consommatrice d’énergie serait tout aussi ridicule. Il faut donc objectiver ces choses-là et c’est uniquement dans une approche scientifique, apaisée, en écoutant les points de vue des uns et des autres qu’on pourra faire avancer le système. Si on s’envoie des anathèmes, qu’on dit « l’intelligence artificielle va détruire tous les métiers, l’intelligence artificielle va contribuer à accélérer le drame climatique », d’abord on ne fait pas avancer la cause et, en plus, le reste du monde avance, qu’on le veuille ou non. Même si on se disait « l’intelligence artificielle c’est dramatique, en France on n’en veut pas », ça ne va pas empêcher le reste de l’univers d’avancer, donc on va prendre un retard considérable.
Il vaut donc mieux objectiver le sujet, comprendre ce que sont les risques, essayer de maximiser les atouts et maîtriser le sujet. Si on le maîtrise, qu’on sait où on va, ma foi on ira bien ensemble, et il faut le faire de manière raisonnée et responsable.

30’ 40[modifier]

Delphine Sabattier : En tant que président de Villes Internet, chaque année vous posez quelques sujets sur la table du gouvernement, vous l’invitez à se positionner justement pour améliorer les politiques publiques et la sensibilisation des élus sur le numérique. Cette année quel est votre sujet ?

Mathieu Vidal : Jusque-là on avait une motion des élus au numérique avec un certain nombre d’actions et de préconisations. À partir de cette année, nous nous sommes limités avec un travail de coconstruction avec les élus présents. On a retenu quatre sujets, quatre thèmes. Il y en a un qui rejoint ce dont on parle puisqu’il concerne directement les enjeux environnementaux, accompagner la stratégie numérique face à l’urgence climatique, c’est donc la question environnementale, on en a parlé.

Delphine Sabattier : C’est-à-dire ? Qu’est-ce que vous attendez du décideur politique là-dessus, par exemple ?

Mathieu Vidal : Il s’agit, dans ce cas, de poursuivre l’identification, la valorisation et la sensibilisation liées à tous les projets qui impliquent du numérique pour avoir une réflexion de l’amont jusqu’à l’aval et il faut soutenir la mise en commun. Il faut que le gouvernement soutienne la mise en commun d’actions locales pour permettre l’essaimage. Ce qui nous ennuie beaucoup à Villes Internet c’est que, bien souvent dans le numérique, on réinvente la roue d’un territoire à l’autre et on le fait de manière absolument permanente. On a des bonnes pratiques qui, d’ailleurs, sont bien souvent indiquées dans l’ATLASS de Villes Internet dans lequel on a pas moins de 15 000 actions de niveaux différents. Il faut effectivement qu’on arrive à sensibiliser davantage de maires, davantage d’élus locaux, sur les bonnes pratiques qui existent, notamment en matière de numérique.

Delphine Sabattier : Et pour cela, vous avez besoin du politique ? Une plateforme de partage d’expériences ne suffit pas ?

Patrick Molinoz : La plateforme ne suffit pas. Peut-être que l’intelligence artificielle le permettra, une intelligence artificielle générative qui puisera les informations à la bonne source facilitera. L’information existe, il y a effectivement pas mal d’acteurs, mais y accéder aisément et obtenir la bonne réponse c’est aujourd’hui assez fastidieux, c’est même fastidieux à l’intérieur des grandes collectivités, je peux en porter témoignage, même à l’échelle d’une région.
Donc l’intelligence artificielle, sans doute, apportera des outils qui faciliteront l’accès à la bonne information, au bon moment, puisée dans les bonnes sources. Il n’empêche que pour les plus petites collectivités, je disais 95 %, c’est quand même beaucoup, c’est même énorme, l’appui de structures de mutualisation me semble essentiel. C’est pour cela qu’on a une Agence régionale du numérique et de l’intelligence artificielle, je l’avais nommée comme ça avant que le thème ne devienne à la mode. Je suis élu régional, je défends donc cette échelle parce que je pense qu’elle est intermédiaire et objectivement au vu des coûts, notamment des coûts d’ingénierie et du peu de ressources, parce que c’est un sujet, ce n’est pas le tout de dire, il faut qu’on ait des gens formés, il faut qu’on forme tous nos acteurs, mais il faut aussi qu’on ait des spécialistes.

Delphine Sabattier : Des ressources humaines?

Patrick Molinoz : Des ressources humaines dédiées, des spécialistes de l’intelligence artificielle et du numérique. Il n’y en a pas assez et les grilles de salaires de la fonction publique ne sont pas compétitives.

Delphine Sabattier : Pour les attirer !

Mathieu Vidal : On a du mal à recruter.

Patrick Molinoz : On ne sait pas recruter des spécialistes. D’un côté, il faut former tous les généralistes, nos agents actuels, quelle que soit leur fonction, et puis, à côté de ça, on a besoin de spécialistes et il n’y a pas assez des spécialistes pour toutes les collectivités et les collectivités n’ont pas les moyens de les payer. Il faut donc absolument soutenir des structures de mutualisation, comme l’Agence régionale du numérique et de l’intelligence artificielle de Bourgogne-Franche-Comté.

Delphine Sabattier : Et Villes Internet.

Patrick Molinoz : Villes internet c’est différent. Villes internet est une association, son président le dira, dont, il me semble, la vocation n’est pas d’embaucher des data scientists à tour de bras.

Mathieu Vidal : Pas directement.

Patrick Molinoz : Elle a un rôle de sensibilisation, de mobilisation.
Les outils de mutualisation dont je vous parle sont réellement des outils opérationnels. Nous accompagnons nos 1800 adhérents en Bourgogne-Franche-Comté. À l’origine, nous les avons accompagnés tout simplement pour publier leurs marchés publics sur une plateforme dématérialisée puis pour mettre en œuvre, par exemple, les obligations légales de dématérialisation des actes administratifs et aujourd’hui on veut les accompagner sur la compréhension des enjeux de cybersécurité, on porte un CSIRT [Computer Security Incident Response Team)], sur les enjeux d’intelligence artificielle qui sont balbutiants. Pour pouvoir le faire, on a besoin de sachants, et en cela l’Internet et nos structures de mutualisation ont un objectif commun : il est essentiel d’avoir une parole publique d’intérêt général. On ne peut pas laisser le sujet numérique, et encore moins le sujet de l’intelligence artificielle, simplement dans la main des grands groupes privés, sinon ça donne, dans la version la plus cauchemardesque, ce que monsieur Musk est en train d’infliger à son pays.

Delphine Sabattier : Justement ! Là on se retrouve face à des défis importants en matière de numérique, face à des élus qui ne sont pas forcément toujours armés, équipés des bonnes compétences, des bons outils, des bons budgets, ils vont donc devoir faire confiance finalement à des sous-traitants, à des experts, des entreprises qui vont les aider dans la connectivité, dans l’installation, dans le choix de technologies. Comment les accompagne-t-on ? Il y a évidemment, aujourd’hui, cette grande question de la souveraineté qu’on peut appeler, finalement, la maîtrise de nos propres technologies et de nos données. Est-ce que ça fait partie des points de vigilance que vous partagez aujourd’hui sur le terrain avec les élus au moment où ils doivent choisir leurs prestataires, choisir leur intelligence artificielle, leurs technologies ?

Patrick Molinoz : On le fait de manière aveugle pour l’instant, pour l’essentiel. L’informatique est arrivée comme un outil technique, je parle pour les administrations, grosso modo, à l’origine, pour faire du travail administratif, pour faire du traitement de texte, le mail a remplacé le fax, le fax a remplacé le pigeon voyageur, voilà !, c’était un petit truc technique. On n’a pas forcément mesuré que ce petit truc technique est devenu quelque chose d’éminemment politique. Ça change complètement la nature du sujet, donc on ne peut plus acheter ou utiliser des outils numériques, notamment d’intelligence artificielle, comme on achète un photocopieur. D’habitude, je ne prends pas cet exemple-là, je prends l’exemple de la hache.

Delphine Sabattier : On achète beaucoup de haches dans les collectivités ?

Mathieu Vidal : Pas chez nous !

Patrick Molinoz : La hache est un outil pour couper du bois. Si on l’utilise pour couper des têtes, c’est autre chose. L’outil en lui-même est neutre. La photocopieuse, grosso modo, le photocopieur était neutre. Les outils d’intelligence artificielle, les capteurs, leur sécurisation, ça n’est plus forcément neutre. Donc avoir une compréhension, pouvoir qualifier les intervenants, ne pas utiliser des outils qui seraient manipulés ou à la main de puissances étrangères, c’est un véritable enjeu. Jusqu’à présent nous étions plutôt inquiets des Russes et des Chinois, maintenant on a peut-être aussi à s’inquiéter de notre allié historique. La question de la souveraineté est donc vraiment importante

Delphine Sabattier : C’est une complexité supplémentaire.

Mathieu Vidal : La question de la souveraineté est incontournable.

Delphine Sabattier : L’avez-vous abordée, justement, lors de votre congrès ?

Mathieu Vidal : Oui, on l’a abordée, mais juste pour aller dans ce même sens, les élus au numérique que nous sommes, les maires, reçoivent tous les jours, ou presque, des sollicitations pour des offres commerciales sur des sujets que élus ou techniciens ne maîtrisent pas forcément. On reçoit quelques-uns d’entre eux, on fait parfois des choix. Vous avez tous en tête ce programme qui avait été lancé par IBM qui s’était lancé à la conquête des villes pour des services facturés dans le cadre de ce qu’on a appelé les smart cites par la suite, qu’on a déconstruit, que les élus français se sont appropriés et on a une vision du numérique, dans les collectivités, qui a favorablement évolué me semble-t-il, ces maires ont intégré l’enjeu, l’intérêt du numérique pour une meilleure maîtrise.
Pour revenir à ce que vous demandiez et à ce qu’on a fait lors du congrès, il faut que le gouvernement continue effectivement d’accompagner ces collectivités. Pour rebondir sur la question du risque cyber, nous à Villes Internet, nous plaidons pour que ce soit intégré au plan communal de sauvegarde au même titre qu’un autre risque qui pourrait être le risque inondations, par exemple, afin que les collectivités maîtrisent ce risque et posent sur le papier l’essentiel des mesures qui permettent de passer outre ce risque cyber lorsque elles y sont confrontées. C’est un véritable moyen réglementaire qui permettrait d’être plus efficaces.

Delphine Sabattier : Et puis, il y a un autre risque. On parle de la numérisation des services publics, on parle des compétences en interne, des budgets, de la souveraineté, on n’a pas encore parlé du sujet de l’inclusion numérique. Quand on pense service public, on pense service à tous les publics et là aussi, je reviens presque à ma toute première question, est-ce que ça ne va pas un petit peu trop vite pour l’ensemble des citoyens qui ne sont pas forcément très alertes avec ces nouveaux outils, avec la dématérialisation des services publics ?

Patrick Molinoz : Il y a deux/trois ans les chiffres officiels c’était 17/18 % d’illectronisme.

Mathieu Vidal : Treize millions et demi.

Patrick Molinoz : J’ai plutôt tendance à dire que c’est la moitié de la population qui est plus ou moins éloignée des sujets numériques, sachant que l’éloignement peut être diffus. On pourrait considérer qu’un jeune qui passe sa vie sur TikTok n’est pas éloigné du numérique. Sauf que s’il ne sait pas utiliser les outils numériques pour chercher un emploi, chercher une formation, chercher la bonne information, quelque part il est dedans, mais il est éloigné en même temps. Donc l’enjeu de l’inclusion est absolument majeur.
Il y a des outils, notamment les conseillers numériques, on a soutenu cette initiative, on pense qu’elle est importante, mais elle est insuffisante, dans tous les cas elle est insuffisante. Ça passe, là encore, par la question de la formation de l’ensemble des agents publics. Quelqu’un qui avait des difficultés à remplir sa déclaration des revenus avant le numérique, a toujours des difficultés à remplir sa déclaration des revenus, certains vont dire qu’elle est doublée par la distance du numérique, sans doute, mais il existait déjà avec sa difficulté auparavant et il venait voir nos agents municipaux pour être aidé. Il faut que nos agents municipaux, nos agents publics, soient formés pour aider à l’utilisation basique des outils numériques.

Delphine Sabattier : Formés et disponibles.

Patrick Molinoz : Oui, mais ils étaient disponibles hier, c’est juste une nouvelle phase, c’est une nouvelle modalité d’action, ce n’est pas forcément un travail en plus, parce que, en vérité, le numérique apporte quand même beaucoup de nouvelles solutions : remplir sa déclaration des revenus, quand on sait utiliser le numérique, c’est beaucoup plus d’informations disponibles pour le citoyen que lorsque tout était papier et qu’il fallait trouver des bouquins de spécialistes, qui n’étaient disponibles que rarement, dont on ne connaissait parfois pas l’existence. Il y a quand même plus d’avantages que d’inconvénients.

Delphine Sabattier : Après, pour les questions d’inclusion, le frein est vraiment à l’entrée, juste à la connexion, et ça peut même être une question d’aménagement du territoire. On arrive aussi sur la question de la fin du cuivre.

Patrick Molinoz : De moins en moins aujourd’hui, quand même, avec le déploiement de la fibre et l’arrivée du très haut débit, même si tout n’est pas terminé, même si tout n’est pas parfait.

Delphine Sabattier : Il y a encore des raccordements complexes.

Mathieu Vidal : Il reste des poches.

Patrick Molinoz : Il reste des poches, mais, sincèrement, je pense qu’il faut qu’on ait maintenant un regard assez positif là-dessus. Il y a beaucoup plus de solutions que de problèmes en matière d’accessibilité. Ça ne veut pas dire qu’il n’y en a pas. Il y aura toujours la ferme isolée, il y a toujours la situation montagne, à tel endroit les travaux n’ont pas été bien faits, il y a des raccordements qui ne sont pas terminés, donc, des cas de dysfonctionnement, on va en trouver, mais ils sont de plus en plus réduits dans leur nombre.

Mathieu Vidal : Je ne sais pas vous, mais moi je n’ai la fibre à mon domicile que depuis le début du mois dernier, parce que je suis dans un cas qui était un tout petit peu compliqué.

Patrick Molinoz : Mais chaque jour qui passe, ça s’améliore.

Mathieu Vidal : On en est à l’accord, tout en étant dans l’hyper-centre d’une ville de 50 000 habitants, c’est donc une réalité pour bon nombre de personnes.

Delphine Sabattier : Il y a encore des problèmes pour vraiment arriver à la complétude, au 100 % fibre optique, ce n’est pas encore fait, on a encore des sujets budgétaires.

Patrick Molinoz : La couverture 4G et 5G avance bien aussi. On a aussi cette connectivité-là, après on a une question de moyens, disposer d’un terminal.

Delphine Sabattier : Néanmoins, dans beaucoup d’endroits en France, on ne capte pas la 4G. Les Parisiens l’expérimentent quand ils partent en vacances.

Patrick Molinoz : Oui, oui ! Je parle de problèmes de moyens.

45’ 13[modifier]

Delphine Sabattier : Je reviens sur le sujet du calendrier sur l’inclusion numérique, puisqu’il y a une feuille de route qui fixait à l’échéance 2027 d’accompagner huit millions de personnes éloignées du numérique, former 20 000 aidants numériques, rendre deux millions d’ordinateurs reconditionnés aux ménages modestes et 25 000 lieux de médiation numérique et vous avez qualifié, je crois, ce calendrier d’un peu trop serré.

Patrick Molinoz : Il faut fixer des échéances, ensuite la réalité de la vie, quel que soit le sujet, fait que l’atteinte des objectifs dans les temps est sujette à caution. Je suis plutôt favorable à ce qu’on fixe des échéances, à ce qu’on affiche le besoin important et qu’ensuite on mette les moyens derrière et là les moyens ne sont pas sûrs. Je me souviens, parce que ça fait un peu longtemps que je suis élu, d’une époque où l’État avait les moyens d’avoir des DDT [Direction départementale des territoires] avec des agents, y compris dans les sous-préfectures, qui aidaient les communes à préparer leurs dossiers de voirie communale, de travaux de voirie. Tout cela a disparu au cours des 20 dernières années. Je rêve d’un équivalent sur le numérique et l’intelligence artificielle. Je rêve, j’aimerais beaucoup que l’État ait les moyens d’avoir, dans chaque sous-préfecture de ce pays, des équipes dédiées aux sujets numériques et à l’intelligence artificielle, capables de conseiller et d’accompagner les communes. Comme ça n’arrive pas et comme, probablement, ça n’arrivera pas, nous devons, les collectivités intermédiaires, nous mobiliser, d’où les organismes de mutualisation que j’évoquais tout à l’heure, type le GIP ARNia en Bourgogne-Franche-Comté et il y en a d’autres. Il faut que les collectivités s’unissent pour mettre en commun leur intelligence et leurs moyens et proposer aux plus petites, notamment aux plus petites communes, une parole publique d’intérêt général et les moyens de comprendre et de ne pas se laisser avoir. Vous allez voir, quand NIS 2 va arriver, qu’on va avoir une foultitude de propositions d’offres privées et que beaucoup se laisseront… Certaines seront parfaitement viables, intelligentes et pertinentes et d’autres le seront forcément moins, il y aura une déperdition d’argent public, c’est certain.

Delphine Sabattier : Vous voulez revenir sur l’inclusion.

Mathieu Vidal : Sur l’inclusion et, de manière plus générale, il me semble que les collectivités ont, quoi qu’il en soit, besoin de visibilité sur les projets, sur les accompagnements qui sont portés et décidés par l’État. Il faut notamment, par exemple, que les budgets qui correspondent à des projets soient assurés sur la durée. On a une difficulté dans les territoires quand on a des remises en question de certaines enveloppes qui font fonctionner cet accompagnement des plus éloignés du numérique.

Delphine Sabattier : C’est efficace, aujourd’hui, ces dispositifs d’accompagnement ?

Mathieu Vidal : Oui, les dispositifs d’accompagnement sont efficaces, mais en mettant bien souvent une pression et un report de charge sur les collectivités. Il y a une contribution des collectivités sur ces budgets-là, la question des conseillers numériques peut être prise en exemple. Si l’État, du jour au lendemain, nous dit « on n’a plus l’argent pour assurer ce fonctionnement-là », c’est une catastrophe dans les collectivités. C’est bien sûr plus difficile de continuer à accompagner les populations qui sont en demande.
Je suis enseignant à l’université, Patrick prenait l’exemple de la hache de tout à l’heure, je ne vais pas prendre la hache, je vais prendre les étudiants. On a des étudiants qui passent leur journée, ou presque, sur les réseaux sociaux, mettez-les devant un formulaire un peu plus complexe, ils sont perdus ! Mettez un citoyen lambda devant un algorithme qui va décider pour lui et qui va lui dire « non, vous n’avez pas accès à cette aide », par exemple, non seulement il n’a pas forcément quelqu’un face à lui mais juste une réponse parfois automatique, et s’il se trouve qu’il doit avoir cette aide-là, comment fait-il pour rouvrir la fenêtre alors que la porte lui a été fermée ? C’est bien plus complexe qu’avant.
Du coup, il faut penser et réfléchir à des moyens qui permettent de rester humain ou de laisser une part largement majoritaire d’humanité dans nos services publics. Les services publics sont là et nos mairies, en particulier, sont le premier lien entre les citoyens et les services publics de manière générale. Il faut donc réussir à trouver les moyens certes d’utiliser le numérique, d’utiliser l’IA lorsqu’elle est un gain d’efficacité, mais on a un juste équilibre à trouver avec l’humain qui reste derrière le guichet. À mon sens, l’enjeu majoritaire est là.

Delphine Sabattier : On arrive juste à la fin de l’émission, je voulais que vous fassiez juste une petite conclusion. On a démarré en disant qu’aujourd’hui il y a un ensemble de défis quand même assez gigantesque en matière de numérique. Il faut que les élus, que le terrain, les agents publics se forment très vite et au mieux. On a des défis sur la cybersécurité, on a des défis sur la politique de la donnée, sur l’inclusion numérique, vraiment tout ça. On a bien compris quels étaient les enjeux. Au regard de ce qui se passe aujourd’hui politiquement en France, mais aussi géopolitiquement à l’international, est-ce que vous êtes optimistes ? Inquiets ? Comment avez-vous envie de conclure cette discussion sur l’intelligence artificielle qui arrive comme un boulet de canon et qui va bousculer toute cette administration publique ?
Mathieu puis Patrick.

Mathieu Vidal : Ce ne serait pas raisonnable de ne pas prendre ce train de l’intelligence artificielle, on l’a dit tout à l’heure, on l’a évoqué, encore faut-il le prendre correctement et mettre le pied de manière juste sur le marché.

Delphine Sabattier : Ce serait grave de ne prendre le train de l’IA. C’est ça ?

Mathieu Vidal : Oui, tout à fait. L’IA est désormais incontournable dans les pratiques, elle va amener des choses positives. Il faut avoir les yeux grands ouverts sur ses limites, notamment environnementales, on l’a clairement dit. Certains usagers font des requêtes à l’IA alors qu’un moteur de recherche suffit et on sait quelle est la différence de consommation énergétique derrière, c’est complètement aberrant.
Néanmoins, il me semble que les collectivités ont un rôle clé à jouer pour inventer une IA territoriale à la fois éthique et inclusive et, là-dessus, il faut qu’on travaille tous ensemble.

Delphine Sabattier : Merci. Patrick.

Patrick Molinoz : D’abord un point extrêmement important : il faut de la constance dans le soutien, notamment dans le soutien de l’État, il faut que les moyens soient là pour accompagner les collectivités et il y a un domaine qui est au moins aussi important que celui de l’inclusion, et où là on est face à un recul, donc je me permets de le dire de nouveau aujourd’hui, c’est celui de la cybersécurité. Le Parlement va adopter la loi permettant d’intégrer NIS 2 et en même temps l’ANSSI, l’Agence nationale de sécurité des systèmes d’information, met fin au financement des centres régionaux de cybersécurité qui étaient financés pour trois ans à hauteur de un million d’euros et la direction de l’ANSSI nous dit « à partir de l’année prochaine c’est zéro. » Donc, d’un côté, on nous dit que la cybersécurité c’est vital. Dans le contexte géopolitique extrêmement mouvant et nouveau, je pense que ça l’est encore plus qu’il y a trois mois, parce que les sujets, derrière, c’est la manipulation de l’information, je ne refais pas le pitch sur ça mais c’est un véritable sujet, donc il faut de la cohérence, il faut que le gouvernement, sur ces sujets numériques soit cohérent. C’est très bien de nous dire qu’il va y avoir 109 milliards d’investissement pour des sujets d’intelligence artificielle et des outils souverains de développement d’intelligence artificielle, sur la souveraineté ; il faut regarder d’où vient l’argent et être vigilant, c’est très bien de dire ça et ça nous positionne en Europe et dans le monde, mais il faut, derrière, que toute la chaîne tienne : celle de l’inclusion numérique, celle de la cybersécurité.
Je pense aussi qu’on ne peut pas ne pas prendre le train de l’intelligence artificielle, mais on doit le prendre les yeux parfaitement ouverts et ça n’est pas si simple. On ne doit pas commettre la même erreur que dans la phase historique précédente autour des réseaux sociaux. J’aime bien dire – c’est peut-être un peu simpliste, mais, parfois, je trouve qu’on doit essayer de trouver une manière simple de dire la complexité des choses – qu’il faut qu’on arrête de penser que le numérique a des règles différentes du monde réel. Il faut penser les règles du numérique comme celles du monde réel : en général, on ferme sa maison quand on la quitte, eh bien on ferme son ordinateur, on a des bons mots de passe. Il faut que les règles du numérique soient les mêmes règles que celles de la vie en commun qui fondent nos règles républicaines en France, par exemple. Si nous pensons que c’est un univers de Bisounours, où on s’aime tous, que la connaissance universelle est parmi nous, où, d’un seul coup, le bonheur est à notre porte, on se trompe. On s’en est aperçu, on est en train de s’en apercevoir douloureusement avec toutes les manipulations électorales qu’il y a eu et qui auront encore lieu, on se trompe quand on voit la perte de l’esprit scientifique, du rationalisme, la montée du platiste, tous les délires complotistes que l’on entend, qui sont alimentés par ces outils. Ce n’est pas l’outil en lui-même qui est mauvais, c’est sa maîtrise, sa mauvaise maîtrise et sa mauvaise compréhension.
L’intelligence artificielle va démultiplier les opportunités, moi je veux voir le verre à moitié plein, mais on ne pourra le voir à moitié plein que si on n’ignore pas les risques qui vont avec.
Le message c’est : le monde numérique doit être géré comme le monde réel. Ayons les yeux grands ouverts et ayons une vraie conscience politique des enjeux.

Delphine Sabattier : Donc ça va bouger, vous, l’administration publique. On a envie que ça avance dans le sens du vent. Vous dites qu’il faut prendre le train de l’intelligence artificielle, mais, en même temps, attention aux injonctions contradictoires.

Patrick Molinoz : Et nous, les communes et les élus locaux, avons un rôle très particulier, très important parce que, c’est déplorable, mais c’est comme ça, la confiance dans le monde politique a tendance à diminuer, mais la confiance dans les élus locaux, ceux qu’on voit tous les jours, reste d’un excellent niveau, en tout cas elle reste supérieure à celle des autres. Donc le rôle des maires, des conseillers municipaux et des adjoints, des 500 000 élus locaux de notre pays, est essentiel, non pas pour avoir une confiance béate dans les sujets, mais pour avoir les yeux ouverts sur les enjeux, ne pas louper le train comme tu le disais, mais ne pas le faire les yeux fermés sur les risques.

Delphine Sabattier : Je voulais juste rajouter : attention aux injonctions contradictoires qui nous rendent plus de ci mais avec moins de ça, moins de budget en l’occurrence, c’est ce que j’ai bien compris et bien retenu.

Patrick Molinoz : Tout à fait.

Delphine Sabattier : Merci beaucoup à tous les deux.

Patrick Molinoz : Merci.

Mathieu Vidal : Merci.

Delphine Sabattier : C’était POL/N, Politiques Numériques. Vous pouvez nous suivre en podcast mais aussi sur la chaîne YouTube Delphine Sabattier, c’est moi, votre hôte aujourd’hui. À très bientôt.