Vidéastes & Capitalisme de surveillance - Pouhiou/Framasoft

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Titre : Vidéastes & Capitalisme de surveillance : Pouhiou / Framasoft

Intervenants : Pouhiou - Guillaume Desjardins

Lieu : RougeVertBleu

Date : 15 mars 2022

Durée : 56 min 40

Vidéo

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide. Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Interview de Pouhiou, codirecteur de Framasoft, dans laquelle il nous expose le capitalisme de surveillance pratiquée par les grandes plateformes de diffusion ainsi que les enjeux pour les créatrices et créateurs de contenu mais également pour les spectateurs. Il nous partage sa vision de l'émancipation des vidéastes sur internet et explique en quoi l'initiative libre de PeerTube, soutenue par Framasoft, peut y participer.

Transcription

Guillaume Desjardins : Salut Pouhiou.

Pouhiou : Salut.

Guillaume Desjardins : Merci d’être là pour cette interview.

Pouhiou : Merci à vous.

Guillaume Desjardins : Elle est dans la lignée des interviews que j’ai pu faire où on se pose des questions sur les monopoles de diffusion de vidéos en ligne. Tu es codirecteur de l’association Framasoft et je pense que tu vas pouvoir nous apporter des éléments de réponse, en tout cas une compréhension plus large des enjeux autour de l’auto-diffusion, maintenant j’utilise ce terme-là. Est-ce que les créateurs ne devraient pas plutôt s’auto-diffuser plutôt que confier leurs contenus à des plateformes et voir les enjeux qu’il y a à la fois pour les créateurs mais aussi se rendre compte que ce sont aussi des enjeux politiques, plus larges.

Pouhiou : C’est vraiment la conclusion que nous avons eue à Framasoft, que finalement c’est une question beaucoup plus large que juste les outils qu’on utilise, que juste les données, etc., c’est une question de choix de société en fait. C'est-à-dire que derrière les outils que vont proposer un Google avec YouTube ou un Amazon avec Twitch, il y a vraiment des choix de société et ces outils vont formater la création. Attention !, je ne vais absolument pas blâmer les créateurs et les créatrices, j’ai moi-même été créateur, il n’y a pas de problème là-dessus. À l’époque où je le faisais on est en 2015/2016, j’ai bien vu déjà comment Google transformait la création. Au départ ce qui était important c’était le nombre de vues des vidéos donc tout le monde faisait des vidéos courtes, de trois à cinq minutes, à l’époque c’était ça. Après c’est le view time qui a commencé à être le plus important donc on a réduit nos génériques au maximum parce que les gens zappaient les génériques, il ne fallait pas perdre de temps de vue. On a aussi augmenté le temps des vidéos qui est passé à 7 minutes puis à 10/15 minutes et tout le monde faisait ça. Et même, je ne sais pas si tu te souviens de ça, à partir de 2000 abonnés tu avais carrément une formation Google pour mieux faire tes vidéos, mieux paramétrer.

Guillaume Desjardins : Toujours aujourd’hui.

Pouhiou : Voilà. Ça existe toujours et ce n’est pas pour rien c’est parce que derrière ces outils il y a une culture, derrière ces outils il y a une proposition politique, une proposition d’organisation de la société qui a été identifiée, elle est étudiée aujourd’hui, ça s’appelle de capitalisme de surveillance. Le capitalisme de surveillance c’est quoi ? En fait ce sont des entreprises qui font la captation de nos comportements présents pour pouvoir vendre, principalement à des commerçants, des choses comme ça, la prédiction de nos comportements futurs. Et tu remarqueras que là, à aucun moment, je n’ai parlé de données. Souvent on parle des données personnelles et tout ça, quand tu parles donnés personnelles, les gens vont se dire ma date de naissance. Mais tout le monde a ta date de naissance, elle ne vaut plus rien sur le marché des données, on s’en fout ! Par contre, ce qui est intéressant, c’est que j’ai donné mon 06 à un de tes collaborateurs, nos deux téléphones sont côte à côte, donc nous sommes des personnes qui sont récemment entrées en contact et qui sont dans la même pièce. Et ça c’est hyper intéressant ; ce sont nos comportements qui sont captés. Google, parce que j’ai un téléphone Android, va se dire « tiens !, ils commencent à être en relation ». Si ton collaborateur a récemment acheté des pompes peut-être que Google va se dire « tiens !, peut-être qu’il va aimer les mêmes pompes vu qu’ils sont en relation ». On est vraiment sur des questions de comportement, donc de numériser, de capter l’ensemble de nos vies. Une des manières c’est notamment de capter l’attention pour ça et, pour capter l’attention, il faut des contenus, il faut de la création, donc on va essayer de capter tout ce que créent les vidéastes sur Internet.

Guillaume Desjardins : Cette captation de l’attention n’est-elle pas dans le même intérêt que les créateurs ?

Pouhiou : Il peut y avoir des intérêts qui vont ensemble, évidemment, par exemple moi aussi je ne voulais pas absolument que tout le monde, mais je voulais qu’un maximum de gens partagent mes vidéos, regardent et s’intéressent ; en général tu donnes quelque chose pour que les gens le reçoivent, c’est clairement ça. Mais leur intérêt ce n’est pas ça, ils se fichent fondamentalement que ce soit ta vidéo ou une autre qui soit vue. Ce qui est important c’est que les gens restent. Tu penses qu’il y a un intérêt commun mais ce n’est pas un véritable intérêt.
Typiquement un truc s’est passé avec les sous-titres sur YouTube, je ne sais pas si tu te souviens. À une époque Google incitait vraiment un maximum à ce que tu mettes les textes de tes vidéos et à ce que ça fasse avec des outils, les traductions, en disant « il faut de l’accessibilité pour les personnes sourdes ou malentendantes » et c’était totalement du bullshit ! Leur intérêt c’était de pouvoir indexer le texte des vidéos parce que quand je peux analyser un fichier texte, ce n’est rien du tout un fichier texte, je peux analyser les thèmes, ce qu’il s’y dit, les mots qui reviennent, etc., donc je peux l’indexer et la faire remonter dans les résultats de recherche, je peux la vendre à des publicitaires parce qu’on va parler de fleurs, parce qu’on va parler de chaussures ou un truc qui n’est pas vendeur. C’était ça leur véritable intérêt. Quand ils ont commencé à avoir des robots qui étaient suffisamment entraînés pour indexer le texte des vidéo et le faire, ils ont coupé des outils de sous-titrage communautaire des vidéos YouTube ; depuis quelques années, depuis un ou deux ça n’existe plus. En tout cas ils ont coupé totalement l’outil de sous-titrage communautaire parce que ça n’est plus dans leur intérêt.
On est vraiment sur des choses comme ça. Ce qui est intéressant c’est de se rendre compte que Google est dans cette économie de l’attention, est enfermé dans cette économie de l’attention et ne peut pas réfléchir autrement, est enfermé dans ses choix de capitalisme de surveillance et ne peut pas réfléchir autrement.

Guillaume Desjardins : Tu penses que c’est dû au modèle économique de la publicité et même si tu enlèves la publicité – on peut voir que Netflix ne fonctionne pas sur la publicité, c’est un abonnement payant – finalement ils sont dans la même logique de « il faut te garder sur la plateforme à mort » ?

Pouhiou : La publicité c’est la façon dont on voit le plus le capitalisme de surveillance, c’est-à-dire qu’ils captent mes comportements et ils revendent mes données à des publicitaires pour des annonceurs. Mais il y a d’autres manières dont les données sont utilisées aujourd’hui et aujourd’hui pas qu’aux États-Unis, en France. Ce qui se passe c’est qu’en général tes données sont captées et sont ensuite rachetées par ce qu’on appelle des courtiers en données, les data brokers, qui vont les mélanger avec les données par exemple de ta carte fidélité Carrefour, de tes points Total, que sais-je. Il y a un mix de ces données et ça va être aussi revendu à des assurances parce que si tu achètes beaucoup de Coca, ça peut être intéressant pour une assurance-vie ou pour une assurance maladie de te faire payer un peu plus cher parce que tu vas peut-être avoir des problèmes cardiovasculaires. C’est aussi revendu à des banques pour déterminer les prêts immobiliers ; si tu as des amis pauvres sur Facebook, tu es peut-être pauvre, donc on va te faire payer ton prêt immobilier plus cher. C’est totalement pratiqué.

Guillaume Desjardins : Aujourd’hui c’est totalement pratiqué en France et peut-être à l’étranger ?

Pouhiou : C’est totalement pratiqué. Je ne peux pas te le confirmer totalement. Ce que je peux te confirmer c’est que des grands groupes bancaires français, des grandes assurances françaises, sont clients des data brokers. Je ne peux pas te dire ce qu’ils font vu que ce n’est pas affiché clairement, par contre ces courtiers en données se vantent de leur clientèle sur leurs sites, il suffit juste de regarder.

Guillaume Desjardins : Un créateur ou une créatrice qui n’a pas envie de participer à ça, quels choix ont-ils ?

Pouhiou : C’est hyper compliqué ! C’est hyper compliqué parce que ça veut dire qu’il faut s’émanciper de tout ça. C’est comme quand on dit aux gens qu’il faut quitter Facebook ! Aujourd’hui la plupart des gens que je rencontre, même sans être militants ou militantes comme moi, se disent que Facebook est un mal nécessaire ! « Je n’aime pas, mais il y a tout le monde qui est là, mais j’ai un groupe machin où je m’organise, mais j’ai Messenger ou Instagram. » C’est hyper compliqué. Vraiment, encore une fois c’est dit avec beaucoup d’amour, il y a quelque chose de la même manière que Tanguy. C’est-à-dire que vous êtes chez papa Google et maman Amazon, j’y étais aussi et c’est hyper agréable, c’est hyper confortable : le frigo est tout le temps rempli, tu n’as pas à te demander comment tu paieras ton loyer le mois prochain, tu ne sais même pas d’où vient le canapé.

Guillaume Desjardins : OK, pour la métaphore, mais pour les créateurs ?

Pouhiou : Ça incite à ce que tu ne payes pas ton espace disque pour ton hébergement. Tu ne payes pas l’espace disque de tes vidéos. C’est open bar Nutella, tu peux télécharger des gigas et des gigas autant que tu veux, mais les gigas ça coûte, c’est juste que ce coût a été caché, offusqué. Aujourd’hui on croit que c’est gratuit, mais ça n’est pas le cas dans la réalité. Donc il y a ce côté papa/maman et le jour où tu prends ton appart, d’un coup d’un seul comment je fais pour remplir mon frigo ? Comment je fais pour payer mon loyer ? C’est compliqué, je dois apprendre à réparer mon robinet ou mes chiottes qui fuient. C’est lourd et c’est compliqué, mais tu deviens autonome, tu t’émancipes et souvent tu vas commencer notamment par de la collocation, à t’entraider et tout ça.

Guillaume Desjardins : ???

Pouhiou : C’est ça. La première chose, d’abord, il ne faut pas culpabiliser les gens en disant « vous êtes sur YouTube c’est mal ». Il faut arrêter ça parce que ça ne sert à rien ni à personne. Il y a des personnes qui ne sont pas capables, aujourd’hui, de quitter ce giron-là et c'est OK. Il faut penser à y aller doucement. Typiquement, ce que je vois faire des créateurs et des créatrices de contenus, c’est avoir en parallèle une chaîne YouTube et une chaîne sur une autre plateforme où ils ou elles se sentent plus indépendantes.

Guillaume Desjardins : TikTok par exemple.

Pouhiou : Ce n’est pas la même chose, tu sais très bien qu’on ne va pas faire les mêmes contenus pour YouTube même si c’est lié à YouTube Shorts maintenant.

Guillaume Desjardins : Ça m’intéressait de revenir un peu avant sur comment tu vois l’influence de ces plateformes sur la création et sur les choix des créateurs. Tu avais aussi remarqué que les plateformes formatent les contenus des créateurs.

Pouhiou : Totalement. Ça formate les communautés. C’est aussi hyper intéressant de voir comment ça formate les communautés. Jusqu’à récemment il y avait les points Facebook pour remonter dans l’algorithme : quand tu mettais un pouce pour liker un post, c’était un point pour le faire remonter dans l’algorithme ; quand tu mettais une colère ou un cœur c’était cinq points !

Guillaume Desjardins : Ils ont communiqué ça ?

Pouhiou : Ils ont communiqué ça mais ça n’est plus le cas aujourd’hui, le like est à 0,5 et c’est un point pour les autres ; l’algorithme change régulièrement. Avec les algorithmes de recommandation, avec les interfaces, avec tout ça, il y a vraiment un design qui est une architecture de la persuasion, ça s’appelle comme ça. On connaît tous et toutes l’architecture de la persuasion : quand tu vas à la supérette, bizarrement, quand tu es planté à la caisse et que tu attends, à hauteur de vue des enfants il y a des bonbons et à hauteur de vue des adultes il y a des magazines qu’on a envie de feuilleter. Ce n’est pas pour rien ! C’est l’architecture de la persuasion. C’est la même chose qui est utilisée sur ces sites-là, donc qui influence nos comportements. Tu as 1000, peut-être 100 000 personnes qui vont visiter un supermarché dans l’année si c’est un énorme supermarché, quand Google fait un changement, ce sont deux milliards de personnes qui sont influencées ; c’est une influence culturelle qui est énorme ! Cette influence vient de qui ? Elle vient de quels types de public sociologiquement ? Étasuniens, mâles, blancs, ingénieurs informatiques, trentenaires. Évidemment c’est un cliché que je suis en train de faire, c’est une généralisation, mais qui n’est pas si fausse que ça.
Tu vois Edward Snowden, je rappelle un peu qui c’est. Edward Snowden était analyste pour un sous-traitant de la NSA, il traitait des données que les gens s’envoyaient notamment par SMS, entre autres, et il expliquait que c’étaient des ingénieurs informaticiens de 24/25 ans à la machine à café qui s’échangeaient des news, parce que c’est la culture de mâles blancs, sexistes, c’est comme que j’ai moi-même été élevé dans ce sexisme-là, patriarcal. À un moment donné, les tétons sur Facebook c’est cette culture protestante américaine. Est-ce qu’on a envie que ce soit la seule culture disponible dans l’espace numérique et si on n’en a pas envie, qu’est-ce qu’on fait ?

Guillaume Desjardins : Au-delà de cette vision politique qu’on peut participer à orienter en tant que créatrices et créateurs, est-ce que tu vois d’autres raisons limite plus capitalistes de se casser de ces plateformes, ou pas forcément. Quand je dis se casser, je précise qu’on est conscients qu’on ne peut pas se casser du jour au lendemain, comme tu disais il faut y aller doucement et tout, et qu’il faut peut-être continuer à les utiliser pour ramener trafic.

Pouhiou : Je pense qu’il faut vraiment réfléchir ça dans des termes de transition. Personnellement je fais une transition vers le véganisme, mais je n’y suis pas encore. Il m’arrive encore de manger des œufs, j’essaie de faire attention à leur provenance, des choses comme ça ; ça fait des années que je fais ça et OK, c’est l’ancien slogan de Framasoft « La route est longue mais la voie est libre ! ». C’est une chose.
Pour les raisons de changer, il faut se rendre, ne serait-ce qu’au niveau thune, que Google vous file des miettes, Twitch vous file des miettes. Ce n’est pas pour rien que ce sont les entreprises les plus riches au monde, à la fois la capitalisation boursière, mais ça ce sont des chiffres, c’est la valeur qu’on leur donne sur un marché, ce n’est pas le cash, mais même dans le cash qu’ils ont. Mon collègue avait calculé qu’ils avaient autant de cash qu’un pays comme le Luxembourg, ce qui n’est pas n’importe quoi. Ces entreprises les plus riches du monde vous refilent les miettes, la pub que vous avez et l’attention que vous avez, en fait vous faites le maximum du travail et vous avez les miettes du gâteau qu’ils se partagent, même du gâteau attentionnel. En fait, ce système-là est fondamentalement injuste surtout pour les créateurs et les créatrices qui sont les exploités. Je pense que dans 10 ans, 50 ans et tout ça on aura les mêmes films sur l’exploitation des travailleurs et des travailleuses du clic et des créateurs et créatrices de contenus que ce qu’on a aujourd’hui sur Germinal ou des choses comme ça.
En vous émancipant, c’est plus de boulot, c’est moins de confort, ça ne va pas être facile, par contre vous pouvez en retirer beaucoup plus de pouvoir et, en fait, c’est ça l’autonomie, c’est de reprendre le pouvoir sur ses contenus.
On voit très clairement que dans le capitalisme de surveillance il n’y a pas que la surveillance qui soit le problème, c’est le capitalisme, et dans l’anticapitalisme il y a la question de se réapproprier les moyens de production, mais pour les artistes ça ne suffit pas. Aujourd’hui les artistes ont les moyens de production. On peut vraiment créer avec pas grand-chose, c’est hyper accessible et les savoir-faire sont aussi accessibles en ligne, c’est formidable. Par contre il faut se réapproprier les moyens de diffusion et c’est là qu’il y a un énorme chantier à faire.

14’40

Guillaume Desjardins : Est-ce que PeerTube