Différences entre les versions de « VLC : Le start-upper qui ne voulait pas être riche - Jean-Baptiste Kempf »

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<b>Voix off : </b><em>On s’autorise à penser</em>. Présenté par Lucas Gautheron, « VLC : le start-upper qui ne voulait pas être riche », avec Jean-Baptiste Kempf.
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<b>Lucas Gautheron : </b>Vous connaissez certainement le logiciel VLC, l’incontournable lecteur multimédia made in France en forme de cône de chantier utilisé par des centaines de millions de personnes à travers le monde.<br/>
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Ce qui vous ignorez peut-être, en revanche, c’est que derrière ce logiciel libre édité par une association à taille humaine et à but non lucratif, se cache un homme plutôt discret et, disons-le, un peu atypique dans son milieu. Devenu chevalier de l’Ordre national du Mérite à 35 ans, cet ingénieur de l’École centrale Paris, aujourd’hui à la tête du projet, l’a rejoint il y a 17 ans. Bien qu’il soit l’un des principaux responsables de ce succès français, il est bien loin d’être milliardaire. Quand on le lit ou qu’on l’écoute, on a le sentiment qu’il en a gros et qu’il a un peu envie de balancer sur la <em>startup nation</em>, la French Tech, les licornes, les BlaBlaCar et autres applications et tout ce milieu qui pourtant devrait être le sien. Son nom : Jean-Baptiste Kempf. Avec lui nous évoquerons son parcours, bien sûr, mais aussi sa vision du monde des startups, du numérique, de l’innovation, des alternatives et stratégies à développer contre les plateformes et le rôle que la France devrait ou pourrait jouer dans cette lutte.<br/>
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Bonjour Jean-Baptiste Kempf.
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<b>Jean-Baptiste Kempf : </b>Bonjour.
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<b>Lucas Gautheron : </b>J’aimerais quand même qu’on parle un peu de VLC avant d’aller dans le fond du sujet. Est-ce que tu peux nous dire plus précisément combien d’utilisateurs dans le monde se servent de ce logiciel ? Combien il y a eu de téléchargements à peu près ?
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<b>Jean-Baptiste Kempf : </b>En fait, la bonne réponse c’est que je ne sais pas. Comme c’est un logiciel gratuit et libre les gens ont le droit de le rediffuser et comme on ne fait pas ce qu’on appelle de la télémétrie, en vrai ça s’appelle de l’espionnage, je ne sais pas qui utilise VLC et comment on utilise VLC. Ce que je sais, avec le nombre de téléchargements sur notre plateforme et le nombre de mises à jour, ça donne à peu près une idée du nombre de téléchargements et d’utilisations. On est à peut-être 500 millions d’utilisateurs actifs de VLC. Après, comment tu définis actifs c’est un peu compliqué, mais ça te donne à peu près la base installée de VLC qui doit être autour de 800, 900 millions de VLC installés dans le monde. C’est très difficile de savoir exactement parce que, pour faire ça, il faudrait se mettre à espionner les utilisateurs et on ne fait pas ça.
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<b>Lucas Gautheron : </b>En gros, il y a des usages de particuliers ?
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<b>Jean-Baptiste Kempf : </b>On a vraiment de tout. On a beaucoup de particuliers, des gens qui lisent des DVD, des Blu-ray, des gens qui regardent de l’illégal, pas mal de gens qui l’utilisent pour écouter de l’audio et dans le monde professionnel de la télé, du <em>broadcast</em>, tout le monde utilise VLC, que ce soit Sony Pictures quand ils font le dernier Spider-Man ou la télé RTBF.
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<b>Lucas Gautheron : </b>Si tu devais donner la raison fondamentale du succès de VLC ce serait quoi ?
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<b>Jean-Baptiste Kempf : </b>La raison fondamentale du succès de VLC c’est que personne n’a cherché à ce que ce soit un succès. C’est un peu un troll, mais en fait c’est juste que c’est un logiciel fait par des geeks pour des geeks, pour se faire plaisir, donc il n’y a pas eu de marketing, il n’y a pas de fonctionnalités qui ne servent à rien, le but c’est juste de faire plaisir à nos utilisateurs. C’est vraiment un produit qui répond au besoin utilisateur et c’est toujours ce qui nous a défini.
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<b>Lucas Gautheron : </b>Justement, tu parles des intentions derrière ce logiciel, est-ce qu’on peut en faire un peu la genèse, comment il est né, parce que c’est une histoire assez particulière ?
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<b>Jean-Baptiste Kempf : </b>Ce que je déteste c’est quand les gens me présentent comme créateur de VLC parce que d’abord un, ce n’est pas vrai, et deuxièmement il n’y a pas de créateur. VLC c’est un projet qui fait partie d’un autre projet qui s’appelait VideoLAN, qui est devenu un projet <em>open source</em> en 2001, qui, avant, était un logiciel pas <em>open source</em> et qui est la continuité d’un autre projet dont le but n’était absolument pas de faire un produit comme ça.<br/>
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L’histoire originelle : en 1995 sur l’École centrale Paris, donc le campus à Châtenay-Malabry qui vient d’être détruit, tout est géré par les étudiants – la sono, les soirées, mais aussi la cafeteria, la coopérative, le bar, la télé, la radio et le réseau. En fait on est dans un campus un peu bizarre où ce sont les étudiants qui s’occupent du réseau informatique, pas comme dans d’autres écoles. Ils veulent un réseau plus rapide et ils n’ont pas l’argent pour le faire. Ils vont voir l’école et l’école leur dit « ah non, vous comprenez, ce n’est pas nous qui gérons le campus, etc. » et leur dit « allez demander à nos partenaires » qui est une façon de dire « allez, dégagez il n’y a rien à voir ! » On était en 1994, ce que les étudiants voulaient c’était jouer aux jeux vidéos en réseau parce que, à ce moment-là, leur réseau suffisait pour envoyer quelques mails et les premiers sites internets. Ils voulaient jouer en réseau. C’est ce qu’ils vont faire, on leur dit d’aller voir des partenaires ils vont voir des partenaires, ils vont voir évidemment Bouygues qui leur dit « le futur de la télé c’est le satellite ». Bon ! Non, mais il y a 25 ans on pouvait se dire que c’était le futur et à ce moment-là tu achetais des box qui étaient des décodeurs MPEG2 qui coûtaient, je ne sais pas, 5000, 6000 francs et des antennes qui coûtaient 1500 francs. Sur le campus il y a 1500 étudiants donc le coût aurait été monstrueux. L’idée c’était juste d’en acheter une énorme et de diffuser par le réseau puisqu’en fait c’était des flux numériques. Évidemment, aujourd’hui ça semble évident. En 1995, on est 10 ans, 11 ans avant YouTube. Être capable de faire du décodage vidéo plus gros qu’un timbre poste sur un ordinateur normal c’était quasiment de la science-fiction, mais ils voulaient vraiment leur réseau. Donc ils lancent le projet de 1995 à 1997, puis, en 1997, ils ont une démo, ça crashe mais ce n’est pas grave ils font la démo 30 secondes, ça crashe au bout de 40. Ils ont un super ordinateur où il y a 64 mégaoctets de RAM à l’époque, évidemment ça nous fait rigoler, mais on était avec 486 DX/33 et 66, vraiment des antiquités. Le projet s’arrête là, le projet s’appelait Network 2000, ils ont un nouveau réseau ils sont contents.<br/>
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Un an plus tard, il y a un groupe d’étudiants qui se disent en fait peut-être que ça intéresserait d’autres personnes. Il y a le début de la mouvance du logiciel libre, donc ils se disent on va faire un logiciel qui va fonctionner pour Centrale mais aussi hors de Centrale et qui sera <em>open source</em>.<br/>
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En fait, VLC c’est une partie du projet VideoLan qui est la suite du projet Network 2000 qui est la suite du réseau étudiant de Centrale Paris. À aucun moment quelqu’un ne s’est dit je vais disrupter, je vais faire un nouveau lecteur vidéo qui va tout casser. C’est une conséquence. Il n’y a pas de créateur. Il y a plein de gens qui ont créé, il y a plein de gens qui ont travaillé tout au long du projet.
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<b>Lucas Gautheron : </b>Toi tu interviens à partir de 2003. C’est ça ?
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<b>Jean-Baptiste Kempf : </b>Je rentre à Centrale, en 2003 je deviens vice-président du réseau et c’est comme ça que je rentre dans VideoLan. Au début je ne m’occupe quasiment que de la diffusion vidéo sur la résidence. Je commence à faire des petits trucs à partir de 2005 sur le code et surtout, en fait, pendant mes stages en 2006, je commence à faire beaucoup plus de trucs sur VLC.
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<b>Lucas Gautheron : </b>Donc c’est un peu le cadre associatif au sein de l’école qui t’as encouragé à t’impliquer et à apprendre ?
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<b>Jean-Baptiste Kempf : </b>À l’époque à l’École centrale Paris, il y avait une énorme vie associative et un peu moins de focus, en fait, sur les cours, en tout cas pour une certaine part. À peu près 20 % des élèves faisaient beaucoup d’associatif et c’est génial parce que ça t’apprend beaucoup plus de choses dont tu as avoir besoin plus tard dans ta vie qu’un énième cours de physique quantique ou de mécanique des fluides.
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<b>Lucas Gautheron : </b>C’est un projet étudiant qui a évolué. Aujourd’hui qui collabore au projet ? Est-ce qu’il y a des salariés à temps plein dessus ? Est-ce qu’il y a des contributeurs externes qui alimentent le code source ? Ça se passe comment ?
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<b>Jean-Baptiste Kempf : </b>Au début c’était un projet étudiant et jusqu’à 2001 ce n’est pas <em>open source</em>, donc ce sont que des étudiants de Centrale qui peuvent s’y mettre.<br/>
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En février 2001 quand il passe en <em>open source</em>, à ce moment-là il y a des gens qui commencent à contribuer, notamment un Hollandais et un Français qui habitait à Londres, qui commencent à aider. Chaque année, en fait, c’est un groupe d’étudiants qui vient et qui repart et ça marche comme ça jusqu’en 2005/2006 et là, le logiciel devient un peu trop gros et surtout devient un peu trop compliqué pour des étudiants donc le modèle ne marche plus. On se retrouve en janvier 2007 où on n’est plus que deux et demi, Rémi, moi et Christophe, donc là on se rend compte qu’il faut relancer différemment. En fait, c’est ça qui va emmener à la création de l’association en 2008 et moi, pendant un an et demi, je vais trouver les nouveaux étudiants ou parler aux anciens étudiants qui sont maintenant professionnels pour dire « venez travailler, contribuer ».<br/>
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C’est une période qui va finalement aller jusqu’à 2013/2014 où la plupart du développement est faite par des bénévoles sur leur temps libre. À partir de 2012, je monte une entreprise à côté, qui est à côté de l’asso et qui commence à embaucher des gens de l’asso pour pérenniser un peu le logiciel, en particulier parce que l’<em>open source</em>, notamment le logiciel libre, est un peu moins sexy qu’il ne l’était parce qu’il s’est énormément professionnalisé. Les gens disent « pourquoi j’irais le faire gratuitement quand je peux le faire professionnellement » et surtout il y a les smartphones qui font que c’est beaucoup plus difficile de développer pour les smartphones qu’avant.<br/>
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L’association existe toujours, je suis toujours le président depuis 2008 ; elle n’emploie personne, elle a très peu de moyens et les gens qui contribuent sont soit des gens externes soit bénévoles soit payés par les entreprises soit payés par mon entreprise.
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<b>Lucas Gautheron : </b>Qui est la société Vidéolabs, c’est ça ?
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<b>Jean-Baptiste Kempf : </b>C’est la société Vidéolabs.
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<b>Lucas Gautheron : </b>Elle fait quoi cette société ?
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<b>Jean-Baptiste Kempf : </b>Elle fait du service professionnel, des fonctionnalités en plus pour VLC. En fait, maintenant on fait 70 % du travail de VLC. C’est une société SAS, mais il n’y a pas d’investisseurs. On ressemble plus à une SCOP qu’à une SAS. En 2012/2013, je voulais voir comment on pouvait pérenniser le modèle. J’avais de plus en plus d’étudiants qui me disaient « je veux faire le Uber de la farine ou le Airbnb des pierres tombales ou le lacet connecté ou le prochain Flappy Bird ». Aller bosser dans l’<em>open source</em> ce n’était pas le truc sexy, alors que pour moi les mecs de l’<em>open source</em> c’étaient normalement les gros cadors. Tout le monde voulait faire des startups, donc j’ai dit on va faire une startup autour de VLC. Ça permet aussi de récupérer les subventions, aujourd’hui il y a beaucoup de subventions – CIR [Crédit Impôt Recherche], JEI [Jeune entreprise innovante], FUI [Fonds unique interministériel], PIA [Paris Innovation Amorçage] et d’autres choses comme ça – qui ne sont accessibles qu’à des entreprises ou des labos de recherche universitaire, mais quand tu es une asso, tu ne peux rien avoir.
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<b>Lucas Gautheron : </b>Vous ne faites pas de pub, pourtant ça représente une fortune ne serait-ce que la valeur des données que vous pourriez emmagasiner sur ce que consultent les gens, etc. C’est une mine d’or ça, non ?
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<b>Jean-Baptiste Kempf : </b>Non. J’aurais pu me faire énormément d’argent si telle était la question, aucun problème ! Mais il est hors de question que je gagne de l’argent de façon pas éthique. Donc espionner les utilisateurs, mettre de la pub c’est-à-dire finalement espionner les utilisateurs ou tout ce genre de merdier, installer des <em>toolbars</em> pourris ou, grosso modo, des trucs d’antivirus qui sont finalement plus des virus qu’autre chose, c’est hors de question. Attention, je ne suis pas contre faire de l’argent et gagner de l’argent. Je suis contre le faire mal et pour le moment on n’a jamais trouvé une façon bien de faire de l’argent autour de VLC, donc on préfère ne pas en faire. Oui, c’est sûr, ça pourrait être beaucoup plus gros vu le nombre d’utilisateurs, mais on préfère le faire bien.
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<b>Lucas Gautheron : </b>Il y a par exemple des gens qui vont ont approché, je crois que c’est Google qui avait proposé un contrat ?
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<b>Jean-Baptiste Kempf : </b>On a eu Google, Google ce n’était pas le pire, on en a eu plein d’autres qui étaient bien pires. D’abord Google, ils avaient une barre de recherche que tu mettais dans tes navigateurs, que tu rajoutais, qui te mettais tout pour que tu ailles tout faire sur Google. Après c’était pousser Chrome en même temps que l’installeur de VLC. Eux, à la limite, c’était encore à peu près propre. Après on a eu une quantité de mecs, et on en a toujours, qui viennent proposer des dizaines de millions pour faire de la merde.
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<b>Lucas Gautheron : </b>Par contre tu parlais des jeunes qui rêvent, tu disais Airbnb et pierres tombales, c’est ça ? De choses comme ça. D’ailleurs, est-ce que c’est différent de l’époque où toi tu étais à Centrale ? C’est vraiment une généralité chez les jeunes aujourd’hui qui sortent des grandes écoles ? Si c’est le cas à quoi tu l’attribues ?
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<b>Jean-Baptiste Kempf : </b>En fait, il ne faut pas croire que c’est pire qu’avant. Avant tu sortais de Centrale, Polytechnique, HEC, enfin bref !, toutes celles que tu veux, les mecs partaient faire du conseil, du conseil en stratégie ou conseil en organisation ou ils deviennaient un micro-pion dans ces boîtes du CAC 40, que ce soit l’Oréal ou des trucs bancaires. Maintenant ils disent « en fait, je préférerais monter une petite entreprise et avoir un vrai impact ». Je trouve quand même que c’est plutôt bien. Le changement de mentalité est bien parce que les gens veulent créer un truc. Ça s’est bien. Après, de là à aller jusqu’à l’<em>open source</em>, non ! Ça n’arrive pas. Il y a beaucoup de choses à critiquer sur les startups, mais je trouve que maintenant le fait que tu aies envie d’aller monter une boite plutôt que d’aller bosser en marketing chez l’Oréal c’est plutôt une bonne chose.
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== 12’ 15==
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<b>Lucas Gautheron : </b>Quand Macron dit

Version du 13 août 2020 à 09:09


Titre : VLC : Le start-upper qui ne voulait pas être riche

Intervenants : Jean-Baptiste Kempf - Lucas Gautheron

Lieu : On s'autorise à penser - Le Media

Date : juillet 2020

Durée : 55 min

Écouter ou enregistrer le podcast

Site de présentation de l'épisode

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration :

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcrit : MO

Description

Emmanuel Macron l’a affirmé dès son élection : il veut faire de la France une startup nation. Il démontre régulièrement son soutien à la French Tech, censée représenter la quintessence de l’innovation et de l’entreprenariat. Mais derrière cette ambition, la réalité est bien différente. La France peine à se dégager de l’emprise des GAFAM, comme l’ont cruellement rappelé les déboires de Qwant, le moteur de recherche qui devait supplanter Google. Et l’échec patent de l’application StopCovid en est une énième illustration. Pourquoi la France peine-t-elle à innover et à recouvrir son indépendance numérique ? Comment résister face aux plateformes, sans pour autant exploiter une main d’œuvre uberisée, et en respectant la vie privée des utilisateurs ?

Transcription

Voix off : On s’autorise à penser. Présenté par Lucas Gautheron, « VLC : le start-upper qui ne voulait pas être riche », avec Jean-Baptiste Kempf.

Lucas Gautheron : Vous connaissez certainement le logiciel VLC, l’incontournable lecteur multimédia made in France en forme de cône de chantier utilisé par des centaines de millions de personnes à travers le monde.
Ce qui vous ignorez peut-être, en revanche, c’est que derrière ce logiciel libre édité par une association à taille humaine et à but non lucratif, se cache un homme plutôt discret et, disons-le, un peu atypique dans son milieu. Devenu chevalier de l’Ordre national du Mérite à 35 ans, cet ingénieur de l’École centrale Paris, aujourd’hui à la tête du projet, l’a rejoint il y a 17 ans. Bien qu’il soit l’un des principaux responsables de ce succès français, il est bien loin d’être milliardaire. Quand on le lit ou qu’on l’écoute, on a le sentiment qu’il en a gros et qu’il a un peu envie de balancer sur la startup nation, la French Tech, les licornes, les BlaBlaCar et autres applications et tout ce milieu qui pourtant devrait être le sien. Son nom : Jean-Baptiste Kempf. Avec lui nous évoquerons son parcours, bien sûr, mais aussi sa vision du monde des startups, du numérique, de l’innovation, des alternatives et stratégies à développer contre les plateformes et le rôle que la France devrait ou pourrait jouer dans cette lutte.
Bonjour Jean-Baptiste Kempf.

Jean-Baptiste Kempf : Bonjour.

Lucas Gautheron : J’aimerais quand même qu’on parle un peu de VLC avant d’aller dans le fond du sujet. Est-ce que tu peux nous dire plus précisément combien d’utilisateurs dans le monde se servent de ce logiciel ? Combien il y a eu de téléchargements à peu près ?

Jean-Baptiste Kempf : En fait, la bonne réponse c’est que je ne sais pas. Comme c’est un logiciel gratuit et libre les gens ont le droit de le rediffuser et comme on ne fait pas ce qu’on appelle de la télémétrie, en vrai ça s’appelle de l’espionnage, je ne sais pas qui utilise VLC et comment on utilise VLC. Ce que je sais, avec le nombre de téléchargements sur notre plateforme et le nombre de mises à jour, ça donne à peu près une idée du nombre de téléchargements et d’utilisations. On est à peut-être 500 millions d’utilisateurs actifs de VLC. Après, comment tu définis actifs c’est un peu compliqué, mais ça te donne à peu près la base installée de VLC qui doit être autour de 800, 900 millions de VLC installés dans le monde. C’est très difficile de savoir exactement parce que, pour faire ça, il faudrait se mettre à espionner les utilisateurs et on ne fait pas ça.

Lucas Gautheron : En gros, il y a des usages de particuliers ?

Jean-Baptiste Kempf : On a vraiment de tout. On a beaucoup de particuliers, des gens qui lisent des DVD, des Blu-ray, des gens qui regardent de l’illégal, pas mal de gens qui l’utilisent pour écouter de l’audio et dans le monde professionnel de la télé, du broadcast, tout le monde utilise VLC, que ce soit Sony Pictures quand ils font le dernier Spider-Man ou la télé RTBF.

Lucas Gautheron : Si tu devais donner la raison fondamentale du succès de VLC ce serait quoi ?

Jean-Baptiste Kempf : La raison fondamentale du succès de VLC c’est que personne n’a cherché à ce que ce soit un succès. C’est un peu un troll, mais en fait c’est juste que c’est un logiciel fait par des geeks pour des geeks, pour se faire plaisir, donc il n’y a pas eu de marketing, il n’y a pas de fonctionnalités qui ne servent à rien, le but c’est juste de faire plaisir à nos utilisateurs. C’est vraiment un produit qui répond au besoin utilisateur et c’est toujours ce qui nous a défini.

Lucas Gautheron : Justement, tu parles des intentions derrière ce logiciel, est-ce qu’on peut en faire un peu la genèse, comment il est né, parce que c’est une histoire assez particulière ?

Jean-Baptiste Kempf : Ce que je déteste c’est quand les gens me présentent comme créateur de VLC parce que d’abord un, ce n’est pas vrai, et deuxièmement il n’y a pas de créateur. VLC c’est un projet qui fait partie d’un autre projet qui s’appelait VideoLAN, qui est devenu un projet open source en 2001, qui, avant, était un logiciel pas open source et qui est la continuité d’un autre projet dont le but n’était absolument pas de faire un produit comme ça.
L’histoire originelle : en 1995 sur l’École centrale Paris, donc le campus à Châtenay-Malabry qui vient d’être détruit, tout est géré par les étudiants – la sono, les soirées, mais aussi la cafeteria, la coopérative, le bar, la télé, la radio et le réseau. En fait on est dans un campus un peu bizarre où ce sont les étudiants qui s’occupent du réseau informatique, pas comme dans d’autres écoles. Ils veulent un réseau plus rapide et ils n’ont pas l’argent pour le faire. Ils vont voir l’école et l’école leur dit « ah non, vous comprenez, ce n’est pas nous qui gérons le campus, etc. » et leur dit « allez demander à nos partenaires » qui est une façon de dire « allez, dégagez il n’y a rien à voir ! » On était en 1994, ce que les étudiants voulaient c’était jouer aux jeux vidéos en réseau parce que, à ce moment-là, leur réseau suffisait pour envoyer quelques mails et les premiers sites internets. Ils voulaient jouer en réseau. C’est ce qu’ils vont faire, on leur dit d’aller voir des partenaires ils vont voir des partenaires, ils vont voir évidemment Bouygues qui leur dit « le futur de la télé c’est le satellite ». Bon ! Non, mais il y a 25 ans on pouvait se dire que c’était le futur et à ce moment-là tu achetais des box qui étaient des décodeurs MPEG2 qui coûtaient, je ne sais pas, 5000, 6000 francs et des antennes qui coûtaient 1500 francs. Sur le campus il y a 1500 étudiants donc le coût aurait été monstrueux. L’idée c’était juste d’en acheter une énorme et de diffuser par le réseau puisqu’en fait c’était des flux numériques. Évidemment, aujourd’hui ça semble évident. En 1995, on est 10 ans, 11 ans avant YouTube. Être capable de faire du décodage vidéo plus gros qu’un timbre poste sur un ordinateur normal c’était quasiment de la science-fiction, mais ils voulaient vraiment leur réseau. Donc ils lancent le projet de 1995 à 1997, puis, en 1997, ils ont une démo, ça crashe mais ce n’est pas grave ils font la démo 30 secondes, ça crashe au bout de 40. Ils ont un super ordinateur où il y a 64 mégaoctets de RAM à l’époque, évidemment ça nous fait rigoler, mais on était avec 486 DX/33 et 66, vraiment des antiquités. Le projet s’arrête là, le projet s’appelait Network 2000, ils ont un nouveau réseau ils sont contents.
Un an plus tard, il y a un groupe d’étudiants qui se disent en fait peut-être que ça intéresserait d’autres personnes. Il y a le début de la mouvance du logiciel libre, donc ils se disent on va faire un logiciel qui va fonctionner pour Centrale mais aussi hors de Centrale et qui sera open source.
En fait, VLC c’est une partie du projet VideoLan qui est la suite du projet Network 2000 qui est la suite du réseau étudiant de Centrale Paris. À aucun moment quelqu’un ne s’est dit je vais disrupter, je vais faire un nouveau lecteur vidéo qui va tout casser. C’est une conséquence. Il n’y a pas de créateur. Il y a plein de gens qui ont créé, il y a plein de gens qui ont travaillé tout au long du projet.

Lucas Gautheron : Toi tu interviens à partir de 2003. C’est ça ?

Jean-Baptiste Kempf : Je rentre à Centrale, en 2003 je deviens vice-président du réseau et c’est comme ça que je rentre dans VideoLan. Au début je ne m’occupe quasiment que de la diffusion vidéo sur la résidence. Je commence à faire des petits trucs à partir de 2005 sur le code et surtout, en fait, pendant mes stages en 2006, je commence à faire beaucoup plus de trucs sur VLC.

Lucas Gautheron : Donc c’est un peu le cadre associatif au sein de l’école qui t’as encouragé à t’impliquer et à apprendre ?

Jean-Baptiste Kempf : À l’époque à l’École centrale Paris, il y avait une énorme vie associative et un peu moins de focus, en fait, sur les cours, en tout cas pour une certaine part. À peu près 20 % des élèves faisaient beaucoup d’associatif et c’est génial parce que ça t’apprend beaucoup plus de choses dont tu as avoir besoin plus tard dans ta vie qu’un énième cours de physique quantique ou de mécanique des fluides.

Lucas Gautheron : C’est un projet étudiant qui a évolué. Aujourd’hui qui collabore au projet ? Est-ce qu’il y a des salariés à temps plein dessus ? Est-ce qu’il y a des contributeurs externes qui alimentent le code source ? Ça se passe comment ?

Jean-Baptiste Kempf : Au début c’était un projet étudiant et jusqu’à 2001 ce n’est pas open source, donc ce sont que des étudiants de Centrale qui peuvent s’y mettre.
En février 2001 quand il passe en open source, à ce moment-là il y a des gens qui commencent à contribuer, notamment un Hollandais et un Français qui habitait à Londres, qui commencent à aider. Chaque année, en fait, c’est un groupe d’étudiants qui vient et qui repart et ça marche comme ça jusqu’en 2005/2006 et là, le logiciel devient un peu trop gros et surtout devient un peu trop compliqué pour des étudiants donc le modèle ne marche plus. On se retrouve en janvier 2007 où on n’est plus que deux et demi, Rémi, moi et Christophe, donc là on se rend compte qu’il faut relancer différemment. En fait, c’est ça qui va emmener à la création de l’association en 2008 et moi, pendant un an et demi, je vais trouver les nouveaux étudiants ou parler aux anciens étudiants qui sont maintenant professionnels pour dire « venez travailler, contribuer ».
C’est une période qui va finalement aller jusqu’à 2013/2014 où la plupart du développement est faite par des bénévoles sur leur temps libre. À partir de 2012, je monte une entreprise à côté, qui est à côté de l’asso et qui commence à embaucher des gens de l’asso pour pérenniser un peu le logiciel, en particulier parce que l’open source, notamment le logiciel libre, est un peu moins sexy qu’il ne l’était parce qu’il s’est énormément professionnalisé. Les gens disent « pourquoi j’irais le faire gratuitement quand je peux le faire professionnellement » et surtout il y a les smartphones qui font que c’est beaucoup plus difficile de développer pour les smartphones qu’avant.
L’association existe toujours, je suis toujours le président depuis 2008 ; elle n’emploie personne, elle a très peu de moyens et les gens qui contribuent sont soit des gens externes soit bénévoles soit payés par les entreprises soit payés par mon entreprise.

Lucas Gautheron : Qui est la société Vidéolabs, c’est ça ?

Jean-Baptiste Kempf : C’est la société Vidéolabs.

Lucas Gautheron : Elle fait quoi cette société ?

Jean-Baptiste Kempf : Elle fait du service professionnel, des fonctionnalités en plus pour VLC. En fait, maintenant on fait 70 % du travail de VLC. C’est une société SAS, mais il n’y a pas d’investisseurs. On ressemble plus à une SCOP qu’à une SAS. En 2012/2013, je voulais voir comment on pouvait pérenniser le modèle. J’avais de plus en plus d’étudiants qui me disaient « je veux faire le Uber de la farine ou le Airbnb des pierres tombales ou le lacet connecté ou le prochain Flappy Bird ». Aller bosser dans l’open source ce n’était pas le truc sexy, alors que pour moi les mecs de l’open source c’étaient normalement les gros cadors. Tout le monde voulait faire des startups, donc j’ai dit on va faire une startup autour de VLC. Ça permet aussi de récupérer les subventions, aujourd’hui il y a beaucoup de subventions – CIR [Crédit Impôt Recherche], JEI [Jeune entreprise innovante], FUI [Fonds unique interministériel], PIA [Paris Innovation Amorçage] et d’autres choses comme ça – qui ne sont accessibles qu’à des entreprises ou des labos de recherche universitaire, mais quand tu es une asso, tu ne peux rien avoir.

Lucas Gautheron : Vous ne faites pas de pub, pourtant ça représente une fortune ne serait-ce que la valeur des données que vous pourriez emmagasiner sur ce que consultent les gens, etc. C’est une mine d’or ça, non ?

Jean-Baptiste Kempf : Non. J’aurais pu me faire énormément d’argent si telle était la question, aucun problème ! Mais il est hors de question que je gagne de l’argent de façon pas éthique. Donc espionner les utilisateurs, mettre de la pub c’est-à-dire finalement espionner les utilisateurs ou tout ce genre de merdier, installer des toolbars pourris ou, grosso modo, des trucs d’antivirus qui sont finalement plus des virus qu’autre chose, c’est hors de question. Attention, je ne suis pas contre faire de l’argent et gagner de l’argent. Je suis contre le faire mal et pour le moment on n’a jamais trouvé une façon bien de faire de l’argent autour de VLC, donc on préfère ne pas en faire. Oui, c’est sûr, ça pourrait être beaucoup plus gros vu le nombre d’utilisateurs, mais on préfère le faire bien.

Lucas Gautheron : Il y a par exemple des gens qui vont ont approché, je crois que c’est Google qui avait proposé un contrat ?

Jean-Baptiste Kempf : On a eu Google, Google ce n’était pas le pire, on en a eu plein d’autres qui étaient bien pires. D’abord Google, ils avaient une barre de recherche que tu mettais dans tes navigateurs, que tu rajoutais, qui te mettais tout pour que tu ailles tout faire sur Google. Après c’était pousser Chrome en même temps que l’installeur de VLC. Eux, à la limite, c’était encore à peu près propre. Après on a eu une quantité de mecs, et on en a toujours, qui viennent proposer des dizaines de millions pour faire de la merde.

Lucas Gautheron : Par contre tu parlais des jeunes qui rêvent, tu disais Airbnb et pierres tombales, c’est ça ? De choses comme ça. D’ailleurs, est-ce que c’est différent de l’époque où toi tu étais à Centrale ? C’est vraiment une généralité chez les jeunes aujourd’hui qui sortent des grandes écoles ? Si c’est le cas à quoi tu l’attribues ?

Jean-Baptiste Kempf : En fait, il ne faut pas croire que c’est pire qu’avant. Avant tu sortais de Centrale, Polytechnique, HEC, enfin bref !, toutes celles que tu veux, les mecs partaient faire du conseil, du conseil en stratégie ou conseil en organisation ou ils deviennaient un micro-pion dans ces boîtes du CAC 40, que ce soit l’Oréal ou des trucs bancaires. Maintenant ils disent « en fait, je préférerais monter une petite entreprise et avoir un vrai impact ». Je trouve quand même que c’est plutôt bien. Le changement de mentalité est bien parce que les gens veulent créer un truc. Ça s’est bien. Après, de là à aller jusqu’à l’open source, non ! Ça n’arrive pas. Il y a beaucoup de choses à critiquer sur les startups, mais je trouve que maintenant le fait que tu aies envie d’aller monter une boite plutôt que d’aller bosser en marketing chez l’Oréal c’est plutôt une bonne chose.

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Lucas Gautheron : Quand Macron dit