Une nécessaire décentralisation - MOOC CHATONS

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Titre : Une nécessaire décentralisation

Intervenant·e·s : Antonio Casilli -Tristan Nitot - Quota Atypique

Lieu : MOOC-CHATONS#1 - Internet, pourquoi et comment reprendre le contrôle - C'est quoi les solutions ?

Date : décembre 2019

Durée : 10 min 45

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Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : Graphical comparison of centralized (A) and decentralized (B) system, Decentralization diagram - Licence Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcrit : MO

Transcription

Antonio Casilli : On a cru longtemps que la décentralisation était inscrite dans l’ADN même des technologies numériques, donc les réflexions sur les premières infrastructures en réseau étaient surtout animées par une envie de casser des formes de centralité qui pouvaient être de nature justement hardware ou software pour permettre à un maximum de personnes d’être acteurs dans un réseau distribué. On s’est rendu compte que cette formule n’était pas nécessairement celle qui allait porter le succès du numérique tout au long de son histoire qui a plutôt des hauts des bas, des phases de décentralisation et des phases de rupture et, de ce point de vue-là, c’est un peu la formule des alchimistes, solve et coagula, c’est-à-dire qu’il y a des moments où il faut centraliser et des moments où il faut dissoudre.

Tristan Nitot : Toute cette concentration de data chez un Google, chez un Facebook et chez ces grandes plateformes nous rend complètement dépendants. Si on veut être libres, il ne faut pas être dépendants, je suis désolé d’enfoncer des portes ouvertes, mais ça veut dire qu’il faut construire un internet qui n’est pas centralisé. Il faut se décentraliser. Il faut faire exploser ces grandes plateformes, il faut imaginer comment on peut rendre des services comparables, mais avec des structures qui sont locales, parce que localement on peut agir, on peut changer de structure.
Si tu n’es pas content de ton Android, est-ce que tu peux aller chez un Google mieux disant, plus respectueux de la vie privée ? Eh bien non, tu ne peux pas ! Tu as un téléphone, il est sous Android, tu ne peux pas le changer, tu ne peux pas changer le système d’exploitation, c’est difficile au niveau des applications, tout est fait pour que tu ne puisses pas changer, donc tu es complètement verrouillé. Ou alors tu fais un grand saut chez Apple et là il faut absolument tout changer et, pour la plupart des gens, c’est très compliqué. Déjà Apple c’est plus cher justement parce qu’il faut payer pour avoir ces systèmes-là sans y sacrifier ta vie privée, c’est plus cher et il faut changer ses habitudes. Pour la plupart des gens qui sont submergés par le numérique, qui n’ont pas eu de formation, qui ont déjà du mal à se débrouiller avec leurs outils numériques, quand on leur dit « ça va tout changer », c’est oh !!! On est submergé par ça et on ne peut pas le faire. De facto on est prisonnier.
Alors que si on décentralisait, si on inventait un Internet plus décentralisé, où on stocke des données chez des gens de proximité qui ne sont pas financés par la publicité ciblée et qu’on peut déménager, avoir cette portabilité des données qui est maintenant dans la loi avec le RGPD, le Règlement général sur la protection des données[1], eh bien là l’individu redevient indépendant, donc libre.
Voilà pourquoi il faut une décentralisation d’Internet.
Et enfin le corollaire de « Le code c’est la loi », c’est que l’architecture c’est de la politique. La façon dont on architecture, dont on crée l’architecture des systèmes d’information c’est essentiel. Si c’est très centralisé comme c’est le cas aujourd’hui autour des très grandes plateformes, on concentre tout le pouvoir dans les mains de ces gens-là parce qu’on leur a donné nos données, ils ont leurs algorithmes et ils décident de tout pour nous et ce n’est plus une démocratie parce qu’on est dépendants d’eux.

Si on veut faire du numérique avec de la démocratie dedans, eh bien il faut décentraliser au maximum et c’est pour ça que les chatons[2] sont importants parce qu’ils œuvrent à cette décentralisation.

En mettant du logiciel libre dans des systèmes de proximité on décentralise, on donne le choix aux individus, ils comprennent comment fonctionnent les outils qu’ils utilisent, ils peuvent s’emparer, s’approprier ces outils et les transformer pour leurs propres besoins et ils deviennent donc indépendants des grandes plateformes, donc ça fait une société libre.

Quota Atypique : Internet a été pensé pour être décentralisé, avoir plein de petites unités qui partagent l’information et qui s’échangent de l’information entre elles et pas du tout pour avoir une grosse unité au centre ; ça c’est le modèle Minitel, en fait, une grosse unité au centre et des choses autour. Et c’est assez inattendu de se retrouver dans cette situation. On s’est vraiment fait un peu retourner la tête à un moment donné et on se retrouve face à des acteurs qui sont maintenant démentiels, contre lesquels, peut-être, on n’a pas su se battre à un moment donné quand c’était encore possible. Aujourd’hui on est face à des trucs énormes.

Ce qu’apporte notamment la décentralisation dans la structure d’Internet, c’est de la résilience, et de la résilience qui peut aller jusqu’à de la résilience politique. C’est un concept qui est particulièrement important et qu’il est particulièrement important à chérir dans son actualisation. C’est-à-dire qu’à un moment donné, plus le réseau décentralisé plus on va s’en sortir. Il est vraiment important de garder en tête que c’est ça qui fait que c’est très difficile de censurer sur Internet et c’est ça qui fait que les pouvoirs ont maintenant, comment on appelle ça, une tradition de peur de l’Internet depuis les 25 dernières années ; en fait ils ont peur, donc ils ne font que légiférer sur Internet parce qu’ils ont peur. Ils ont peur parce qu’il y a un effet taupe. Il y a un jeu débile, comme ça, avec une taupe. [Oriane mime une personne qui essaie d’attraper une taupe, NdT]. Mais pourquoi la taupe elle ressort, c’est super énervant !
Internet produit ça parce que comme ce ne sont que des nœuds qui sont reliés entre eux de manière complètement horizontale, si on met de côté le problème des GAFAM, normalement ça fonctionne comme ça. Du coup, si l’information est réplicable à l’envi – sur ce nœud-là, sur ce nœud-là, sur ce nœud-là – c’est très difficile d’essayer de taire l’information.
Cette décentralisation est importante parce que c’est elle qui fonde le fait qu’on peut construire un contre-pouvoir autour d’Internet aussi et qu’on peut construire quelque chose qui va résister à des pressions, notamment politiques. C’est important à garder même à côté de la plateformisation ; elle peut exister à côté de cette plateformisation. Elle est tellement résiliente que je n’ai pas tellement d’inquiétude tant qu’on maintient, en fait, ces structures-là, même autour, même existant de manière un petit peu discrète ou un peu petite. En fait, ce n’est pas grave que les réseaux libres ou que les militants du logiciel libre, que les militants de l’Internet libre, soient dans une situation qui est relativement minoritaire. D’une part, parce qu’ils continuent à faire exister cette structure décentralisée et cette structure complètement autre qui permet de construire autre chose et de faire exister autre chose à côté des géants, du coup d’aller peut-être être un foyer où on pourra construire d’autres modes de pouvoir, du coup d’autres modes de régulation – et là je ferme la boucle avec ce que je disais tout à l’heure – pour essayer de contrer ces géants et essayer de les remettre dans le pré carré auquel ils appartiennent. Ce n’est pas grave qu’ils existent, ce qui est grave c’est qu’ils essayent de bouffer tout le monde ; ça c’est beaucoup plus grave.

L’autre chose c’est qu’en fait, très spécifiquement pour moi, la place des fournisseurs d’accès à Internet associatifs dans cet écosystème — ça marche aussi de manière générale pour les petits hébergeurs, les petits émetteurs de contenu, les fournisseurs de logiciels libres qui sont des petits logiciels par rapport à des mastodontes, Microsoft c’est énorme et un truc Linux, à côté [Oriane mime quelque chose de petit, NdT] — leur rôle c’est un rôle de canari. Le canari c’est l’animal qu’on emportait dans les mines à l’époque où il y avait des mines. OK ! C’est un petit peu désuet en France, maintenant c’est un petit peu monument d’histoire, mais avant il y avait des mines et on allait dedans ; maintenant elles sont en Chine ! Je ne sais pas si les Chinois font toujours ça. En fait on emmenait des canaris dans une petite cage. Les canaris ce sont de tout petit oiseaux jaunes, c’est important dans une mine qu'ils soient jaunes parce que sinon on ne les voit pas parce que ce sont des tout petits oiseaux. En fait, quand il y avait un coup de grisou quelque part dans le réseau de la mine, le premier qui commençait à avoir des problèmes c’était le petit canari parce qu’il a tout petit poumon, donc quand le canari commençait à faiblir, même mourrait, ça voulait dire qu’il fallait se casser tout de suite.
En résumant très fort, on pourrait dire que quand le plus petit meurt les autres doivent quitter la mine. C’est vrai que pour moi ce n’est pas si grave que notre monde existe comme ça de manière un peu petite par rapport à ces gros géants, parce qu’en fait on a un rôle très important dans cet écosystème, c’est qu’on est là pour tirer l’alarme. À partir du moment où il n’est plus possible, pour un petit fournisseur d’accès à Internet, d’accéder au marché des télécoms, à partir du moment où il n’est possible, pour un petit éditeur de contenu, d’aller sur une plateforme de presse, à partir du moment où il n’est plus possible, pour un éditeur de logiciel libre, de pouvoir diffuser son logiciel sans discrimination aucune, il y a un problème. Et on est là, on a aussi cette espèce de rôle de faire « il y a un problème » et d’aller alerter, d’aller tirer l’alarme. C’est un petit peu ça. C’est très proche, en fait, de l’effet que peut provoquer un lanceur d’alerte. Un lanceur d’alerte c’est une personne qui a tiré l’alarme à un moment donné parce qu’il y a un gros problème. Elle va avoir un effet monstrueux en termes de conséquences sur le reste alors que ce n’est qu’une personne. Ce n’est pas si grave d’être petit en fait. Ce qui est important c’est que les petits soient toujours écoutés, par contre ça c’est important parce que si on tire l’alarme et que personne n’écoute, c’est un peu chiant ! On a fait ça depuis des années, on a bien compris ! L’important c’est qu’on soit écoutés, l’important c’est qu’il y ait toujours une forme de réponse qui permette d’en faire quelque chose.
Pour moi la place du logiciel libre et de l’Internet libre est très importante dans cet écosystème.