Trop Robot pour être vrai

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Titre : Trop Robot pour être vrai ?

Intervenant·e·s : Laurence Devillers - Rodolphe Gélin - Natacha Triou

Lieu : Émission Eurêka ! - France Culture

Date : 31 juillet 2021

Durée : 58 min

Podcast

Page de présentation de l'émission

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration :

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Quand invente-t-on les premiers robots ? Quelles étaient leurs premières utilités ? Peut-on considérer que la robotique a d'abord été élaborée dans la littérature, avant de devenir un projet scientifique ? Comment les rapports entre humains et robots ont-ils évolué à travers le temps ?

Transcription

Voix off : Mais oui, bien sûr, je le savais ! Eurêka !

Natacha Triou : À la fin de l’année 2020, la firme Boston Dynamics, spécialisée dans la robotique, a publié une vidéo vue depuis des millions de fois. On y voit un robot humanoïde twister en rythme avec un robot mi-chien mi-autruche et une troisième machine. Leurs pas de danse, leur souplesse et leur chorégraphie sont si stupéfiantes que l’on a cru à un canular. Pourtant, la vidéo de Boston Dynamics n’est pas tronquée. C’est que les robots ont d’abord frappé nos imaginaires avant d’arriver dans nos vies et que leur histoire est tout juste en train de s’écrire.
« Trop robot pour être vrai ? », c’est notre invention du jour, une invention mécatronique. Bienvenue dans Eurêka !.
Laurence Devillers, bonjour.

Laurence Devillers : Bonjour.

Natacha Triou : Vous êtes avec nous et vous êtes professeure en intelligence artificielle à la Sorbonne, chercheuse au CNRS et autrice du livre Les robots émotionnels en 2020 à L’Observatoire.
Rodolphe Gélin, bonjour.

Rodolphe Gélin : Bonjour.

Natacha Triou : Vous êtes directeur de recherche et expert en robotique et en intelligence artificielle et auteur de l’ouvrage L'intelligence artificielle, avec ou contre nous ? à la documentation française.
Merci à vous deux d’avoir accepté notre invitation en direct des studios de France Culture et à toute heure en podcast.
Avant de parler des premiers balbutiements de la robotique, des premiers humanoïdes et des progrès en cours, écoutons en cours comment la jeunesse d’hier se représentait les robots de notre époque.

Diverses voix off : Comment seront les métiers en l’an 2000 ?
Il suffira d’appuyer sur un bouton et puis tout se fera mécaniquement. Je ne crois pas quand même qu’il y aura des robots, mais pourquoi pas.
Si ça marche tout électriquement avec des robots comme tu dis un peu, il n’y aura plus de travail pour les chômeurs et tous ces gens-là seront obligés de traîner dans les rues et ils mourront, pour ainsi dire, de faim.
Non, parce qu’il faudra bien des hommes pour faire marcher les robots.
Pour vous les robots, certains imaginent des bonhommes qui marchent comme ça là, moi je crois que ce sont des machines par exemple comme une machine à lave le linge, une machine à laver la vaisselle, comme, je ne sais, moi je dis que c’est ça un robot parce que ça remplace ce que fait l’homme.
Les gens n’auraient plus rien à faire, ils ne travailleraient plus. Une fois qu’il y aurait des robots, il y aurait des robots pour fabriquer des robots. Les robots feraient la guerre et les gens grossiraient, ils ne feraient plus rien. Ils grossiraient et je crois que la race de l’homme se perdrait.

Natacha Triou : Une archive de 1969 où on entend que l’imaginaire des robots est très présent. Tout le monde parle des robots depuis longtemps, mais on n’en voit le bout que maintenant, Rodolphe Gélin.

Rodolphe Gélin : En effet, on en parle depuis très longtemps. Déjà ça a existé dans les livres et dans les films bien avant que ça existe en vrai et puis ça s’est mis à exister en vrai et c’est un long chemin pour arriver à ce que la réalité rattrape la fiction et on est, tous les chercheurs, à courir derrière ce qu’ont vendu Asimov et tous les autres auteurs parce qu’ils sont toujours très en avance sur nous.

Natacha Triou : Laurence Devillers, pour vous c’est aujourd’hui que la robotique s’invente ?

Laurence Devillers : Non. Comme l’a dit Rodolphe, on a inventé la robotique dans les années 60/70. En 1920 déjà on crée ce mot de « robot » dans une pièce de théâtre de science-fiction de Karel Čapek qui écrit ce mot. « Robot » veut dire esclave, en russe rabota signifie travailler. Donc cette machine est destinée à automatiser certaines tâches et à nous aider.
Effectivement, réellement les robots sont dans nos vies depuis longtemps, on parle des robots qui sont dans les entreprises, dans les usines pour, par exemple, fabriquer des voitures, mais ce ne sont pas des robots capables d’être autonomes, ce sont des machines automatiques. Donc il y a à définir vraiment ce qu’est qu’un robot capable de percevoir dans son environnement, de décider quelque chose et d’avoir une action. Donc on parle d’autonomie de ces machines et celles-là sont intéressantes.

Natacha Triou : Vous évoquez, en effet, la pièce de Karel Čapek, Écoutons un extrait.

[Extrait de la pièce R. U. R. - Rossum's Universal Robots de Karel Čapek]

— Le vieux Rossum, quii était un de ces savants comme on n’en fait plus, s’est mis dans la tête de fabriquer un homme dans ses moindres détails. Il a mis dix ans à composer une espèce de monstre humain. Sur ce, le jeune Rossum est arrivé. Quand il a vu le travail de son oncle, il s’est écrié « c’est absurde ! Mettre dix ans à fabriquer un homme n’est pas rentable. Ou bien on tourne plus vite que la nature ou alors on ferme boutique ». Le jeune Rossum a créé l’ouvrier le plus rentable et, pour ce faire, il a été obligé de le simplifier. Il a rejeté tout ce qui n’était pas proprement fonctionnel, ce qui était inutile au travail. En fait, il a rejeté ce qui est humain et il a fabriqué le robot. Chère mademoiselle, les robots ne sont pas des hommes. Mécaniquement ils sont bien plus au point que nous, ils ont une intelligence supérieure et c’est tout ce qu’ils ont ! De ce point de vue-là, la création de Rossum est bien supérieure à celle de la nature.

— On dit que c’est Dieu qui créa l’homme.

— Peut-être, mais à cette époque Dieu n’avait aucune notion de la technique moderne. Il a fait quelques erreurs !

[Fin de l’extrait]

Natacha Triou : Une archive de la pièce de théâtre Rossum's Universal Robots de l’écrivain Karel Čapek en 1920.
Donc le mot robota en tchèque, « robot ». En tout cas il y a tout de suite l’idée que le robot fait le sale boulot.

Rodolphe Gélin : Oui, c’est ça. robota, comme le disait Laurence, ça veut dire « esclave », « travail », donc c’est exactement pour ça qu’on l’a créé, pour soulager l’homme de tâches qui sont répétitives, qui sont difficiles, qui sont dangereuses, et aujourd’hui personne ne s’insurge sur le fait que les robots allient dans les centrales nucléaires pour faire le sale boulot, aillent faire la guerre, éventuellement, comme disait un des enfants en 1969. Est-ce que c’est mieux que ce soit un robot qui se fasse casser qu’un être humain ? Probablement. Est-ce que c’est mieux que ce soit un robot qui tue un être humain plutôt qu’un autre être humain, je n’en sais rien. C’est vraiment un bon exemple de sale boulot et aller sur Mars aussi, pour l’instant on est content que ce soit des robots qui y aillent ou sur des comètes. Je pense que des gens seraient contents d’y aller, mais pratiquement c’est quand même plus facile d’envoyer des machines pour l’instant.

Natacha Triou : Est-ce qu’on peut définir ce qu’un un robot, Rodolphe Gélin ?

Rodolphe Gélin : J’ai travaillé à l’ISO, le standard international, l’organisation des standards internationaux sur la définition un robot. Je dirigeais le groupe de travail sur le vocabulaire, c’était, je pense, il y a 15 ans et on continue toujours à se disputer pour d’avoir ce qu’est un robot.

Natacha Triou : Il y a débat.

Rodolphe Gélin : On est à peu près tous d’accord sur le principe, comme l’a dit Laurence, c’est cette boucle entre la perception, donc c’est un objet qui regarde l’environnement, qui prend des décisions à partir de ça et qui va faire une action, qui va bouger physiquement dans le monde. En ce sens les robots dont on parle, les moteurs de recherche, ne sont pas des robots parce qu’ils sont purement numériques, ils ne font pas d’action sur le monde. En revanche, la machine à laver qu’évoquait un des enfants, c’est une très bonne question parce qu’en effet il y a de la perception dans une machine à laver, il y a une décision, il faut continuer à tourner, il faut continuer à chauffer et puis ça bouge à l’intérieur, donc on pourrait presque dire que c’est un robot. Là on a trouvé des trucs en disant il faut que ça bouge à l’extérieur, il faut que le mouvement se voit, bref ! Mais vous voyez, c’est vraiment très difficile.
Un des pères, celui qu’on appelle le père de la robotique, qui s’appelait Joseph Engelberger, qui a créé, qui faisait les premiers robots dans les usines, disait « je suis incapable de vous dire ce qu’est un robot, en revanche quand j’en vois je le reconnais. » C’est en effet très difficile à définir ; il faut que ça bouge, il faut que ça perçoive son environnement, il faut que ça adapte son comportement à ce que ça perçoit.

Natacha Triou : Laurence Devillers, sur les définitions du robot.

Laurence Devillers : Je crois qu’on peut rajouter à ces trois dimensions, en fait, la dimension d’apprentissage. Jusqu’à présent les robaient étaient juste avec les capacités qu’on leur donnait, qu’un ingénieur ou une équipe d’ingénieurs avaient construites et mettaient dans le robot. À l’heure actuelle, nous sommes sur des robots qui sont capables d’appendre dans l’interaction avec les humains en les imitant ou en association, en coopération avec les humains. Et puis ils peuvent aussi avoir des capacités dites affectives, c’est-à-dire qu’on va leur donner quelques capacités de détecter ou, en tout cas, d’interpréter des émotions des humains, très peu parce que ce sont des capacités extrêmement complexes à mettre en œuvre, mais aussi à générer, peut-être, des sons affectifs et d’avoir un langage émotionnel ou empathique qui embarque l’humain dans une projection, en fait, de capacités humaines sur cette machine.

Natacha Triou : Le robot c’est aussi une existence physique, Laurence Devillers ?

Laurence Devillers : Oui, c’est vrai que si je compare un même système de dialogue, puisque je travaille plutôt sur cet aspect de langage que l’on donne aux machines, si je fais le même système dialogue que j’embarque sur un Google Home, ces enceintes qui n’ont ni bras ni tête, ou que je mets sur un robot Pepper que connaît bien Rodolphe ou que je mets sur un robot vraiment très proche d’un humain comme ce que font des collègues japonais, le professeur Ishiguro par exemple qui fait son clone en robot, son géminoïde, son jumeau d’humain robotique, eh bien ces personnes vont penser que celui qui ressemble le plus à l’humain est plus intelligent, avec la même capacité dans chacun.

Natacha Triou : Rodolphe Gélin, est-ce que le robot c’est aussi cet aspect décisionnaire, un robot qui prend des décisions ?

Rodolphe Gélin : Oui, c’est un peu ce qui le différencie de l’automate en fait. C’est comme ça que l’on peut s’en sortir entre les deux sachant que ce n’est pas toujours aussi simple, mais on peut dire ça, en effet. Certaines machines font du trail très répétitif, les imprimantes, ce ne sont pas vraiment ds robots dans le sens où il n’y a pas un environnement qui varie et, du coup, une action qui va varier en dynamique en fonction de ce qui se passe dans l’environnement. Cette partie prise de décision c’est vraiment ce qui va spécifier, définir, caractériser un robot par rapport à un automate.
Les automates, par exemple, sont des engins qui étaient formidables, qui jouaient du piano mais là il y avait une partition et le système ne faisait que lire la partition. Ce n’est déjà pas mal, d’un point de vue mécanique c’était incroyable, mais c’était sous forme de fiches perforées et le système ne faisait qu’exécuter quelque chose qui était écrit à l’avance, donc pas du tout d’adaptation et c’est ça qui le distingue d’un robot. Mais les contours sont quand même extrêmement flous parce qu’il y a des robots, par exemple les exosquelettes qu’ont fait porter aux personnes lourdement handicapées qui ne prennent absolument aucune décision, c’est bien la personne qui est dedans qui décide ce qu’il faut faire, néanmoins c’est difficile de ne pas dire qu’un exosquelette n’est pas un robot parce qu’il y a toute la technologie, la mécanique, l’électronique de la robotique qui est là-dedans. Donc les contours sont vraiment très flous.

Natacha Triou : Vous parlez des exosquelettes qui sont liés à la mécatronique. Peut-on définir aussi cette discipline ?

Rodolphe Gélin : La mécatronique c’est tout ce qui est beau en robotique. Évidemment, Laurence va dire qu’il y a d’autres choses qui sont bien plus belles. Moi, si j’aime les robots, c’est parce que c’est cet ensemble de mécanique donc un objet, comme vous disiez, qui a une présence physique qui est fait, en général, de plastique, de métal et qui bouge de façon synchronisée, de façon fluide. La mécatronique c’est ça, c’est l’art d’allier la mécanique avec l’électronique pour générer du mouvement.

Natacha Triou : On a évoqué en tout début d’émission que les robots existent dans nos imaginaires depuis très longtemps. Quand trouve-t-on des traces de ces premiers robots en littérature ? À partir de quand imagine-t-on ces objets-là ?

Rodolphe Gélin : Jean-Paul Laumond, qui est un grand roboticien français, dans sa leçon inaugurale au Collège de France a parlé de Héphaïstos, le dieu forgeron boiteux qui avait inventé à la fois des tables qui bougeaient elles-mêmes, des statues en or aussi, donc des servantes qui étaient capables de rendre des services, de faire tout le travail, donc ça fait vraiment très longtemps. On retrouve aussi cette idée de construire mécaniquement l’équivalent d’êtres humains ou d’objets bougeant dans les légendes du Golem. C’est vraiment dans notre imaginaire depuis très longtemps cette volonté.
Comme ça a été évoqué, on est l’équivalent de Dieu parce qu’on va recréer une créature qui bouge, qui est autonome. Frankenstein, certains disent que Frankenstein est un bout de robot un peu organique, on l’a recollé et puis on a essayé de le commander, donc c’est vraiment ancré depuis très longtemps dans notre imaginaire. Par exemple Pinocchio aussi, cette espèce de petit robot en bois où là toute la difficulté est plus portée sur l’intelligence, la conscience, Laurence pourra peut-être nous en parler un peu plus.
Mais vraiment cette idée de fabriquer nous-mêmes des objets qui vont bouger pour nous rendre service, obéir au doigt et à l’œil en appuyant sur un bouton comme a dit un petit garçon, ça fait en effet vraiment très longtemps que ça traîne dans la tête de l’humanité.

Natacha Triou : Laurence Devillers, sur l’imaginaire robotique.

Laurence Devillers : Oui, ça remonte effectivement à l’Antiquité. Je citerai aussi, en complément, le mythe du sculpteur de Chypre qui crée le mythe de Pygmalion, qui crée en fait aussi une sculpture parfaite qui va représenter une femme. On va beaucoup trouver ce fantasme de faire des femmes artificielles dans ce domaine qui est très masculin, on va dire.
Le mythe de Frankenstein, dont on vient de parler, c’est un roman qui est publié en 1818 par Mary Shelley, qui est une femme, qui s’appelle Frankenstein ou le Prométhée moderne, qui raconte comment on va donner vie à une créature et comment cette créature va finalement se retourner contre les humains. Nous avons ceci dans notre imaginaire collectif. De la même façon que pour le Golem il y a aussi cette image d’un monstre créé qui, au début, est là pour aider les humains, connu particulièrement dans le quartier juif, la population qui était là était en souffrance et qui, à un moment donné, va faire des actes qui sont non admissibles et dangereux.
Je crois que notre imaginaire collectif est très nourri de ces histoires alors que, par exemple au Japon, il y a aussi des mythes fondateurs qui montrent les robots comme des êtres artificiels certes, mais bienveillants, qui viennent aider les humains pour construire un monde meilleur. Donc au Japon, à travers les Mangas, la science-fiction, les films il y a cette mise en avant de héros artificiels venant nous aider.
Vous voyez que ça joue énormément en fait sur la façon dont on les appréhende ensuite dans la vie de tous les jours.

15’ 20

Natacha Triou : Il y a un auteur qui a appréhendé ces robots.