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'''Titre :''' Tous surveillés : une étape a été franchie avec la pandémie
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Publié [https://www.librealire.org/tous-surveilles-une-etape-a-ete-franchie-avec-la-pandemie ici] - Juin 2021
 
 
'''Intervenant·e·s :''' Olivier tesquet - Salomé Saqué
 
 
 
'''Lieu :'''  BLAST - Le souffle de l'info
 
 
 
'''Date :''' 15 mai 2021
 
 
 
'''Durée :''' 53 min 30
 
 
 
'''[https://www.youtube.com/watch?v=iPwJX-V4C78 Vidéo]'''
 
 
 
'''Licence de la transcription :''' [http://www.gnu.org/licenses/licenses.html#VerbatimCopying Verbatim]
 
 
 
'''Illustration :'''
 
 
 
'''NB :''' <em>transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.<br/>
 
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.</em>
 
 
 
==Description==
 
 
 
La crise sanitaire a permis le déploiement de dispositifs de surveillance toujours plus nombreux, dont elle a dans le même temps assis la légitimité et accéléré la banalisation selon Olivier Tesquet. Il est journaliste pour <em>Télérama</em> et travaille sur les questions de technologie et de surveillance depuis plus de dix ans.
 
 
 
Dans son dernier ouvrage <em>État d'urgence technologique</em> sous-titré <em>Comment l'économie de la surveillance tire parti de la pandémie</em> il évoque une massification de la surveillance.
 
 
 
==Transcription==
 
 
 
<b>Olivier Tesquet : </b>Ce que fait la crise sanitaire dans ces conditions-là, c’est qu’elle offre le prétexte parfait pour finalement banaliser l’utilisation des technologies-là. On n’arrête pas de parler du monde d’après, ce que je vois c’est que ces technologies qui étaient déjà un peu les technologies du monde d’avant, c’est l’assurance, justement, qu’il n’y ait pas de monde d’après.
 
 
 
<b>Salomé Saqué : </b>En France on ne fait pas de reconnaissance faciale.
 
 
 
<b>Olivier Tesquet : </b>On en fait un peu, la technologie qu’on est en train de déployer maintenant, il n’y aura pas de retour en arrière, c’est-à-dire qu’elle sera ensuite utilisée avec d’autres finalités.
 
 
 
<b>Salomé Saqué : </b>Est-ce qu’on pourrait arriver à un scénario à la chinoise, à la <em>Black Mirror</em>, où on est vraiment tous surveillés, où nos libertés publiques sont complètement anéanties, où on n’a plus aucune possibilité d’opposition politique ?
 
 
 
<b>Salomé Saqué : </b>Alors de la crise économique fait rage, une partie des entreprises a été plus épargnée que d’autres et certaines en sont même sorties gagnantes. C’est le cas de l’économie de la surveillance – drones, caméras, logiciels de traçage –, ces entreprises investissaient hier dans la sécurité après les attentats, aujourd’hui elles vendent la promesse de la traque des corps malades.<br/>
 
Comment l’économie de la surveillance tire-t-elle parti de la pandémie ?, c’est la question que s’est posée Olivier Tesquet. Olivier Tesquet bonjour.
 
 
 
<b>Olivier Tesquet : </b>Bonjour.
 
 
 
<b>Salomé Saqué : </b>Dans votre dernier livre publié aux éditions Premier parallèle <em>État d’urgence technologique – Comment l’économie de la surveillance tire parti de la pandémie </em>. <br/>
 
Vous êtes journaliste, spécialisé dans les questions numériques à <em>Télérama</em>, vous êtes également l’auteur de <em>À la trace, enquête sur les nouveaux territoires de la surveillance </em> et coauteur de <em>Dans la tête de Julian Assange </em>. Vous publiez aujourd’hui ce nouveau livre. Pourquoi vous intéressez-vous à ce sujet ? Qu’est-ce qui vous a mis la puce à l’oreille en premier lieu pour parler de cette thématique ?
 
 
 
<b>Olivier Tesquet : </b>Je suis arrivé dans ce métier du journalisme au début des années 2010, à l’époque où Internet était encore vu comme cette merveilleuse révolution, on allait avoir une espèce de libération politique grâce à la technologie. C’était l’époque où on pensait encore – l’histoire a été révisée depuis – que les Printemps arabes devaient presque tout à ces outils numériques, donc on avait une vision très bienveillante de la technologie, des réseaux sociaux naissants. Et puis très vite, en fait, dans l’année ou les deux ans qui ont suivi à travers un certain nombre d’événements, que ce soit la répression contre Wikileaks, que ce soit l’affaire Snowden, on s’est rendu compte à quel point il y avait une face sombre de tout ça et à quel point les États, que ce soit des régimes démocratiques, que ce soit des régimes autoritaires, s’emparaient de ces outils technologiques pour assurer, finalement quelque part, la rente de leur pouvoir. Chemin faisant, ayant toujours eu une appétence pour ce qui est caché, dissimulé, soustrait au regard, je me suis un peu orienté vers ces questions-là. Le spectre, le périmètre n’a cessé de s’élargir et de s’étendre parce que ce sont des questions qui deviennent de plus en plus centrales dans la manière dont nos pays sont gouvernés.
 
 
 
<b>Salomé Saqué : </b>Votre livre s’intitule <em>État d’urgence technologique</em>, qu’est-ce que c’est l’état d’urgence technologique ?
 
 
 
<b>Olivier Tesquet : </b>L’état d’urgence technologique. Déjà, j’ai choisi cette terminologie-là parce qu’il n’aura échappé à personne qu’on vit aujourd’hui dans un environnement où c’est une terminologie, un vocabulaire qui commence à être tristement familier. On a eu l’état d’urgence sécuritaire après les attentats de 2015, on est maintenant sous l’état d’urgence sanitaire. Si on calculait, je pense qu’on a passé plus de temps dans un régime d’exception depuis 2015 que sous un régime normal, dont on peine d’ailleurs, finalement maintenant, à se souvenir de ce à quoi il correspond. Donc c’était un peu une référence aussi à ça, pour être dans cet environnement qu’on commence à connaître.<br/>
 
Après, la différence de ces états d’urgence sécuritaire, sanitaire, qui sont quand même inscrits dans le temps et dans l’espace – surtout dans l’espace, un peu moins dans le temps, parce qu’on voit bien qu’ils sont après dilués dans le droit commun, etc. – l’état d’urgence technologique décrit finalement cette accoutumance à la fois de nos démocraties libérales, occidentales, mais aussi d’un certain nombre de pays beaucoup plus autoritaires, pour la technologie qui est vue comme l’alpha et l’oméga qui va permettre de résoudre tous les problèmes du monde. J’ai choisi cette terminologie parce que, pour le coup, le point commun avec les états d’urgence politique dont je parlais juste avant c’est que ces états d’urgence, sanitaire, sécuritaire, sont marqués par ce que qu’on appelle l’effet cliquet, c’est-à-dire qu’une fois qu’on a déployé des mesures à titre exceptionnel, à titre dérogatoire, à titre expérimental, il n’y a pas de retour en arrière possible. C’est-à-dire que le mécanisme est enclenché et on ne peut pas le défaire, le temps est écoulé est du temps perdu à tout jamais. L’état d’urgence technologique c’est un peu la même chose, c’est-à-dire qu’une fois qu’on a déployé une technologie, une fois qu’on a déployé un outil, en l’occurrence dans une crise sanitaire, on se rend compte et je pense qu’on va se rendre compte que c’est extrêmement difficile de revenir en arrière.
 
 
 
<b>Salomé Saqué : </b>À quelles mesures, en France en tout cas, pensez-vous, mesures d’ordre technologique qui ont été déployées sous l’état d’urgence ces dernières années ?
 
 
 
<b>Olivier Tesquet : </b>On a surtout eu une accélération de dynamiques qui existaient déjà, c’est-à-dire ce phénomène un peu de militarisation de l’espace public, de la montée en régime de la vidéosurveillance, de la vidéosurveillance qui devient intelligente, qui demain sera capable de faire de la reconnaissance faciale, voire dans le pire des cas et dans les cauchemars les plus dystopiques de la détection des émotions comme le markètent certaines entreprises.
 
 
 
<b>Salomé Saqué : </b>Pour vous c’est quelque chose qui est possible ?
 
 
 
<b>Olivier Tesquet : </b>C’est quelque chose qui existe déjà. C’était un marché émergent, c’étaient des marchés sécuritaires émergents avant la crise sanitaire et cette pandémie offre finalement de nouvelles possibilités à ces entreprises-là qui, hier, vendaient des logiciels capables de détecter ici une intrusion périmétrique, là un colis suspect et qui, maintenant, vont calculer la distance entre les personnes, le respect du port du masque, les gestes barrières. Finalement ce sont ces mêmes logiciels, vendus par les mêmes entreprises, avec des finalités qui sont des finalités différentes.<br/>
 
Après, la petite spécificité, je dirais quand même la nouveauté de la crise sanitaire, ce sont tous ces outils de suivi de contact, <em>contact tracing</em> comme on a dit sur les applications type TousAntiCovid. Pour le coup ce sont des outils assez spécifiques de la crise sanitaire qui sont des mutations d’outils de surveillance sanitaire pour lesquels il y a des doctrines qui existaient déjà mais avec un saut technologique qui, là aussi effectivement, va poser un certain nombre de questions sur lesquelles on aura probablement l’occasion de revenir.
 
 
 
<b>Salomé Saqué : </b>Vous dites, dans votre livre, « on a souvent imaginé que la surveillance de masse viendrait avec un régime totalitaire, mais ici la surveillance généralisée se met en place doucement », vous écrivez, je vous cite, que l’état technologique est un mode de gouvernement <em>low cost</em>. Qu’est-ce que vous entendez par là ?
 
 
 
<b>Olivier Tesquet : </b>On a quand même cette idée, au nom de ce qu’on appelle un peu le solutionnisme technologique – c’est un chercheur qui s’appelle Evgeny Morozov qui avait forgé cette notion il y a quelques années qui est finalement la façon de cette idéologie de la Silicon Valley selon laquelle la technologie peut tout et la technologie doit tout –, eh bien cette technologie va permettre de résoudre les problèmes. En fait, les démocraties occidentales, dans ce contexte-là, sont particulièrement sensibles à ce discours parce qu’on vit dans des pays, on voit bien en France, où les institutions sont fonctionnelles mais sont en crise, donc la technologie, dans ces conditions-là, est vue comme un moyen de préserver, justement, la rente du pouvoir, de pouvoir maintenir justement ces institutions fonctionnelles. Donc il y a une tentation très forte de recourir à la technologie comme il y a une tentation très forte de recourir à la force dans d’autres cas pour mater des mouvements sociaux ou des choses comme ça, avec d’ailleurs parfois une convergence assez nette et notable entre les deux. C’est <em>low cost</em>, en tout cas je dis que c’est <em>low cost</em>, parce que c’est un peu bricolé avec des bouts de ficelle, ça s’intéresse assez peu aux finalités, on le voit par exemple avec les applications qui sont déployées dans le cadre de la crise sanitaire où on se dit que si ça sauve une vie tant mieux et si ça ne sert à rien, tant pis, ce qui me semble être une manière assez biaisée et spécieuse de présenter le dilemme auquel on est confronté. Donc puisque ça s’intéresse assez peu aux finalités, effectivement ça pose la question de la viabilité de ces outils dans une gouvernance, dans une démocratie digne de ce nom.
 
 
 
<b>Salomé Saqué : </b>Est-ce que ces outils sont tous détenus par les États, donc les gouvernements, ou est-ce que, finalement, on ne met pas aussi une partie de nos libertés publiques entre les mains d’entreprises privées qui vont elles-mêmes gérer les outils qu’elles sont en train de développer ?
 
 
 
<b>Olivier Tesquet : </b>C’est aussi <em>low cost</em> à cet égard-là, c’est-à-dire que ça montre l’affaiblissement de la puissance publique qui délègue des pans entiers de son pouvoir régalien à des entreprises privées, que ce soit des fonctions de police, que ce soit des pans de la politique de santé où, effectivement, on va charger des sociétés privées de tailles diverses, que ce soit des grosses ou des petites, plus ou moins publiques, avec plus ou moins avec pignon sur rue, plus ou moins fréquentables aussi, de contrôler l’espace public, qu’on va charger de détecter les citoyens suspects, les citoyens malades. Toutes ces choses, hier, étaient quand même la prérogative de l‘État et, de plus en plus, deviennent effectivement l’apanage de sociétés privées qui sont en cheville avec l’État mais qui, parce qu’elles sont des sociétés privées, échappent aussi souvent, assez largement, à l’œil du public, ce qui est un vrai problème. On est face à une vraie difficulté d’opacité, de manque de transparence de la manière dont les décisions sont prises, de la manière dont les libertés sont encadrées, contrôlées. C’est un des problèmes majeurs de la situation dans laquelle on est aujourd’hui.
 
 
 
<b>Salomé Saqué : </b>Vous prenez, à un moment, un exemple qui m’a interpellé. Vous rappelez que le 26 mars 2020 le patron d’Orange affirme que 20 % des habitants du Grand Paris sont partis. Ça veut dire qu’il a accès, comme ça, à nos données de déplacement sur notre téléphone. Est-ce que c’est légal de tracer les habitants comme ça  ?
 
 
 
<b>Olivier Tesquet : </b>Ce qui s’est passé dès le début de la pandémie, c’est qu’on a eu comme une fusée à plusieurs étages. Ça c’était l’étage finalement le moins intrusif, c’est-à-dire c’est de la collecte de métadonnées anonymisées, c’est-à-dire qu’on a des idées de volume.
 
 
 
<b>Salomé Saqué : </b>Est-ce que ça pose un problème démocratique, par exemple ?
 
 
 
<b>Olivier Tesquet : </b>Effectivement, très vite, c’était notamment des partenariats entre Orange et l’Inserm, l’Institut national de la santé et de la recherche médicale, avec cette idée que ces indicateurs de mobilité allaient permettre d’affiner la réponse politique à la crise sanitaire, parce qu’on connaissait avec une granularité plus grande, on va dire, les déplacements des individus, donc on pouvait ordonner, en conséquence, je ne sais pas, peut-être davantage de lits par ici ; ça offrait plus d’indicateurs pour pouvoir gouverner.<br/>
 
Ce qui me frappe, ce qui a un peu échappé à l’attention du grand public à cette occasion-là, c’est que les outils qui ont été mobilisés par Orange pour mesurer cette mobilité, qui ont été utilisés ailleurs par plein d’autres entreprises que ce soit des opérateurs télécoms ou d’autres types de sociétés, c’est que ce sont des indicateurs qui normalement sont entre les mains de divisions ou de filiales à l’intérieur de ces opérateurs télécoms qui sont chargés de revendre ces données à d’autres entreprises, c’est-à-dire que c’est du <em>B to B</em> comme on dit dans le lange marketing, ce sont des entreprises qui vendent à d’autres entreprises. En fait, ça lève un petit coin du voile sur toute cette industrie qui est l’industrie des courtiers en données notamment et qui, en fait, récupère tout un tas de traces numériques qu’on émet quotidiennement parce qu’on est allé d’un point A à un point B, on a commandé quelque chose sur Internet, on a horodaté comme ça tout un tas d’actions tout à fait anodines mais qui, mises bout à bout, commencent à dire quelque chose de nous, commencent à dire quelque de nos modes de vie.
 
 
 
<b>Salomé Saqué : </b>Mais individuellement.
 
 
 
<b>Olivier Tesquet : </b>En France et en Europe c’est beaucoup plus réglementé qu’aux États-Unis. Aux États-Unis c’est un peu le <em>Far West</em>, c’est-à-dire qu’à chaque personne est affectée dune note notamment parce que tout le monde a un score de crédit. Pour le coup, dans un pays de <em>self made men</em>, ce n’est pas complètement aberrant que ce soit l’indicateur ultime pour savoir si, oui ou non, vous avez le droit d’emprunter de l’argent pour accéder à la propriété, acheter une voiture, etc. En France et en Europe c’est beaucoup plus réglementé, mais vous pouvez avoir des idées de volume. Très vite en fait, au début de la pandémie, en France et ailleurs, on a mobilisé ce type de données qui sont des données qui, habituellement, échappent à l’œil du public, qui sont des données commerciales utilisées notamment à des fins publicitaires et qui, là, ont été mobilisées dans le cadre de la crise sanitaire. Encore une fois ça c’est le niveau le moins intrusif de ce qui a pu être déployé dès mars 2020.
 
 
 
<b>Salomé Saqué : </b>Quel est le niveau juste au-dessus ?
 
 
 
<b>Olivier Tesquet : </b>Le niveau au-dessus, c’est là où on rentre dans les questions qui sont plus liées à de la surveillance sanitaire telle qu’elle est pensée depuis déjà assez longtemps par l’Organisation mondiale de la santé ou d’autres grands organismes comme ça internationaux, qui est de savoir comment on fait quand on est dans une pandémie, qu’on a identifié des personnes malades et qu’on veut s’assurer que ces personnes ne vont pas en contaminer d’autres. Ce qui nécessite, du coup, de prendre des mesures privatives de liberté. Donc a eu le deuxième étage de la fusée qui était, finalement, d’imposer ces applications de suivi de contact avec des protocoles divers.
 
 
 
<b>Salomé Saqué : </b>Elles n’ont pas été imposées. Vous faites référence à l’application StopCovid ?
 
 
 
<b>Olivier Tesquet : </b>StopCovid qui est devenue TousAntiCovid. Effectivement ce sont des applications, en tout cas chez nous, qui sont basées sur le volontariat avec quand même des systèmes assez incitatifs. On a vu d’autres pays, je pense notamment à l’exemple de Singapour qui a beaucoup été cité en exemple au moment où il a fallu retenir une solution. Très vite, évidemment, on nous a dit on va faire comme la Chine, on ne va pas faire comme la Corée du Sud. L’exemple de Singapour nous semblait assez intéressant, après avoir dit d’ailleurs, pendant quelques semaines, que c’était hors de question, que ce n’était pas du tout notre culture, puis finalement il y a eu un peu un switch qui s’est opéré très rapidement et on s’est dit que finalement on allait le faire. Or le modèle singapourien, quand on le regarde, était effectivement au départ un modèle basé sur le volontariat dans un espace qui est en plus, à priori, assez propice à ce que ça fonctionne, une cité-État avec une population très connectée. Singapour n’est pas une immense démocratie mais le modèle technologique ne nous semblait pas aberrant. Ce qui s’est passé très vite c’est que l’application n’a pas complètement fonctionné. Chemin faisant elle devient obligatoire et aujourd’hui on se rend compte que cette application est utilisée par les forces de police dans le cadre d’enquêtes criminelles.<br/>
 
On voit bien les effets pervers qu’il peut y avoir avec ce type d’applications qui sont, sur le papier, assez anodines. Il y a tout un tas de débats entre des chercheurs, des cryptologues, des cryptographes, etc., avec des protocoles extrêmement compliqués, on ne va pas rentrer dans le détail, pour savoir si c’est centralisé, décentralisé, qui a accès aux données, qu’est-ce qui se passe quand l’application émet une alerte. Ce sont des questions techniques extrêmement compliquées sur lesquelles on a mobilisé des centaines de chercheurs rien qu’en France, mais qui ensuite, à terme, peuvent générer des phénomènes discriminatoires parce que peut-être que si vous avez l’application vous allez pouvoir accéder à tel endroit, il y a déjà eu des tentations assez fortes, y compris en France.
 
 
 
<b>Salomé Saqué : </b>C’est-à-dire, des tentations ?
 
 
 
<b>Olivier Tesquet : </b>Le gouvernement, à un moment, a songé à imposer le téléchargement de TousAntiCovid pour pouvoir accéder à certains lieux, par exemple pour pouvoir retourner dans les restaurants cet été. La CNIL, la Commission nationale de l’informatique et des libertés, qui est un peu le gendarme de la vie privée en France, avait rappelé dès le début, avait expliqué qu’on ne pouvait pas subordonner l’accès à certains lieux au téléchargement de l’application. De la même manière, quand les centres de tests étaient saturés, on ne pouvait conditionner l’accès aux laboratoires au téléchargement de TousAntiCovid. Ce n’est pas parce que vous aviez téléchargé l’application que vous alliez avoir un coup de fil pour aller vous faire tester plus rapidement que votre voisin.<br/>
 
On voit que ces tentations politiques existent, que finalement le garde-fou est assez léger, c’est une vraie crainte par rapport à ce type d’outil.
 
 
 
<b>Salomé Saqué : </b>Le garde-fou est assez léger ! La CNIL est quand même intervenue.
 
 
 
==15’ 35==
 
 
 
<b>Olivier Tesquet : </b>La CNIL est intervenue. On sait que la CNIL est une autorité administrative indépendante qui a un pouvoir qui est relatif, qui est un pouvoir de recommandation. Je vais prendre un exemple très récent sur, un peu, les limites du pouvoir de la CNIL. Vous avez une société qui s’appelle Datakalab qui, au moment du déconfinement d’abord dans les transports à Cannes puis à la station Châtelet-Les Halles à Paris avait déployé une technologie qui était capable de détecter si les personnes portaient ou non le masque. On nous disait « ne vous inquiétez pas, ce n’est pas pour des objectifs de verbalisation, c’est juste pour avoir une idée du volume de personnes qui respectent les mesures sanitaires, les gestes barrières, etc. ». La CNIL est intervenue très vite en expliquant que ce type de traitement de données était illégal parce que, en fait, pour s’y opposer il fallait faire non de la tête et elle a estimé que le consentement n’était pas recueilli de manière suffisamment explicite. Que s’est-il passé ? Il y a quelques semaines, par décret, de manière quand même extrêmement brutale, le gouvernement a ravivé cette expérimentation et maintenant il n’y a même plus de droit d’opposition. C’est-à-dire qu’on peut avoir des technologies qui vont vérifier dans l’espace public que vous portez bien votre masque, mais vous ne pouvez même plus vous opposer à ce traitement-là. Donc on voit que l’avis de la CNIL, dans ce type de situation, où encore une fois c’est l’urgence qui prédomine, a de vraies limites.
 
 
 
<b>Salomé Saqué : </b>Instinctivement, quand on voit ce qui se passe à Singapour, ce que vous décrivez, on se dit que ça ne pourrait pas arriver en France, on est trop protégés, on est le pays des droits de l’homme, on protège nos libertés publiques. Ce que vous dites c’est que, finalement, on n’est pas aussi protégés qu’on le croit.
 
 
 
<b>Olivier Tesquet : </b>On n’est pas aussi protégés qu’on le croit. J’ai tendance à prendre le même exemple, c’est un exemple encore plus spectaculaire que l’exemple de Singapour, c’est l’exemple de la Chine. L’exemple de la Chine, effectivement c’est la dictature technologique par excellence.
 
 
 
<b>Salomé Saqué : </b>C’est la dystopie.
 
 
 
<b>Olivier Tesquet : </b>C’est la dystopie totale. La Chine c’est le crédit social où tout le monde a une note qui affecte sa vie quotidienne, qui conditionne l’accès à certaines activités, si on peut réserver des billets de train, des billets d’avion. Soit dit en passant, on se rend bien compte que ce n’est pas si différent de ce score de crédit américain que j’évoquais précédemment, c’est juste que vous avez des régimes politiques qui ne sont évidemment pas les mêmes. On a cette image très dystopique, ce repoussoir absolu où on se dit « la Chine, on ne veut surtout pas ça ! »<br/>
 
Il y a quand même une tentation très forte en Europe, et en France par exemple, de recourir à des technologies qui sont massivement utilisées en Chine. Pour la reconnaissance faciale la Chine est quand même aujourd’hui un pays assez moteur et pionnier en la matière.
 
 
 
<b>Salomé Saqué : </b>C’est une notation qui aujourd’hui n’est pas appliquée parce qu’en France on ne fait pas de reconnaissance faciale.
 
 
 
<b>Olivier Tesquet : </b>On en fait un peu, on en fait de manière expérimentale avec des fortunes diverses. Par exemple la région Sud, à Nice et à Marseille, ils ont voulu installer des portiques de reconnaissance faciale à l’entrée de deux lycées dans des quartiers populaires et, là aussi, la CNIL puis le tribunal administratif de Marseille ont expliqué que c’était illégal. On a eu les expérimentations de Christian Estrosi – Nice est quand un peu le showroom sécuritaire en France ; il a fait son expérimentation de reconnaissance faciale pendant le carnaval de Nice de la même façon. Vous avez déjà aujourd’hui la police qui fait un peu de reconnaissance faciale sur certains fichiers de police, par exemple le traitement des antécédents judiciaires, le TAJ, et surtout vous avez les Jeux olympiques de Paris en 2024. Je lis le livre blanc de la sécurité qui a été publié par le ministère de l’Intérieur il y a quelques semaines, Gérald Darmanin dit « ce ne sont que des pistes, etc. », mais on sait que c’est quand même une tendance assez lourde. Ce qui est écrit noir sur blanc dans ce livre blanc de la sécurité intérieure c’est que la reconnaissance faciale en temps réel dans l’espace public, ce qui est vraiment, pour le coup, l’eldorado policier de la reconnaissance faciale, devra avoir été éprouvée avant les Jeux Olympiques de 2024, avec notamment aussi la perspective de la Coupe du monde rugby en 2023.<br/>
 
On voit bien aussi, dans tous les débats sur la proposition de loi sur la sécurité globale, le spectre de la reconnaissance faciale, même si elle ne figure pas dans le texte, elle n’est ni autorisée, ni interdite, sur ce régime de l’expérimentation qui est point sur lequel on pourra revenir.
 
 
 
<b>Salomé Saqué : </b>Puisque vous évoquez la loi de sécurité globale qui a fait débat ces derniers mois, notamment à cause de son article 24 mais pas que, qu’est-ce qui pose, selon vous, problème dans cette loi, notamment en ce qui concerne la surveillance ?
 
 
 
<b>Olivier Tesquet : </b>Ce qui me pose problème, déjà une observation assez basique c’est de se dire est-ce qu’une pandémie est le meilleur moment pour discuter de mesures et de technologies qui sont possiblement attentatoires aux libertés ? Là, pour le coup, ce n’est pas Olivier Tesquet qui le dit c’est, par exemple, la Défenseure des droits qui a quand même alerté à de nombreuses reprises notamment sur l’article 22 qui concerne les drones. ,
 
 
 
<b>Salomé Saqué : </b>Les drones qui sont, finalement, déjà utilisés.
 
 
 
<b>Olivier Tesquet : </b>Voilà, en fait on en vient au nœud du problème pour moi. On a des technologies qui sont déjà utilisées par la police et la gendarmerie. Aujourd’hui vous avez déjà des drones qui sont en dotation dans la police et dans la gendarmerie nationale depuis quelques années. Vous avez, pour reprendre l’expression de Gérald Darmanin, expression qu’il avait utilisée devant la commission des lois de l’Assemblée nationale, un cadre juridique qui est un cadre juridique pas stabilisé, beaucoup de pudeur dans cette expression, donc, finalement, la loi vient blanchir des usages policiers qui existent déjà.
 
 
 
<b>Salomé Saqué : </b>Qui est donc de pouvoir déployer des drones dans des espaces urbains.
 
 
 
<b>Olivier Tesquet : </b>Pour faire du maintien de l’ordre ou ce genre de choses, qui sont exactement les activités qui étaient déjà menées par la police et ce n’est pas pour rien, d’ailleurs, que le Conseil d’État sur l’année écoulée a rappelé par deux fois au préfet de police de Paris, Didier Lallement, qu’il ne pouvait pas utiliser les drones que ce soit pour contrôler le respect du confinement ou que ce soit pour surveiller des manifestations.
 
 
 
<b>Salomé Saqué : </b>Ce que cette loi est en train de rendre légal, c’est ça, c’est de pouvoir déployer des drones et voir si les gens, si les individus s’apprêtent à commettre une dégradation.
 
 
 
<b>Olivier Tesquet : </b>Peuvent commettre des violences des dégradations, etc. Donc ça va être la rustine juridique qui va permettre ces usages-là.<br/>
 
On est sous ce régime de l’expérimentation. On essaye d’abord les technologies, on les déploie, et ensuite on fait des textes de loi pour border l’utilisation de ces technologies. Donc on est mis devant le fait accompli.
 
 
 
<b>Salomé Saqué : </b>En termes de vidéosurveillance, par exemple, qu’est-ce qui a été déployé et qu’est-ce qui a changé pendant la pandémie ?
 
 
 
<b>Olivier Tesquet : </b>Ce qui avait déjà commencé à changer un peu avant la pandémie c’est que, de plus en plus, vous avez des municipalités qui se sont massivement équipées ces dix ou quinze dernières années, c’est-à-dire que depuis le milieu des années 90 la vidéosurveillance est devenue la martingale politique pour à peu près n’importe quel élu, y compris dans des toutes petites communes où vous allez mettre un réseau de vidéosurveillance.
 
 
 
<b>Salomé Saqué : </b>Pour lutter contre la criminalité.
 
 
 
<b>Olivier Tesquet : </b>C’est l’assurance pour lutter contre la petite criminalité, les cambriolages, les vols, etc. Il y a eu un certain nombre d’études menées par des chercheurs sur la vidéosurveillance, je pense par exemple aux travaux du sociologue Laurent Mucchielli, qui ont montré que, finalement, elle ne faisait pas vraiment chuter la petite criminalité contre laquelle elle est censée lutter. Par contre elle solidifie, elle fortifie une économie, un secteur de la vidéosurveillance qui se porte assez bien et qui entretient des liens assez serrés, on va dire, avec la puissance publique.
 
 
 
<b>Salomé Saqué : </b>On y reviendra.
 
 
 
<b>Olivier Tesquet : </b>Quand vous avez cet équipement massif depuis quelques années, sur la situation à Marseille, par exemple, j’ai rencontré l’adjointe à la sécurité de Jean-Claude Gaudin, sur la mandature précédente, qui m’expliquait « depuis 2011 on a installé un certain nombre de caméras. En fait maintenant on a tellement de caméras dans la ville qu’on a besoin d’automatiser le traitement de ces images, donc on a besoin de vidéosurveillance intelligente avec des caméras qui vont être capables de détecter elles-mêmes un certain nombre de situations suspectes ». Sauf que quand vous mettez une couche d’intelligence artificielle sur des images de vidéosurveillance à des fins policières, ce n’est pas seulement un changement d’échelle, on change complètement de paradigme.<br/>
 
Ce que fait la crise sanitaire dans ces conditions-là, c’est qu’elle offre le prétexte parfait, finalement, pour banaliser l’utilisation de ces technologies-là. C’est-à-dire que quand je parlais tout à l’heure de cette entreprise Datakalab qui avait déployé ses outils à Cannes et à Châtelet-Les Halles pour vérifier que les gens portaient bien le masque, c’est beaucoup plus facile de faire accepter cette technologie – pour reprendre ce terme horripilant d’acceptabilité qu’on entend à toutes les sauces depuis des mois, sur l’acceptabilité des mesures, des technologies, etc. – dans un contexte sanitaire avec une technologie qui serait capable de détecter si les personnes portent ou non le masque que de dire demain on va vous déployer la vidéosurveillance intelligente qui va s’assurer que vous n’êtes pas un terroriste en puissance quand vous montez dans le bus.<br/>
 
Le levier sanitaire est finalement beaucoup plus fort que le levier sécuritaire. On est passé d’une situation où pendant 30 ans on nous a martelé que la sécurité était la première des libertés, qu’elle était la condition d’exercice de toutes les autres, et maintenant c’est la santé qui devient la première des libertés et on se rend compte que cette injonction-là, être encore en bonne santé finalement, est beaucoup plus forte que l’injonction sécuritaire. Donc la pandémie agit comme cette espèce d’accélérateur qui va faciliter la banalisation de ces outils-là.
 
 
 
<b>Salomé Saqué : </b>Pourquoi ? Parce que les populations acceptent plus facilement d’être surveillées si c’est pour leur santé ?
 
 
 
<b>Olivier Tesquet : </b>Je pense que les états d’urgence dont on parle sont cumulatifs. C’est-à-dire que l’état d’urgence sécuritaire qui était d’abord exceptionnel, qui a été prorogé six fois et qui, ensuite, a été fondu dans le droit commun, en fait il est toujours là. Il a été fondu dans le droit commun, mais on vit toujours sous un état d’urgence sécuritaire un peu permanent. Et on a ce que j’appelle, qu’on pourrait de plein d’autres façons, cet état d’urgence technologique. On a toutes ces couches qui se superposent comme un mille-feuille.
 
 
 
<b>Salomé Saqué : </b>Qui restreignent nos libertés publiques.
 
 
 
<b>Olivier Tesquet : </b>Qui restreignent nos libertés mais qui nous anesthésient aussi beaucoup, c’est-à-dire que c’est très difficile de s’organiser. Déjà c’est quand même très difficile de s’organiser quand on est tous un peu cloîtres chez nous avec impossibilité de sortir, ce n’est pas facile de s’organiser dans ces conditions-là, mais ça anesthésie beaucoup notre esprit critique, notre capacité à nous opposer à un certain nombre d’outils qui sont déployés, encore une fois, dans l’urgence, avec cette promesse que tout ça n’est que temporaire et que tout ça sera bientôt derrière nous.<br/>
 
On n’arrête pas de parler du monde d’après. Ce que je vois c’est que ces technologies qui étaient déjà un peu les technologies du monde d’avant c’est l’assurance, justement, qu’il n’y ait pas de monde d’après. C’est vraiment l’impossibilité de pouvoir se projeter dans un horizon un peu désirable. On est condamné à l’inéluctabilité de ces technologies qui sont imposées, encore une fois, à feu assez doux.
 
 
 
==25’50==
 
 
 
<b>Salomé Saqué : </b>Vous parlez d’horizon désirable.
 

Dernière version du 8 juin 2021 à 16:21


Publié ici - Juin 2021