Territoires et souveraineté à l’ère numérique - Sciences Po

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Titre : Territoires et souveraineté à l’ère numérique

Intervenant·e·s : Dominique Boullier - Bernard Benhamou - Tariq Krim - Dominique Cardon - Florence

Lieu : Sciences Po, Chaire Digital, Gouvernance et Souveraineté de Sciences Po

Date : décembre 2020

Durée : 1 h 45 min 20

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Licence de la transcription : Verbatim

Illustration :

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcription MO

Description

La notion de « souveraineté numérique » a refait surface dans les discours des décideurs publics, non sans quelques malentendus. Les travaux de Dominique Boullier invitent à considérer avant tout les stratégies de territoire et de souveraineté des entreprises plateformes dont la puissance influence, voire menace, les souverainetés des États-nations. Sont-elles des multinationales ordinaires, des empires sans territoires, de purs effets de réseaux, ou le déploiement d’une suzeraineté généralisée qui fait des individus comme des États des obligés ? Dans tous les cas, face à ces défis de l’ère numérique, les États sont dans l’obligation de mettre à jour une nouvelle version de leur souveraineté.

Transcription

Florence : Merci beaucoup Pierre. Bienvenue à tous ce soir pour une nouvelle séance de notre cycle sur les territoires. La dernière fois nous avons parlé des questions qui sont suscitées par ce phénomène de fracture numérique dont on a beaucoup parlé depuis le début de la crise sanitaire.
Cette-fois-ci nous allons échanger autour du travail de Dominique Boullier qui rédige une étude sur la notion de territoire à l’ère numérique qui sera publiée par la chaire au début de l’année. Une fois de plus, et comme à l’accoutumée, je remercie bien évidemment nos partenaires Sopra Steria et la Caisse des dépôts qui nous accompagne maintenant depuis un an dans ces travaux sur le numérique. Sans plus attendre je laisse la parole à Dominique Cardon qui va modérer cette séance.

Dominique Cardon : Bonjour à toutes et tous. C’est un plaisir, dans le cadre de cette chaire, de modérer et d’organiser cette discussion qui va avoir lieu en plusieurs temps. Le premier temps va être d’entendre Dominique Boullier qui va nous présenter une réflexion précisément sur la relation entre le territoire et la souveraineté à l’ère du numérique.
À la suite de l’exposé, pendant une vingtaine de minutes, de Dominique de Boullier, je remercie chaleureusement Tariq Krim et Bernard Benhamou d’avoir accepté, d’une certaine manière, d’être les interlocuteurs de la réflexion que va initier Dominique Boullier et chacun pendant dix minutes va rebondir sur ce qu’aura présenté Dominique et à la suite une petite discussion entre nous. On essaiera de discuter avec vous, le public, donc je vous invite à utiliser sans modération les outils que nous offre Zoom pour cet échange et on terminera à 20 heures 45. Vous pouvez le faire par le module « converser », mais je vous invite à le faire principalement par le module « questions et réponses » qui vous permet de poser des questions que les animateurs et les conférenciers vont pouvoir voir afin de les adresser ensuite à nos intervenants.
Dominique Boullier est professeur de sociologie à Sciences Po, il est aussi linguiste, il est chercheur au centre d'études européennes et de politique comparée. Il a fait de multiples choses, il a été créateur et directeur d’entreprises, de laboratoires de recherche dans le domaine du numérique. Il est l’auteur d’un des principaux manuels de sociologie du numérique chez Armand Collin en 2019 qui en est à sa seconde édition. Il vient de publier – je fais comme Bernard Pivot, c’est formidable – un ouvrage important et original, qui fait de nombreuses propositions sur le réchauffement médiatique qui s’appelle Comment sortir de l’emprise des réseaux sociaux chez Le Passeur Éditeur. Dominique, tu as la parole. Je crois que tu as des slides à nous présenter. On va t’écouter pendant une vingtaine de minutes.

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Dominique Boullier : Bonjour à tous. Merci Dominique. Je n’ai pas de slides à présenter, pour une fois ! Effectivement nous allons parler.
Je voudrais d’abord préciser que dans ce titre général de « Territoires et souveraineté à l’ère numérique », je vais traiter ce thème territoires, cette question des territoires et de la souveraineté selon le point de vue que je vais reconstituer des plateformes et surtout du point de vue, j’allais dire, de la subversion institutionnelle remarquable que mettent en place ces plateformes numériques.
Je souhaite plutôt orienter cela, mettre de l’insistance sur l’approche théorique, conceptuelle, qui sera appuyée sur une documentation qui sera plutôt développée dans la note, évidemment. Ça ne sera pas un diagnostic à court terme, je dis ça pour les auditeurs qui attendent éventuellement un certain nombre de choses en se disant « quel est l’avenir de ces firmes à l’ère du covid, etc. ? «  Je vous rassure, elles vont très bien. D’autre part, ça ne sera pas non plus une proposition stratégique d’actualité pour contribuer au Digital Service Act européen qui doit apparaître le 15 décembre, vous verrez qu’il y a quand même des liens, évidemment. Mais ça répond plutôt, y compris dans cette question d’actualité, c’est de trouver le bon cadre conceptuel en sciences sociales seulement, puisque c’est mon domaine, pour penser ce qui se passe et ce qui se passe a une valeur historique de mon point de vue : une forme de transformation de notre architecture institutionnelle face à ce qu’on connaissait comme étant les États-nations, donc ça vaut le coup de prendre le temps d’y réfléchir. Je ne le ferai pas ici, dans la présentation, en mobilisant tout un tas d’autres concepts sont présents dans la note, je pense notamment à la théorie de la firme, au concept d’empire ou des choses comme ça, ce sera discuté plus loin.
Quels sont les éléments quand on parle de plateformes, de quoi va-t-on parler précisément ?
On parle plutôt, habituellement, d’une place de marché, un marché qui va plutôt biface, multi-face quelquefois, où la plateforme, d’une façon ou d’une autre, va se rémunérer à la fois sur l’offre, sur la demande, sur cette mise en relation, sur les transactions, etc.
Il faut noter tout de suite, dans le contexte numérique, qu’elles ont des effets de réseau remarquables qui entraînent, j’allais dire presque quasi mécaniquement, une tendance au monopole. Dans le cas des GAFAM, on en parlera, effectivement c’est un effet monopolistique qui a été démultiplié, de mont point de vue, par une forme d’encastrement prolongé, réaffirmé, toujours plus profond de ces plateformes dans la finance spéculative et qui leur donne, du coup, une valorisation boursière absolument inédite, absolument effarante d’ailleurs pour l’ensemble des acteurs puisque les quatre principales plateformes ont dépassé le milliard de valorisation en 2019 ce qui leur donne, du coup, une puissance en relation avec ce cash disponible d’une certaine façon.
Le troisième élément des plateformes sur lequel je voudrais insister ce sont les métriques très granulaires qu’elles peuvent mettre en place, qui sont permises et amplifiées par un autre moment très important de la période, dans les dix dernières années, tout ça se passe vraiment dans les dix dernières années, c’est l’explosion des technologies de machine learning depuis 2012 qui leur permet un apprentissage permanent, qui est d’ailleurs en train de devenir de plus en plus opaque, et qui, de fait, qui va renforcer ce que Shoshana Zuboff appelle the division of learning. J’insiste sur ce concept parce que ça me paraît plus important que même « surveillance » ou même production products ou behaviour surplus. Je pense que division of learning est vraiment une question vraiment importante en l’occurrence pour notre thématique sur les territoires et la souveraineté.
Je vous préviens, je ne parlerai pas des BATX, les plateformes chinoises pour faire très court, parce que, à mon avis, ce sont quand même deux mondes totalement différents sur le plan institutionnel et, en plus, c’est devenu de plus en plus différent depuis 2013 avec la façon dont Xi Jinping a de reprendre en main tout cela à travers le parti communiste. C’est quelque chose qui est un monde assez différent même si, commercialement, il y a des situations de concurrence éventuelle, etc.
Je ne parlerai pas non plus des NATU – Netflix, Airbnb, Tesla et Uber – qui, elles, sont typiques de ce qu’on appelle des plateformes sectorielles. Je m’intéresse uniquement aux plateformes systémiques. Je préfère systémiques à structurantes. Ça permet sans doute de parler de dérives systémiques après ; structurantes, on a l’impression, d’une certaine façon, que ça ne bouge pas. De fait, dans ces GAFAM, je ne parlerai que de trois cavaliers, j’allais dire pas de la ??? ni de l’Apocalypse, Google Facebook et Amazon parce que, de mon point de vue, Microsoft et Apple d’une part sont d’une autre génération et ont d’autres types de génération de revenus qui fausseraient un petit peu le thème. Je me focalise, ça se discute, c’est arbitraire, mais il y a des justifications sur lesquelles je n’aurai pas le temps de m’avancer ici.
Je ne parlerai pas non plus, et ce sera mon dernier point en termes de ce que je vais pas dire, des contenus, du débat hébergeur/éditeur, etc., qui, effectivement, est pourtant un élément clef, si vous voulez, dans la position des plateformes, le fait qu’elles ont tous les avantages à rester des hébergeurs, évidemment, et dans ce contexte de l’économie de l’attention c’est un autre enjeu sur lequel j’ai écrit, y compris dans le livre qu’a mentionné Dominique, où, effectivement, c’est très présent. On en a remis une couche ! C’est terminé, je n’en parlerai plus.

La thèse principale, pour l’énoncer brièvement, c’est de dire que précisément depuis dix ans s’est installée une forme de domination des plateformes numériques – GFA, du coup, si on veut – à travers une monétisation réussie, très réussie, de biens, de services, par exemple pour Amazon vous avez aussi des services web, des services de cloud par exemple et surtout de placement publicitaire. Ce n’est pas la même chose pour Amazon évidemment. Cette forme-là est très attractive pour les marques, elle est captivante pour les publics. De fait, pour les deux, elle devient incontournable. Là on est, de fait, dans un effet systémique, on ne peut pas passer à côté et ça mérite, justement, discussion, ça mérite vigilance, d’autant plus que ça a été généré et amplifié par la valorisation boursière que j’évoquais tout à l’heure. Ce qui m’importe c’est la thèse que je vais défendre, c’est effectivement de dire que ces plateformes n’ont aucun souci de souveraineté ni de territoire ; elles vivent dans un autre monde, j’allais dire. En réalité elles sont en position d’attaquer une autre nuée, j’allais dire, d’autres barbares comme on a dit au début des années 2010, elles sont en train d’attaquer, de fait, les États-nations en tant que forme institutionnelle de vie sociale justement, elles sont en train d’attaquer de fait les États-nations en tant que formes institutionnelles, de vie sociale et politique j’allais dire. Les États-nations qui eux ont des territoires, qui eux ont une souveraineté, c’est le logiciel qu’on leur attribue en général, avec une dimension matérielle et spatiale qu’on attribuerait plutôt aux États et une dimension plus imaginaire, discursive, qu’on attribuerait aux nations. Je prétends que les plateformes agissent dans les deux domaines, elles recombinent ça mais totalement sur un autre plan, ce sont, en réalité, ce que je vais appeler des plateformes à suzeraineté topologique. Excusez-moi le côté pédant du terme, mais ça a une définition assez précise, j’y reviendrai petit à petit.

Il y a une sous-thèse, une thèse 2, une version 2 de cette affaire-là, c’est que depuis trois ans, depuis 2017 précisément, cette tendance-là, ce type d’attaque que j’évoquais est devenu visible pour les cibles elles-mêmes que sont le personnel politique et les administrations et c’est ce qu’on a vu à travers le Brexit mais surtout à travers Cambridge Analytica. C’est à partir de ce moment-là que les choses se sont vues. Auparavant, il faut quand même reconnaître que tout ce personnel politique a non seulement laissé faire mais a encouragé vigoureusement, dans tous nos pays d’ailleurs, ce type de plateformes et effectivement ça se comprend puisque c’est la logique libérale qui a gouverné le monde depuis 30 ans. Il s’est passé quelque chose pour susciter cette réaction immunitaire de la part de ce personnel, c’est un cas tout à fait intéressant.
On sait que les méthodes des sanctions qui avaient déjà été appliquées se retrouvent un peu dépassées. En revanche, on a un certain nombre d’indicateurs qui montrent qu’il y a une capacité à réagir comme le RGPD mais qui n’était pas directement une réaction à ça et il a fallu beaucoup d’années avant d’arriver à ça. Le RGPD a montré, en tout cas, qu’il est possible de réguler, ce terme-là même. Un autre exemple c’est Max Schrems, l’activiste autrichien, qui a montré qu’on pouvait battre légalement les prétentions de Facebook en l’occurrence avec cette annulation du Privacy Shield, tout au moins une annulation provisoire puisque c’est encore en suspens. Troisième exemple, ce sont les taxes GAFAM qui sont discutées et la fiscalité elle-même qui est en question et enfin le Digital Service Act et le Digital Market Act qui sont effectivement sur la table au niveau européen même s’il n’est pas sûr qu’on puisse en attendre des effets très importants.

Dernière sous-thèse de tout cela, c’est qu’en réalité, c’est un peu historique, il y a ces dix ans, il y a ces trois et là on est un peu, de mon point de vue, à une forme de bifurcation possible dans le sens où les plateformes et du coup, ça va avoir un impact pour les types de régulation qu’on va mettre en place, l’idée étant de mieux comprendre ce qui s’y passe pour que les régulations qu’on va mettre en place aient un peu plus de chance de réussir.

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Il y a deux possibilités : soit elles retrouvent un territoire et ça veut dire qu’elles le réinventent parce qu’elles ne sont pas conçues comme, mais elles inventent une forme de territoire, comme le font d’autres firmes avec les limites que ce jeu a sur le monde du territoire, et elles acceptent, du coup, les régulations des autres que sont les États-nations voire elles entrent en conflit mais sur le même niveau, je vais expliquer un petit peu ce que j’entends par là. Ou alors elles s’émancipent encore un peu plus de tout ancrage pour, d’une certaine façon, exploiter leur potentiel de fiction, j’allais dire, non instituante, non institutrice, si on veut, ou non instituée, qui est équivalente à la nation. Elles jouent beaucoup là-dessus, elles prolongent ça encore et elles deviennent, du coup, des entités carrément spéculatives qui vont générer des assets financiers, donc qui sont d’une génération de valeur dans un autre monde qui décolle complètement de la conception des territoires que l’on connaît.

Pour être plus précis j’essaye de comprendre dans le travail que je fais comment elles tiennent, sur quoi elles tiennent, les médiations matérielles, sémiotiques, etc., qui les font tenir en comparaison avec ce point de repère vis-à-vis des États-nations d’un part et aussi par rapport au monde médiéval qui préexistait aux États-nations. La question étant posée de comment parviennent-elles à ne pas faire institution, en tout cas à faire dispositif d’une certaine façon ?
Je dirais d’abord que les plateformes Google, Facebook et Amazon reposent en réalité sur un fond commun, un prérequis du monde numérique, qui est un peu la forme numérique de la globalisation ; du point de vue institutionnel c’est ça qui va m’intéresser.

Par exemple, premier point, il y a une langue commune qui est nouvelle dans l’humanité, c’est le code, un peu ce que pouvait être le latin médiéval dans sa petite globalisation qui était seulement européenne mais qui était quand même non négligeable et qui, en réalité, a été remis en cause par l’imprimerie, la mise en avant des langues vernaculaires qui elles-mêmes ont permis – c’était une des conditions, mais il y en avait bien d’autres – de faire émerger les nations. Certes il y a des langages de programmation, mais je parle précisément du code et on pourrait dire aussi qu’en renfort il y a le globish puisque toute la documentation, y compris de ce code, se fait dans une langue est supposée être l’anglais mais qui est plutôt du genre du globish. Il faudrait rajouter à cela les librairies d’algorithmes qui sont disponibles et qui sont partagées dans le monde entier à partir de là.br/> Deuxième support important comme fond commun, c’est la culture juridique ou plutôt anti-juridique, j’allais dire, de l’ensemble de cet univers et pas seulement des plateformes dont je parle. Du coup, évidemment, c’est quelque chose qui s’oppose directement au montage juridique que constituent les États-nations. Le principe de tout cela, et là j’en parle dans le livre, c’est le rough consensus et running code, je trouve que c’est très important de se référer à cela pour comprendre le champ culturel que ça représente, cet affrontement j’allais dire entre entités ultra-puissantes désormais. Et ça, ce sont des choses qui sont partagées par toutes les instances de gouvernance de l’Internet mais aussi par toutes les communautés de l’open source. Il n’y a pas besoin d’être une plateforme pour faire ça, quelque chose qui est le fond commun de tout le monde.
Du coup ça renvoie à un troisième élément constituant, c’est une forme de caste dominante qui serait celle des développeurs. Je réserve le terme de « caste » parce que c’est très provisoire, ça ne convient pas, je vais essayer de trouver quelque chose de plus fin là-dessus, mais qui est très important. On a connu l’époque des scribes, on a connu le rôle des imprimeurs. Là on a effectivement des développeurs qui s’organisent d’une certaine façon aussi et qui construisent, en fait, c’est ça qui est important, une sorte de diligen of learning et qui en bénéficient évidemment.
Enfin, dernier arrière-fond très important à avoir en tête, c’est le capitalisme financier capté par la spéculation, complètement, notamment capté par la spéculation algorithmique puisque les plateformes de trading elles-mêmes, d’une certaine façon, ont embarqué les investisseurs dans des opérations où ils se font d’ailleurs rouler allégrement si on veut, mais l’important c’est que c’est à base de réputation. C’est très important, c’est-à-dire la prédiction, l’anticipation, tout ça, ça fonctionne sur des signaux qu’on envoie, des images que l’on perçoit, sur lesquelles on peut orienter sa stratégie, voire sa tactique à très court terme puisqu’on est souvent dans la très haute fréquence.
Tout ça ce ne sont pas des choses seulement dans un secteur très limité, ce sont des choses qui finissent par affecter l’ensemble de l’économie industrielle, y compris les stratégies industrielles se décident en fonction de ça.
Il n’y a pas que ces médiations-là et cet arrière-fond, il y a des médiations spécifiques aux plateformes notamment des médiations premièrement discursives puisque, pour reprendre cette distinction à la Foucault, un dispositif c’est une matérialité et un énoncé, eh bien là on a effectivement, comme on a pour les nations qui se constituent comme fiction comme l’aurait dit Benedict Anderson, eh bien là on a une dimension intéressante de médiation discursive à repérer.
On part quand même, et ça Dominique Cardon le connaît bien mieux que moi puisque qu’il est spécialiste de cette partie de l’histoire, d’Internet comme architecture distribuée. C’est quelque chose qui a été vanté, qui a constitué un arrière-fond culturel très important, qui s’est traduit dans une forme d’horizontalité sociale, qui était l’horizon justement, l’attente de l’ensemble de ceux qui s’engageaient là-dedans, qui donnait cette idée de « on est tous médias » d’une certaine façon et qui était, de fait, une façon de vanter une forme d’auto-institution. C’est assez phénoménal, d’ailleurs on retrouve ça dans tous les discours autour de la blockchain même sur le thème du bootstrap yourself, on se prend par les bottes, si vous voulez, pour exister, ce qui est assez étonnant du point de vue institutionnel, c’est une opération assez fantastique.
En réalité, tout ça est absolument contradictoire avec la verticalité de l’institution des sujets des États-nations. C’est tout à fait autre chose. Du coup, pour produire une nation, un peuple et aussi des sujets imaginaires, tout ça ce sont des sujets imaginaires mais aussi des sujets de droit qui finissent par être très opérationnels, ce ne sont pas seulement des discours au sens purement idéologique comme on dirait.
Le problème c’est que ce discours de référence a été en réalité, d’une certaine façon, saboté par les plateformes et par leur centralisation pour des raisons de financement et de leur puissance financière qu’on évoque, pour des raisons beaucoup plus structurellement topologiques, avec cet effet d’attachement préférentiel qui fait que les uns et les autres, quand on crée un site web, on a envie d’être référencé sur Facebook, sur Google, etc., du coup on renforce ces nœuds, effectivement, ces nœuds centraux que sont Google, Facebook et Amazon et même ceux qui prônent de ne pas aller sur Amazon pour acheter mon livre eh bien ils mettent un lien sur Amazon ! C’est réussi, ça renforce cette centralisation.
Ce discours-là, cette centralisation qui contredit la distribution est importante et, de fait, elle est aggravée par le fait, deuxième aspect, c’est que cette position centrale devrait normalement servir, prétend servir de tiers, ou de substitut de tiers si vous voulez qui est un peu un garant des échanges, qui est un peu ce que les États vont être en général. En réalité, on voit bien que les échanges de biens, de ressources informatiques, de contenus, de conversation, de publicités, en fait ces plateformes-là refusent en permanence de garantir les places où elles échappent en fait à toute souveraineté, c’est une façon de faire. Ça ne veut pas dire pour ça qu’elles ne régulent pas certaines choses, elles tentent de le faire. De fait, il ne faut surtout pas qu’on institue durablement des formes, par exemple, de responsabilité éditoriale, surtout pas !, ou de responsabilité d’employeur, surtout pas !, à part les quelques salariés qu’ils ont au niveau de la plateforme, ni de véritable hébergeur. De fait, ils peuvent déréférencer à tour de bras si c’est nécessaire. Vous voyez toutes ces contradictions qu’il peut y avoir. Malgré tout, il y a un point sur lequel ils ont joué un rôle très important, et je pense à Google et Facebook, c’est le fait qu’ils sont devenus un État civil de substitution en étant ceux par lesquels on passe pour accéder au reste d’Internet en certifiant nos identités, en nous disant « voulez-vous connecter avec Facebook ou avec Google ». Voilà en gros le choix que vous avez ; ce n’est pas un problème de pièce d’identité que l’État vous délivre, c’est autre chose.
Il y a aussi des médiations matérielles sur lesquelles il faut insister qui permettent de nous reconnecter avec cette idée de territoire : est-ce que les plateformes font territoires en installant des formes de matérialité dans l’espace ou dans un équivalent d’espace, on est dans une zone un peu frontière. Jusqu’ici, je dirais qu’elles reposaient – et c’est ça le paradoxe, ça va dans l’autre sens – sur un statut topologique qui se serait renforcé avec le temps, qui n’avait pas besoin de ces matérialités d’une certaine façon. Je reprendrais l’expression de Berners-Lee, cette périodisation qu’il a faite à un moment, qui m’a beaucoup inspirée à plusieurs reprises, où il disait « on a eu l’époque du réseau des machines, free ??? comme il disait, qui était Internet, le réseau des machines. En réalité, rendez-vous compte, c’est Amazon qui devient le centre des réseaux des machines Amazon Web Services et le cloud. Il possède au minimum, sur tous les types de services, 30 % du marché voire 50 % pour certains secteurs. Le réseau de documents, le World Wide Web qu’avait inventé Berners-Lee, effectivement c’est Google qui en est devenu le centre depuis longtemps à partir du moment où il est devenu le moteur hégémonique dans le monde entier avec son moteur et son page rank spécifique et puis le réseau des personnes, qui était la troisième étape, ce que Berners-Lee appelait le global ??? graph, de fait c’est Facebook qui est devenu le centre de tout cela avec son réseau social et son EdgeRank, etc.
Pour autant, avec cette centralisation qui est une centralisation topologique qui dirait est-ce qu’on n’est pas très loin d’aborder un territoire ? En fait ils étaient sans territoire, quand même, de mon point de vue, mais plutôt quelque chose qui relevait d’un dominium, on rentre dans une discussion un peu plus juridique qui est, effectivement, ce qu’on peut appeler une suzeraineté topologique.
Je reprends aussi un peu des concepts de Supiot et d’autres choses sur lesquelles j’ai travaillé auparavant sur des questions d’habité numérique, dans son livre La Gouvernance par les nombres, il reprend cette distinction justement entre le domaine éminent qui est celui du suzerain et puis le domaine utile qui est, en fait, laissé aux servants, aux obligés, etc., ce qui existait au Moyen Âge et que Marc Bloch appelait, pour un même champ donné, une forme de compénétration des saisines, plusieurs empilements de droit sur le même champ dans ce qu’il appelait un règne de participation juridique. Ce que dit effectivement Supiot c’est qu’on est gouverné par des liens que plus par des lois qui vont organiser quoi ?, qui vont organiser des allégeances et non pas une subordination légale. Cette allégeance et cette suzeraineté, vous la retrouverez à travers la gratuité elle-même pour Facebook ; vous la retrouverez à travers l’'infrastructure as a service d’Amazon : vous la retrouverez dans les SDK [Software Development Kit], les API ; avec Android qui domine quand même le marché largement : avec les micro-tâches comme ce que nous a montré Antonio Casilli, avec Mechanical Turk, une invention aussi d’Amazon ou tous les auto-entrepreneurs qu’il y a.
Donc on a ça, ces phénomènes d’allégeance et de suzeraineté, et pourtant il y a, de mon point de vue, des tentatives en cours d’ancrer ces réseaux d’allégeance dans les territoires sous la forme de quoi ? Est-ce que ce sont des serveurs ?, ça demande justement une discussion, ça m’intéresse d’avoir votre avis là-dessus, et jusqu’ici, effectivement, ça a toujours existé, mais maintenant il y en a des quantités, ils sont bien organisés en zones géographiques en fonction des temps de latence qu’il faut optimiser et puis des entrepôts pour Amazon. Mais plus intéressant je trouve, je vais prendre un des indices, je ne vais pas tous les lister dans ma présentation, mais Amazon, Facebook et Google, Microsoft aussi d’ailleurs, ont posé petit à petit leurs câbles sous-marins. Ça c’est un point très intéressant, je me suis toujours intéressé aux câbles, là c’est un cas vraiment intéressant de dire « tiens, ils descendent toute la chaîne de valeur, ils vont jusqu’à créer des infrastructures ». En réalité c’est plus que ça du point de vue politique et institutionnel. En réalité, c’est un levier essentiel pour faire sécession, faire sécession de quoi ?, faire sécession du réseau commun, donc en réalité, potentiellement de la Net neutralité qui était supposée être régulée par le best ???. Là vous avez vos infrastructures, en réalité ils le faisaient avant, d’ailleurs ils contournaient cette Net neutralité aussi. Ils ont donc leur propre réseau et ont a une forme de sécession nouvelle. On a eu la Chine qui a fait sécession à propos des noms de domaine à l’origine, les applications qui ont fait sécession du Web et on a les plateformes qui font sécession de l’infrastructure commune. Ce n’est pas rien ! Tout ce montage qui a été fait de fiction, évidemment autour de l’infrastructure d’Internet, n’est pas rien.
Autre exemple que l’on peut prendre c’est le contrôle des cartes par Google qui est incontournable ; les tentatives de création de monnaie, je ne parle de banque puisque Google s’est fait autoriser comme banque auprès de l’État fédéral, c’est très important, ce n’est pas comme Apple Pay, ce n’est pas seulement Google Pay comme moyen de paiement, c’est aussi comme banque. Facebook l’a fait en créant Libra qui n’a pas très bien marché, qui a vu justement une réaction des États à cette occasion-là, qui est devenu Diem récemment, qui restera adossé au dollar effectivement, cette cryptomonnaie qui restera adossée au dollar.
Deuxième cas un peu identique de réaction des États c’est dans le cas de Toronto où Google avec Sidewalk Labs essaye de prétendre créer un mode de gestion modulaire de l’espace urbain, du coup devient vraiment un gestionnaire d’espace urbain. Il se plante pour des raisons sur lesquelles je ne vais pas entrer. C’est intéressant parce qu’il y a eu la réactivité. Du coup, quand ils veulent se re-territorialiser, pour être deleuzien, même si j’ai évité pour le moment de l’utiliser, effectivement, très pratiquement ils rentrent en conflit avec les États.
Ils ont créé une Cour suprême chez Facebook, ce qu’ils appellent l’overside board, évidemment une forme de police avec la modération et une contribution volontaire à la surveillance des États, même dans la logistique des armées par ???

Ce qui m’intéresse effectivement, là je vais conclure, c’est de dire que là on a une voie qui va vers plus de territorialisation d’une certaine façon, qui va générer soit des alliances soit des conflits avec les États-nations et je dirais qu’on se retrouve dans une position où on va pouvoir commencer à re réguler cela ou réguler tout simplement, ce qui rentre dans le jeu classique des États-nations.
Mais il y a une seconde piste sur laquelle je voudrais alerter : dans la réalité on peut très bien continuer à prolonger cela vers moins de territoire ce qui sortirait, du coup, d’une topologie pour devenir ce que j’appelle un agencement chronologique, c’est-à-dire quelque chose qui génère des anticipations. C’est ce que fait la finance, ce que fait l’assetisation, il y a eu un séminaire au début de la semaine avec un livre de Fabien ??? sur ce thème-là. C’est effectivement très intéressant, on transforme tout en valeur qui a une valeur de marché et effectivement ce sont des choses sur lesquelles on ne fait que spéculer, on anticipe un certain nombre de choses ce qui permet de sortir de la pub, éventuellement, de ne pas être captif seulement de la pub. Évidemment ce sont des choses qui sont déjà en place et qui posent problème avec les marques, puisqu’on est dans une position, ce que je documente un peu dans le livre aussi, où la bulle de la publicité en ligne va finir par exploser, elle n’est pas en train d’exploser, elle va finir par exploser parce que, de fait, l’opacité du machine learning finit par poser de sérieux problème, des analytics qui ne servent plus à grand-chose pour les marques et c’est un vrai problème.

Donc une façon d’en sortir c’est de sortir vers la virtualisation j’allais dire ouverte, plutôt la production de machines à spéculation, à anticipation, en jouant sur le temps. Vous voyez que là on se détache encore un peu plus du territoire, c’est une sortie totale des principes et de la responsabilité instituante pour s’orienter non plus seulement vers la suzeraineté topologique mais vers quelque chose qui serait comme des machines à anticipation et là c’est un danger considérable, de mon point de vue, pour les États-nations. Ce sera mon dernier point.
Merci