Territoires et souveraineté à l’ère numérique - Sciences Po

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Titre : Territoires et souveraineté à l’ère numérique

Intervenant·e·s : Dominique Boullier - Bernard Benhamou - Tariq Krim - Dominique Cardon - Florence

Lieu : Sciences Po, Chaire Digital, Gouvernance et Souveraineté de Sciences Po

Date : décembre 2020

Durée : 1 h 45 min 20

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Licence de la transcription : Verbatim

Illustration :

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcription MO

Description

La notion de « souveraineté numérique » a refait surface dans les discours des décideurs publics, non sans quelques malentendus. Les travaux de Dominique Boullier invitent à considérer avant tout les stratégies de territoire et de souveraineté des entreprises plateformes dont la puissance influence, voire menace, les souverainetés des États-nations. Sont-elles des multinationales ordinaires, des empires sans territoires, de purs effets de réseaux, ou le déploiement d’une suzeraineté généralisée qui fait des individus comme des États des obligés ? Dans tous les cas, face à ces défis de l’ère numérique, les États sont dans l’obligation de mettre à jour une nouvelle version de leur souveraineté.

Transcription

Florence : Merci beaucoup Pierre. Bienvenue à tous ce soir pour une nouvelle séance de notre cycle sur les territoires. La dernière fois nous avons parlé des questions qui sont suscitées par ce phénomène de fracture numérique dont on a beaucoup parlé depuis le début de la crise sanitaire.
Cette-fois-ci nous allons échanger autour du travail de Dominique Boullier qui rédige une étude sur la notion de territoire à l’ère numérique qui sera publiée par la chaire au début de l’année. Une fois de plus, et comme à l’accoutumée, je remercie bien évidemment nos partenaires Sopra Steria et la Caisse des dépôts qui nous accompagne maintenant depuis un an dans ces travaux sur le numérique. Sans plus attendre je laisse la parole à Dominique Cardon qui va modérer cette séance.

Dominique Cardon : Bonjour à toutes et tous. C’est un plaisir, dans le cadre de cette chaire, de modérer et d’organiser cette discussion qui va avoir lieu en plusieurs temps. Le premier temps va être d’entendre Dominique Boullier qui va nous présenter une réflexion précisément sur la relation entre le territoire et la souveraineté à l’ère du numérique.
À la suite de l’exposé, pendant une vingtaine de minutes, de Dominique de Boullier, je remercie chaleureusement Tariq Krim et Bernard Benhamou d’avoir accepté, d’une certaine manière, d’être les interlocuteurs de la réflexion que va initier Dominique Boullier et chacun pendant dix minutes va rebondir sur ce qu’aura présenté Dominique et à la suite une petite discussion entre nous. On essaiera de discuter avec vous, le public, donc je vous invite à utiliser sans modération les outils que nous offre Zoom pour cet échange et on terminera à 20 heures 45. Vous pouvez le faire par le module « converser », mais je vous invite à le faire principalement par le module « questions et réponses » qui vous permet de poser des questions que les animateurs et les conférenciers vont pouvoir voir afin de les adresser ensuite à nos intervenants.
Dominique Boullier est professeur de sociologie à Sciences Po, il est aussi linguiste, il est chercheur au centre d'études européennes et de politique comparée. Il a fait de multiples choses, il a été créateur et directeur d’entreprises, de laboratoires de recherche dans le domaine du numérique. Il est l’auteur d’un des principaux manuels de sociologie du numérique chez Armand Collin en 2019 qui en est à sa seconde édition. Il vient de publier – je fais comme Bernard Pivot, c’est formidable – un ouvrage important et original, qui fait de nombreuses propositions sur le réchauffement médiatique qui s’appelle Comment sortir de l’emprise des réseaux sociaux chez Le Passeur Éditeur. Dominique, tu as la parole. Je crois que tu as des slides à nous présenter. On va t’écouter pendant une vingtaine de minutes.

3’ 25

Dominique Boullier : Bonjour à tous. Merci Dominique. Je n’ai pas de slides à présenter, pour une fois ! Effectivement nous allons parler.
Je voudrais d’abord préciser que dans ce titre général de « Territoires et souveraineté à l’ère numérique », je vais traiter ce thème territoires, cette question des territoires et de la souveraineté selon le point de vue que je vais reconstituer des plateformes et surtout du point de vue, j’allais dire, de la subversion institutionnelle remarquable que mettent en place ces plateformes numériques.
Je souhaite plutôt orienter cela, mettre de l’insistance sur l’approche théorique, conceptuelle, qui sera appuyée sur une documentation qui sera plutôt développée dans la note, évidemment. Ça ne sera pas un diagnostic à court terme, je dis ça pour les auditeurs qui attendent éventuellement un certain nombre de choses en se disant « quel est l’avenir de ces firmes à l’ère du covid, etc. ? «  Je vous rassure, elles vont très bien. D’autre part, ça ne sera pas non plus une proposition stratégique d’actualité pour contribuer au Digital Service Act européen qui doit apparaître le 15 décembre, vous verrez qu’il y a quand même des liens, évidemment. Mais ça répond plutôt, y compris dans cette question d’actualité, c’est de trouver le bon cadre conceptuel en sciences sociales seulement, puisque c’est mon domaine, pour penser ce qui se passe et ce qui se passe a une valeur historique de mon point de vue : une forme de transformation de notre architecture institutionnelle face à ce qu’on connaissait comme étant les États-nations, donc ça vaut le coup de prendre le temps d’y réfléchir. Je ne le ferai pas ici, dans la présentation, en mobilisant tout un tas d’autres concepts sont présents dans la note, je pense notamment à la théorie de la firme, au concept d’empire ou des choses comme ça, ce sera discuté plus loin.
Quels sont les éléments quand on parle de plateformes, de quoi va-t-on parler précisément ?
On parle plutôt, habituellement, d’une place de marché, un marché qui va plutôt biface, multi-face quelquefois, où la plateforme, d’une façon ou d’une autre, va se rémunérer à la fois sur l’offre, sur la demande, sur cette mise en relation, sur les transactions, etc.
Il faut noter tout de suite, dans le contexte numérique, qu’elles ont des effets de réseau remarquables qui entraînent, j’allais dire presque quasi mécaniquement, une tendance au monopole. Dans le cas des GAFAM, on en parlera, effectivement c’est un effet monopolistique qui a été démultiplié, de mont point de vue, par une forme d’encastrement prolongé, réaffirmé, toujours plus profond de ces plateformes dans la finance spéculative et qui leur donne, du coup, une valorisation boursière absolument inédite, absolument effarante d’ailleurs pour l’ensemble des acteurs puisque les quatre principales plateformes ont dépassé le milliard de valorisation en 2019 ce qui leur donne, du coup, une puissance en relation avec ce cash disponible d’une certaine façon.
Le troisième élément des plateformes sur lequel je voudrais insister ce sont les métriques très granulaires qu’elles peuvent mettre en place, qui sont permises et amplifiées par un autre moment très important de la période, dans les dix dernières années, tout ça se passe vraiment dans les dix dernières années, c’est l’explosion des technologies de machine learning depuis 2012 qui leur permet un apprentissage permanent, qui est d’ailleurs en train de devenir de plus en plus opaque, et qui, de fait, qui va renforcer ce que Shoshana Zuboff appelle the division of learning. J’insiste sur ce concept parce que ça me paraît plus important que même « surveillance » ou même production products ou behaviour surplus. Je pense que division of learning est vraiment une question vraiment importante en l’occurrence pour notre thématique sur les territoires et la souveraineté.
Je vous préviens, je ne parlerai pas des BATX, les plateformes chinoises pour faire très court, parce que, à mon avis, ce sont quand même deux mondes totalement différents sur le plan institutionnel et, en plus, c’est devenu de plus en plus différent depuis 2013 avec la façon dont Xi Jinping a de reprendre en main tout cela à travers le parti communiste. C’est quelque chose qui est un monde assez différent même si, commercialement, il y a des situations de concurrence éventuelle, etc.
Je ne parlerai pas non plus des NATU – Netflix, Airbnb, Tesla et Uber – qui, elles, sont typiques de ce qu’on appelle des plateformes sectorielles. Je m’intéresse uniquement aux plateformes systémiques. Je préfère systémiques à structurantes. Ça permet sans doute de parler de dérives systémiques après ; structurantes, on a l’impression, d’une certaine façon, que ça ne bouge pas. De fait, dans ces GAFAM, je ne parlerai que de trois cavaliers, j’allais dire pas de la ??? ni de l’Apocalypse, Google Facebook et Amazon parce que, de mon point de vue, Microsoft et Apple d’une part sont d’une autre génération et ont d’autres types de génération de revenus qui fausseraient un petit peu le thème. Je me focalise, ça se discute, c’est arbitraire, mais il y a des justifications sur lesquelles je n’aurai pas le temps de m’avancer ici.
Je ne parlerai pas non plus, et ce sera mon dernier point en termes de ce que je vais pas dire, des contenus, du débat hébergeur/éditeur, etc., qui, effectivement, est pourtant un élément clef, si vous voulez, dans la position des plateformes, le fait qu’elles ont tous les avantages à rester des hébergeurs, évidemment, et dans ce contexte de l’économie de l’attention c’est un autre enjeu sur lequel j’ai écrit, y compris dans le livre qu’a mentionné Dominique, où, effectivement, c’est très présent. On en a remis une couche ! C’est terminé, je n’en parlerai plus.

La thèse principale, pour l’énoncer brièvement, c’est de dire que précisément depuis dix ans s’est installée une forme de domination des plateformes numériques – GFA, du coup, si on veut – à travers une monétisation réussie, très réussie, de biens, de services, par exemple pour Amazon vous avez aussi des services web, des services de cloud par exemple et surtout de placement publicitaire. Ce n’est pas la même chose pour Amazon évidemment. Cette forme-là est très attractive pour les marques, elle est captivante pour les publics. De fait, pour les deux, elle devient incontournable. Là on est, de fait, dans un effet systémique, on ne peut pas passer à côté et ça mérite, justement, discussion, ça mérite vigilance, d’autant plus que ça a été généré et amplifié par la valorisation boursière que j’évoquais tout à l’heure. Ce qui m’importe c’est la thèse que je vais défendre, c’est effectivement de dire que ces plateformes n’ont aucun souci de souveraineté ni de territoire ; elles vivent dans un autre monde, j’allais dire. En réalité elles sont en position d’attaquer une autre nuée, j’allais dire, d’autres barbares comme on a dit au début des années 2010, elles sont en train d’attaquer, de fait, les États-nations en tant que forme institutionnelle de vie sociale justement, elles sont en train d’attaquer de fait les États-nations en tant que formes institutionnelles, de vie sociale et politique j’allais dire. Les États-nations qui eux ont des territoires, qui eux ont une souveraineté, c’est le logiciel qu’on leur attribue en général, avec une dimension matérielle et spatiale qu’on attribuerait plutôt aux États et une dimension plus imaginaire, discursive, qu’on attribuerait aux nations. Je prétends que les plateformes agissent dans les deux domaines, elles recombinent ça mais totalement sur un autre plan, ce sont, en réalité, ce que je vais appeler des plateformes à suzeraineté topologique. Excusez-moi le côté pédant du terme, mais ça a une définition assez précise, j’y reviendrai petit à petit.

Il y a une sous-thèse, une thèse 2, une version 2 de cette affaire-là, c’est que depuis trois ans, depuis 2017 précisément, cette tendance-là, ce type d’attaque que j’évoquais est devenu visible pour les cibles elles-mêmes que sont le personnel politique et les administrations et c’est ce qu’on a vu à travers le Brexit mais surtout à travers Cambridge Analytica. C’est à partir de ce moment-là que les choses se sont vues. Auparavant, il faut quand même reconnaître que tout ce personnel politique a non seulement laissé faire mais a encouragé vigoureusement, dans tous nos pays d’ailleurs, ce type de plateformes et effectivement ça se comprend puisque c’est la logique libérale qui a gouverné le monde depuis 30 ans. Il s’est passé quelque chose pour susciter cette réaction immunitaire de la part de ce personnel, c’est un cas tout à fait intéressant.
On sait que les méthodes des sanctions qui avaient déjà été appliquées se retrouvent un peu dépassées. En revanche, on a un certain nombre d’indicateurs qui montrent qu’il y a une capacité à réagir comme le RGPD mais qui n’était pas directement une réaction à ça et il a fallu beaucoup d’années avant d’arriver à ça. Le RGPD a montré, en tout cas, qu’il est possible de réguler, ce terme-là même. Un autre exemple c’est Max Schrems, l’activiste autrichien, qui a montré qu’on pouvait battre légalement les prétentions de Facebook en l’occurrence avec cette annulation du Privacy Shield, tout au moins une annulation provisoire puisque c’est encore en suspens. Troisième exemple, ce sont les taxes GAFAM qui sont discutées et la fiscalité elle-même qui est en question et enfin le Digital Service Act et le Digital Market Act qui sont effectivement sur la table au niveau européen même s’il n’est pas sûr qu’on puisse en attendre des effets très importants.

Dernière sous-thèse de tout cela, c’est qu’en réalité, c’est un peu historique, il y a ces dix ans, il y a ces trois et là on est un peu, de mon point de vue, à une forme de bifurcation possible dans le sens où les plateformes et du coup, ça va avoir un impact pour les types de régulation qu’on va mettre en place, l’idée étant de mieux comprendre ce qui s’y passe pour que les régulations qu’on va mettre en place aient un peu plus de chance de réussir.

13’ 10

Il y a deux possibilités :