Différences entre les versions de « S’émanciper des services des GAFAM avec les logiciels libres »

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En plus de tout ça, il faut comprendre que ces géants du Web
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En plus de tout ça, il faut comprendre que ces géants du Web n’ont pas tous les mêmes modèles économiques, c’est à-dire que leurs revenus ne dépendent pas de la même chose.<br/>
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Si je prends uniquement les GAFAM, sans rentrer dans les autres, typiquement l’ensemble des revenus de Google repose sur la publicité, c’est-à-dire que c’est en vendant de l’annone publicitaire que Google gagne de l’argent puisque Google ne vend pas d’appareils, pas de matériel, enfin un peu, il y a des Google Books qui sont des petits ordinateurs, je crois que ça s’appelle maintenant des Chromebooks et ils ont aussi un smartphone d’ailleurs, mais, en tout cas, ce n’est pas sur ce plan-là que vient la marge principale de leurs revenus ; à86 % leurs revenus proviennent de la publicité, c’est un élément important. Donc c’est un modèle économique et on y reviendra, c’est celui qui génère complètement la façon de fonctionner de ce qu’on appelle le capitalisme de surveillance. Je reviendrai sur ce concept un peu plus tard.<br/>
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Ensuite Amazon, pour le coup son modèle économique c’est « je vends des produits et c’est sur la vente de ces produits que je génère des profits ». 82 % des recettes d’Amazon viennent de la vente de produits. Il y en a encore 18 % qui ne viennent pas de ça, qui sont d’ailleurs sur les transactions sur ce qu’on appelle les <em>marketplaces</em>, c’est-à-dire qu’Amazon, depuis un certain nombre d’années, vend en direct des produits ou Amazon permet à des entreprises tierces de vendre sur sa plateforme, du coup ce sont les commissions, les 18 % correspondent à peu près aux commissions de ce temps de vente, même si ce n’est pas exactement ça puisqu’il y a aussi des serveurs.<br/>
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Ensuite Facebook, pour le coup, son modèle économique c’est à 98 % de la publicité, donc c’est effectivement vraiment le principal financement de tout ça et on verra à quel point ces modèles économiques nous enferment à ce niveau-là.<br/>
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Apple, j’en suis au deuxième « A », son modèle économique c’est la vente de matériel, c’est-à-dire que 80 % de ses budgets c’est le fait de vendre du matériel ou du logiciel, hardware, software comme on dit. Mais très clairement la publicité est assez peu présente dans le modèle d’Apple.<br/>
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Et enfin Microsoft, lui, son entrée principale, en tout cas sa façon de générer de l’argent c’est la vente de logiciels, que ce soit les systèmes d’exploitation qu’on considère dans la grande catégorie des logiciels ou d’autres logiciels. Microsoft vend quelques éléments de matériels mais ça représente une manne pas très conséquente.
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Ce qui est assez intéressant au niveau de l’aspect économique c’est aussi de savoir que tous ces géants du Web ont, en fait, des budgets de recherche et développement, ces services où on va avoir des ingénieurs qui vont chercher à développer des nouveaux produits, développer de nouvelles fonctionnalités sur ces produits, etc., qui sont bien plus énormes que ceux de nos structures étatiques type, par exemple, le CNRS. C’est quand même très intéressant de s’en rendre compte. Le budget de recherche et développement d’Amazon est de 20,2 milliards d’euros alors que le budget de la NASA tout compris, pas que recherche et développement, la NASA tout compris, est à 18,2 milliards d’euros. Ça veut donc dire qu’ils sont hyper en pointe sur le travail pour proposer des produits plus innovants, plus disruptifs, mettez tous les termes que vous voulez derrière. Mais ça pose vraiment des questions parce qu’on peut considérer que les gouvernements, à travers différents services, font des efforts dans la recherche, dans le numérique et, pour autant, c’est une tendance complètement à côté à ce niveau-là.
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Autre problème monopolistique de ces structures, c’est qu’elles payent beaucoup moins d’impôts que les autres et c’est quand même un problème très fort. En fait, elles payent moins de 10 % d’impôts contre, en moyenne, en tout cas pour des entreprises européennes, 23 %. Elles sont très fortes en optimisation fiscale. Elles s’arrangent tout simplement pour situer leurs sièges sociaux dans les pays qui ont les politiques fiscales les plus intéressantes. Typiquement, par exemple à l’échelle du territoire européen, toutes les sociétés, tous les géants du numérique, ont leur siège social en Irlande qui a effectivement le système fiscal le plus intéressant pour elles. Ce qui pose plein de questions parce que ça veut dire qu’il y a énormément de territoires sur lesquels, finalement, ces entreprises ne payent quasiment pas d’impôts. C’est une concurrence totalement déloyale par rapport aux entreprises qui sont implantées dans ces pays. En France, Netflix, par exemple, ne paye pas d’impôts du tout. Parmi les géants du Web, Netflix ne paye aucun impôt en France parce qu’il n’a aucun employé sur le territoire français, il n’y a aucune structure sur le territoire français, tout est géré à distance depuis un autre territoire. À ce niveau-là c’est un manque à gagner énorme aussi pour nos gouvernements, pour nos services publics.
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Ensuite, cette domination économique génère une façon de fonctionner qui fait que ces sociétés ont le pouvoir parce qu’elles ont les moyens de racheter n’importe quel concurrent. Donc on crée du monopole à un niveau très important qui fait qu’un concurrent qui a fait un truc qui a l’air sympa ! « Tiens, je vais le racheter », c’est typiquement Facebook avec Instagram et WhatsApp. Facebook rachète Instagram en 2013, je crois – il faudrait que je vérifie, de tête je ne suis pas sûre. Instagram qui, à l’époque, était un petit truc, qui avait assez peu d’utilisateurs, mais Facebook se dit « tiens, ce truc-là risque de me concurrencer, risque donc de me faire perdre des parts de marché – ça va ensemble –, je vais donc du coup faire une offre. » Et souvent, les offres sont tellement intéressantes que, typiquement, derrière ça génère de la fusion, de l’acquisition à tous les niveaux. Donc ce monopole économique génère aussi une problématique très forte qui est qu’aujourd’hui on a même des entreprises numériques qui se créent avec, pour objectif, d’être rachetées par un des géants du Web, dans l’objectif de faire un maximum de profit. Ça, ça fausse complètement les règles habituelles du marché.
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Le troisième type de domination c’est la domination culturelle. Si vous regardez cette image, vous voyez de quelle domination culturelle je parle. Là, pour le coup, ça ne sera pas pour les géants du web chinois, leur domination culturelle est assez différente. En tout cas si on prend les GAFAM et toutes les entreprises numériques venant des États-Unis, c’est intéressant parce qu’elles sont toutes situées au même endroit, la Silicon Valley, je ne vous explique pas.<br/>
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Ensuite, ce qui est assez intéressant, c’est que étant situées aux États-Unis, leur vision du monde, leur morale, leur vision de l’être humain, est forcément impactée par le contexte dans lequel ces entreprises sont situées. On ne peut pas vraiment leur en vouloir, mais ça pose un problème pour la diversité. C'est-à-dire que nous, internautes, utilisant ces acteurs, eh bien nous sommes confrontés à leur vision du monde, alors que nous sommes Français et que, très clairement, nous n’avons pas forcément du tout les mêmes contextes culturels. On verra qu’il y a aussi un appauvrissement qui est lié à la mondialisation dans son ensemble, ce ne sont pas les seuls responsables, mais quand même, globalement, l’usage régulier d’outils venant des géants du Web américains change nos comportements en ligne parce que, tout simplement, on s’adapte à leur vision du monde. Donc on a beaucoup moins de pluralité de points de vue. En gros, leur vision du monde est assez simple, c’est le fantasme d’un univers qui est connecté, qui est ouvert, sachant que c’est quelque chose qui est vraiment né avec l’idée d’Internet au début et avec une idéalisation des patrons de ces entreprises. Je suis sûre que vous connaissez tous le nom du patron d’Amazon, enfin du patron, du directeur général d’Amazon et du président d’Amazon d’ailleurs ; vous connaissez tous, vous avez tous entendu parler de Mark Zuckerberg. Donc, en plus, il y a une personnification très forte des personnes qui dirigent ces entreprises et c’est d’ailleurs la même chose en Chine, il y a vraiment ce rapport à la personnification. Et ces patrons, du coup, se positionnent depuis des années en sorte de prophètes d’un monde meilleur, c’est-à-dire que dans leurs discours ils ont toujours cette idée de réaliser le rêve d’un village qui serait, comment je pourrais dire, global, numérique. Mais derrière ils vont standardiser nos consommations, ils vont formater nos relations sociales, ils vont contrôler nos moyens d’expression et ça, c’est vraiment une grosse problématique parce que, souvent, on ne s’en rend pas beaucoup compte. Et c’est très sournois parce que ça se passe sur le long terme.<br/>
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En fait, il y a un projet assez intéressant derrière ces entreprises américaines, c’est qu’on est vraiment dans un projet progressiste avec cet objectif de « vous rendre libres, vous émanciper de gré ou de force ». Mais vous rendre libres selon un certain modèle, attention, il est clair que ça ne va pas faire de vous des anarchistes et cette émancipation, en fait, est émancipation selon un modèle culturel qui est celui de l’impérialisme américain, qui est quand même très éloigné du nôtre.<br/>
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Avec des règles de censure, c’est le premier petit élément de compréhension : si vous utilisez Facebook, vous connaissez ses règles de censure qui, du coup, sont souvent liées à ce truc du puritanisme américain très fort – on n’a pas du tout ce même rapport à la pudibonderie en France, on est très éloignés de ça. Toutes ces règles de censure sur tous les différents outils qu’on utilise génèrent une uniformisation des normes sociales. C'est-à-dire qu’aujourd’hui les normes sociales sont plaquées sur celles des États-Unis et on ne s’en rend même pas compte en fait !<br/>
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Ce ne sont pas les seuls à participer à ça. Une fois quelqu’un me disait : « Ça fait longtemps qu’on fête Halloween alors que ça n’a aucun sens dans notre culture !». Effectivement, je suis d’accord, ce ne sont pas les géants du Web qui ont transposé la fête d’Halloween, la fête commerciale d’Halloween dans notre monde francophone. Mais globalement, quand même, on se rend compte qu’en censurant certains types de contenus, on a une problématique de diffusion d’une morale puritaine qui est très normative. C’est une difficulté très forte.<br/>
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Vous avez peut-être entendu parler, il y avait eu un petit scandale sur Facebook, ça doit bien faire dix ans maintenant, par rapport à cette reproduction, puisque c’était une image numérique, d’une œuvre de Courbet qui s’appelle <em>L’origine du monde</em> et qui représente, en peinture, le sexe d’une femme. Typiquement, dans cette conception du monde, cette œuvre, reconnue par l’ensemble du monde comme étant une œuvre d’art, n’a pas de place. C’est très problématique.
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Culturellement qu’est-ce qui change aussi autour de ça ? C’est le fait que les services qui sont fournis, qui sont proposés par ces géants du Web, intègrent la notion d’économie de l’attention. Je ne sais pas si vous êtes très à l’aise avec ça, je vais essayer d’aller très vite et je vais d’ailleurs citer quelqu’un comme ça ce serait fait. Je vous cite quelqu’un qui s’appelle Yves Citton qui a écrit plusieurs livres sur cette notion d’économie de l’attention et qui nous dit : « Dans un monde riche en information, l'abondance d'information entraîne la pénurie d'une autre ressource : la rareté devient ce que consomme l'information. Ce que l'information consomme est assez évident : c'est l'attention de ses receveurs. Donc une abondance d’informations crée une rareté de l’attention et le besoin de répartir efficacement cette attention parmi la surabondance des sources d’informations qui peuvent la consommer. » Dit à l’oral, je me rends compte que ce n’est pas hyper-intuitif et compréhensible, je vais traduire très rapidement : avant le Web les ressources, pour le coup, étaient rares. Aujourd’hui avec le Web, l’information et l’ensemble des ressources ne sont plus du tout rares. C'est donc le temps d’attention de chacun des internautes qui est rare. Il y a une espèce de bataille entre les différents acteurs du Web pour attirer sur leurs services le maximum de public ce qui se traduit par des propositions multiples, en permanence, plus attrayantes les unes que les autres, pour que vous alliez utiliser tel service plutôt qu’un autre.<br/>
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Ce qui veut donc dire qu’on est manipulés, on ne va pas forcément vers un service parce qu’il est pertinent et que le service qu’il rend correspond à un de nos besoins, mais tout simplement parce qu’on a réussi à lui donner une valeur qui repose sur cette attention et ça c’est vraiment une problématique.<br/>
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Vous vous souvenez sûrement de la phrase de Patrick le Lay qui était à l’époque président directeur général de TF1, c’était en 2004, qui nous disait : « Ce que nous vendons à Coca-Cola c’est du temps de cerveau humain disponible ». Eh bien très clairement ce que Facebook, Google et les autres recherchent, particulièrement Google et Facebook parce que leur modèle économique c’est la publicité, c’est du temps de cerveau humain disponible et leur objectif, qui se traduit donc par le design de leurs interfaces, c’est de vous maintenir le plus longtemps possible chez eux pour que vous n’alliez pas ailleurs, parce que quand vous êtes ailleurs vous ne rapportez pas d’argent. Tout simplement ! Quand on est sur le modèle économique de la publicité, très clairement on a besoin que le plus grand nombre de personnes utilisent le service et que ces personnes restent le plus de temps possible ce qui permet, effectivement, de leur afficher un certain nombre de publicités dans ce cadre-là.
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Cette domination culturelle a une connexion avec la domination politique, en tout cas avec le fait d’agir sur le champ politique et ça aussi c’est culturel. Typiquement, le fait de faire du lobbying, par exemple, c’est une pratique qui vient des États-Unis. Bien sûr, aujourd’hui il y a plein d’autres entreprises que les entreprises américaines qui font du lobbying, mais on voit que ça correspond à un modèle de société qui vient de ce côté-là. C'est assez intéressant de se rendre compte que le lobbying par ces grands groupes représente aujourd’hui des sommes énormes. Je peux vous en donner quelques-unes pour que vous vous rendiez compte, c’est assez impressionnant : Google dépense chaque année 8,5 millions d’euros en lobbying auprès de l’Union européenne, je ne parle même pas des autres territoires, auprès de l’Union européenne. C’est un budget dont l’objectif est d’influencer et de peser sur les décisions publiques ou politiques qui sont prises dans les cabinets ministériels, au niveau des appareils d’État, à l’Assemblée nationale, dans les différentes instances internationales, pour que ces sociétés puissent continuer à fonctionner comme elles fonctionnent, qu’on ne leur mette pas des bâtons dans les roues, très clairement, et surtout pour arriver à faire passer – on revient à l’aspect culturel – une vision du monde auprès de nos dirigeants, dans le sens très large du terme.
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On parle souvent de la notion de loi antitrust, qui est un concept américain, qui est assez intéressant. Comme les GAFAM sont aujourd’hui des monopoles vraiment très forts il y a de plus en plus de personnes et particulièrement, pour le coup, des élus aux États-Unis qui demandent à ce qu’on puisse appliquer ces lois antitrust sur ces sociétés.<br/>
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En France et en Europe en général, le Réglement général sur la protection des données, le RGPD dont vous avez certainement entendu parler, depuis 2018 on a en quand même beaucoup parlé, a, par exemple, fait l’objet d’une campagne de lobbying vraiment très importante : 4000 amendements ont été déposés, effectivement c’était au niveau européen, par les députés européens sous la pression, en fait, de ces lobbies. C’est un record, il n’y a jamais eu autant d’amendements sur une proposition au Conseil de l’Europe. C’est une vraie problématique. Ça a pour incidence de ralentir la décision publique, parce que le lobbying fait perdre du temps, pour que ces décisions ne s’appliquent pas.<br/>
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On sait aussi par exemple que Google sponsorise en direct des publications de chercheurs donc avec des orientations, très souvent, qui sont sur le droit à la concurrence ou sur l’usage des données personnelles. Google va rarement financer des publications de chercheurs en permaculture, elle n’a aucun profit à le faire donc elle ne le fait pas. Et ça pose la question du conflit d’intérêt : quand on est à la fois celui qui finance ceux qui sont censés trouver des solutions ou réfléchir sur comment ça doit fonctionner différemment, on voit bien qu’il y a une problématique très forte pour, du coup, changer l’image liée à tout ça.
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Et puis la domination politique passe aussi, tout simplement, par l’utilisation de certaines de ces plateformes pour manipuler la démocratie. Vous vous souvenez sûrement ou vous avez déjà entendu du scandale qui s’appelle Cambridge Analytica, je ne vais pas entrer du tout dans le détail de cette histoire, si ça vous intéresse je pourrai vous envoyer des liens où on a essayé de synthétiser ces événements. Mais aujourd’hui, en gros, il est confirmé que la société Cambridge Analytica, utilisant les données de Facebook et certains comportements, certaines façons de faire de Facebook, a eu un impact très fort sur le résultat des présidentielles aux États-Unis en 2016. Ça a été dit. Ça a aussi eu un impact sur le Brexit. On sait que tout ça, ça a quand même une incidence très forte.
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Donc ces géants du Web, de par cette triple domination, voire quadruple si on considère que la domination politique ne fait pas partie de la domination culturelle, posent de vrais soucis, j’allais dire vraiment globaux.
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Et puis il y a le dernier mais qui, en fait, est lié à tout ça, c’est effectivement la collecte des données personnelles. La plupart des modèles économiques de ces géants du Web repose sur la collecte de ces données. Et même quand leur modèle économique ne repose pas dessus, ça ne veut pas dire qu’ils ne les collectent pas, c’est juste que parfois ce n’est pas ce qui leur rapporte plus d’argent, mais il y a forcément collecte de données et très souvent la collecte de données est liée, effectivement, à la vente de publicité, c’est pour ça que je vous ai mis « Tous les jours je lave mon cerveau avec de la pub ».
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Donc se pose la question, quand on est dans un contexte numérique aussi centralisé – c’est-à-dire que là on a quelques entreprises qui prennent toute la place : comment est-ce qu’on peut être libre ?, et là je parle en tant que citoyen, citoyenne, quand on se retrouve dans un système où on doit se réjouir d’utiliser des services gratuits. J’aime beaucoup ce petit schéma, ça m’arrive tellement souvent que les gens me disent : « Eh ben oui, mais c’est génial, c’est gratuit ! » Oui, c’est génial, c’est gratuit, si effectivement tu es exploité en contrepartie, je ne suis pas sûre que ce soit si génial ! Je trouve que la petite blague avec ces deux cochons qui se disent « c’est génial cette porcherie, on ne nous demande même pas de payer le loyer, on est hébergés, on nous donne à manger, c'est parfait ! » Sauf que personne ne leur a dit qu’à la fin, en fait, on les mange. C’est quand même un problème ! Moi je vous dis en utilisant les services de ces géants du Web, bien sûr qu’à la fin on vous mange, pas au sens premier du terme, mais, d’une certaine façon, on vous mange. En tout cas vous n’êtes pas libre.
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Autre questionnement c’est : est-ce qu’on peut vraiment être libre quand on a des appareils connectés, en l’occurrence là un assistant personnel mais en fait ça marche quasiment pour tous les appareils connectés, qui écoute en permanence tout ce qu’on fait. Ils savent en permanence tout ce qu’on fait.<br/>
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J’écoutais tout à l’heure une émission sur une association qui s’appelle Exodus Privacy, qui propose un outil, via une application sur Android, de vous dire tous les traceurs qu’il y a dans les autres applications de votre téléphone. C’est quand même hallucinant de voir la quantité de données qui sont récupérées sans même qu’on soit au courant, vraiment sans qu’on n’ait aucune information.<br/>
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Donc c’est une problématique, c’est-à-dire comment on peut être libre si on sait qu’on est en permanence écouté, surveillé, que toutes nos actions numériques sont enregistrées ?
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Globalement, les géants du Web participent au fait de nous surveiller de manière permanente. Le seul moyen serait de ne pas utiliser du tout ces services, ce qui, aujourd’hui, est quand même complexe de se passer d’utiliser ces services. On est tous passés par là et, pour préciser, je ne suis pas exempte de l’utilisation de certains services, regardez, aujourd’hui on est sur Zoom, alors qu’il y a eu plein de scandales il y a six mois nous disant que Zoom c’est vraiment une catastrophe. Mais peut-être parce qu’on n’a pas d’autre possibilité en fait. Aujourd’hui c’est une vraie problématique. Il y a quelques possibilités, on va le voir, mais c’est vrai que ça pose plein de questions.
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La notion de capitalisme de surveillance

Version du 10 octobre 2021 à 15:28


Titre : S’émanciper des services des GAFAM avec les logiciels libres

Intervenante Angie Gaudion

Lieu : En ligne - Festival « Les nouveaux communs »

Date : 2 décembre 2020

Durée : 1 h 50 min 42

Vidéo

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcrit MO

Transcription

Je vais commencer par me présenter. Je suis Angie Gaudion. Je travaille au sein d’une association qui s’appelle Framasoft et je suis codirectrice de cette association depuis bientôt deux ans, sachant que j’ai un parcours qui fait que je suis arrivée chez Framasoft de manière un peu bizarre, j’ai été bibliothécaire pendant 15 ans et ensuite j’ai été formatrice en pratique numérique et en usages numériques. J’ai une appétence personnelle, bien sûr, pour le monde des logiciels libres, ce qui fait que je connaissais cette association, mais je ne suis pas une technicienne ; c’est un élément important, je ne suis pas une informaticienne, d’ailleurs je vous en reparlerai sûrement, mais chez Framasoft il y a finalement très peu de techniciens, parce que, contrairement à ce que tu disais Adrien, Framasoft n’est pas une association qui propose des services. Elle le fait, mais ce n’est pas sa vocation première en tout cas. C’est une association d’éducation populaire. L’objectif de cette association c’est vraiment de mettre en place des dispositifs qui vont permettre aux internautes de s’émanciper dans leurs pratiques numériques. Ces dispositifs peuvent être effectivement des services et c’est pour ça qu’on est connus actuellement, mais on décide de changer un peu la donne, c’est-à-dire qu’on met aussi en place énormément de dispositifs de transmission de connaissances, de savoir, d’échange et c’est la partie éducation populaire vraiment profonde de l’association. J’y reviendrai.

Pour vous faire une toute petite présentation de l’association, l’objectif n’est pas de faire, là, de la pub pour cette association, mais c’est pour comprendre d’où je parle. Les gens qui nous connaissent ont très souvent une image très fausse de ce qu’on est. Les gens ont l’impression qu’est très gros. On fait plein de choses, mais on n’est pas du tout très gros, en fait on est une toute petite structure qui comprend neuf salariés, ce qui n’est pas rien pour une association, mais quand même globalement, en termes de forces vives, ce n’est pas si important que ça et on est 35 membres en tout. Donc on est sur une association qui n’est pas une association ouverte, qui est une association de cooptation et on se définit très souvent comme une bande de potes, c’est-à-dire que les personnes qui nous rejoignent sont des personnes avec qui on a un ensemble de valeurs et, on va dire, des objectifs pour la société qui sont communs.
En revanche, on a une communauté assez forte de personnes qu’on appelle souvent les « framafans » ; vous verrez on appelle tout « frama quelque chose », de moins en moins, mais il y a quand même une habitude de ce côté-là et on considère qu’on a peut-être 700 à 800 personnes qui ne sont pas membres de l’association mais qui, dans l’année, vont nous donner un coup de main parce qu’on verra qu’œuvrer dans le logiciel libre ça veut dire faire avec les autres. On y reviendra à ce niveau-là.
Et puis les projets qu’on porte touchent en moyenne 500 à 700 000 personnes tous les mois. Ce n’est pas énorme par rapport à 68 millions de Français, mais pour 35 personnes qui gèrent ça derrière c’est quand même relativement conséquent à ce niveau-là.

On est une association qui a un modèle économique qui repose à 98 % sur le don. Mon salaire est payé par le don des internautes. Sur 2019 on était à 8239 donateurs et donatrices. J’en profite pour remercier toutes les personnes qui nous soutiennent par ce biais-là ; si elles n’étaient pas là, on n’existerait pas et je serais obligée de faire un autre métier.

On a un budget qui est aux alentours de 450 000 euros par an. On est très transparents – on verra que la transparence est un des éléments très importants –, du coup ce budget nous permet de faire plein de choses, dont écrire des articles sur un blog qu’on appelle le Framablog, son adresse est framablog.org, qui sont des articles où on parle à la fois des activités de l’association, ce qu’on fait, mais sur lequel on va aussi diffuser des savoirs, de la connaissance, autour du numérique émancipateur. C’est un sujet très vaste, trouver des solutions pour s’émanciper numériquement. On verra de quoi on peut s’émanciper, ce sera juste après.

Il y aurait plein d’autres choses à dire sur l’association, mais je pense que c’est plus intéressant de les traiter en questions et de rentrer plutôt dans le vif du sujet et profiter de ce temps qui, du coup, va être effectivement la problématique des GAFAM ou des géants du Web au sens large puisque, très souvent, on dit « les GAFAM » parce que ce sont ceux qu’on connaît le plus, mais, en fait, il y en plein d’autres. Je vous ai mis sur cette slide les deux autres acronymes qui parlent des autres multinationales du numérique. On voit qu’il y a les NATU qui vont agréger Netflix, Airbnb, Tesla et Uber, je suppose que vous connaissez ces sociétés. Et puis il y a la version chinoise de ces géants du Web qui sont les BATIX, c’est moins visible parce que, du coup la moitié est écrite en chinois : B pour Baidu, le A pour Alibaba, ça on connaît puisqu’on peut utiliser des services Alibaba, une partie des services Alibaba sur le territoire français ; le T pour Tencent qui est aussi une grosse structure, un moteur de recherche, un univers, par exemple, pour du jeu vidéo très développé ; et le dernier c’est Xiaomi qui est un constructeur de matériel informatique.

Je pense que tout le monde est conscient du fait que ces géants soient un problème parce que les médias en parlent depuis un certain temps : les problématiques de vie privée, de collecte des données personnelles sont des sujets d’actualité, et puis les révélations d’Edward Snowden en 2013 nous ont bien montré qu’effectivement ces acteurs récupèrent nos informations pour, globalement, les transmettre à certains services de renseignement. Je ne vais pas rentrer dans le détail parce que ce n’est pas l’objectif, mais on va voir à quel point, en fait, ces différents acteurs ont un impact très fort sur notre société et en quoi cet impact est problématique du point de vue de Framasoft et du mien aussi, mais globalement comment chez Framasoft on considère que tout ça est un problème.

Le premier élément, pour moi, c’est la domination technique.
On se rend compte que ces géants du Web ont, en fait, une place monumentale sur l’aspect technique. Si on prend l’intégralité du trafic sur le Web, donc la consultation de sites web, de pages web, eh bien forcément, cumulés à eux tout seuls, ils prennent plus de 80 % du trafic web, ce qui est fou ! Dernièrement j’ai relu qu’on est à plus de 1,7 milliards de sites internet, eh bien non !, du coup les sites internet de ces quelques géants regroupent vraiment une très grande place dans ce trafic-là. Effectivement, ça pose toujours une question : quelle place pour les autres ?
Il y a un autre élément sur cette domination technique qui est très fort, c’est l’environnement des smartphones. On sait qu’aujourd’hui la consultation d’Internet, en tout cas sur le territoire français, se fait majoritairement via l’interface d’un smartphone, en tout cas bien plus, désormais, que via un ordinateur fixe ou portable, peu importe, et que dans cet univers des smartphones aujourd’hui on n’a pas vraiment le choix, c’est-à-dire qu’on est obligé de passer par ces géants du Web ou alors il faut vraiment connaître des solutions alternatives, mais elles sont très peu nombreuses et très peu visibles. J’imagine que parmi les 12 personnes qui sont connectées que vous avez soit un smartphone qui est sous Android donc connecté à Google, soit vous avez un iPhone connecté du coup chez Apple via le système d’exploitation iPhone. Peut-être avez-vous un Windows Phone, mais je crois que ça y est, c’est fini, plus personne ne fait ça, mais même si vous aviez un Windows Phone vous seriez lié à Windows qui est aussi l’un de ces géants.
On le voit, ces géants interviennent à la fois au niveau des systèmes d’exploitation – les systèmes qui permettent de faire fonctionner toutes nos machines ; au niveau de l’équipement informatique : ils produisent, pas tous de la même façon, ils ont tous des spécificités, mais quand même l’équipement informatique est très présent chez ces géants du Web ; les réseaux de communication, je pense à Microsoft qui a une offre de datacenter, Google qui a des datacenters et Amazon, bien sûr, qui est le leader mondial en datacenter, donc en centre de données. Tout ça fait qu’ils sont majoritaires et monopolistiques – je ne suis pas sûre qu’on dirait comme ça mais vous m’avez comprise – au niveau mondial. Et c’est aussi une problématique qu’il y ait ces monopoles techniques.
Ils le sont aussi sur l’aspect cloud, donc sur le stockage des données, vraiment de manière très importante. La majorité de nos fichiers, de nos documents numériques, est stockée sur des serveurs qui vont appartenir à ces grandes entreprises. C’est quand même sacrément un problème et c’est assez incontournable ce qui pose quand même une vraie question : comment fait-on pour en sortir ; ce sera la deuxième partie de mon intervention.
[Petit problème de slide]

La deuxième problématique c’est la domination économique.
Comme vous le voyez sur la slide, très clairement, en 2019, en termes de capitalisation boursière en fait les plus grandes entreprises, les cinq premières places, puisque Berkshire arrive en 6ᵉ place, sont des sociétés numériques et des sociétés américaines, même si on a Alibaba qui arrive à la 7e place, à la 8e place on a Tencent. D’ailleurs c’est assez intéressant de voir que les entreprises chinoises sont de plus en plus grosses et ont une place de plus en plus prépondérante alors que nous, côté occidental, en fait on est très peu lu ???, on n’a quasiment pas de liens ou d’usages de ces structures et pour autant ça représente quand même en capitalisation vraiment des éléments très importants.
Les GAFAM, je vais dire de façon générale les géants du Web, sont les plus grosses capitalisations boursières mondiales, ce qui veut donc dire qu’effectivement elles ont des trésoreries cumulées qui sont énormes, des milliards, le dernier chiffre que j’avais c’était 2018, 550 milliards de dollars américains en trésorerie, 100 milliards de dollars cumulés de profits annuels. On n’arrive même pas à se rendre de ce que ça peut signifier ! Et, bien sûr, des emplois liés à ça, puisque ça permet aussi de payer les employés de ces sociétés.
Ce qui pose problème dans cette domination économique, ce n’est pas tant le fait que des entreprises proposent des services et, qu’après tout, elles en tirent un certain profit – on est dans un monde capitaliste, donc c’est la logique habituelle – la problématique aujourd’hui c’est que ces capitalisations boursières sont supérieures au PIB de nombreux pays, ce qui veut dire que ces sociétés ont un pouvoir politique qui, parfois, est bien plus important que certains pays et ça, ça pose quand même des vraies questions de démocratie au sens très large, on y reviendra sur certains aspects mais, de côté-là, ça pose quand même un problème.

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En plus de tout ça, il faut comprendre que ces géants du Web n’ont pas tous les mêmes modèles économiques, c’est à-dire que leurs revenus ne dépendent pas de la même chose.
Si je prends uniquement les GAFAM, sans rentrer dans les autres, typiquement l’ensemble des revenus de Google repose sur la publicité, c’est-à-dire que c’est en vendant de l’annone publicitaire que Google gagne de l’argent puisque Google ne vend pas d’appareils, pas de matériel, enfin un peu, il y a des Google Books qui sont des petits ordinateurs, je crois que ça s’appelle maintenant des Chromebooks et ils ont aussi un smartphone d’ailleurs, mais, en tout cas, ce n’est pas sur ce plan-là que vient la marge principale de leurs revenus ; à86 % leurs revenus proviennent de la publicité, c’est un élément important. Donc c’est un modèle économique et on y reviendra, c’est celui qui génère complètement la façon de fonctionner de ce qu’on appelle le capitalisme de surveillance. Je reviendrai sur ce concept un peu plus tard.
Ensuite Amazon, pour le coup son modèle économique c’est « je vends des produits et c’est sur la vente de ces produits que je génère des profits ». 82 % des recettes d’Amazon viennent de la vente de produits. Il y en a encore 18 % qui ne viennent pas de ça, qui sont d’ailleurs sur les transactions sur ce qu’on appelle les marketplaces, c’est-à-dire qu’Amazon, depuis un certain nombre d’années, vend en direct des produits ou Amazon permet à des entreprises tierces de vendre sur sa plateforme, du coup ce sont les commissions, les 18 % correspondent à peu près aux commissions de ce temps de vente, même si ce n’est pas exactement ça puisqu’il y a aussi des serveurs.
Ensuite Facebook, pour le coup, son modèle économique c’est à 98 % de la publicité, donc c’est effectivement vraiment le principal financement de tout ça et on verra à quel point ces modèles économiques nous enferment à ce niveau-là.
Apple, j’en suis au deuxième « A », son modèle économique c’est la vente de matériel, c’est-à-dire que 80 % de ses budgets c’est le fait de vendre du matériel ou du logiciel, hardware, software comme on dit. Mais très clairement la publicité est assez peu présente dans le modèle d’Apple.
Et enfin Microsoft, lui, son entrée principale, en tout cas sa façon de générer de l’argent c’est la vente de logiciels, que ce soit les systèmes d’exploitation qu’on considère dans la grande catégorie des logiciels ou d’autres logiciels. Microsoft vend quelques éléments de matériels mais ça représente une manne pas très conséquente.

Ce qui est assez intéressant au niveau de l’aspect économique c’est aussi de savoir que tous ces géants du Web ont, en fait, des budgets de recherche et développement, ces services où on va avoir des ingénieurs qui vont chercher à développer des nouveaux produits, développer de nouvelles fonctionnalités sur ces produits, etc., qui sont bien plus énormes que ceux de nos structures étatiques type, par exemple, le CNRS. C’est quand même très intéressant de s’en rendre compte. Le budget de recherche et développement d’Amazon est de 20,2 milliards d’euros alors que le budget de la NASA tout compris, pas que recherche et développement, la NASA tout compris, est à 18,2 milliards d’euros. Ça veut donc dire qu’ils sont hyper en pointe sur le travail pour proposer des produits plus innovants, plus disruptifs, mettez tous les termes que vous voulez derrière. Mais ça pose vraiment des questions parce qu’on peut considérer que les gouvernements, à travers différents services, font des efforts dans la recherche, dans le numérique et, pour autant, c’est une tendance complètement à côté à ce niveau-là.

Autre problème monopolistique de ces structures, c’est qu’elles payent beaucoup moins d’impôts que les autres et c’est quand même un problème très fort. En fait, elles payent moins de 10 % d’impôts contre, en moyenne, en tout cas pour des entreprises européennes, 23 %. Elles sont très fortes en optimisation fiscale. Elles s’arrangent tout simplement pour situer leurs sièges sociaux dans les pays qui ont les politiques fiscales les plus intéressantes. Typiquement, par exemple à l’échelle du territoire européen, toutes les sociétés, tous les géants du numérique, ont leur siège social en Irlande qui a effectivement le système fiscal le plus intéressant pour elles. Ce qui pose plein de questions parce que ça veut dire qu’il y a énormément de territoires sur lesquels, finalement, ces entreprises ne payent quasiment pas d’impôts. C’est une concurrence totalement déloyale par rapport aux entreprises qui sont implantées dans ces pays. En France, Netflix, par exemple, ne paye pas d’impôts du tout. Parmi les géants du Web, Netflix ne paye aucun impôt en France parce qu’il n’a aucun employé sur le territoire français, il n’y a aucune structure sur le territoire français, tout est géré à distance depuis un autre territoire. À ce niveau-là c’est un manque à gagner énorme aussi pour nos gouvernements, pour nos services publics.

Ensuite, cette domination économique génère une façon de fonctionner qui fait que ces sociétés ont le pouvoir parce qu’elles ont les moyens de racheter n’importe quel concurrent. Donc on crée du monopole à un niveau très important qui fait qu’un concurrent qui a fait un truc qui a l’air sympa ! « Tiens, je vais le racheter », c’est typiquement Facebook avec Instagram et WhatsApp. Facebook rachète Instagram en 2013, je crois – il faudrait que je vérifie, de tête je ne suis pas sûre. Instagram qui, à l’époque, était un petit truc, qui avait assez peu d’utilisateurs, mais Facebook se dit « tiens, ce truc-là risque de me concurrencer, risque donc de me faire perdre des parts de marché – ça va ensemble –, je vais donc du coup faire une offre. » Et souvent, les offres sont tellement intéressantes que, typiquement, derrière ça génère de la fusion, de l’acquisition à tous les niveaux. Donc ce monopole économique génère aussi une problématique très forte qui est qu’aujourd’hui on a même des entreprises numériques qui se créent avec, pour objectif, d’être rachetées par un des géants du Web, dans l’objectif de faire un maximum de profit. Ça, ça fausse complètement les règles habituelles du marché.

Le troisième type de domination c’est la domination culturelle. Si vous regardez cette image, vous voyez de quelle domination culturelle je parle. Là, pour le coup, ça ne sera pas pour les géants du web chinois, leur domination culturelle est assez différente. En tout cas si on prend les GAFAM et toutes les entreprises numériques venant des États-Unis, c’est intéressant parce qu’elles sont toutes situées au même endroit, la Silicon Valley, je ne vous explique pas.
Ensuite, ce qui est assez intéressant, c’est que étant situées aux États-Unis, leur vision du monde, leur morale, leur vision de l’être humain, est forcément impactée par le contexte dans lequel ces entreprises sont situées. On ne peut pas vraiment leur en vouloir, mais ça pose un problème pour la diversité. C'est-à-dire que nous, internautes, utilisant ces acteurs, eh bien nous sommes confrontés à leur vision du monde, alors que nous sommes Français et que, très clairement, nous n’avons pas forcément du tout les mêmes contextes culturels. On verra qu’il y a aussi un appauvrissement qui est lié à la mondialisation dans son ensemble, ce ne sont pas les seuls responsables, mais quand même, globalement, l’usage régulier d’outils venant des géants du Web américains change nos comportements en ligne parce que, tout simplement, on s’adapte à leur vision du monde. Donc on a beaucoup moins de pluralité de points de vue. En gros, leur vision du monde est assez simple, c’est le fantasme d’un univers qui est connecté, qui est ouvert, sachant que c’est quelque chose qui est vraiment né avec l’idée d’Internet au début et avec une idéalisation des patrons de ces entreprises. Je suis sûre que vous connaissez tous le nom du patron d’Amazon, enfin du patron, du directeur général d’Amazon et du président d’Amazon d’ailleurs ; vous connaissez tous, vous avez tous entendu parler de Mark Zuckerberg. Donc, en plus, il y a une personnification très forte des personnes qui dirigent ces entreprises et c’est d’ailleurs la même chose en Chine, il y a vraiment ce rapport à la personnification. Et ces patrons, du coup, se positionnent depuis des années en sorte de prophètes d’un monde meilleur, c’est-à-dire que dans leurs discours ils ont toujours cette idée de réaliser le rêve d’un village qui serait, comment je pourrais dire, global, numérique. Mais derrière ils vont standardiser nos consommations, ils vont formater nos relations sociales, ils vont contrôler nos moyens d’expression et ça, c’est vraiment une grosse problématique parce que, souvent, on ne s’en rend pas beaucoup compte. Et c’est très sournois parce que ça se passe sur le long terme.
En fait, il y a un projet assez intéressant derrière ces entreprises américaines, c’est qu’on est vraiment dans un projet progressiste avec cet objectif de « vous rendre libres, vous émanciper de gré ou de force ». Mais vous rendre libres selon un certain modèle, attention, il est clair que ça ne va pas faire de vous des anarchistes et cette émancipation, en fait, est émancipation selon un modèle culturel qui est celui de l’impérialisme américain, qui est quand même très éloigné du nôtre.
Avec des règles de censure, c’est le premier petit élément de compréhension : si vous utilisez Facebook, vous connaissez ses règles de censure qui, du coup, sont souvent liées à ce truc du puritanisme américain très fort – on n’a pas du tout ce même rapport à la pudibonderie en France, on est très éloignés de ça. Toutes ces règles de censure sur tous les différents outils qu’on utilise génèrent une uniformisation des normes sociales. C'est-à-dire qu’aujourd’hui les normes sociales sont plaquées sur celles des États-Unis et on ne s’en rend même pas compte en fait !
Ce ne sont pas les seuls à participer à ça. Une fois quelqu’un me disait : « Ça fait longtemps qu’on fête Halloween alors que ça n’a aucun sens dans notre culture !». Effectivement, je suis d’accord, ce ne sont pas les géants du Web qui ont transposé la fête d’Halloween, la fête commerciale d’Halloween dans notre monde francophone. Mais globalement, quand même, on se rend compte qu’en censurant certains types de contenus, on a une problématique de diffusion d’une morale puritaine qui est très normative. C’est une difficulté très forte.
Vous avez peut-être entendu parler, il y avait eu un petit scandale sur Facebook, ça doit bien faire dix ans maintenant, par rapport à cette reproduction, puisque c’était une image numérique, d’une œuvre de Courbet qui s’appelle L’origine du monde et qui représente, en peinture, le sexe d’une femme. Typiquement, dans cette conception du monde, cette œuvre, reconnue par l’ensemble du monde comme étant une œuvre d’art, n’a pas de place. C’est très problématique.

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Culturellement qu’est-ce qui change aussi autour de ça ? C’est le fait que les services qui sont fournis, qui sont proposés par ces géants du Web, intègrent la notion d’économie de l’attention. Je ne sais pas si vous êtes très à l’aise avec ça, je vais essayer d’aller très vite et je vais d’ailleurs citer quelqu’un comme ça ce serait fait. Je vous cite quelqu’un qui s’appelle Yves Citton qui a écrit plusieurs livres sur cette notion d’économie de l’attention et qui nous dit : « Dans un monde riche en information, l'abondance d'information entraîne la pénurie d'une autre ressource : la rareté devient ce que consomme l'information. Ce que l'information consomme est assez évident : c'est l'attention de ses receveurs. Donc une abondance d’informations crée une rareté de l’attention et le besoin de répartir efficacement cette attention parmi la surabondance des sources d’informations qui peuvent la consommer. » Dit à l’oral, je me rends compte que ce n’est pas hyper-intuitif et compréhensible, je vais traduire très rapidement : avant le Web les ressources, pour le coup, étaient rares. Aujourd’hui avec le Web, l’information et l’ensemble des ressources ne sont plus du tout rares. C'est donc le temps d’attention de chacun des internautes qui est rare. Il y a une espèce de bataille entre les différents acteurs du Web pour attirer sur leurs services le maximum de public ce qui se traduit par des propositions multiples, en permanence, plus attrayantes les unes que les autres, pour que vous alliez utiliser tel service plutôt qu’un autre.
Ce qui veut donc dire qu’on est manipulés, on ne va pas forcément vers un service parce qu’il est pertinent et que le service qu’il rend correspond à un de nos besoins, mais tout simplement parce qu’on a réussi à lui donner une valeur qui repose sur cette attention et ça c’est vraiment une problématique.
Vous vous souvenez sûrement de la phrase de Patrick le Lay qui était à l’époque président directeur général de TF1, c’était en 2004, qui nous disait : « Ce que nous vendons à Coca-Cola c’est du temps de cerveau humain disponible ». Eh bien très clairement ce que Facebook, Google et les autres recherchent, particulièrement Google et Facebook parce que leur modèle économique c’est la publicité, c’est du temps de cerveau humain disponible et leur objectif, qui se traduit donc par le design de leurs interfaces, c’est de vous maintenir le plus longtemps possible chez eux pour que vous n’alliez pas ailleurs, parce que quand vous êtes ailleurs vous ne rapportez pas d’argent. Tout simplement ! Quand on est sur le modèle économique de la publicité, très clairement on a besoin que le plus grand nombre de personnes utilisent le service et que ces personnes restent le plus de temps possible ce qui permet, effectivement, de leur afficher un certain nombre de publicités dans ce cadre-là.

Cette domination culturelle a une connexion avec la domination politique, en tout cas avec le fait d’agir sur le champ politique et ça aussi c’est culturel. Typiquement, le fait de faire du lobbying, par exemple, c’est une pratique qui vient des États-Unis. Bien sûr, aujourd’hui il y a plein d’autres entreprises que les entreprises américaines qui font du lobbying, mais on voit que ça correspond à un modèle de société qui vient de ce côté-là. C'est assez intéressant de se rendre compte que le lobbying par ces grands groupes représente aujourd’hui des sommes énormes. Je peux vous en donner quelques-unes pour que vous vous rendiez compte, c’est assez impressionnant : Google dépense chaque année 8,5 millions d’euros en lobbying auprès de l’Union européenne, je ne parle même pas des autres territoires, auprès de l’Union européenne. C’est un budget dont l’objectif est d’influencer et de peser sur les décisions publiques ou politiques qui sont prises dans les cabinets ministériels, au niveau des appareils d’État, à l’Assemblée nationale, dans les différentes instances internationales, pour que ces sociétés puissent continuer à fonctionner comme elles fonctionnent, qu’on ne leur mette pas des bâtons dans les roues, très clairement, et surtout pour arriver à faire passer – on revient à l’aspect culturel – une vision du monde auprès de nos dirigeants, dans le sens très large du terme.

On parle souvent de la notion de loi antitrust, qui est un concept américain, qui est assez intéressant. Comme les GAFAM sont aujourd’hui des monopoles vraiment très forts il y a de plus en plus de personnes et particulièrement, pour le coup, des élus aux États-Unis qui demandent à ce qu’on puisse appliquer ces lois antitrust sur ces sociétés.
En France et en Europe en général, le Réglement général sur la protection des données, le RGPD dont vous avez certainement entendu parler, depuis 2018 on a en quand même beaucoup parlé, a, par exemple, fait l’objet d’une campagne de lobbying vraiment très importante : 4000 amendements ont été déposés, effectivement c’était au niveau européen, par les députés européens sous la pression, en fait, de ces lobbies. C’est un record, il n’y a jamais eu autant d’amendements sur une proposition au Conseil de l’Europe. C’est une vraie problématique. Ça a pour incidence de ralentir la décision publique, parce que le lobbying fait perdre du temps, pour que ces décisions ne s’appliquent pas.
On sait aussi par exemple que Google sponsorise en direct des publications de chercheurs donc avec des orientations, très souvent, qui sont sur le droit à la concurrence ou sur l’usage des données personnelles. Google va rarement financer des publications de chercheurs en permaculture, elle n’a aucun profit à le faire donc elle ne le fait pas. Et ça pose la question du conflit d’intérêt : quand on est à la fois celui qui finance ceux qui sont censés trouver des solutions ou réfléchir sur comment ça doit fonctionner différemment, on voit bien qu’il y a une problématique très forte pour, du coup, changer l’image liée à tout ça.

Et puis la domination politique passe aussi, tout simplement, par l’utilisation de certaines de ces plateformes pour manipuler la démocratie. Vous vous souvenez sûrement ou vous avez déjà entendu du scandale qui s’appelle Cambridge Analytica, je ne vais pas entrer du tout dans le détail de cette histoire, si ça vous intéresse je pourrai vous envoyer des liens où on a essayé de synthétiser ces événements. Mais aujourd’hui, en gros, il est confirmé que la société Cambridge Analytica, utilisant les données de Facebook et certains comportements, certaines façons de faire de Facebook, a eu un impact très fort sur le résultat des présidentielles aux États-Unis en 2016. Ça a été dit. Ça a aussi eu un impact sur le Brexit. On sait que tout ça, ça a quand même une incidence très forte.

Donc ces géants du Web, de par cette triple domination, voire quadruple si on considère que la domination politique ne fait pas partie de la domination culturelle, posent de vrais soucis, j’allais dire vraiment globaux.

Et puis il y a le dernier mais qui, en fait, est lié à tout ça, c’est effectivement la collecte des données personnelles. La plupart des modèles économiques de ces géants du Web repose sur la collecte de ces données. Et même quand leur modèle économique ne repose pas dessus, ça ne veut pas dire qu’ils ne les collectent pas, c’est juste que parfois ce n’est pas ce qui leur rapporte plus d’argent, mais il y a forcément collecte de données et très souvent la collecte de données est liée, effectivement, à la vente de publicité, c’est pour ça que je vous ai mis « Tous les jours je lave mon cerveau avec de la pub ».

Donc se pose la question, quand on est dans un contexte numérique aussi centralisé – c’est-à-dire que là on a quelques entreprises qui prennent toute la place : comment est-ce qu’on peut être libre ?, et là je parle en tant que citoyen, citoyenne, quand on se retrouve dans un système où on doit se réjouir d’utiliser des services gratuits. J’aime beaucoup ce petit schéma, ça m’arrive tellement souvent que les gens me disent : « Eh ben oui, mais c’est génial, c’est gratuit ! » Oui, c’est génial, c’est gratuit, si effectivement tu es exploité en contrepartie, je ne suis pas sûre que ce soit si génial ! Je trouve que la petite blague avec ces deux cochons qui se disent « c’est génial cette porcherie, on ne nous demande même pas de payer le loyer, on est hébergés, on nous donne à manger, c'est parfait ! » Sauf que personne ne leur a dit qu’à la fin, en fait, on les mange. C’est quand même un problème ! Moi je vous dis en utilisant les services de ces géants du Web, bien sûr qu’à la fin on vous mange, pas au sens premier du terme, mais, d’une certaine façon, on vous mange. En tout cas vous n’êtes pas libre.

Autre questionnement c’est : est-ce qu’on peut vraiment être libre quand on a des appareils connectés, en l’occurrence là un assistant personnel mais en fait ça marche quasiment pour tous les appareils connectés, qui écoute en permanence tout ce qu’on fait. Ils savent en permanence tout ce qu’on fait.
J’écoutais tout à l’heure une émission sur une association qui s’appelle Exodus Privacy, qui propose un outil, via une application sur Android, de vous dire tous les traceurs qu’il y a dans les autres applications de votre téléphone. C’est quand même hallucinant de voir la quantité de données qui sont récupérées sans même qu’on soit au courant, vraiment sans qu’on n’ait aucune information.
Donc c’est une problématique, c’est-à-dire comment on peut être libre si on sait qu’on est en permanence écouté, surveillé, que toutes nos actions numériques sont enregistrées ?

Globalement, les géants du Web participent au fait de nous surveiller de manière permanente. Le seul moyen serait de ne pas utiliser du tout ces services, ce qui, aujourd’hui, est quand même complexe de se passer d’utiliser ces services. On est tous passés par là et, pour préciser, je ne suis pas exempte de l’utilisation de certains services, regardez, aujourd’hui on est sur Zoom, alors qu’il y a eu plein de scandales il y a six mois nous disant que Zoom c’est vraiment une catastrophe. Mais peut-être parce qu’on n’a pas d’autre possibilité en fait. Aujourd’hui c’est une vraie problématique. Il y a quelques possibilités, on va le voir, mais c’est vrai que ça pose plein de questions.

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La notion de capitalisme de surveillance