Reprendre le pouvoir - avec Pierre-Yves Gosset

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Titre : Reprendre le pouvoir - avec Pierre-Yves Gosset

Intervenant·e·s : Pierre-Yves Gosset - Perrine Tanguy

Lieu : Podcast (Dé)clics responsables

Date : 19 mai 2021

Durée : 52 min

Podcast

Page de présentation du podcast

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration :

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Dans ce sixième épisode de (Dé)clics responsables, j’ai le plaisir de recevoir Pierre-Yves Gosset pour discuter de Framasoft, une asso au sein de laquelle il est délégué général. Framasoft propose entre autres des logiciels libres comme Framapad, Framadate que tu utilises peut-être déjà. Elle interroge aussi sur le pouvoir des GAFAM : Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft. À travers sa campagne « Dégooglisons Internet » en 2014, l'asso sensibilise le public à la toxicité de ces géants, démontre que le logiciel libre est une solution, et souhaite essaimer c'est-à-dire redistribuer le pouvoir à travers le Collectif CHATONS qui propose également des services de logiciel libre.

Transcription

Perrine Tanguy, voix off : Salut et bienvenue à toi dans ce sixième épisode du podcast (Dé)clics responsables, le podcast qui met à l’honneur les initiatives responsables dans le secteur du numérique.
Je suis Perrine Tanguy, consultante en stratégie digitale et commerce responsable. En tant qu’experte je m’intéresse beaucoup aux impacts sociaux, éthiques et environnementaux du numérique sur nos sociétés et notre planète. Il me tient à cœur d’éveiller les consciences sur ces dangers qu’on n’évoque pas ou trop peu aujourd’hui et surtout de valoriser les nombreuses initiatives positives qui existent déjà.
Mon invité du jour s’appelle Pierre-Yves Gosset. Il est délégué général de l’association Framasoft, une asso qui propose, entre autres, des logiciels libres comme Framapad, Framadate, que tu utilises peut-être déjà. Je laisse à Pierre-Yves le soin de t’expliquer tout ça et, comme d’habitude, je te retrouve à la fin de l’épisode pour un ??? . Bonne écoute.

Perrine Tanguy : Hello à tous. Salut Pierre-Yves.

Pierre-Yves Gosset : Salut.

Perrine Tanguy : Est-ce que tu peux te présenter ?

Pierre-Yves Gosset : Oui, bien sûr. Je m’appelle Pierre-Yves Gosset, j’ai 44 ans aujourd’hui.

Perrine Tanguy : Joyeux anniversaire !

Pierre-Yves Gosset : Merci. Je suis codirecteur d’une association qui s’appelle Framasoft. Peut-être, pour expliquer un petit peu comment j’en suis venu là, comme beaucoup de directeurs d’association j’ai un parcours un peu atypique. J’ai fait beaucoup d’ingénierie pédagogique sur Internet – au départ l’informatique n’était pas du tout ma formation – et puis j’ai bossé au CNRS et j’étais, en fait, bénévole pour cette association Framasoft. Après un parcours plutôt classique en économie et autres, à force d’être bénévole pour cette association, j’ai trouvé beaucoup plus de sens à être salarié de cette association plutôt que de continuer à travailler dans l’économie, dans l’ingénierie pédagogique ou en tant qu’ingénieur d’études au CNRS.

Perrine Tanguy : Très bien. En ayant dit tout ça, est-ce que tu peux nous en dire plus sur Framasoft ?

Pierre-Yves Gosset : Oui, bien sûr. Framasoft est une association d’éducation populaire aux enjeux du numérique et, pour moi, chacun de ces termes est important.
Association c’est parce qu’on se place clairement dans le champ du non lucratif et de l’intérêt général. On aurait pu et on pourrait toujours devenir une entreprise, une coopérative, une société coopérative d’intérêt collectif ou autre, une startup, imaginons !, mais ce n’est pas du tout notre souhait. On défend notre place en tant qu’association parce que, pour nous, les associations sont un lieu à la fois d’expression, de débat et d’action qui est hyper-important pour faire vivre des questions sociales.
L’éducation populaire c’est parce qu’on a avant tout des missions de sensibilisation et, on va dire, d’autonomisation des personnes par rapport aux problématiques du numérique.
Et les enjeux du numérique c’est parce qu’être une association d’éducation populaire c’est souvnìent très vaste, du coup nous sommes vraiment centrés sur la question des enjeux du numérique et notamment celle de la résistance aux GAFAM – Google Apple, Facebook, Amazon, Microsoft – aux questions de l’économie de l’attention, aux questions du capitalisme de surveillance, aux questions du logiciel libre, aux questions des communs numériques, etc.
On est une association qui existe depuis 2004, ce n’est pas non plus récent. La particularité c’est qu’on est une toute petite association, il y a 35 adhérents et adhérentes, il y a 10 salariés ce qui fait déjà pas mal et on ne vit que des dons, quasi exclusivement que des dons de particuliers pour l’essentiel, un petit peu sur le modèle de Wikipédia ou d’autres projets de ce type-là en essayant de faire de l’éducation populaire aux enjeux du numérique depuis maintenant de nombreuses années.

Perrine Tanguy : Super. Du coup, quel est le public qui est visé ? Qui est concerné ?

Pierre-Yves Gosset : Hou là ! C’est très vaste. On ne fait pas de discrimination sur les publics, dire qu’on accueille tous les publics, en tout cas on cherche quand même à toucher le plus large public possible. Maintenant, pour quiconque ayant fait un petit peu de communication, on sait très bien que quand on s’adresse à tout le monde, en fait on ne s’adresse à personne.
Le « fra » et le « ma » de Framasoft viennent de « français » et « mathématiques », on vient vraiment du milieu de l’éducation plutôt nationale. En fait, quand on a basculé sur une logique plus éducation populaire que Éducation nationale, on s’est rendu compte que le public que nous souhaitions toucher c’était essentiellement ce que je vais appeler les acteurs et les actrices du progrès social et de la justice sociale, c’est-à-dire essentiellement les associations ou les entreprises ou les collectifs de gens qui, on va dire, militent pour changer la société vers plus de progrès social et plus de justice sociale. C’est vraiment très vaste. Dans les personnes qui utilisent les services de Framasoft on va retrouver des syndicats, des TPE, des partis politiques, des particuliers, des collectifs, tous types de personnes. En tout cas ce qu’on cherche à toucher c’est tous types de personnes qui souhaitent un petit peu transformer la société vers ce que nous on appellerait du mieux, donc qui vont s’intéresser aux questions de l’urgence sociale, de l’urgence climatique, des questions de solidarité, qu’elles soient locales ou internationales, etc.

Perrine Tanguy : Très bien. OK. Moi, par exemple, j’ai connu Framasoft par la campagne de 2014, Dégooglisons Internet, et je pense qu’on est nombreux à avoir connu, en tout cas à avoir entendu parler de Framasoft dans ce contexte. Est-ce que tu peux nous en dire plus ?

Pierre-Yves Gosset : Oui. Bien sûr. Jusqu’en 2013/2014 Framasoft était surtout connue pour ses actions promotion autour du logiciel libre, je pourrais revenir sur ce qu’est un logiciel libre, globalement des logiciels issus de la communauté, développés comme des communs et poussés par une volonté de construire un commun numérique qui appartienne à tous et toutes plutôt, uniquement, qu’à quelques entreprises. En 2013, il y a les révélations d’Edward Snowden, lanceur d’alerte américain qui montre qu’il y a une collusion forte entre, on va dire, la surveillance des services de renseignement américains et quelques entreprises américaines, notamment les GAFAM et d’autres, en gros une dizaine d’entreprises dans lesquelles on retrouvait Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, IBM, Cisco, Yahoo, etc. Ce que nous révèle Edward Snowden c’est que, en fait, les services de renseignement américains utilisent les données de ces entreprises puisqu’ils y ont accès parce qu’elles sont américaines et qu’il y avait eu politiquement, quelques années après le 11 septembre, le PATRIOT Act qui disait que toutes les entreprises américaines doivent fournir un accès aux données aux services de renseignement américains et ça nous pose un énorme problème. Il faut être conscient qu’en 2013 Framasoft utilisait encore massivement les services de Google – on n’en a pas honte, on a fait du chemin depuis – et on s’est dit « ce n’est pas possible qu’on fournisse, finalement, des informations sur nos visiteurs ». Par exemple, sur beaucoup de sites il y a des petits traceurs, par exemple Google AdSense ou Google Analytics, même les polices que tu vas utiliser, qui sont chargées depuis Google, fournissent de l’information à Google. On s’est dit « non, en fait ils collectent beaucoup trop d’informations », ça nous pose un problème. On le savait déjà plus ou moins, mais Edward Snowden le démontre de façon évidente, il faut qu’on réagisse. Donc on décide de dégoogliser juste Framasoft au départ. Ça nous prend toute l’année 2013 à virer chaque service Google, on utilisait Google Docs, Google list, Google Analytics et plein d’autres services. Donc on supprime petit à petit ces services et on s’aperçoit que c’est long, que c’est compliqué et que ça réclame un effort non négligeable.
À l’époque nous ne sommes pas du tout des spécialistes des questions autour de Google, mais on se dit « si ça prend autant de temps et autant d’énergie à nous qui avons une certaine aisance autour de ça, qu’est-ce que ça va être pour monsieur et madame Tout-le-monde, pour l’association que ça soit un club de bridge ou que ça soit une association de solidarité internationale, du coup ça va être difficile desortir de Google. »Donc on lance en 2014 une compagne qui s’appelle Dégooglisons Internet avec principalement trois objectifs.
Le premier c’est de sensibiliser le public à la toxicité des GAFAM, on pourra revenir dessus plus tard si tu veux. En tout cas on met en lumière le fait que ces entreprises ont un comportement et des modalités d’action qui sont toxiques.
Le deuxième axe après la sensibilisation c’est de démontrer que le logiciel libre est une solution. II existait plein de logiciels libres, mais la particularité de ce qu’a fait Framasoft c’est qu’on les a installés et mis à disposition de tout un chacun. Il y avait déjà, par exemple, un logiciel libre qui s’appelle Etherpad, qui permet de faire de la prise de notes collaborative en temps réel, en gros un peu la même chose que Google Docs, ce logiciel existait, mais il n’y avait pas vraiment d’endroit où tu pouvais aller l’utiliser que ça soit à titre perso, à titre associatif, à titre pro. Donc on a monté un service qui s’appelle Framapad qui est toujours fonctionnel aujourd’hui, sur lequel tu peux aller et faire une prise de notes par exemple pour une assemblée générale associative et où plusieurs personnes vont prendre des notes en même temps sur le même document.

Perrine Tanguy : Pour préparer ce podcast.

Pierre-Yves Gosset : Voilà. Tout à fait. Ce qu’on a facilité c’est finalement l’accès à ces logiciels libres qui existaient, c’est-à-dire qu’on les a mis en place, on les a téléchargés, installés sur des serveurs qui sont des machines connectées à Internet 24 heures sur 24 et on a dit aux gens « vous pouvez utiliser le service Framapad ». On a mis ensuite Framadate, Framaforms et plein d’autres services. Donc, en 2018, je crois qu’on arrivait à 34 services différents qui étaient officiellement des services de démonstration, mais qui, aujourd’hui, accueillent pas loin de un million de personnes chaque mois, ce qui fait quand même beaucoup de monde et ça montre bien qu’il y a un vrai enjeu, en tout cas une vraie appétence pour le public de ne pas utiliser les services de Google ou d’autres, de Facebook, etc. Donc ces services de démonstration accueillent aujourd’hui beaucoup de monde.
Le troisième axe c’était de dire on veut essaimer. Et c’est une particularité. Si on avait été une entreprise le principe aurait été plutôt de dire aux gens « venez, essayez nos services, restez et éventuellement payez une obole en fonction de vos usages : si tu veux un service premium tu payes quelques euros par mois ou je n’en sais rien », on aurait pu avoir une offre comme ça.
En tant qu’association d’intérêt général et d’éducation populaire on s’est dit ce n’est pas ça qu’on voudra faire. Si ça marche il faudra, de toute façon, essaimer, c’est-à-dire que plutôt qu’accumuler le pouvoir au sein de Framasoft, au sein des services de Framasoft, on va plutôt essayer de le redistribuer. Donc, en 2016, on a monté un collectif qui s’appelle CHATONS. CHATONS c’est le Collectif des Hébergeurs Alternatifs, Transparents, Ouverts, Neutres et Solidaires, qui regroupe aujourd’hui 90 structures qui font plus ou moins la même chose que Framasoft, souvent de façon plus humble ou plus restreinte parce qu’ils ont parfois deux, trois, quatre, dix services, ils n’en ont pas 34 comme nous. L’avantage c’est qu’on peut renvoyer les gens, le public, en disant « vous n’êtes pas obligés d’utiliser Framapad, vous pouvez aller utiliser par exemple pad.infini,fr qui est hébergé par une autre association d’éducation populaire qui est à Brest, qui fait du très bon boulot depuis 20 ans ». Du coup, plutôt qu’attirer les gens sur un seul service, c’était de dire, en fait, on veut créer de la résilience, on veut créer de la décentralisation, ce qui répond en partie à la problématique initiale soulevée par Edward Snowden qui était que la surveillance est possible parce qu’il n’y avait que dix entreprises à surveiller pour les services de renseignement, qu’ils soient américains ou français, peu importe, mais s’il y a des milliers ou des dizaines de milliers de petites structures à surveiller et à écouter ça va devenir beaucoup plus compliqué.
Donc, à la base, Dégooglisons Internet partait de cette idée de liberté, d’autonomie par rapport aux questions de surveillance.

14’31

Perrine Tanguy : Super. On a justement abordé cette question de surveillance dans l’épisode 3 avec Héloïse Pierre sur les libertés à l’ère d’Internet. C’était vraiment un sujet passionnant, j’ai beaucoup aimé cet épisode, donc j’encourage les auditeurs qui veulent aller plus loin, qui n’ont pas encore écouté l’épisode 3, à l’écouter pour aller plus loin sur cette question.
Du coup, Pierre-Yves, cette campagne qui a été initiée en 2014, est-ce qu’elle est toujours d’actualité aujourd’hui ? Est-ce que les enjeux de 2014 sont les mêmes aujourd’hui ? J’imagine que non. Est-ce que tu peux nous en dire plus ?

Pierre-Yves Gosset : Il y a deux niveaux.
Au sein de Framasoft, est-ce que c’est toujours d’actualité ? Oui. En gros, sur les 34 et quelques services qu’on avait ouverts entre 2014 et 2018, on a le fait le choix d’en fermer un petit nombre. Pour l’instant on en est quasiment à une dizaine de fermés soit parce qu’ils n’ont pas rencontré leur public, soit parce qu’on n’avait pas l’énergie de faire de la communication parce que, si tu fais le compte, ça veut dire qu’entre 2014 et 2017 on a sorti un nouveau service quasiment tous les mois pendant plus de trois ans quoi.

Perrine Tanguy : Bravo !

Pierre-Yves Gosset : C’était assez épuisant.

Perrine Tanguy : J’imagine.

Pierre-Yves Gosset : On ne va pas se mentir et ça s’est très bien passé, mais, du coup, on n’a pas eu la force de faire la communication par exemple sur Framaslide qui permet de faire des diaporamas en ligne, des choses comme ça. Donc on a décidé de fermer un certain nombre de services soit parce qu’il n’y avait pas suffisamment de visites, soit parce que, justement, ils étaient proposés par les chatons. Donc on se dit autant que Framasoft ferme, je ne sais pas, Framavectoriel qui était un petit service de dessin en ligne et puis qu’on trouve plutôt, ailleurs, d’autres personnes qui hébergent ce service-là. Du coup Framasoft peut se concentrer sur, entre guillemets, les « gros services » que sont Framapad, Framadate, Framaforms, etc.
Ce qui a changé en interne c’est qu’on est parti de zéro et, aujourd’hui, on est à quasiment un million de personnes par mois sur le réseau Framasoft et on ne veut pas devenir le Google du Libre. Donc il y a une vraie réflexion chez nous à se dire comment est-ce qu’on limite la croissance, ce qui peut paraître un petit peu contre-productif, en tout cas dans un monde où la croissance est presque un objectif en soi pour plein de gens et où, quand tu as un projet qui marche, il faut toujours l’amener plus haut, plus loin. Nous avions cette réflexion derrière de se dire « non, on ne veut pas devenir le Google du Libre, donc il faut qu’il y en ait d’autres qui se créent parce qu’on n’a pas la science infuse, parce qu’on n’est pas à l’abri de faire des erreurs stratégiques, politiques, de communication, etc., donc il faut qu’il y en ait d’autres. Si ce qu’on veut promouvoir c’est la résilience, il faudra qu’on ferme des services ». Donc on a commencé à fermer un petit nombre de services pour l’instant.
C’est pour le côté est-ce que c’est toujours d’actualité ? Oui, en grande partie, mais qu’est-ce qui a changé depuis 2014 ? Ce qu’Edward Snowden révélait en 2013, qui était la problématique de la surveillance notamment étatique, a beaucoup bougé depuis puisque, on va dire, en 2010 Facebook avait 4 ans, c’était un bébé, Twitter existait depuis encore moins longtemps, je crois, donc ce sont des entreprises qui étaient relativement jeunes et récentes. Ce qui a beaucoup changé pour moi depuis c’est qu’elles sont passées, on va dire, d’un statut de surveillance à un statut d’influence. Ce que je veux dire par là c’est qu’elles ont développé des mécanismes par exemple autour de l’économie de l’attention qui font qu’en 10 ans, il y a une immense partie de la population, en tout cas dans les pays du Nord mais pas seulement, dont, aujourd’hui, le premier réflexe le matin c’est de regarder son téléphone, son dernier réflexe avant de s’endormir, la dernière chose qu’on voit c’est de regarder son téléphone. En fait, tout le modèle économique de ces entreprises est basé sur le fait que tu dois passer le plus de temps possible en ligne.
Typiquement sur YouTube c’est ce qui crée plein de problèmes parce que tu regardes une vidéo de chatons et tu finis assez vite par regarder une vidéo d’Éric Zemmour. Pourquoi ? Parce que le principe de YouTube c’est de te faire rester en ligne le plus longtemps possible pour que tu voies le maximum de publicités possible. Pour ça, évidemment, le plus pratique pour eux c’est de te montrer des vidéos qui sont clivantes. Ils savent que les gens vont regarder les vidéos clivantes, notamment si elles sont courtes, des petits formats de 10 minutes, etc., à la brute et autre. C’est ça qui marche, c’est ça qui retient l’attention et ils ont construit un modèle économique derrière qui va beaucoup plus loin que juste le capitalisme classique et qui, aujourd’hui, commence à être relativement décrit, en tout cas qui est relativement étudié, qui s’appelle le capitalisme de surveillance. Le capitalisme de surveillance c’est quoi ? Ce n’est pas juste la vente, ce n’est pas le chiffre d’affaires des caméras de surveillance, c’est le fait que ces entreprises, les GAFAM, n’exercent pas uniquement une domination technique, elles exercent aussi une domination économique et une domination politique.
Le fait que, aujourd’hui, par exemple Google collecte en permanence de l’info sur les GPS des voitures puisqu’il y a énormément de gens qui utilisent Wise qui appartient à Google ou le service de géolocalisation de Google, eh bien Google est capable de prédire où est-ce que tu habites, où est-ce que tu travailles, qui tu vois, près de quels magasins tu passes, où est-ce que tu fais tes courses. Tout ça leur donne un pouvoir immense qui n’était pas du tout j’allais dire pensé, ou très peu pensé en 2013 quand Edward Snowden fait ses révélations.
Dans le changement de ce qui s’est passé, pour moi c’est qu’il y a eu un changement économique qui est complètement mené par les GAFAM et qui change notre façon de vivre.
Encore une fois le téléphone c’est ce que tu regardes du matin au soir. Aujourd’hui une série sur Netflix est traduite le même jour en dix langues et elle est diffusée sur la planète entière. Il y a plein d’exemples comme ça qui montrent qu’ils ont complètement changé notre façon de communiquer, notre façon de construire un débat, etc., et ça c’est nouveau.
Donc il y a encore beaucoup de travail à faire de ce côté-là.

Perrine Tanguy : OK. Du coup tu as commencé à évoquer un peu le thème de la prochaine question qui était le fait que, aujourd’hui, les GAFAM ont beaucoup de pouvoir. Ils ont un pouvoir sûrement trop grand, tout à l’heure tu parlais même d’un pouvoir toxique. Dans ces cas-là on parle de souveraineté numérique. Est-ce qu’on peut avoir ta définition du concept et est-ce que tu penses que c’est possible de mettre en place une souveraineté numérique ?

Pierre-Yves Gosset : Tout dépend, effectivement, du concept qu’on met derrière et de la définition qu’on met derrière.
Pour beaucoup de gens, en tout cas les politiques en France ou en Europe, la souveraineté numérique, que ça soit à l’échelle française, c’est un petit l’idée d’une politique industrielle. En gros, ils la pensent selon un territoire soit national soit européen, donc c’est de dire qu’on a pu faire un Airbus, en regroupant l’Allemagne, la France l’Angleterre, etc., pour construire un géant de l’aéronautique, eh bien on n’a qu’à faire la même chose pour le numérique. Comme ça on n’ira pas donner nos données aux GAFAM. Cette définition que peuvent avoir Bruno Lemaire ou Cédric O qui est secrétaire d’État au numérique me laisse doucement songeur sur leur naïveté. L’idée de construire un Airbus du numérique pour moi n’a strictement aucune chance d’arriver, aucune, zéro ! La raison est toute simple. Est-ce que tu sais par exemple, je regardais le chiffre hier, combien l’État français a dépensé pour les dépenses d’urgence pour le Covid 19 ? Depuis mars 2020, ça fait un an aujourd’hui que l’État maintient l’économie à bout de bras, paye les restaurateurs, les intermittents. Est-ce que tu as une idée du chiffre ?

Perrine Tanguy : Aucune.

Pierre-Yves Gosset : D’après le dernier chiffre que j’ai trouvé c’est 86 milliards d’euros. Ça paraît énorme. Pendant un an un État qui soutient un pays un peu à bout de bras pour être sûr que les gens ne se retrouvent pas tous immédiatement au chômage – ils pourront peut-être s’y retrouver demain mais c’est une autre question –, pour un an ça a coûté 86 milliards d’euros. Ces 86 milliards d’euros représentent à peu près 100 milliards de dollar. Ce qui est rigolo c’est que 100 milliards c’est typiquement ce qu’a Google sur compte en banque. Je ne parle même de son chiffre d’affaires. Si tu regardes la trésorerie de Google ou la trésorerie d’Apple, on est aujourd’hui sur des volumes qui sont à peu près de 100 milliards de dollars. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire que demain Google peut, demain, faire un chèque. Ils sont tellement importants qu’ils sont en capacité d’empêcher la construction d’un géant européen, même européen du numérique puisque ça voudrait dire que l’Europe devrait peut-être investir j’allais dire quatre fois, cinq fois ce montant pour être sûre de rattraper son retard sur Google ou sur Facebook qui sont des entreprises qui, technologiquement, sont des bijoux. D’un point de vue de technique ces entreprises sont extraordinaires ! Le nombre de données que traite Google à la seconde est absolument phénoménal. Ça me laisse doucement songeur cette idée de dire que juste en mettant même 100 milliards de dollars, si on voulait faire la même chose en France ou en Europe, on y arriverait.
Concrètement, si demain tu entends Bruno Lemaire dire « on va monter un Airbus du numérique et défendre notre souveraineté numérique », je mets ma main à couper que ce sera plutôt mettre de l’argent pour financer des startups avec des copains, des gens qui se connaissent, etc.,mais ce ne sera jamais pour atteindre cet objectif qui, pour moi, n’est pas atteignable directement.
Ça c’est sur le côté définition officielle de la souveraineté numérique.

26’10

Par contre on peut avoir une autre définition