Différences entre les versions de « Qui contrôle internet et les médias sociaux - Divina Frau-Meigs »

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Là on arrive à la question de qui contrôle tout ça. Parce que, pour voir accès à des adresses individuelles, il faut que qu’un organisme centralise tout ça et vous les donne, parce que sinon on pourrait donner à plusieurs personnes la même adresse. Il faut bien quelque chose qui régule et l’instance qui régule s’appelle ICANN [Internet Corporation for Assigned Names and Numbers ] avec IANA [Internet Assigned Numbers Authority], avec le « A » de « adressage », dans les deux cas. C’est cette instance-là qui contrôle Internet en termes de territoires, en termes d’adressage, en termes de votre vie quotidienne pour pouvoir avoir une place, pour exister sur le Web.<br/>
 
Là on arrive à la question de qui contrôle tout ça. Parce que, pour voir accès à des adresses individuelles, il faut que qu’un organisme centralise tout ça et vous les donne, parce que sinon on pourrait donner à plusieurs personnes la même adresse. Il faut bien quelque chose qui régule et l’instance qui régule s’appelle ICANN [Internet Corporation for Assigned Names and Numbers ] avec IANA [Internet Assigned Numbers Authority], avec le « A » de « adressage », dans les deux cas. C’est cette instance-là qui contrôle Internet en termes de territoires, en termes d’adressage, en termes de votre vie quotidienne pour pouvoir avoir une place, pour exister sur le Web.<br/>
Ce qui est intéressant quand on regarde qui contrôle celui qui nous contrôle, celui qui contrôle Internet, c’est de voir que nous avons à faire, en fait, à un État, les États-Unis, et à une législation particulière celle de Californie. Les autres États ne sont pas particulièrement présents. Donc l’instance importante pour nous à suivre, il y en a plusieurs, il y a l’IETF [Internet Engineering Task Force], etc., mais ce sont des instances très techniques, l’instance qui nous intéresse aujourd’hui pour comprendre, c’est l’ICANN.
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Ce qui est intéressant quand on regarde qui contrôle celui qui nous contrôle, celui qui contrôle Internet, c’est de voir que nous avons à faire, en fait, à un État, les États-Unis, et à une législation particulière celle de Californie. Les autres États ne sont pas particulièrement présents. Donc pour nous l’instance importante à suivre, il y en a plusieurs, il y a l’IETF [Internet Engineering Task Force], etc., mais ce sont des instances très techniques, l’instance qui nous intéresse aujourd’hui pour comprendre, c’est l’ICANN.
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Quand on regarde ICANN de près, ce qu’on essaye de faire là, eh bien c’est une instance de gouvernance, c’est-à-dire que c’est une instance qui n’est pas élue et les personnes qui sont les premières concernées dans ICANN ce sont les inventeurs et les techniciens. Donc Internet est avant tout contrôlé par ces inventeurs et par les ingénieurs. C’est sans doute une des premières fois dans le monde où une communauté particulière, la communauté des ingénieurs, contrôle une grande partie de nos activités. C’est intéressant. Ça déplace le questionnement démocratique et politique et c’est vrai que les ingénieurs, pendant très longtemps, n’ont pas voulu entrer dans les enjeux politiques, ce n’est pas leur truc. Eux, leur truc c’est : il y a un problème à résoudre de connexion ou d’interconnexion, c’est ça qu’il faut qu’on fasse. Les premières questions des ingénieurs ce sont les protocoles, la sécurité, comment est-ce qu’on protège tout ça, l’attribution des noms de domaine et ça c’est vraiment le job d’ICANN. Et il prend conseil, il a des experts et ces experts, et c’est ça qui est intéressant dans la gouvernance, ce sont des opérateurs, la couche physique rappelez-vous, des entreprises, donc ceux qui vont effectivement développer des logiciels, des applications, et vous voyez, ce n’est pas un rêve, des particuliers. Par exemple moi je suis dans ce groupe-là quand j’essaye de faire bouger les choses sur Internet en tant qu’activiste ; je vous recommande de suivre, on a des représentants français. Donc c’est cet ensemble-là qui est le cœur de la gouvernance d’Internet et ce qui est nouveau, ce qui est étonnant, c’est que les États sont marginalisés. Dans Internet, pour le moment, les États ont très peu de choses à dire, sauf les États-Unis, mais même les États-Unis sont dans une délégation de pouvoir et maintenant, parce qu’Internet est devenu international il y a aussi l’ONU qui s’en mêle, l’Union européenne, mais ce n’est pas dans l’ADN de la gouvernance de départ. Ce sont les ingénieurs, souvent universitaires d’ailleurs, puisqu’ils exercent aussi dans des systèmes universitaires. Et, quand il y a un problème, on retombe sur le système judiciaire californien qui est un système hyper-protecteur du business, du commerce.
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Ça va ? Vous me suivez ? C’est clair ? On va clarifier de plus en plus, ne vous inquiétez pas !
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Dans les choses importantes que contrôle ICANN, c’est le type de serveurs qui ont servi aux origines à créer Internet et à le rendre autonome. Et une des raisons pour lesquelles on avait besoin un Internet autonome, c’était, vous vous en souvenez, une très grande peur de la guerre froide, une très grande peur que les centres vitaux d’information du pays, notamment aux États-Unis, soient touchés, donc la nécessité de pouvoir redistribuer cette information sur le territoire si un centre était touché. Donc les Américains ont développé un certain nombre de serveurs racine, c’est-à-dire les serveurs de tous les serveurs, ceux sur lesquels reposent les serveurs actuels en surface, des serveurs de profondeur, et la géographie de ces serveurs va vous révéler aussi un certain nombre de chose sur qui contrôle. <br/>
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Typiquement vous avez des serveurs sur la côte Est américaine puisque c’est là que se trouvent les centres de pouvoir, c’étaient les premiers autour de Washington donc en Virginie, le VA c’est pour Virginie, le MD c’est pour le Maryland, donc vous avez un certain nombre de serveurs qui sont ici, il y en a six sur la côte Est.<br/>
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Pour pouvoir s’assurer que les informations de la côte Est sont retransmises à l’identique sur la côte Ouest on a créé un certain nombre de serveurs sur la côte Ouest, on parle maintenant de la Silicon Valley, c’est là que ça se passe. En mettant énormément de ressources on a créé de toutes pièces la Silicon Valley comme un lieu de l’informatique et du numérique. C’est aussi là qu’il y a la NASA. Donc il y a quatre serveurs ici ; vous avez peut-être entendu parler de Palo Alto qui est le lieu où se trouve l’université de Stanford où il se trouve que je suis allée dans les années 80 et ensuite qu’est-ce qu’ils ont fait ? Ils sont allés mettre des serveurs racine où ? – c’est là que j’ai besoin de votre intelligence géopolitique – ils en ont mis un à Londres, vous avez compris pourquoi, ce sont des alliés, donc une géographie d’après guerre, après la Deuxième Guerre mondiale, avec des extensions sur Amsterdam et Francfort, donc vers les alliés allemands. Ils en ont mis un autre là-haut, Stockholm, c’est-à-dire les autres alliés, les Nordiques, Finlande mais aussi Estonie, avec la possibilité de toucher un petit peu du côté des pays baltes et évidemment c’est quoi l’idée ? L’URSS, à l’époque, contrôler et surveiller l’URSS. Du coup vous avez tout compris pour Tokyo, même chose, un autre allié de l’après-guerre, le Japon qu’il fallait reconstruire comme il fallait reconstruire l’Allemagne et la possibilité de surveiller l’autre pays à risques, si je puis dire, la Chine communiste.<br/>
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C’est encore le cas, cette distribution c’est la même. Qu’on ait un milliard de personnes connectées ou trois milliards et demi, la distribution des serveurs racine n’a pas changé. Vous allez me dire ça fait quoi ? On est dans la couche physique mais aussi la couche logique, il y a des serveurs, on amène de la technologie, on amène des chercheurs, on amène des applications. Les pays en bénéficient à plusieurs niveaux.<br/>
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Donc vous avez compris qu’on a une géopolitique qui sort de la guerre froide. Internet est avant tout une arme, une arme d’information massive, si vous voulez, mais basée sur les alliances de la guerre froide, même maintenant.
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Il y a encore un autre schéma qui se plaque là-dessus pour ce qui est de la gouvernance, c’est celui-ci. Quand vous regardez ce qui se passe au niveau des flux d’Internet, où circule l’information, là où c’est très riche dans ma carte, eh bien qu’est-ce que vous remarquez ? Ce que vous remarquez c’est qu’entre l’Europe et les États-Unis côte Est tout va bien, les serveurs jouent bien leur rôle. Entre la côte Ouest et l’autre côté, du côté de la Chine, ça se passe bien aussi et après, vous voyez bien qu’il y a des choses qui se ne se passent plus et qui permettent de créer, de temps en temps, de nœuds comme ici ou ici et d’énormes vides. Cette situation vous l’avez déjà repérée, quand on met des accès dans les ports et pas ailleurs, c’est une forme de néocolonialisme : on extrait les données de certains endroits, mais on ne donne pas grand-chose en retour. Donc Internet c’est aussi cette carte-là. Il y a des pays qui sont riches, riches en données, riches en échanges, la montée de la Chine ne s’explique pas autrement, mais il y a des pays et des zones qui sont pauvres en information. Donc on cumule une situation de guerre froide et une situation néocoloniale. Il n’y a pas grand-chose de nouveau dans l’histoire et le nerf de la guerre c’est l’info.<b/>
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Ça se voit encore mieux de nuit et de l’espace si je puis dire parce que là, les flux de données, très bien Amérique côté Est, côté côte Ouest ; ce n’est pas génial ici, il y a des déserts aux États-Unis aussi. Ça se passe très bien pour nous en Europe, merci, et là-haut dans les pays nordiques. Un peu là, un peu dans la zone Pacifique et tout le reste, voilà, la fracture numérique qui est une fracture de flux, qui est une fracture d’infrastructure, mais aussi, du coup, qui ne permet pas à la couche logique et la couche culturelle de venir s’installer.
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Fini pour la géopolitique, l’histoire. Internet est issu d’une histoire et n’arrive pas par hasard, il s’installe sur des relations et des comportements historiques qui sont, <em>grosso modo</em>, liés à la Deuxième Guerre mondiale.
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Si on oublie un petit peu cette histoire de mille-feuilles et qu’on ne regarde que la couche d’en haut, la couche socio-culturelle qui est la nôtre, ça s’organise par les réseaux sociaux qui ont commencé vers 2005-2006, qui ont permis beaucoup d’interactions entre les individus, avec des moteurs de recherche qui permettent d’exploiter et déjà de faire la transition entre la couche logique et la couche culturelle, et puis la couche physique avec des câblo-opérateurs et les systèmes d’exploitation qui permettent de remonter tout ça.<br/>
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Vous retrouvez le mille-feuilles avec les différentes couches. Ce qui est remarquable, ils sont toujours <em>grosso modo</em> en binômes, ici ça va devenir des binômes, ils sont en train de se racheter les uns les autres, c’est qu’on est dans une situation vraiment commerciale à l’américaine de duopoles. Ils ont tellement peur des trusts, ils ont tellement de lois antitrust qu’ils font attention à ne pas avoir un seul trust, mais ils en ont deux et il y en toujours un qui est beaucoup plus gros que l’autre. Google/Yahoo, il n’y a pas photo. Facebook, par rapport aux autres, il n’y a pas photo. Donc il y a aussi des asymétries au niveau de comment ça se passe, mais, dans la manière américaine, ça s’organise de manière commerciale et ça s’organise de manière trustée : Google a acheté YouTube, a acheté AdSense ; Facebook a acheté Instagram. Suivez bien l’actualité parce qu’ils sont en train de s’acheter les uns les autres, ils essayent de s’organiser en portail, comme ça. Concast a acheté General Electric, je ne sais pas si vous voyez ce qu’est General Electric, c’est juste la plus vieille et la plus grosse entreprise américaine qui fait à la fois l’électricité donc tout ce qui est la couche physique, mais aussi le nucléaire. Donc on a le nucléaire américain qui est possédé par un câblo-opérateur. Apple, que vous connaissez, est le seul à procéder un peu différemment, lui il intègre tout, il ne cause pas avec les autres, mais Microsoft oui, Amazon, Twitter, etc. Vous êtes sans soute sur un de ces réseaux sociaux, parce que leur idée, évidemment, c’est de ne pas laisser d’autres réseaux sociaux se développer ailleurs et ils les rachètent régulièrement.
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J’appelle ça le continent bleu parce que c’est quand même un continent sympathique : c’est le continent du surf, c’est le continent où sont les enfants, c’est le continent de l’interaction, c’est le continent des amis – Facebook et l’idée de l’amitié, les <em>friends</em>, etc. –, donc cette idée d’essayer de vous garder le plus possible dans un des univers qui fait sens pour eux, de vous fidéliser.
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Ça vous fidélise tellement qu’on en arrive maintenant à une situation qu’on appelle la bulle de filtres.
  
 
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Quand on regarde ICANN de près,
 
Quand on regarde ICANN de près,

Version du 30 décembre 2019 à 10:06


Titre : Qui contrôle internet et les médias sociaux ?

Intervenante : Divina Frau-Meigs

Lieu : MAIF numérique tour - Lons-le-Saunier

Date : octobre 2018

Durée : 1 h 6 min 20

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Licence de la transcription : Verbatim

Illustration :

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcrit : MO

Transcription

Merci à tous d’être ici si nombreux ce soir, je sais que c’est un jour de semaine, sur un sujet qui est un peu aride. L’histoire de ce sujet avec la MAIF c’est une discussion exactement dans l’esprit évoqué par Michel Trinquet, c’est-à-dire comment est-ce qu’on comble le déficit de culture générale des gens sur ce qui se passe sur Internet, sans en faire un sujet trop technique, mais justement un sujet que les gens puissent s’approprier, parce qu’une fois qu’ils se seront appropriés ce sujet, ils vont pouvoir exercer leur intelligence. L’idée c’est de ne pas avoir peur du numérique, mais d’en voir les opportunités, de voir les limites et puis de se dire comment est-ce qu’on peut continuer à agir.
Je suis effectivement professeur, mais je suis aussi activiste, donc dans les présentations vous verrez que de temps en temps je tombe la casquette, je prends l’autre. Je suis activiste au niveau, justement, de tout ce qui est la gouvernance d’Internet. Cette idée de gouvernance est un mot nouveau dans le paysage français, parce que la France est un pays de gouvernement. Nous sommes une vieille démocratie qui est beaucoup ancrée dans l’idée de la représentation, de l’élection, etc., ce qui est très bien, mais quand les enjeux deviennent extrêmement complexes et que, pour les politiques, c’est difficile de rester au niveau de l’expertise, on en vient à des situations multipartites sur des thématiques nouvelles comme celle de l’Internet qui n’a pas plus d’une vingtaine, une trentaine d’années ; l’Internet commercial naît aux États-Unis en 1996. C’est un phénomène récent, c’est nouveau, il faut qu’on se pardonne de ne pas tout comprendre, mais simplement, maintenant, c’est devenu notre espace public partagé et certainement l’espace public partagé de nos jeunes. Donc, dans ces cas-là, nous avons une responsabilité aussi de les accompagner, de s’assurer que cet espace public soit un espace public dans lequel ils s’épanouissent. C’est l’idée que je développe en disant savoir devenir, c’est-à-dire savoir utiliser tout ce qu’offre numérique pour se projeter dans l’avenir, pour ne pas avoir peur et en même temps ne pas se mettre en danger, ni soi, ni les autres.
Donc essayons de comprendre ensemble ce dont il s’agit. Je vais essayer de ne pas être trop technique, mais, de temps en temps, il faudra que je le sois en essayant d’être légère. On va essayer de comprendre l’histoire déjà, parce que l’histoire c’est toujours un moyen de nous dire qu’on n’est pas dans la rupture mais dans la suture, dans la continuité de certaines choses, notamment de certaines démarches humaines.
Ensuite on ira vers les enjeux culturels, les enjeux des données. La MAIF a effectivement une position très claire sur les données, une position française que nous essaierons de développer aussi, sur la trace, la traçabilité.
Et puis évidemment, toujours, puisque nous sommes actionnaires militants, les possibilités d’action.

Premier truc technique – il y en a déjà qui se disent mon Dieu mais qu’est-ce que je fais ici ? Quand on essaye de comprendre l’Internet, souvent on a du mal à mettre une réalité sur un mot comme Internet ou comme numérique. Moi je dis que le numérique n’existe pas. Ce qui existe c’est Internet et il faut penser à Internet comme à un mille-feuilles, en couches et au milieu il n’y a pas de crème mais c’est à vous de la mettre.
La façon dont Internet s’est créé historiquement, c’est qu’il a d’abord fallu une couche physique, il a fallu des serveurs, des câbles, de l’électricité, des terminaux, c’est toute la question de l’accès, notamment dans des régions comme les vôtres qui ne sont pas nécessairement centrales. Sans la couche physique qui est maintenant la couche des opérateurs de téléphonie, etc., Internet ne pourrait pas fonctionner.
Et puis, et c’est ça qui fait qu’Internet est très spécial et qu’il n’est pas un média ni une technologie comme les autres, il y a une couche intermédiaire, qui est cette couche logique ; c’est en fait la couche informatique. Le numérique c’est avant tout de l’informatique. Et cette couche informatique c’est celle qui permet de développer des logiciels, des applications, des protocoles qui donnent des adresses. C’est une couche qui est ouverte. La chose la plus remarquable de l’Internet c’est que ceux qui ont inventé Internet, ils sont quatre ou cinq pionniers, ils ont décidé de ne pas le breveter. Ils ont fait comme ceux qui ont inventé l’écriture, ils l’ont laissé ouvert et accessible ce qui fait qu’on peut tous se brancher dessus. C’est un très grand acte de générosité dont il faut se souvenir maintenant qu’on va vers des systèmes plus propriétaires et des systèmes qui sont plus fermés. Pour le moment les inventeurs d’Internet sont toujours là, y compris un Français qui s’appelle Louis Pouzin, mais on parle aussi de Vin Cerf, de Tim Berners-Lee, donc des gens vraiment extraordinaires qui ont fait passer l’intérêt général avant le leur, de manière à ce que nous, les usagers habituels que nous sommes, on puisse bénéficier d’Internet pour sa couche socio-culturelle, c’est-à-dire tous les contenus de la culture, de la connaissance, auxquels nous avons accès. Une énorme démocratisation de la connaissance et de la créativité nous est donnée par ce biais au-delà de nos propres frontières. C’est vraiment l’idée du village global avec à la fois du copyright mais aussi des licences libres, des choses en accès libre comme celles que fait la MAIF avec le MAIF Social Club.
Donc pensez à ces trois couches, c’est une façon très claire de comprendre comment s’organise Internet et le numérique. Le numérique c’est un mille-feuilles. Quand vous mangerez un mille-feuilles, tout à l’heure, vous y penserez.
Cette couche logique fait que c’est un média différent des autres puisque c’est un média extrêmement ouvert, extrêmement opérable, extrêmement agile comme on dit en informatique, c’est-à-dire qui bénéficie à chaque fois de l’amélioration apportée par les usagers. L’idée d’Internet c’est qu’on vous écoute, on regarde ce que vous faites, vos suggestions sont prises en compte, on améliore le produit en continuité par l’usage.
Cette couche logique donne beaucoup de pouvoirs à ceux qui maîtrisent Internet. Par exemple monsieur Zuckerberg qui possède Facebook, qui l’a créé en tant que média social, a pu, lors des évènements tragiques en France, les attentats en novembre 2015, créer ce filtre bleu blanc rouge, dans la nuit, pour montrer sa solidarité avec la France, en disant à ses usagers « ceux d’entre vous qui veulent exprimer leur solidarité, vous pouvez mettre ce filtre sur votre image Facebook ». Plus de cinq millions de personnes l’ont utilisé. Il a fait ça dans la nuit, en jouant sur la couche logique. Il l’a affecté à des contenus : l’émotion, l’empathie, le soutien politique, tout ce que vous voulez. Donc il faut voir à quel point c’est puissant cette dimension des applications.

Maintenant je vais vous promener de votre côté et de ce qui vous arrive quand vous êtes là-haut en train d’appuyer sur votre ordinateur, votre smartphone ou autre, ce qui se passe. Il faut que vous ayez le sentiment de ces couches et de cette profondeur sur laquelle nous reposons. Cette image du surf, de la légèreté de l’Internet, en fait, elle repose sur beaucoup de profondeur.
Vous avez plusieurs types d’action en tant qu’usager. Vous pouvez adhérer à ISOC [Internet Society] qui a des chapitres dans chaque pays et qui vous explique comment fonctionne Internet. C’est une instance intéressante qui finance et qui norme Internet. Mais en général vous allez plutôt être quelqu’un qui a besoin d’acheter une connexion avec un fournisseur d’accès ou quelqu’un qui a besoin d’acheter un nom de domaine. Il y en a dans la salle qui sont concernés, qui ont déjà acheté des noms de domaine ? Voilà, ça me rassure d’avoir des gens qui sont avec moi quand même là-dessus, sur ce type d’expérience qui est toujours intéressante. On peut avoir des noms de domaine maintenant à son nom. Les noms de domaine ce sont les .org, les .fr, donc à la fois les noms de pays, mais aussi les secteurs économiques et industriels qui donnent une sorte de cartographie d’Internet, une sorte de carte, mais qui permet aussi, qui exige aussi d’avoir des adresses, parce que sinon on se perd dans la masse et on ne peut pas se retrouver. C’est très important d’avoir cette possibilité, d’avoir des adresses avec des protocoles internet, des protocoles IP.
Quand vous êtes en train de vous abonner, de payer votre abonnement, vous avez souvent besoin d’un câblo-opérateur. Il y en a plusieurs en France, SFR et compagnie, qui viennent dans la couche physique vous permettre à vous, ensuite, d’avoir accès à votre ordinateur et à toute la couche socio-culturelle.

Là on arrive à la question de qui contrôle tout ça. Parce que, pour voir accès à des adresses individuelles, il faut que qu’un organisme centralise tout ça et vous les donne, parce que sinon on pourrait donner à plusieurs personnes la même adresse. Il faut bien quelque chose qui régule et l’instance qui régule s’appelle ICANN [Internet Corporation for Assigned Names and Numbers ] avec IANA [Internet Assigned Numbers Authority], avec le « A » de « adressage », dans les deux cas. C’est cette instance-là qui contrôle Internet en termes de territoires, en termes d’adressage, en termes de votre vie quotidienne pour pouvoir avoir une place, pour exister sur le Web.
Ce qui est intéressant quand on regarde qui contrôle celui qui nous contrôle, celui qui contrôle Internet, c’est de voir que nous avons à faire, en fait, à un État, les États-Unis, et à une législation particulière celle de Californie. Les autres États ne sont pas particulièrement présents. Donc pour nous l’instance importante à suivre, il y en a plusieurs, il y a l’IETF [Internet Engineering Task Force], etc., mais ce sont des instances très techniques, l’instance qui nous intéresse aujourd’hui pour comprendre, c’est l’ICANN.

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Quand on regarde ICANN de près, ce qu’on essaye de faire là, eh bien c’est une instance de gouvernance, c’est-à-dire que c’est une instance qui n’est pas élue et les personnes qui sont les premières concernées dans ICANN ce sont les inventeurs et les techniciens. Donc Internet est avant tout contrôlé par ces inventeurs et par les ingénieurs. C’est sans doute une des premières fois dans le monde où une communauté particulière, la communauté des ingénieurs, contrôle une grande partie de nos activités. C’est intéressant. Ça déplace le questionnement démocratique et politique et c’est vrai que les ingénieurs, pendant très longtemps, n’ont pas voulu entrer dans les enjeux politiques, ce n’est pas leur truc. Eux, leur truc c’est : il y a un problème à résoudre de connexion ou d’interconnexion, c’est ça qu’il faut qu’on fasse. Les premières questions des ingénieurs ce sont les protocoles, la sécurité, comment est-ce qu’on protège tout ça, l’attribution des noms de domaine et ça c’est vraiment le job d’ICANN. Et il prend conseil, il a des experts et ces experts, et c’est ça qui est intéressant dans la gouvernance, ce sont des opérateurs, la couche physique rappelez-vous, des entreprises, donc ceux qui vont effectivement développer des logiciels, des applications, et vous voyez, ce n’est pas un rêve, des particuliers. Par exemple moi je suis dans ce groupe-là quand j’essaye de faire bouger les choses sur Internet en tant qu’activiste ; je vous recommande de suivre, on a des représentants français. Donc c’est cet ensemble-là qui est le cœur de la gouvernance d’Internet et ce qui est nouveau, ce qui est étonnant, c’est que les États sont marginalisés. Dans Internet, pour le moment, les États ont très peu de choses à dire, sauf les États-Unis, mais même les États-Unis sont dans une délégation de pouvoir et maintenant, parce qu’Internet est devenu international il y a aussi l’ONU qui s’en mêle, l’Union européenne, mais ce n’est pas dans l’ADN de la gouvernance de départ. Ce sont les ingénieurs, souvent universitaires d’ailleurs, puisqu’ils exercent aussi dans des systèmes universitaires. Et, quand il y a un problème, on retombe sur le système judiciaire californien qui est un système hyper-protecteur du business, du commerce.

Ça va ? Vous me suivez ? C’est clair ? On va clarifier de plus en plus, ne vous inquiétez pas !

Dans les choses importantes que contrôle ICANN, c’est le type de serveurs qui ont servi aux origines à créer Internet et à le rendre autonome. Et une des raisons pour lesquelles on avait besoin un Internet autonome, c’était, vous vous en souvenez, une très grande peur de la guerre froide, une très grande peur que les centres vitaux d’information du pays, notamment aux États-Unis, soient touchés, donc la nécessité de pouvoir redistribuer cette information sur le territoire si un centre était touché. Donc les Américains ont développé un certain nombre de serveurs racine, c’est-à-dire les serveurs de tous les serveurs, ceux sur lesquels reposent les serveurs actuels en surface, des serveurs de profondeur, et la géographie de ces serveurs va vous révéler aussi un certain nombre de chose sur qui contrôle.
Typiquement vous avez des serveurs sur la côte Est américaine puisque c’est là que se trouvent les centres de pouvoir, c’étaient les premiers autour de Washington donc en Virginie, le VA c’est pour Virginie, le MD c’est pour le Maryland, donc vous avez un certain nombre de serveurs qui sont ici, il y en a six sur la côte Est.
Pour pouvoir s’assurer que les informations de la côte Est sont retransmises à l’identique sur la côte Ouest on a créé un certain nombre de serveurs sur la côte Ouest, on parle maintenant de la Silicon Valley, c’est là que ça se passe. En mettant énormément de ressources on a créé de toutes pièces la Silicon Valley comme un lieu de l’informatique et du numérique. C’est aussi là qu’il y a la NASA. Donc il y a quatre serveurs ici ; vous avez peut-être entendu parler de Palo Alto qui est le lieu où se trouve l’université de Stanford où il se trouve que je suis allée dans les années 80 et ensuite qu’est-ce qu’ils ont fait ? Ils sont allés mettre des serveurs racine où ? – c’est là que j’ai besoin de votre intelligence géopolitique – ils en ont mis un à Londres, vous avez compris pourquoi, ce sont des alliés, donc une géographie d’après guerre, après la Deuxième Guerre mondiale, avec des extensions sur Amsterdam et Francfort, donc vers les alliés allemands. Ils en ont mis un autre là-haut, Stockholm, c’est-à-dire les autres alliés, les Nordiques, Finlande mais aussi Estonie, avec la possibilité de toucher un petit peu du côté des pays baltes et évidemment c’est quoi l’idée ? L’URSS, à l’époque, contrôler et surveiller l’URSS. Du coup vous avez tout compris pour Tokyo, même chose, un autre allié de l’après-guerre, le Japon qu’il fallait reconstruire comme il fallait reconstruire l’Allemagne et la possibilité de surveiller l’autre pays à risques, si je puis dire, la Chine communiste.
C’est encore le cas, cette distribution c’est la même. Qu’on ait un milliard de personnes connectées ou trois milliards et demi, la distribution des serveurs racine n’a pas changé. Vous allez me dire ça fait quoi ? On est dans la couche physique mais aussi la couche logique, il y a des serveurs, on amène de la technologie, on amène des chercheurs, on amène des applications. Les pays en bénéficient à plusieurs niveaux.
Donc vous avez compris qu’on a une géopolitique qui sort de la guerre froide. Internet est avant tout une arme, une arme d’information massive, si vous voulez, mais basée sur les alliances de la guerre froide, même maintenant.

Il y a encore un autre schéma qui se plaque là-dessus pour ce qui est de la gouvernance, c’est celui-ci. Quand vous regardez ce qui se passe au niveau des flux d’Internet, où circule l’information, là où c’est très riche dans ma carte, eh bien qu’est-ce que vous remarquez ? Ce que vous remarquez c’est qu’entre l’Europe et les États-Unis côte Est tout va bien, les serveurs jouent bien leur rôle. Entre la côte Ouest et l’autre côté, du côté de la Chine, ça se passe bien aussi et après, vous voyez bien qu’il y a des choses qui se ne se passent plus et qui permettent de créer, de temps en temps, de nœuds comme ici ou ici et d’énormes vides. Cette situation vous l’avez déjà repérée, quand on met des accès dans les ports et pas ailleurs, c’est une forme de néocolonialisme : on extrait les données de certains endroits, mais on ne donne pas grand-chose en retour. Donc Internet c’est aussi cette carte-là. Il y a des pays qui sont riches, riches en données, riches en échanges, la montée de la Chine ne s’explique pas autrement, mais il y a des pays et des zones qui sont pauvres en information. Donc on cumule une situation de guerre froide et une situation néocoloniale. Il n’y a pas grand-chose de nouveau dans l’histoire et le nerf de la guerre c’est l’info. Ça se voit encore mieux de nuit et de l’espace si je puis dire parce que là, les flux de données, très bien Amérique côté Est, côté côte Ouest ; ce n’est pas génial ici, il y a des déserts aux États-Unis aussi. Ça se passe très bien pour nous en Europe, merci, et là-haut dans les pays nordiques. Un peu là, un peu dans la zone Pacifique et tout le reste, voilà, la fracture numérique qui est une fracture de flux, qui est une fracture d’infrastructure, mais aussi, du coup, qui ne permet pas à la couche logique et la couche culturelle de venir s’installer.

Fini pour la géopolitique, l’histoire. Internet est issu d’une histoire et n’arrive pas par hasard, il s’installe sur des relations et des comportements historiques qui sont, grosso modo, liés à la Deuxième Guerre mondiale.

Si on oublie un petit peu cette histoire de mille-feuilles et qu’on ne regarde que la couche d’en haut, la couche socio-culturelle qui est la nôtre, ça s’organise par les réseaux sociaux qui ont commencé vers 2005-2006, qui ont permis beaucoup d’interactions entre les individus, avec des moteurs de recherche qui permettent d’exploiter et déjà de faire la transition entre la couche logique et la couche culturelle, et puis la couche physique avec des câblo-opérateurs et les systèmes d’exploitation qui permettent de remonter tout ça.
Vous retrouvez le mille-feuilles avec les différentes couches. Ce qui est remarquable, ils sont toujours grosso modo en binômes, ici ça va devenir des binômes, ils sont en train de se racheter les uns les autres, c’est qu’on est dans une situation vraiment commerciale à l’américaine de duopoles. Ils ont tellement peur des trusts, ils ont tellement de lois antitrust qu’ils font attention à ne pas avoir un seul trust, mais ils en ont deux et il y en toujours un qui est beaucoup plus gros que l’autre. Google/Yahoo, il n’y a pas photo. Facebook, par rapport aux autres, il n’y a pas photo. Donc il y a aussi des asymétries au niveau de comment ça se passe, mais, dans la manière américaine, ça s’organise de manière commerciale et ça s’organise de manière trustée : Google a acheté YouTube, a acheté AdSense ; Facebook a acheté Instagram. Suivez bien l’actualité parce qu’ils sont en train de s’acheter les uns les autres, ils essayent de s’organiser en portail, comme ça. Concast a acheté General Electric, je ne sais pas si vous voyez ce qu’est General Electric, c’est juste la plus vieille et la plus grosse entreprise américaine qui fait à la fois l’électricité donc tout ce qui est la couche physique, mais aussi le nucléaire. Donc on a le nucléaire américain qui est possédé par un câblo-opérateur. Apple, que vous connaissez, est le seul à procéder un peu différemment, lui il intègre tout, il ne cause pas avec les autres, mais Microsoft oui, Amazon, Twitter, etc. Vous êtes sans soute sur un de ces réseaux sociaux, parce que leur idée, évidemment, c’est de ne pas laisser d’autres réseaux sociaux se développer ailleurs et ils les rachètent régulièrement.

J’appelle ça le continent bleu parce que c’est quand même un continent sympathique : c’est le continent du surf, c’est le continent où sont les enfants, c’est le continent de l’interaction, c’est le continent des amis – Facebook et l’idée de l’amitié, les friends, etc. –, donc cette idée d’essayer de vous garder le plus possible dans un des univers qui fait sens pour eux, de vous fidéliser.

26’ 00

Ça vous fidélise tellement qu’on en arrive maintenant à une situation qu’on appelle la bulle de filtres.

11’ 55

Quand on regarde ICANN de près,