Différences entre les versions de « Quand le numérique colonise la ville africaine »

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'''Titre :''' Quand le numérique colonise la ville africaine
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Publié [https://www.librealire.org/quand-le-numerique-colonise-la-ville-africaine-sename-koffi-agbodjinou ici] - Janvier 2023
 
 
'''Intervenants : ''' Sénamé Koffi Agbodjinou - Xavier de La Porte
 
 
 
'''Lieu :''' Émission <em>Le code a changé</em>
 
 
 
'''Date :''' 25 octobre 2022
 
 
'''Durée :''' 43 min
 
 
 
'''[https://media.radiofrance-podcast.net/podcast09/20856-25.10.2022-ITEMA_23143190-2022F38589E0009-25.m4a Podcast]'''
 
 
 
'''[https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-code-a-change/quand-le-numerique-colonise-la-ville-africaine-6270137 Page de présentation du podcast]'''
 
 
'''Licence de la transcription :''' [http://www.gnu.org/licenses/licenses.html#VerbatimCopying Verbatim]
 
 
'''Illustration :''' Déjà prévue
 
 
 
'''NB :''' <em>transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.<br/>
 
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.</em>
 
 
 
 
==Transcription==
 
 
 
<b>Xavier de La Porte : </b>J’ai un problème dans la vie, les idées l’excitent. Même quand elles sont déprimantes. J’ai encore une fois ressenti ça quand il a rencontré Sénamé Koffi Agbodjinou. C’était à la fin de l’été, à la Manufacture d’idées, le festival intello qui se déroule près de Mâcon où je vais chaque année.<br/>
 
Je devais le rencontrer pour discuter des villes africaines, de leur bétonisation et des éventuelles alternatives, dont on dispose, au tout ciment. Parce que Sénamé est togolais, architecte et urbaniste, et qu’il réfléchit notamment à ça, à ce qu’on pourrait proposer pour que les villes africaines soient autre chose que des océans de béton en quadrilatère, ce qui pose plein de problèmes environnementaux, économiques et même sociaux.
 
Tout ça, à priori, n’a pas grand-chose à voir avec le numérique. Sauf qu’au fil de la discussion, des liens sont apparus et Sénamé s’est mis à me raconter une histoire. Une histoire qui n’est pas celle d’une réussite flamboyante comme les aime le monde de la techno. Ce serait plutôt l’histoire d’un échec, en tout cas d’une désillusion. Une histoire triste.<br/>
 
Mais cette histoire, j’ai envie de la raconter quand même, parce qu’au milieu se glissent plein d’idées. À sa manière, Sénamé est un penseur et les histoires tristes, quand elles sont dites par les penseurs, font réfléchir, parfois même peuvent être enthousiasmantes.
 
On va partir du début. Sénamé est venu à Paris pour faire des études d’architecture dans les années 2000. En parallèle, il était inscrit à l’EHESS, l’École des hautes études en sciences sociales et un jour, la technologie s’est invitée dans tout ça.
 
 
 
<b> Sénamé Koffi Agbodjinou : </b>C’est une coïncidence un peu bizarre. Je m’étais inscrit en cours d’anthropologie. On nous demandait de choisir une matière un peu plus loin de nos centres d’intérêt et j’ai lu, sur la plaquette de l’ École des hautes études en sciences, un cours qui s’appelle « Discours et pratiques du futur ». Je me suis dit « il ne peut pas avoir plus éloigné du sujet des sociétés sauvages que ça ». Je suis allé à ce séminaire et quand je suis arrivé, ils étaient en train de visiter la Blackbox qui était un <em>hackerspace</em> à Paris, qui a fermé depuis. J’ai suivi le groupe et je suis arrivé dans cet espace où je voyais des gens dans le noir, en train de bricoler, mais surtout fascinés par quelque chose qui venait d’arriver, une imprimante 3D, une RepRap. Il m’a semblé, parce que je connaissais un peu l’épopée du micro-ordinateur, qu’il se passait, autour de cette machine, quelque chose qui ressemblait à ce qui s’est passé au Homebrew Computer Club quand ils ont fait rentrer, je crois que ça s’appelle Altair 8800 qui était le tout premier ordinateur qui tenait sur une table. Ça a rendu fous ces jeunes hackers à l’époque et ça a déclenché toute l’épopée de l’ordinateur portable avec des duos : Steve Jobs,/Steve Wozniak et Bill Gates/Paul Allen. Je me suis diT « il se passe quelque chose d’intéressant » , je me suis penché dessus et tout de suite, pratiquement en quittant cette visite, j’avais un projet pour l’Afrique autour des technologies avec lesquelles je venais de me réconcilier.
 
 
 
<b>Xavier de La Porte : </b>Là, j’aurais du demander à Sénamé pourquoi il parlait de réconciliation avec les technologies, mais je n’ai pas eu le réflexe. Je me suis dit que sans doute je comprendrai plus tard, je voulais avancer parce que ce que disait Sénamé m’a intrigué.<br/>
 
Quand moi j’ai vu apparaître la Rep-Rap je me suis aussi qu’il se passait quelque chose de dingue. On était environ au milieu des années 2000, cette imprimante 3D, entièrement libre, promettait en effet un nouveau rapport à la technologie, notamment parce qu’elle était capable de produire elle-même une partie des pièces qui la constituaient. Elle annonçait une ère où chacun allait être capable de produire des objets dont les modèles étaient entièrement libres aussi, en passant outre les circuits de production traditionnels. On allait pouvoir construire tout seul une semelle de chaussure, une poignée de porte, la pièce manquante d’une voiture pourquoi pas. C’était une promesse incroyable, une alliance de la technologie numérique et de la matière. Que ça provoque chez Sénamé l’idée immédiate d’un projet pour l’Afrique, c’est ça qui m’a intrigué et c’est donc ça que je lui ai demandé de m’expliquer.
 
 
 
<b>Sénamé Koffi Agbodjinou : </b>L’idée c’était de se dire que la technologie était suffisamment démocratisée pour qu’on puisse imaginer une <em>smart city</em> <em>buttom-up</em>. La mode des <em>smart cities</em> commençait à s’installer, il commençait à y avoir des projets de <em>smart cities</em> africaines et j’avais commencé à alerter sur le fait que ça avait le potentiel d’une nouvelle forme d’impérialisme qui pourrait même être un impérialisme terminal qui passerait par l’Afrique. Je voyais qu’en fait là il n’y avait pas que la technologie avec la façade de la Silicon Valley, mais qu’il y avait une sorte de niche incarnée par l’éthique hacker et les gens qui faisaient des choses très ouvertes, démocratisées, avec les nouvelles technologies. J’ai conçu ce projet que j’ai appelé rêve city ???. L’idée c’était de créer des petits labos sur le modèle de la Blackbox, dans pratiquement tous les quartiers d’une ville et d’investir chacun de ces laboratoires de la fonction de développer toutes les technologies qui rendraient smart dans le rayon de un kilomètre autour. De sorte que si tu as un lab à tous les deux kilomètres, tu as une petite <em>smart city</em> qui se bricole de façon <em>grassroots</em>.
 
 
 
<b>Xavier de La Porte : </b>Je me souviens aussi de cette époque-là, quand est apparue l’idée de la <em>smart city</em>, la ville connectée. D’ailleurs, en fouillant, je suis retombé sur une émission que j’avais faite en 2014 sur les <em>smart cities</em> ; il y avait deux invités, Nathalie Leboucher qui dirigeait le projet <em>Orange Smart Cities</em> et Antoine Picon, architecte, professeur aux Ponts et Chaussées et à Harvard et je leur avais demandé ce qu’était une <em>smart city</em> pour eux.
 
 
 
<b>Antoine Picon, voix off : </b>C’est une ville où on a suffisamment des capteurs, de puces, etc., pour savoir ce qui se passe. Depuis des micro-occurences, les consommations de compteurs, les problèmes d’embouteillage, l’État dans les différents réseaux techniques, on a tout ça et on est capable de faire remonter cette information. Ça va des systèmes techniques, mais on sait bien qu’avec la géolocalisation, on peut aussi savoir en temps réel où sont les gens. C’est une ville qui devient, en quelque sorte, sensible, c’est-à-dire que là où on avait un tissu de pierres, de béton et d’êtres vivants, là on a cette couche informationnelle qui pénètre partout et envoie des messages.
 
 
 
<b>Nathalie Leboucher, voix off : </b>L’autre étape c’est de traiter ces données, éventuellement de regarder entre les secteurs comment ces données peuvent utilisées, comment on peut faire ce qu’on appelle du <em>data mining</em> et surtout, après, de restituer cette information. C’est pour ça que le smartphone est clef parce que c’est l’outil du citoyen. Par exemple lorsque vous avez, en temps réel, l’arrivée des bus, ça veut bien dire que derrière tout ça il y a tout un système d’information sur l’arrivée du prochain bus.
 
 
 
<b>Antoine Picon, voix off : </b>Je crois que cette quantité énorme d’informations est devenue, finalement, le nerf de la guerre ou le sang, c’est ce dont tout le monde veut s’emparer. Le citoyen, bien sûr, le veut, les entreprises le veulent – on sait bien que Facebook et autres grandes entreprises sont quand même des choses pour ratisser de l’information ; les administrations sont intéressées par ça, les politiques, etc. Donc la question du traitement devient immédiatement une question sociale et politique : qui a accès à quelles informations et sous quelle forme ?
 
 
 
<b>Xavier de La Porte : </b>C’est sûr que quand Sénamé parle d’une <em>smart city</em> <em>grassroots</em>, c’est-à-dire qui vienne du bas, de la base, constituée de <em>hackerspaces</em> éparpillés et reliés entre eux, eh bien c’est à peu près l’inverse de la définition qu’on vient d’entendre. Mais Sénamé a aussi dit quelque chose sur lequel il faut revenir. Il a dit que dans les <em>smart cities</em> telles qu’on les rêvait à l’époque, il voyait, lui, un impérialisme. C’est quand même assez fort comme critique. Je suis curieux de savoir ce qu’il reprochait à cette idée de <em>smart city</em>.
 
 
 
<b>Sénamé Koffi Agbodjinou : </b>Je pensais, jusqu’à ce moment-là, que ce concept nous entraînerait fatalement vers une sorte d’extrémisme logicien, en tout cas, pour sûr, en colonialisme tel qu’il se proposait en Afrique et j’ai vu le potentiel d’en faire quelque chose de non monopolistique, si on restituait aux populations la capacité de développer elles-mêmes les technologies, de les posséder, etc. le meilleur moyen, selon moi, de faire cela, c’était de démocratiser des lieux de production de la technologie.
 
 
 
<b>Xavier de La Porte : </b>OK. Donc là de très gros mots ont été prononcés : extrémisme logicien, colonialisme. Avant que Sénamé ne me raconte plus avant son projet de réappropriation démocratique, j’ai besoin qu’il m’explique pourquoi il emploie des expressions aussi dures.
 
 
 
<b>Sénamé Koffi Agbodjinou : </b>Pour être très schématique, j’ai identifié dans les technologies deux prétentions et une intuition.<br/>
 
La première prétention c’est que les technologies avaient l’air de divorcer de quelque chose qui jusque-là allait de soi qui est que les outils étaient au service du social. Avec les technologies du digital, la technè semble glisser de son socle social et ambitionner de devenir du social en soi, c’est-à-dire que la technologie abandonne la logique de service et se fait un monde autonome que les humains peuvent explorer.
 
 
 
<b>Xavier de La Porte : </b>Ouais ! Là Sénamé est tellement schématique, c’est lui qui le dit, que je ne suis pas sûr de bien comprendre, enfin !, je comprends l’assemblage des mots : la technologie numérique se serait comme autonomisée et ne servirait plus le social comme les précédentes technologies l’avaient toujours fait. Elle se serait constituée comme monde en soi. Je vois bien en quoi l’industrie automobile est moins holistique, c’est-à-dire que ça se propose moins comme un monde en soi que l’industrie numérique. Je comprends bien, quand il dit ça, que Sénamé ne pense pas seulement au métavers, il pense à une expérience beaucoup plus large de la technologie qui vient comme imposer sa logique au monde. Mais pourquoi est-ce un problème ?
 
 
 
<b>Sénamé Koffi Agbodjinou : </b>Parce qu’on a déjà connu ça. Il y a déjà eu une logique de service qui s’est émancipée du service. Si tu penses à l’économie : cette logique de service s’est abstraite du social lui-même pour devenir un monde en soi, qui prend ses lois en elle-même, donc qui fonctionne désormais sur des lois complètement magiques et qui en impose maintenant aux sociétés humaines. Cette même abstraction pourrait s’opérer demain dans les nouvelles technologies.
 
 
 
<b>Xavier de La Porte : </b>Ça y est, je saisis ce que Sénamé dit et il faut reconnaître que c’est assez fort. Si je comprends bien, il m’explique qu’un outil créé par l’humain peut s’abstraire des raisons pour lesquelles il a été créé et finir par imposer ses propres lois. L’analogie avec l’économie est lumineuse. C’est vrai que l’économie impose ses lois comme si elles étaient des lois de la nature, alors qu’on sait bien que ça n’est pas le cas. Je me souviens d’ailleurs avoir lu des textes d’économistes hétérodoxes, pas libéraux, expliquant par exemple que la loi de l’offre et de la demande, considérée en général comme une vérité économique déduite de l’observation du réel, était, en fait, une pure construction. Il n’y a pas de loi de l’offre et de la demande dans la société, il y a juste des modèles économiques qui imposent ce rapport entre l’offre et la demande.<br/>
 
Appliqué aux technologies numériques , ça voudrait dire qu’elles pourraient finir par nous imposer leurs lois, leur propre logique. Mais je me demande quelles pourraient être ces lois. Je pense à une parmi d’autres, la loi selon laquelle, pour qu’un service fonctionne mieux, qu’il serve mieux, il faudrait qu’il me connaisse donc qu’il ait accès à mes données personnelles. C’est une logique qu’on finit par incorporer, c’est une loi à laquelle nous nous sommes soumis avec plein de conséquences terribles. Avant le numérique, aucune technologie n’imposait cette loi. Ma bagnole me servait très bien sans rien savoir sur moi ; mon walkman me servait très bien sans rien savoir sur moi ; ma télé me servait très bien en croyant savoir des trucs sur moi, mais, en fait, elle ne savait rien. Le numérique a imposé une autre loi comme si elle était naturelle. Résultat, nous filons nos données ne pensant que c’est normal et c’est tout un monde qui s’élabore comme ça, celui dans lequel on entre quand on est sur nos smartphones, quand on est sur nos ordinateurs, maintenant dans nos bagnoles, dans le métro, etc. Ce monde c’est aussi notre monde.
 
 
 
OK. Maintenant je comprends ce que Sénamé annonçait comme la première prétention du technologique. Il a dit qu’il y en avait une deuxième, je serais curieux de savoir laquelle.
 
 
 
<b>Sénamé Koffi Agbodjinou : </b>La deuxième c’est le pouvoir qu’ont de plus en plus les groupes technologiques et qui pourrait amener le capitalisme à se dire qu’au lieu de forcer des États à fonctionner comme des entreprises, il aura plus vite atteint son objectif en créant des entreprises qui deviennent des États. C’est facile à montrer puisqu’on a eu de gros signaux essentiellement de Facebook ces dernières années, tentative de battre monnaie, de créer son propre système de jugement, etc.
 
 
 
<b>Xavier de La Porte : </b>Intéressant ça. La logique capitaliste a d’abord poussé les États à se comporter comme des entreprises, ça on le sait, on le voit tous les jours ; nous sommes quand même dirigés par un président qui a théorisé la <em>Start-up Nation</em>, mais Sénamé ajoute une autre étape. La logique capitaliste pousse aujourd’hui les entreprises, dit-il, à se substituer aux États ; ça c’est autre chose. L’exemple de Facebook, que donne Sénamé, est assez évident, mais ça me rappelle aussi un bouquin que l’ex-patron de Google, Eric Schmidt, avait écrit en 2013 avec Jared Cohen. Ce bouquin s’appelait <em<The new digital age </em>, rien que ça, et, parmi mille autres conneries, Eric Schmidt et Jared Cohen expliquaient que les États étaient vraiment un truc du 20e siècle voire d’avant, des énormes structures bien lourdes, bien empêchantes, bien peu mobiles et qu’il était temps de les réduire à leur portion congrue pour les remplacer par ces organisations merveilleusement agiles et innovantes que sont donc les entreprises de la tech.
 
 
 
Qu’Eric Schmidt pense ça ce n’est pas dingue, il était le patron de Google à cette époque, mais  Jared Cohen, lui, avant de devenir un businessman, il avait le conseiller de deux ministres des Affaires étrangères américaines, Condoleezza Rice et Hillary Clinton, une républicaine et une démocrate, ce qui dit quelque s chose de la colonne vertébrale politique du mec. Bref !, ce que Sénamé appelle la deuxième prétention du technologique, c’est-à-dire constituer des entreprises en États, eh bien elle est tout à fait réelle et pas seulement dans l’esprit des patrons de la tech, des femmes et des hommes politiques le pensent aussi.<br/>
 
En plus de ces deux prétentions, Sénamé parlait aussi d’une intuition.
 
 
 
==14 ‘ 03==
 
 
 
<b>Sénamé Koffi Agbodjinou : </b>Cette intuition passe par la ville, c’est-à-dire que le technologique a compris quelque chose que les anthropologues anarchistes ont théorisé qui est qu’en réalité la ville, de tout temps, a été pour contrôler les gens, réduire les libertés, essayer d’organiser des sociétés où il n’y aurait plus de vagabonds, de pirates, de marginaux, etc., pour avoir une grande logique de tri où le contrôle serait beaucoup plus facile. La technologie rêve de la ville.
 
 
 
<b>Xavier de La Porte : </b>« La technologie rêve de la ville ». Encore une fois c’est assez lumineux. La ville comme espace d’expérimentation technologique, comme lieu où peuvent s’accomplir les deux prétentions précédemment décrites par Sénamé : s’autonomiser pour imposer ses lois et constituer des entreprises en États.<br/>
 
Ce que dit Sénamé résonne avec des trucs que j’ai lus récemment sur l’importance des villes dans la manière dont le premier capitalisme s’est installé dans nos sociétés. Pour nos ancêtres du 18 et du 19e siècle, la ville était le lieu du progrès, le lieu où on s’affranchissait de la nature, le lieu où se constituaient des sociétés humaines émancipées des contraintes de la nature.
 
 
 
C’était une illusion bien sûr. Les plus clairvoyants, Marx lui-même, l’ont vu tout de suite, mais ça a été vachement opérant dans l’imaginaire et ça a largement participé à nous faire croire que nous étions supérieurs aux autres vivants et à tous les peuples primitifs qui, eux, étaient soumis aux lois de la nature.<br/>
 
C’est en écoutant Sénamé que je comprends que ce même imaginaire a été réactivé par le monde numérique. La <em>smart city</em>, telle qu’elle est rêvée par les grandes entreprises de la tech, c’est exactement ça et je me dis qu’il est frappant que cette même idée de la ville soit à l’heure dans ce nouveau capitalisme technologique. En même temps, j’aurais pu m’en rendre compte plus tôt, c’est assez évident quand on pense, par exemple, à tous ces films d’anticipation qui imaginent des vies hyper-technologiques, presque infinies. Un exemple me revient en tête. J’aurais pu aller voir du côté de <em>Metropolis</em> ou <em>Blade Runner</em>, mais non !, l’exemple qui me revient en tête c’est <em>Le cinquième élément</em> quand, dans le film de Besson, le personnage joué par Milla Jovovich s’échappe, passe par un conduit d’aération et se retrouve perché sur un mur au cœur d’une ville qui s’étend à perte de vue.<br/>
 
La ville est immense, des couches de toitures se superposent, se portent presque en faisant beaucoup de bruit et, à travers les yeux effrayés du personnage qui regarde les voitures volées par milliers, eh bien il y a évidemment notre angoisse devant ces villes possibles.
 
 
 
Donc je comprends pourquoi, comme le dit Sénamé, la technologie rêve de la ville. Ce dont j’ai une idée beaucoup moins claire, en revanche, c’est pourquoi elle ville de la ville africaine.
 
 
 
<b>Sénamé Koffi Agbodjinou : </b>Il se fait que des villes extraordinaires vont émerger en Afrique. On parle des cinq plus grandes villes du monde qui vont émerger sur ce continent à échéance 2050, donc dans moins de 30 ans, et dans une configuration où ce sont des pays où les décideurs n’opposent pas de rapport de force, donc véritables laboratoires possiblement de dystopie.<br/>
 
Les grands groupes commencent à venir. Ils se disent que pour que le potentiel du marché technologique se réalise pleinement il faut passer par l’Afrique, parce qu’en Afrique on pourra faire de le <em>smart city</em> plus facilement et faire de la <em>smart city</em> ce n’est pas vendre des <em>devices</em> à des individus, c’est vendre de la technologie à l’échelle.<br/>
 
C’est un peu l’analyse qui m’a amené à dire « attention il faut que l’Afrique se positionne sur cette question de <em>smart city</em> et, plus généralement, sur les technologies » : est-ce qu’on prend les technologies qui, demain, écraseront nos structures sociales ? Est-ce qu’on va prendre des technologies qui vont faire basculer le pouvoir entre les mains du privé ? Ce que l’Afrique décidera impactera la terre entière puisqu’un humain sur quatre sera sur ce continent d’ici 2050.
 
 
 
<b>Xavier de La Porte : </b>Contrairement à ce qu’on imagine souvent, c’est donc en Afrique de l’Ouest que ça va arriver. C’est là-bas qu’une conurbation gigantesque est en train de se constituer à cheval sur plusieurs États, d’Abidjan en passant par Lomé, Porto-Novo et Accra, donc de la Côte d’Ivoire au Nigeria en passant par le Togo, le Bénin et le Ghana. Cette mégalopole en formation serait déjà, aux dires de Sénamé, constituée en une sorte de laboratoire pour des entreprises de la tech. J’ai besoin qu’il me donne des exemples précis.
 
 
 
<b>Sénamé Koffi Agbodjinou : </b>En pleine crise du covid, le gouvernement togolais a été beaucoup célébré, a eu quelques médias, parce qu’il a permis à un laboratoire, je ne sais plus lequel de quelle université américaine, de développer une technologie qui permettait d’identifier les gens qui ont le plus souffert de la crise du covid et de leur envoyer de l’argent. Mais cette technologie fonctionne de façon problématique puisqu’il s’agit de recouper deux données : les données de consommation de crédit téléphonique et de l’observation des toitures de l’espace. On considère, pour faire simple, que quelqu’un qui ne téléphone pas beaucoup ou qui ne téléphone plus comme il téléphonait avant la crise et dont la toiture est abîmée est quelqu’un qui fait partie des populations les plus sinistrées par cette crise, donc cette personne reçoit de l’argent sur son téléphone, offert par le gouvernement. On a donc confié à un algorithme les données d’utilisation téléphonique de tous les Togolais et on a autorisé un laboratoire américain à observer toute une population en vue aérienne pour faire un outil qui, en réalité, est complètement folklorique parce que ce n’est pas de l’espace qu’on trouve les pauvres, qu’on les identifie, mais qui, par rapport contexte africain et à tout le folklore qu’on y projette, peut paraître sexy et faire passer un gouvernement, en réalité complètement archaïque, pour un gouvernement qui innove et qui s’intéresse à ses populations.
 
 
 
<b>Xavier de La Porte : </b>Je lis un papier de <em>L’Express</em> sur cet outil. Il s’appelle Novissi, ça veut dire « solidarité » en éwé qui est une des langues du Togo, il a en effet été développé par l’Université de Berkeley aux États-Unis. Pour préciser, l’idée proviendrait, parait-il, d’Esther Duflo, prix Nobel d’économie, et sa mise en place est passée par une ONG américaine qui s’appelle GiveDirectly. Au Togo l’opposition s’est manifestée pour dénoncer le côté attentatoire aux libertés individuelles de cette entreprise, mais le gouvernement a répondu que ces données étaient anonymisées et protégées. Cela dit, Sénamé ajoute quelque chose.
 
 
 
<b>Sénamé Koffi Agbodjinou : </b>Quand les technologies sont développées, elles gagnent en légitimité. Cette technologie ne va certainement pas servir qu’au Togo. On peut facilement voir les usages problématiques qu’on peut faire de la mise en rapport des habitudes d’usage du téléphone et de l’observation depuis un satellite, que ces technologies pourraient revenir même en Occident et servir ici parce qu’elles ont fait ce détour par l’Afrique où elles ont pu se développer, alors qu’elles auraient été complètement bloquées si l’idée avait émergé en contexte occidental.
 
 
 
<b>Xavier de La Porte : </b>Je comprends sa stratégie rhétorique. Il nous dit « attention les gars, vous vous en foutez parce que c'est en Afrique, mais ça peut vous revenir dans la gueule ». Ce qui est intéressant c'est l’idée que l’Afrique soit un terrain d’expérimentation pour des technologies limites qui se légitiment là-bas. Je me souviens que j’en avais discuté avec Achille Mbembe, le grand intellectuel camerounais, et il me racontait comment l’Afrique avait servi depuis longtemps de laboratoire à des pratiques qui s’étaient ensuite étendues à une bonne partie du monde. Il parlait de la militarisation de l’ordre public, de l’extractivisme des ressources naturelles ou encore des expériences menées avec certains médicaments. Tout ça avait été expérimenté en Afrique parce que les vies africaines comptent moins que les vies occidentales ! J’ai donc l’impression que se rejoue aujourd’hui, avec les technologies, une vielle histoire, donc je soumets à Sénamé ma remarque.
 
 
 
<b>Sénamé Koffi Agbodjinou : </b>C’est complètement ça. C’est un continent laboratoire pour du technologique, pour tester des choses que le consentement éclairé, qui est exigé dans les démocratieset n’existant pas dans ces contextes, empêche d’advenir ; évidemment, elles peuvent facilement se concrétiser.
 
 
 
<b>Xavier de La Porte : </b>Quand il dit ça Sénamé doit, j’imagine, penser au Togo. Le Togo est un pays qui est actuellement dirigé par Faure Gnassingbé qui a succédé, en 2005, à son père qui, lui-même, fut président pendant 37 ans ; ça sent bon le népotisme !<br/>
 
Mais ce phénomène d’expérimentation n’est pas propre au Togo. On sait bien que certaines technologies de surveillance, par exemple, ont été vendues à des pays peu regardants sur les questions de liberté individuelle où ils ont été testés, expérimentés, avant d’être étendus et vendus à d’autres pays. C’est le cas, par exemple, du logiciel espion Pegasus qui a été développé par la société israélienne NSO, vendu d’abord au Mexique et puis à une quarantaine de pays dont l’Allemagne, l’Espagne et ah, tiens !, le Togo. On y revient. Sénamé me raconte une histoire qui m’avait complètement échappé.
 
 
 
<b>Sénamé Koffi Agbodjinou : </b>Vous savez que Google déploie des câbles sous-marins pour de la connexion internet et le câble qui est censé connecter en partie le continent africain a été inauguré au Togo. Ce même gouvernement a célébré récemment le fait que Google a choisi Lomé comme point d’entrée sur le continent. La réaction de notre gouvernement a été évidemment de dire « voyez, regardez, ce petit pays de rien du tout innove, on vient d’accueillir Google ». Donc on a dressé le tapis rouge, on a célébré cela. Et dans le discours qui accompagnait cet évènement, je n’ai vu produire aucune critique et surtout, je n’ai pas entendu dire qu’on avait demandé de la contrepartie à Google.
 
 
 
<b>Xavier de La Porte : </b>Je n’avais jamais entendu parler de ce câble. Google l’a donc baptisé « Equiano » du nom d’un écrivain nigérian, j’appends ça, du 18e siècle, Olaudah Equiano, plus connu sous le nom de Gustave Vassa. Quand on lit un peu la vie d’Equiano, il avait été enlevé en Afrique, il est devenu esclave, il a tété déporté aux États-Unis, puis en Angleterre où il a été affranchi et où il s’est mis à écrire et il est devenu un défenseur de l’abolition de l’esclavage ; ses textes ont d’ailleurs influencé jusqu’à Martin Luther King.
 
 
 
Le câble Equiano est donc la propriété exclusive d’Alphabet, la maison mère de Google, il a été inauguré en mars 2022, il part du Portugal, il va jusqu’en Afrique du Sud et il arrive en Afrique par Lomé, Lomé qui se trouve au centre de la future conurbation dont parlait Sénamé. C’est merveilleux ! On croirait revoir les routes de la traite négrière, mais, cette fois, ce câble porte le nom d’un abolitionniste historique. Bref ! En lisant la presse africaine j’ai pu constater, comme le racontait Sénamé, que l’arrivée du câble a été célébrée comme une étape décisive dans la numérisation du pays : augmentation de la bande passante dans un pays et une région mal connectés, promesse de l’entreprise Alphabet que ça générerait jusqu’à 36 000 emplois au Togo. Là, d’ailleurs, c’est la ministre de l’Économie numérique et de la transformation digitale, Cina Lawson, qui faisait un discours, le jour même de l’inauguration du câble.
 
 
 
<b>Cina Lawson, voix off : </b>Avec ce nouveau câble sous-marin, nous serons donc en mesure de satisfaire aux exigences de la feuille de route gouvernementale portant sur le renforcement du raccordement internet au réseau mondial. Le câble sous-marin Equiano favorisera aussi une augmentation de la productivité des différents secteurs de l’économie et contribuera à faire du Togo un hub digital pour la région et non seulement pour la ??? région mais pour l’Afrique entière.
 
 
 
<b>Xavier de La Porte : </b>Sénamé, lui, voit arriver Alphabet et Google comme une puissance en pays conquis. Il voit l’intérêt que l’entreprise a à faire ça et il parle d’absence de contrepartie. Mais quelle contrepartie aurait pu exiger l’État togolais ?
 
 
 
<b>Sénamé Koffi Agbodjinou : </b>On pourrait ça en exigeant qu’on fasse travailler des startups togolaises ou qu’il y ait des garanties sur ce qui va se passer. Non, il n’y a eu que le discours de célébration de l’honneur extraordinaire que Google fait à ce petit pays. Google a évidemment choisi ce petit pays parce qu’il est un petit pays ??? sur la carte démocratie et qu’il pouvait facilement atterrir là-bas sans déclencher toute l’alerte que ce serait s’il allait dans un pays où le niveau d’exigence ou de clairvoyance est plus élevé.
 
 
 
<b>Xavier de La Porte : </b>Pourquoi dit-il ça Sénamé ? Non seulement on peut légitimement se poser des questions sur la sécurisation des données qui transitent par ces câbles, dans quelle mesure Google n’en fait rien ? C’est une question. Mais, au-delà même de ce soupçon légitime, il y a la simple question de la dépendance infrastructurelle. Les États se mettent dans une situation de grande dépendance vis-à-vis d’une société privée. Avant le câble Equiano, le Togo n’était relié à l’Internet mondial que par un câble qui n’était pas suffisant mais, au moins, il avait l’avantage d’appartenir à un consortium. Maintenant le Togo dépendra de Google, enfin presque entièrement de Google.<br/>
 
Je demande à Sénamé comment il explique que ça ne soulève aucune question. Est-ce que c’est un problème d’acculturation numérique de la société civile ? Des dirigeants ? Est-ce que c’est une question de corruption ?
 
 
 
<b>Sénamé Koffi Agbodjinou : </b>Très simplement, les décideurs ne sont pas légitimes. Pour beaucoup ils sont mis en place et maintenus en place parce que justement ils font ça, ils servent l’intérêt de grand groupes. Ensuite je pense qu’il y a en plus une couche non visionnaire chez ces gens qui ne sont pas du tout connectés au sens de l’histoire, au sens des choses et surtout ils n’ont pas de vision pour le futur qui fait qu’ils sont les parfaits interlocuteurs pour ces business qui ont compris qu’il y a là le marché le plus grand que l’humanité ait jamais connu.
 
 
 
<b>Xavier de La Porte : </b>Encore une fois, on retrouve des schémas qui ont été à l’œuvre depuis longtemps et qui sont d’ailleurs encore à l’œuvre : la collusion entre des gouvernements peu légitimes et des grands groupes européens, américains, aujourd’hui chinois, pour investir des marchés ou voler des marchandises, c’est un classique de l’histoire africaine. Donc Google a investi des milliards pour dresser des câbles en Afrique. Facebook est à la tête d’un consortium qui fait exactement la même chose. C’est toujours la même histoire.
 
 
 
==28’ 20==
 
 
 
<b>Sénamé Koffi Agbodjinou : </b>Oui, effectivement,
 

Dernière version du 9 janvier 2023 à 15:35


Publié ici - Janvier 2023