Peut-on dégoogliser internet - Du grain à moudre d'été

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Titre : Peut-on dégoogliser internet ?

Intervenants : Andréa Fradin - Benjamin Jean - Olivier Babeau - Émilie Chaudet

Lieu : France Culture - Émission Du grain à moudre d'été

Date : Août 2015

Durée : 44 min

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Émilie Chaudet : Bonsoir à toutes et à tous. Bienvenue dans Du grain à moudre d'été, une émission préparée par Fanny Richez, Catherine ???, Virginie Leduault et Marie ???, réalisée par Lise Côme, accompagnée ce soir à la technique de Clément ???.

« Google est ». Si vous tapez juste ça sur le moteur de recherche en question, votre phrase se complète automatiquement, sur votre écran : « Google est un moteur de recherche », ou « Google est ton ami ». Maintenant, tapez « Google est un », vous tombez très vite sur une femme ou un dieu. Et je vous passe encore la tentative d'une recherche « Google est trop », un sursaut fantasmé, un brin mégalo, qui donne une idée de la position que se donne la firme à l'échelle du monde, celle d'une entreprise qui jouit de plus en plus d'un contrôle sur la vie privée des internautes, et qui se donne pour objectif de contrôler la vie tout court. En effet, la restructuration de la firme qui s'appelle donc Alphabet depuis une semaine, nous rappelle que Google n'est pas qu'un moteur de recherche, une messagerie ou un réseau social, c'est une entreprise de plus de 53 000 salariés qui travaillent aussi à la création et au développement de voitures sans chauffeur, de remèdes contre des maladies graves, tout comme Facebook ou Amazon. Une fois qu'on a dit ça, une question se pose : qui les contrôle ces entreprises ? Qui ? Quelle instance peut leur imposer des limites professionnelles, éthiques, les contraindre à un meilleur respect de la vie privée de leurs usagers ? Et ces questions se posent d'autant plus que Google, qui devait répondre aujourd'hui à des griefs de la Commission européenne pour abus de position dominante, vient, une fois de plus, de repousser ce délai à la fin du mois d’août. Alors peut-on dégoogliser Internet ? Ou, en tout cas, limiter, réglementer le pouvoir de Google sur le web ? C'est notre sujet du jour.

Et pour en parler j'ai le plaisir de recevoir trois invités. Andréa Fradin, bonsoir.

Andréa Fradin : Bonsoir.

Émilie Chaudet : Vous êtes journaliste pour le site d'information Rue89, spécialiste des questions numériques. À côté de vous, Benjamin Jean, bonsoir.

Benjamin Jean : Bonsoir.

Émilie Chaudet : Vous êtes juriste, spécialisé en propriété intellectuelle, et vous êtes membre de Framasoft [1], une association qui promeut, entre autres, le logiciel libre et qui tente de mettre au point des plates-formes alternatives à Google, Facebook, Twitter ou Skype. Nous y reviendrons, bien sûr, dans le courant de cette émission. Et avec vous, en face de vous, pour discuter, Olivier Babeau, bonsoir.

Olivier Babeau : Bonsoir.

Émilie Chaudet : Vous êtes professeur de stratégie d’entreprise à l’université de Bordeaux et vous êtes, également, membre du Conseil scientifique de l'institut pour la Souveraineté numériqueErreur de référence : Balise fermante </ref> manquante pour la balise <ref> ». L'idée de cette campagne c’était surtout de sensibiliser, de montrer qu'Internet et le développement d'acteurs de type Google, c'est pour ça qu'on a parlé de « dégooglisons Internet, mais c'est beaucoup plus large, c'est YouTube, c'est Facebook, on les a déjà évoqués. Je rajoute volontiers Microsoft dans le GAFA. Donc c'est tous ces gros acteurs. Cet Internet a de vrais dangers pour l'utilisateur, vraiment. On ne parle pas tant de la technique, on parle de l'utilisateur, du service.

Émilie Chaudet : Un danger qui se situe au niveau du fait de confier des données très personnelles ?

Benjamin Jean : C'est ça. On en a parlé : c'est l'espionnage ; c'est la centralisation, on va tous se retrouver chez un seul ; c'est l'éthique ; c'est la liberté aussi : est-ce qu'on sortir facilement de tout ça. Nous, face à ces différents enjeux, ces dangers, on a essayé de proposer des réponses qui sont la liberté, la décentralisation, l'éthique, justement, au profit des utilisateurs. Et donc, devant ce constat des dangers et des réponses que pouvaient apporter certains logiciels libres, on a mis, face à chaque service ou projet de Google ou de Facebook utilisé massivement, des alternatives libres, open source, que chacun peut télécharger, installer chez soi, mais aussi tester chez nous.

Émilie Chaudet : Code source ouvert ? Que les gens peuvent ? Donc le code source ouvert c'est quand les gens peuvent venir prendre des données, en ajouter d'autres pour améliorer un service.

Benjamin Jean : Exactement. L'idée, en fait, du logiciel libre c'est lorsqu'on achète le logiciel ou lorsqu'on le télécharge, on a la recette à côté. C'est-à-dire que, d'une part, on sait ce qu'il y a dedans, mais en plus on peut le reconstruire, voire le modifier si jamais on préfère le faire d'une autre façon. C'est vraiment la base du logiciel libre, sans rentrer dans les détails. Et donc, tous les services qu'on propose s'appuient sur ces logiciels-là, et en plus, on documente toute l'installation qui permet à chacun de la faire chez soi, ou au sein de sa propre organisation. Donc, on n'a pas vocation à remplacer Google. L'idée ce n'est pas de dire allez chez Framasoft plutôt que d'aller chez Google.

Émilie Chaudet : C'est d'offrir un service, du coup, pour lequel vous vantez une certaine transparence.

Benjamin Jean : Montrer une alternative, montrer une autre façon. Oui, c'est ça, montrer une autre façon que d'utiliser tous ces services centralisés, que Google représente très bien, symptomatise très bien. Mais, encore une fois ce ne sont pas les seuls, et permettre ensuite à chacun de le faire chez soi, ou de le faire au sein de son organisation, ou de prôner l'usage auprès de ses proches.

Émilie Chaudet : Ces moteurs de recherche sont déjà actifs ? Il y a déjà des utilisateurs, de fait.

Benjamin Jean : C'est ça. On a un moteur de recherche, on peut aller sur <ref>framabee.org>/ref>. Le mieux, je dirais, c'est d'aller sur le site degooglisons–internet.org, où vous avez l'ensemble des services qui sont proposés avec, aussi, tous les enjeux derrière ça. Et un état, c'est-à-dire les projets qui sont mis en place au fur et à mesure.

Émilie Chaudet : Vous dites que le message n'est pas de dire n'allez plus chez Google, mais, quand même, degooglisons-internet.org, c'est un message assez fort.

Benjamin Jean : Oui, c'est fort. Mais aussi parce qu'on est dans la vulgarisation. Soyons lucides. La première difficulté c'est de faire comprendre à chacun l'enjeu de penser autrement que ce qu'on nous propose. On achète un téléphone, on n'a pas tellement le choix, on a le choix entre différents téléphones. Mais si on regarde l'usage que nous permet de faire le téléphone, les fonctionnalités qui nous sont apportées, on n'a pas vraiment le choix. On a des applications qui sont déjà installées, des fonctionnalités qui sont apportées, et c'est dur d'en sortir.

Émilie Chaudet : Olivier Babeau, vous vouliez réagir.

Olivier Babeau : Oui. Ce sont des initiatives très intéressantes. Il faut se souvenir que Google est une entreprise qui est arrivée tard dans l’histoire d'Internet, elle est créée en 98. Pourquoi elle a réussi face à, par exemple, un Altavista qui était déjà un acteur en place. Donc ce n'est pas the first, du tout, le premier arrivant sur le marché.

Émilie Chaudet : Pourquoi elle a mieux réussi que les autres ?

Olivier Babeau : Il y a plusieurs explications. Parce que ses réponses étaient plus pertinentes, en gros. Le service était meilleur. On dit aussi qu'il était beaucoup plus simple : le fameux rectangle blanc, il y a un côté magique ; vous y mettez votre question, il vous donne une réponse. Alors qu'à l'époque Yahoo, Altavista étaient dans une logique, dans une espèce

Benjamin Jean : D’annuaire.

Olivier Babeau : D'annuaire, c’était totalement illisible. Le génie de Google c'est d'arriver avec juste son rectangle. Mais, en tout cas, il y avait une offre qui avait une meilleure qualité. Et probablement, la meilleure réponse qu'on puisse faire à Google, si on n'est pas du côté des partisans du démantèlement, c'est de dire « eh bien proposons quelque chose de mieux ». Regardez un moteur français, tel que Qwant, par exemple : l'année dernière un milliard de requêtes. Il est parti de rien, il y a peu de temps. Ça veut dire que quand on a moteur qui arrive à apporter des réponses plus pertinentes, ou qui correspondent plus aux besoins des consommateurs, à ce moment-là vous avez une demande. Cela étant, ça ne veut pas dire qu'il n'y a pas un problème culturel dans le fait que les gens, il faudrait, idéalement, que le besoin, on pourrait dire de protection de sa vie privée devienne une part importante de la demande des consommateurs.

Émilie Chaudet : La solution n'est donc pas forcément juridique.

Benjamin Jean : Je pense qu'elle n'est pas seulement juridique, c'est quand même illusoire de le penser.

Émilie Chaudet : Andréa Fradin.

Andréa Fradin : Il y a tout un tas de facteurs, effectivement, et malheureusement, j’ai envie de croire que la seule innovation permettra de faire germer le futur Google et la future grosse multinationale du Net de demain. Mais j'ai du mal à y croire parce que, comme je disais tout à l'heure, Google met quand même en place tout un ensemble de barrières pour empêcher les futures pousses d'arriver sur le marché, notamment en les achetant très vite. Les acquisitions de Google, c'est juste monstrueux.

Émilie Chaudet : Vous pensez à quelles entreprises, par exemple ?

Andréa Fradin : Les dernières qu'ils ont eues : Nest, sur les objets connectés, il y a eu Boston Dynamics dans la robotique. Il y en a eu tout un tas. Je crois qu'il y a cent cinquante, depuis le début de Google, et ils ont commencé très très tôt.

Olivier Babeau : Il y a  ???, YouTube.

Andréa Fradin : Voilà. Il y a eu Motorola aussi. Ils ont acheté, je crois, cent cinquante startups, ou entreprises confirmées, depuis le début de leur histoire. C'est énorme, et encore, ce n'est que le chiffre connu, parce qu'il y toutes celles dont les deals ont été tus. C'est absolument énorme, et donc ils phagocytent, comme ça, pour ne pas, justement, se laisser concurrencer. Bien sûr, il y aura toujours la possibilité d'une innovation de, comme pour Google, des génies dans leur garage qui font un truc super, qui marche, meilleur, plus ergonomique, plus séduisant pour les utilisateurs. Mais là, quand même il y a un effet de réseau qui fait qu'on est tous soit chez Facebook, soit chez Twitter, soit chez Google. Basculer sur un autre service ? Ah, ça demande quand même du temps, quoi. Il n'y a pas les copains, il n'y a pas la famille, donc c'est un peu embêtant. Et de la même façon, comme je disais plus tôt, il y a aussi un problème chez le grand public qui ne s'intéresse pas à ces questions, ça n'intéresse pas forcément la question de la vie privée, la nécessité de basculer. L’initiative de Framasoft, je la trouve géniale, mais il faudrait la diffuser auprès du grand public, pour concurrencer effectivement ces géants.

Émilie Chaudet : Olivier Babeau.

Olivier Babeau : Moi je partage un peu vos doutes. Mais, vous savez, il y a eu cette fameuse théorie de Huntington sur la fin des civilisations qui depuis, a été un peu battue en brèche. Mais penser que Google sera toujours Google c'est un peu penser à la fin de l'économie ou à la fin de l'histoire économique. Ça j'ai du mal à y croire, personnellement. Moi, je suis comme vous, je partage vos doutes. Mais ce que je constate, tout de même, en revanche, c'est que le coût d’entrée dans un métier, grâce à Internet et grâce au numérique, justement à cause d'effets de réseaux et puis des coûts marginaux nuls, etc, et puis du cloud computing, le coût d'entrée est devenu extrêmement faible. Donc vous n'avez plus besoin de beaucoup de capitaux pour se créer. C'est bien pour ça, d’ailleurs, qu'effectivement Google rachète des startups qui se sont créées, la plupart du temps, dans des garages, dans des piaules d'étudiants. Ils le savent. C'est vrai qu’ils ont cette capacité à racheter, mais ça ne veut pas dire que les choses n'émergent pas en dehors d'eux, en dehors. En fait, ça émerge de facto, aujourd'hui encore, en dehors d'eux.

Émilie Chaudet : Ce que disait Andréa Fradin sur, justement, cet appétit de Google pour les petites entreprises qu'elle rachète, cette presque autosuffisance, on pourrait dire, est-ce que ça ne peut pas aboutir, à terme, justement, à son auto destruction, si on emploie des mots très radicaux ? Andréa Fradin.

Andréa Fradin : Je crois que c'est ce qu'ils redoutent. C'est pour ça qu'ils n’arrêtent pas de se restructurer, d'essayer de retrouver cette flexibilité des débuts, des petites organisations, qu'ils ne pourront jamais ravoir. Ils ne sont plus les trublions du secteur malgré l'image qu’ils veulent donner. Ce sont les nouveaux géants, c'est le nouveau monopole, ce sont ceux qu'il faut aller détrôner, clairement.

Émilie Chaudet : En attendant cette fin programmée de Google, on a parlé beaucoup de la responsabilité des États, de la responsabilité des consommateurs, et des différences culturelles, aussi, que ça peut impliquer d'un pays à l'autre. Comment est-ce qu'on peut synthétiser ? Comment est-ce qu'on peut homogénéiser tout ça ? Vous disiez, tout à l'heure, qu'une cour internationale de l'Internet ne serait pas souhaitable. Mais alors comment en attendant on peut régulariser, imposer des réglementations à Google ? Rapidement, en guise de conclusion. Andréa Fradin.

Andréa Fradin : C'est extrêmement complexe. J'en discutais récemment avec Bertrand de la Chapelle, un ancien du conseil d’administration de l'ICANN, un diplomate qui essaie de réfléchir à ces questions dans un nouveau projet, qui s'appelle Internet et Juridiction, qui est très intéressant, qui essaie de combler, justement, ce fossé entre des juridictions, en France, aux États-Unis, enfin bref dans tous les pays, et aussi dans des régions comme l'Europe, par exemple, qui sont lourdes, qui demandent beaucoup d’années et beaucoup d'argent, et qui ne sont pas adaptées au temps d'Internet, et, de l'autre côté, des règlements qui sont faits sur le tas parce qu'il fallait bien trouver des solutions entre les pays et les plateformes. Par exemple, quand la France demande à Twitter de gérer le hashtag « un bon juif », et du coup ça c’est opaque, c'est informel, on ne sait pas trop pourquoi des contenus sont retirés. Donc on essaie de trouver une solution, mais c'est très marginal.

Émilie Chaudet : Eh bien, merci beaucoup à vous trois d'avoir été avec nous ce soir. Andréa Fradin, journaliste, Olivier Babeau, consultant en stratégie et Benjamin Jean, juriste et membre de Framasoft. Peut-on dégoogliser Internet ? C'est la question à laquelle nous avons tenté de répondre ce soir. Demain on se retrouve avec une tout autre question : « Dans quelle guerre la Turquie s'engage-t-elle ? ». Très bonne soirée à tous et à demain.