Panne géante sur le Web : le réseau est-il suffisamment robuste - L'Heure du Monde

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Titre : Panne géante sur le Web : le réseau est-il suffisamment robuste ?

Intervenant·e·s : Damien Leloup - Voix off - Morgane Tual

Lieu : Podcast L’Heure du Monde

Date : 16 juin 2021

Durée : 24 min 28

Podcast

Page de présentation du podcast

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration :

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Une simple défaillance dans l’entreprise américaine Fastly a rendu inaccessibles, pendant une heure, le 8 juin, plusieurs dizaines de sites Internet – dont celui du Monde. Doit-on s’attendre à d’autres dysfonctionnements de cette ampleur, voire plus graves, sur le Web ? Éclairage en podcast avec Damien Leloup, journaliste au service Pixels du Monde.

Transcription

Morgane Tual : Bonjour. Je m’appelle Morgane Tual et il est L’Heure du Monde.
Aujourd’hui on revient sur une panne mondiale qui a touché de nombreux sites web et généré quelques frayeurs. Le 8 juin, une défaillance chez l’entreprise américaine Fastly a rendu inaccessibles, pendant environ une heure, des sites internet comme celui du Monde ou du New York Times, mais aussi d’immenses plateformes comme Amazon, Twitch, Spotify, ou encore les sites de la Maison-Blanche et du gouvernement britannique. Une seule entreprise tombe et c’est un pan du Web qui vacille. Est-ce que ça veut dire que nous sommes trop dépendants de certains services, voire que le Web n’est pas assez robuste ? Peut-on craindre des dysfonctionnements plus importants à l’avenir ?
Damien Leloup est journaliste au service Pixels du Monde va nous aider à y voir plus clair.
Panne géante sur le Web, le réseau est-il suffisamment robuste ?, un épisode produit par Cyrielle Bedu, réalisation Amandine Robillard.

Nous sommes le mardi 8 juin 2021 à la rédaction du Monde. Il est 11 heures 50 et sur la messagerie interne de l’entreprise c’est l’agitation. Le site internet du journal ne fonctionne plus, à la place c’est un message d’erreur qui s’affiche. La courbe d’audience s’effondre, plus personne ou presque ne peut accéder à notre site et à nos articles. L’équipe technique se met au travail pour trouver l’origine du problème. Mais aussitôt, on se rend compte que nous ne sommes pas les seuls dans cette situation. D’autres sites de grands médias sont eux aussi inaccessibles comme L'Obs en France, mais aussi le New York Times, le Guardian, la BBC ou encore CNN. S’agirait-il d’une cyberattaque visant les médias ? Les esprits s’emballent, mais en fait le problème dépasse largement les sites de médias : Amazon, Twitch, Paypal ou encore le site de la Maison-Blanche sont eux aussi touchés.

Voix off : Les sites Internet de la Maison-Blanche, du système de paiement Paypal et d’une série de grands médias internationaux très difficilement accessibles ce matin, que se passe-t-il ?

Morgane Tual : Les spéculations sont toutefois rapidement interrompues, l’origine du problème, aussi impressionnant soit-il, n’est finalement pas très palpitante. C’est une simple panne, une panne chez une entreprise américaine nommée Fastly, un fournisseur de services informatiques dont le monde.fr, comme les autres sites perturbés, est client. Résultat : le souci a été réglé en une heure environ et tout est revenu à la normale. Ouf ! Soulagement, rien de très grave. Il ne reste que l’impression un peu étrange que les technologies sur lesquelles on se repose au quotidien ne sont pas si infaillibles.

Damien, cette panne a été très courte et pourtant elle a suscité pas mal de remous, chez nous au Monde évidemment, mais pas seulement. Comment ça s’explique ?

Damien Leloup : Cette panne a été très courte, mais elle a aussi été très visible pour une raison très simple. Elle a touché des sites qui ont un très fort trafic. Typiquement, en France, ce sont plusieurs millions de personnes chaque jour qui consultent le site du Monde, donc, évidemment, c’est très visible tout de suite. Cette panne a aussi eu un effet un peu pervers qui a pu laisser penser qu’elle était plus importante que ce qu’elle n’était en réalité parce qu’elle a touché d’abord et avant tout des sites de médias. Typiquement si vous êtes un internaute anglais, vous êtes à Londres et vous voulez voir les dernières actualités sur le site du Guardian, le site est inaccessible, vous vous demandez ce qui se passe, du coup vous vous dites je vais aller voir ce qui se passe sur le site de la BBC et le site de la BBC aussi est en panne. Vous vous dites que ça touche peut-être les sites britanniques et vous cliquez sur l’adresse du New York Times et le New York Times aussi est en panne ! Vous avez tout de suite l’impression que c’est une panne gigantesque, mondiale, qui touche l’ensemble d’Internet alors qu’en réalité ça n’a touché « que », entre guillemets, une petite partie du Web. Ce sont quelques sites à très fort trafic qui ont été concernés, mais pas du tout l’ensemble des millions de sites web qui existent au monde.

Morgane Tual : Donc c’est une panne qui reste limitée sur le nombre de sites web concernés. Est-ce que ce genre de panne peut avoir des conséquences économiques, parce que, parmi les sites touchés, il y avait par exemple Paypal qui permet tout de même d’effectuer des transactions financières ?

Damien Leloup : Bien sûr, toute panne de grands services et de grands sites sur Internet a des conséquences. Même si elle ne dure qu’une heure comme ça a été le cas le 8 juin, même si elle ne touche qu’une petite partie des sites du monde, ça a des conséquences pour les sites marchands qui, pendant ce temps-là, ne peuvent pas effectuer de ventes effectivement, ça a des conséquences pour les sites de médias qui, pendant tout ce temps, ne peuvent pas être consultés, n’affichent pas de publicité, ça a aussi des conséquences économiques. Plus largement, ce genre de panne a aussi des conséquences sur le bon fonctionnement de sites qui ne sont pas directement touchés. Typiquement, si vous avez une boutique en ligne, votre boutique a pu ne pas du tout être impactée par la panne, mais effectivement, si votre système de paiement Paypal ne fonctionne pas, vous avez aussi des conséquences pour votre site même si vous n’avez rien à voir avec Fastly et rien à voir avec l’entreprise qui a connu cette défaillance.

Morgane Tual : Justement tu viens d’évoquer Fastly, le responsable de cette fameuse panne. C’est quoi Fastly ?

Damien Leloup : Fastly c’est ce qu’on appelle un CDN, un Content Delivery Network. Fastly n’est pas la seule entreprise à faire ça. Il y a, on va dire, une vingtaine de très grands CDN dans le monde et leur rôle principal c’est d’améliorer l’accès aux sites internet dans le monde. Comment font-ils ça et comment ça marche ?
La technologie de base c’est que ce sont des services qui font des copies, mises à jour en temps réel, d’un site web, pour rendre son accès plus rapide. Je vais prendre un exemple très simple : si vous êtes expatrié en Australie, vous êtes Français expatrié en Australie et vous lisez régulièrement le monde.fr. Sans CDN, votre téléphone ou votre ordinateur devrait se connecter directement au serveur du Monde à Paris, ce qui veut dire que votre connexion devrait traverser la planète, littéralement, dans un sens pour dire « je veux afficher la page du Monde » puis dans l’autre pour que le serveur du Monde vous renvoie la page web.
Évidemment ça prend beaucoup de temps, ça consomme aussi de l’énergie par ailleurs, donc le rôle des CDN c’est d’héberger des copies mises à jour en temps réel du monde.fr un peu partout dans le monde ce qui vous permet, internaute depuis Canberra, de vous connecter à une version du monde.fr qui est à Adélaïde en Australie, ce qui sera donc beaucoup plus rapide, elle s’affichera quasi immédiatement sur votre ordinateur. Tout cela permet de gagner de la qualité de connexion, de la qualité de service. Donc la quasi-totalité des principaux sites au monde utilise un CDN. Une des particularités de Fastly, qui est, en fait, un petit CDN à l’échelle de ce type d’entreprise – c’est une beaucoup plus petite entreprise que Akamai, par exemple, qui est le leader historique de ce type de service – c’est que, parmi ses clients, elle compte énormément de médias. C’est aussi pour ça que, d’un seul coup, on a eu l’impression que tous les grands médias internationaux étaient touchés et aussi parce que Fastly est spécialisée dans la fourniture de ces services pour les médias et comptait parmi ses clients effectivement Le Monde, Le Guardian, le New York Times, la BBC et tout un tas d’autres grands médias mondiaux.

Morgane Tual : Et comment Fastly a expliqué cette panne ?

Damien Leloup : Fastly a expliqué cette panne 24 heures après la résolution de manière très simplifiée : la panne trouve son origine dans un problème de configuration. Un cas de figure, a expliqué l’entreprise, très particulier où une certaine configuration pouvait provoquer des erreurs en cascade, ce qu’ils n’avaient pas détecté quand ils ont conçu leur système. Il se trouve que, ce 8 juin, un client a justement mis en place cette configuration spécifique qui a déclenché toute une série de pannes en cascade, qui a fini par bloquer l’intégralité des services de Fastly.

Morgane Tual : Ça paraît quand même fou qu’un seul service subisse et que ça rejaillisse, comme ça, sur des dizaines de sites web, pas n’importe lesquels en plus. C’est la première fois que quelque chose comme ça arrive ?

Damien Leloup : Non, la même chose, quasi exactement, s’est déjà produite il y a deux ans lors d’une panne de Cloudflare qui est un autre service de CDN. On s’en rend plus compte aujourd’hui parce qu’on a oublié à quel point les CDN ont amélioré la qualité de notre navigation sur Internet. Dans les années 90, pour nos auditeurs qui naviguaient déjà sur Internet à l’époque, les sites mettaient parfois plus de 10 ou 20 secondes à s’afficher ; une page mettait un temps infini à se charger, parfois ça plantait, du coup on rafraîchissait à nouveau la page Quelque part c’est un peu paradoxal mais les CDN ont aussi beaucoup amélioré notre qualité de navigation et la qualité de fonctionnement du Web de manière générale. Mais la centralisation de ces services ça ne concerne pas du tout que les CDN.

Morgane Tual : Tu parles de centralisation des services sur le Web, tu penses à quoi d’autres à part les CDN ?

Damien Leloup : Le plus visible, en tout cas pour l’internaute lambda, c’est Google, puisque les services de Google sont utilisés par les internautes mais aussi par les concepteurs de sites. Une écrasante majorité des sites sur Internet utile Google Analytics qui est l’outil de statistique proposé par Google pour suivre le nombre de visites qu’a une page, le trafic, la manière dont les internautes se déplacent sur un site, c’est un service qui a une part de marché gigantesque sur Internet. De la même manière, si un jour Google Analytics tombe en panne ça aura des conséquences en cascade pour l’écrasante majorité des sites sur Internet.

Morgane Tual : Et tous ces services ont-ils déjà connu des pannes ?

Damien Leloup : Fin 2020, il y a eu une panne assez importante de Google qui n’a pas duré très longtemps encore une fois, environ deux heures.

Voix off : Une panne mondiale a affecté la grande majorité des services de Google entraînant un petit vent de panique.
L’annonce de ce bug s’est vite propagée sur Twitter et le moins que l’on puisse dire c’est que les internautes sont vite devenus fous.

This is the major issue provocs ??? You are now wrong

Damien Leloup : Au moment de cette panne, on se rend compte à quel point on peut être dépendant de services qui sont proposés par une poignée de grandes entreprises. Si le service de travail collaboratif de Google, Google Docs, est en panne, en fait il y a une centaine de milliers d’entreprises, rien qu’en France, qui s’en servent au quotidien. Donc cette problématique de concentration et d’une poignée de grands acteurs dont les services sont d’excellente qualité, mais, du coup, sont utilisés par tout le monde et quand ils sont en panne ça pose un problème, ça ne concerne pas uniquement les sites web et la façon, on va dire entre guillemets, « visibles » d’Internet et des sites que l’on visite. C’est l’ensemble de nos outils numériques qui sont concernés par cette problématique.

Morgane Tual : Ça veut dire qu'on est ultra-dépendants de quelques sites, de quelques services. Dans ce cas, est-ce qu’il ne vaudra pas mieux qu’on s’en émancipe un peu ?

Damien Leloup : Bien sûr, la sécurité et la raison voudraient qu’on ne soit pas dépendants d’une poignée d’acteurs, pas uniquement pour des raisons techniques, aussi pour des raisons commerciales. Effectivement, si demain Google multiplie ses tarifs par 10 pour x ou y raisons, eh bien, de la même manière, ça a des conséquences pour les entreprises qui s’en servent.
La difficulté c’est qu’aujourd’hui monter un service en ligne ou un gros site web qui va connaître un fort trafic c’est techniquement très complexe. Ça fait appel à tout un tas de compétences différentes. Il faut une très grosse équipe informatique pour gérer les différents aspects du bon fonctionnement du site et il faut aussi avoir accès à des ressources en ligne qui peuvent être très coûteuses si vous les faites vous-mêmes.
Je reprends l’exemple qu’on évoquait au début de cette discussion. Si Le Monde devait monter une série de serveurs en Australie, évidemment ça coûterait assez cher. Il faut trouver des gens sur place ou envoyer quelqu’un en Australie, assurer la maintenance, les mises à jour du logiciel, tout ne peut pas forcément se faire à distance et si vous multipliez ça par 180 pays ça devient tout de suite très onéreux, très compliqué.
Il se retrouve que des entreprises comme Fastly ou ses concurrents vous proposent de faire ça pour vous. Elles peuvent faire des économies d’échelle puisque c’est leur cœur de métier, qu’elles sont spécialisées là-dedans, elles ont déjà l’infrastructure, donc elles vous proposent de faire ça pour un tarif qui est ridiculement inférieur à ce que ça vous coûterait à faire vous-même.
On ne s’appuie pas tous sur une poignée de grandes entreprises par plaisir, mais aussi parce que c’est plus efficace, plus simple, moins cher et que c’est aussi comme ça que ces entreprises ont conquis ces parts de marché gigantesques.

12’ 28

Morgane Tual : Cette centralisation du Web autour de quelques grands acteurs, est-ce que ça ne va pas un peu à l’encontre des idéaux fondateurs du Web ?