Open Source : liberté, égalité - La méthode scientifique

De April MediaWiki
Aller à la navigationAller à la recherche


Titre : Open Source : liberté, égalité ?

Intervenants : Stéfane Fermigier - Alexandre Hocquet - Voix off de Richard Stallman et de son traducteur - Ivaylo Ganchev - Nicolas ??? - Vincent Strubel - Nicolas Martin

Lieu : Émission La méthode scientifique - France Culture

Date : novembre 2018

Durée : 58 min 54

Écouter ou télécharger le podcast

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration :

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenants mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Statut : Transcrit MO

Description

Qu'est-ce que l'open source ? Qui en sont les principaux acteurs ? Quel intérêt pour les développeurs, les administrations, les entreprises, les citoyens ? Comment ce mouvement influence-t-il la recherche en informatique ?

Transcription

Nicolas Martin : Après Microsoft, qui s’est offert GitHub et sa plateforme au mois de juin dernier pour la coquette somme de 7 milliards et demi de dollars, c’est IBM qui est passé à la caisse au mois d’octobre pour acquérir Red Hat cette fois, pour 34 milliards de dollars. Le point commun entre ces deux rachats ? GitHub et Red Hat sont deux mastodontes de l’open source, ce mouvement initié à la fin des années 90 qui revendique le droit d’accéder au code, de le modifier, de le transformer et de le céder de façon libre. Un avatar du logiciel libre qui en serait en quelque sorte la philosophie sous-jacente. Est-ce à dire que l’informatique s’est radicalement convertie à une idéologie libertaire ? C’est assez loin d’être le cas.
Open source, logiciel libre : liberté, égalité ? C’est le problème à trou que nous allons examiner dans l’heure qui vient. Bienvenue dans La Méthode scientifique. Et pour évoquer ces questions et ces philosophies de l’informatique nous avons le plaisir de recevoir aujourd’hui Stéfane Fermigier, bonjour.

Stéfane Fermigier : Bonjour.

Nicolas Martin : Vous êtes président du groupe thématique Logiciel Libre dans Systematic, coprésident du Conseil National du Logiciel Libre, et PDG de la société Abilian et Alexandre Hocquet, bonjour.

Alexandre Hocquet : Bonjour.

Nicolas Martin : Vous êtes historien des sciences, professeur attaché aux Archives Poincaré de l’Université de Lorraine.

Vous pouvez suivre cette émission, comme chaque jour en direct sur les ondes de France Culture, sur votre poste de radio mais aussi en replay sur le site franceculture.fr et en podcast quand bon vous semble via votre application préférée qui n’est vraisemblablement pas sous logiciel libre comme on aura l’occasion de le dire dans quelques instants.

Pour commencer rien de telle qu’une bonne petite analogie pour bien définir ce dont il va être question tout au long de cette heure via un extrait, celui d’un documentaire qui fait office un peu de référence en matière de vulgarisation du sujet. Ce documentaire s’appelle Nom de code : Linux, il est signé par Hannu Puttonen et il est sorti en 2002. Linux c’est ce système d’exploitation open source logiciel libre qui est un des piliers fondateurs de ces mouvements. Écoutez comment il est défini dans ce documentaire.

Voix off, traduction des propos de Richard Stallman : Permettez-moi de faire une analogie entre les programmes informatiques et les recettes de cuisine. Il existe de nombreux points communs entre un logiciel et une recette, avec une liste d’étapes à suivre, des règles qui déterminent à quel moment vous avez fini ou comment revenir en arrière. À la fin on obtient un certain résultat.
Si vous aimez cuisiner, vous échangez sans doute vos recettes avec vos amis et vous êtes probablement amené à les modifier. Si vous avez modifié votre recette, que le résultat vous plaît et que vos amis s’en régalent, il y a des chances pour que vous leur donniez la nouvelle version de cette recette.
Et maintenant imaginez un monde dans lequel vous ne pourriez pas changer votre recette parce que quelqu’un aurait décrété qu’il est impossible de la modifier. Et imaginez que si vous partagiez quand même la recette avec vos amis, il vous traiterait de pirate et ferait tout pour vous envoyer en prison pendant des années.

Nicolas Martin : Voilà le logiciel et la cuisine. Finalement cette analogie a du bon, elle est extrêmement claire. Une réaction, peut-être, Stéfane Fermigier.

Stéfane Fermigier : Il m’a semblé reconnaître la voix de Richard Stallman dans ce documentaire, qui est le père fondateur du logiciel libre en 1983. Pour moi le logiciel libre, l’open source c’est une continuité et il y a une évolution sur les 35 dernières années maintenant, où on est passé bien sûr d’une logique un peu idéaliste telle qu’elle est exprimée par Richard Stallman à une industrie qui représente les milliards et même les centaines de milliards de dollars maintenant comme vous l’avez évoqué en début d’émission.

Nicolas Martin : Alexandre Hocquet.

Alexandre Hocquet : Ce qui est intéressant dans l’analogie avec la recette de cuisine c’est qu’en fait il existe un entrepreneur qui a créé un repas complet dont la licence est une licence libre donc qui est modifiable, contrairement à la recette du Coca-Cola par exemple.

Nicolas Martin : Qui serait une sorte de recette propriétaire pour le coup.

Alexandre Hocquet : Bien sûr. La recette libre, ça s’appelle le Soylent. Son but c’est aussi de partager et de faire améliorer la recette au monde entier.

Nicolas Martin : Du moment que ce n’est pas Soilent Green, puisqu’on voudrait ??? la référence à Richard Fleischer mais Soylent ce n’est pas forcément très bon à manger pour tout le monde. Peut-être un mot pour rappeler que ce qu’on va définir aujourd’hui, les débuts de l’informatique, même les débuts d’Internet se passent au maximum, en tout cas les grands entrepreneurs du secteur essayent au maximum de développer des langages propriétaires. On l’a oublié aujourd’hui, mais au début d’Internet AOL, Infonie en France, essayent de développer des plateformes en langage propriétaire qui ne soit pas accessible, lisible, transformable par tout le monde, Stéfane Fermigier.

Stéfane Fermigier : Effectivement. Là on est sur la question des standards ouverts qui dépasse, d’ailleurs, et qui est plus profonde que la notion de logiciel libre puisqu’elle concerne l’interopérabilité entre différents types de logiciels. Là, en l’occurrence, ce sont les logiciels côté serveur qui restent la propriété des géants maintenant, des géants d’Internet, et puis ceux que l’utilisateur final ou l’entreprise a sur son poste de travail ou dans son téléphone qui est ce qu’on appelle le navigateur.
Là il y a eu un mouvement effectivement très fort à la fin des années 90 de standardisation, l’arrivée du Web, d’HTML, le standard HTTP et tout ce qui est venu derrière et qui a aussi été un moteur formidable pour l’évolution du logiciel libre et le fait que le logiciel libre a réussi à percer face à des positions qui semblaient inexpugnables d’acteurs propriétaires comme Microsoft.

Nicolas Martin : Alexandre Hocquet on a dire qu’effectivement que l’âge d’or, un peu, du logiciel libre ce sont les années 90-2000 et qu’aujourd’hui on est dans une sorte de contre-mouvement avec l’arrivée massive de la téléphonie par des opérateurs qui font disparaître derrière des interfaces propriétaires tout ce qui peut être justement accessible, programmable, développable. Est-ce que c’est la réalité ? Est-ce que c’est ce que vous ressentez ?

Alexandre Hocquet : Oui. Je peux aussi rebondir sur le fait de citer Microsoft. En tant qu’historien du logiciel, il y a une chose qui est intéressante, c’est que l’histoire de l’ordinateur est souvent faite sous l’angle de l’histoire du matériel. C’est une histoire à la limite hollywoodienne dans le fait d’être de plus en plus puissante, de plus en plus rapide, ce qui est vrai et le software, là-dedans, est souvent un peu laissé de côté. Depuis que le software existe, si vous voulez, c’est une industrie qui est en crise, en fait. Le software crisis c’est quelque chose qui date de 1967, si je me souviens bien, et qui est, grosso modo, l’idée que le design, la programmation, la diffusion, la portabilité, la maintenance, le support, tout ça font que le rythme de production est impossible à tenir vu l’évolution du matériel et que le software n’est jamais un produit fini en fait.
Donc la stratégie de Microsoft dans les années 80, qui a quand même supplanté en tant qu’entreprise de logiciels IBM qui était une entreprise de matériel, c’est qu’elle a eu une stratégie de captivité : le logiciel s’en sort, en fait il est florissant si les utilisateurs ne peuvent pas partir, puisque de toutes façons le logiciel ne marche pas. D’où l’idée de propriétaire, et le Libre et l’open se sont construits à réaction à cette ambiance-là. Si vous me permettez juste un détail à propos du matériel cette fois, c’est que si le Libre de Stallman, de tout ce qui est free, a pu dans les années 80 s’implanter c’est aussi que le matériel, le personal computer, le PC qui est un objet standard, modulable l’a permis et, pour rebondir à votre question, effectivement depuis que le téléphone a supplanté l’ordinateur alors ça devient de plus en plus dur.

Nicolas Martin : Oui, Stéfane Fermigier.

Stéfane Fermigier : Je ne suis pas d’accord pour dire que l’âge d’or du logiciel libre serait derrière nous ; au contraire ! Quand on regarde le poids économique de la filière du logiciel libre, je pense qu’on en reparlera, quand on regarde les opportunités qu’elle offre aux gens qui veulent démarrer, les start-ups. On parle de « start-up nation » depuis un an ou deux en France, mais c’est un phénomène mondial et ça ne pourrait pas être possible si tous les outils de développement pour développer des applications web, des applications mobiles, de l’intelligence artificielle depuis un ou deux ans qu’on s’y intéresse de près, n’étaient pas disponibles aujourd’hui, en logiciels libres, avec tout ce qui va autour, même les outils pour apprendre. Et on voit aussi dans la réforme de l’enseignement scolaire en France qu’on va apprendre à nos jeunes à coder ; on utilise le mot « coder » ; moi je préfère « programmer ». Aller, on va utiliser la terminologique ambiante.

Nicolas Martin : On avait consacré justement une émission entière à l’apprentissage du code ou du programme informatique sur lequel nous avions largement débattu. On va mettre le lien sur le fil Twitter de l’émission. Un mot pour conclure cette introduction si vous m’autorisez cet oxymore ; le film d’Hannu Puttonen se conclut par cette phrase que je trouve intéressante : « ce serait peut-être l’une des plus grandes opportunités manquées de notre époque si le logiciel libre ne libérait rien d’autre que du code ». Vous avez le sentiment qu’aujourd’hui le logiciel libre a libéré un peu plus que du code ? Ou au contraire, les portes se sont refermées un peu plus vite que ce qu’on imaginait, Stéfane Fermigier ?

Stéfane Fermigier : Certainement ; c’est un mouvement bien sûr économique, technologique quand on le regarde uniquement sous l’angle du logiciel, mais on voit que ça a influencé d’autres domaines : on parle d’open hardware, donc du matériel libre, bien sûr des recettes de certains produits alimentaires on va dire ; on parle d’open data, en partant aussi de la phrase connue qui est que la donnée serait l’essence ou le pétrole du 21e siècle ; on parle d’open science aussi. On est dans une émission scientifique, le logiciel libre vient au départ peut-être de concepts qui venaient de la science, l’idée de revue par les pairs qui est absolument fondamentale dans la recherche scientifique, eh bien maintenant la science reprend des idées du logiciel libre qui est la reproductibilité, donc l’idée qu’il faut absolument publier l’ensemble des outils qui ont été utilisés pour produire un résultat scientifique et non pas simplement une feuille de papier avec des mots et quelques formules.

Nicolas Martin : Alexandre Hocquet.

Alexandre Hocquet : C’est la devise de Framasoft, en fait, la citation que vous venez de citer. Il y a un autre exemple encore plus simple, que le grand public connaît bien, c’est Wikipédia en fait. Wikipédia c’est la transcription dans un monde connu du grand public de principes politiques du logiciel libre.

Voix off : La Méthode scientifique – Nicolas Martin

11’ 13

Nicolas Martin : À 16 heures 10 sur France Culture nous parlons de logiciel libre et d’open source ; vous allez voir que ça n’est pas tout à fait la même chose, mais on va justement essayer de préciser cette différence quand quelques instants. Nous en parlons avec Stéfane Fermigier et Alexandre Hocquet. Eh bien justement, commençons peut-être par là, Alexandre Hocquet : logiciel libre open source est-ce qu’on parle de la même chose ? Est-ce qu’on ne parle pas de la même chose ?

Alexandre Hocquet : Bien sûr cette fameuse distinction est source de tensions. Si vous me permettez de remonter dans le temps un peu plus loin que les années 80 et Richard Stallman.

Nicolas Martin : Bien sûr.

Alexandre Hocquet : En fait le mot open on le retrouve chez un philosophe que vous aimez bien citer, Nicolas, qui est Karl Popper.

Nicolas Martin : On en parle effectivement assez souvent dans cette émission.

Alexandre Hocquet : Vous connaissez Popper pour sa méthode de la réfutation. Le but de la réfutation c’est de tracer une frontière entre ce qui est science et ce qui ne l’est pas. L’idée derrière la tête de Karl Popper, ce qu’il visait comme n’appartenant pas à la science c’était le marxisme, le marxisme en tant que théorie scientifique de l’histoire. Pour Popper tout ce qui est vérité réfutable ne fait pas partie de la science. De la philo des sciences à la philo politique, Popper a écrit un libre pendant la Deuxième guerre mondiale qui s’appelle The Open Society and Its Enemies.

Nicolas Martin : La société ouverte et ses ennemis, donc.

Alexandre Hocquet : Voilà, exactement. Les ennemis de Popper, en l’occurrence, sont le communisme et le fascisme, ce qu’il appelle le totalitarisme ; ce livre est une espèce de plaidoyer pour une société ouverte qui, grosso modo, correspond à la démocratie occidentale. La vision politique open de Popper est une critique de ce qui est immuable, une théorie individualiste pour qu’il y ait une diversité de la critique. Ce livre a été repris par Hayek, la Société du Mont-Pèlerin ; en fait il a été enrôlé dans une doctrine ultralibérale. Et c’est ça être open.
Open c’est un mot qui veut dire gentil en général, qui est facile à se définir contre ce qui est fermé mais qui est flou sur ce que c’est vraiment. Donc le paradoxe des années 80 c’est que pour les gens comme Stallman et donc du logiciel, est que l’ennemi c’est devenu justement cette société libérale qui était promue par Hayek, ses multinationales, ses monopoles et donc le fait que ça provoquait quelque chose de fermé.
Du coup les principes ne sont pas si différents : anti-monopole, compétition juste, liberté en tant que libre marché, etc. Et c’est là où politiquement on fait une différence entre open et free, entre open et libre, c’est que la vision open est pragmatique, il s’agit de mettre la participation, la transparence, au service de l’efficacité qu’elle soit technique ou même business, tandis que la version free c’est un programme politique de résistance on peut dire, de lutte contre ce qui est propriétaire.

Nicolas Martin : On dit souvent, effectivement pour essayer de distinguer, de faire le distinguo entre logiciel libre et open source, Stéfane Fermigier, que le logiciel libre ce serait finalement l’articulation philosophique de l’open source qui en serait l’adaptation méthodologique en quelque sorte.

Stéfane Fermigier : On peut voir ça comme ça. J’ai quand même tendance à dire que la différence entre les deux est très ténue. Donc il faut revenir un peu à l’histoire.

Nicolas Martin : À l’histoire. Repartons effectivement de Stallman.

Stéfane Fermigier : Pourquoi le mot open source a été introduit. Free software est une expression qui a été inventée essentiellemnt en 1983 ou 1984 par Richard Stallman et pendant 15 ans il y a eu un développement déjà assez considérable ; des dizaines, des centaines de logiciels libres ont été produits pas la Free Software Foundation, l’organisation qui a été montée par Richard Stallman, et plein d’autres gens et on avait déjà une offre tout à fait foisonnante en 1998, mais il y avait deux problèmes. Pour moi le principal c’est quand même le mot free en anglais qui veut dire à la fois libre et gratuit. Et quand vous dite free software ou freeware on disait aussi à l’époque.

Nicolas Martin : Gratuiciel, si on peut le traduire en français.

Stéfane Fermigier : On pensait essentiellement à la gratuité. Je vais dire que le sujet est encore d’actualité aujourd’hui. Ce matin, en lisant mon flux d’actualités, je tombe sur un article en anglais, c’était I have made a free Photoshop clone, ask me anything. ; « J’ai fait un clone free de Photoshop, posez-moi toutes vos questions. » Je me suis demandé, aller 50-50, 90, c’est quoi la probabilité que le mot free veuille dire « libre » et quelle est la probabilité qu’il veuille « gratuit » dans ce domaine qui est quand même le domaine du logiciel ; on parle d’un domaine sur lequel l’expression free software existe depuis 35 ans. Évidemment, le clone en question était gratuit ; il n’était pas libre. Donc il y a vraiment un problème de branding.

Nicolas Martin : De marque.

Stéfane Fermigier : De marque pour un certain nombre de personnes dont certaines étaient des entrepreneurs ou associés, proches d’entrepreneurs, et qui se sont dit : on n’arrivera jamais à vendre quelque chose en le qualifiant avec un mot sur lequel il y a un risque fort d’ambiguïté. Elles ont inventé l’expression open source. Après elles ont pris une définition, qui n’est pas exactement la même que celle de Richard Stallman, mais, en pratique, il s’avère que ce sont tout le temps les mêmes logiciels qui sont à la fois free software et open source software. Donc en pratique, quand on a un logiciel, que l’on vous dise : « Tiens, prends ça c’est du logiciel libre » ou « Tiens c’est de l’open source » c’est la même chose.
Les gens qui travaillent dans ce domaine vont parfois avoir tendance à s’identifier plus à un mouvement qu’à un autre ou à une expression qu’à une autre. Il y a des gens qui sont effectivement plus attachés à l’éthique du développement logiciel et donc ils vont plutôt essayer d’utiliser « logiciel libre » ; d’autres, aussi parce qu’il y a une mode malheureuse en informatique en France qui est d’utiliser systématiquement les mots américains ; on n’ose même plus dire « informatique » on dit « je fais de l’IT », c’est beaucoup plus fashionable.

Nicolas Martin : À la mode.

Stéfane Fermigier : Voilà ! Donc on dit open source soit pour faire plus américain, ça fait plus sérieux ! Ou simplement pour lever l’ambiguïté, même si certains Français n’ont pas pensé que « libre », finalement, il n’y avait pas le problème en français, donc on peut continuer Moi, personnellement, j’utilise les deux indifféremment ; j’essaye dans mes phrases, dans le même paragraphe, d’utiliser une fois l’un une fois l’autre pour ne vexer personne et surtout pour essayer d’unifier, de garder une cohésion au sein de notre communauté.

Nicolas Martin : L’open source, Alexandre Hocquet, ce serait du coup, une sorte de compatibilité de la logique d’entreprise avec ce qu’est, finalement, la pensée éthique du logiciel libre.

Alexandre Hocquet : Effectivement et rhétoriquement c’est assez compatible avec le fait que les gens qui sont plutôt du côté open source considèrent que finalement c’est à peu pareil, tandis que ceux qui sont du côté free software considèrent, que eh bien non, c’est différent. Une manière technique mais simple de répondre l’ambiguïté c’est de s’intéresser à la licence du logiciel. Il y a des licences qui sont clairement du côté free software et d’autres qui ne sont pas compatibles avec free software.

Stéfane Fermigier : Non !

Alexandre Hocquet : Eh bien si ! Tout simplement, par exemple, si on s’intéresse aux licences Creative Commons.

Nicolas Martin : On peut redire en quelques mots de quoi il s’agit pour les gens qui ne sont pas complètement bilingues avec le langage informatique et avec ce type de terminologie ?

Alexandre Hocquet : La licence, c’est ce qui va permettre la diffusion du logiciel sous certaines conditions. En particulier, pour ce qui est des licences Creative Commons, ça peut s’appliquer à autre chose que des logiciels, par exemple une recette de cuisine.

Nicolas Martin : À une photographie ; à un document que l’on met en ligne dont on accepte qu’il soit partagé, par exemple.

Alexandre Hocquet : Par exemple une encyclopédie en ligne ; c’est ça.
Donc il y a une clause dans la licence Creative Commons qui s’appelle Share Alike, qu’on peut mettre ou ne pas mettre, et qui fait tout la différence entre quelque chose qui est considéré comme du coup free et quelque chose qui est considéré comme open. C’est-à-dire que le fait de mettre Share Alike ça oblige celui qui reprend à rester dans le monde du free. C’est-à-dire dire que la vision politique du free c’est de dire idéalement le monde entier serait sous cette forme-là, donc on va essayer de propager cette idée. Tandis que du côté open, là on est beaucoup plus pragmatique.

Nicolas Martin : Peut-être un mot pour préciser cette mention Share Alike, c’est-à-dire que concrètement qu’est-ce que ça change vis-à-vis de la capacité à modifier ou à partager le document ou le logiciel quel que soit ce qui a été mis en ligne.

Stéfane Fermigier : J’ai d’autres objections.
La première c’est d’introduire les licences Creative Commons qui ne sont pas faites pour le logiciel, effectivement qui viennent de l’univers du logiciel libre mais qui ont été appliquées à des objets qui sont plutôt des œuvres d’ordre artistique, on va dire.
La deuxième, effectivement, c’est de dire qu’il y aurait des licences qui seraient open source au sens reconnu par l’Open Source Initiative qui est l’organisme qui certifie les licences open source.

Nicolas Martin : L’OSI.

Stéfane Fermigier : Et le free Software.

Nicolas Martin : La FSF, la Free Software Foundation.

Stéfane Fermigier : Encore une fois les définitions précises sont différentes mais sont vraiment très similaires. La définition FSF est plus vague, elle rentre moins dans les détails. La définition OSI est plus opérationnelle. La définition OSI vient de la communauté Debian qui est une communauté de gens qui sont vraiment à fond pour le logiciel libre, donc on ne peut les accuser d’avoir de mauvaises intentions.

Maintenant dans les licences il est vrai qu’il y a aussi qu’il y a essentiellement deux grands types de licences, les licences dites à copyleft et les licences dites permissives — on utilise souvent ce terme —, qui viennent aussi de deux idéologies différentes et qui ont des applications, des business différents.
Copyleft c’est essentiellement ce que vous appelez Share Alike, c’est-à-dire on demande aux gens qui vont utiliser mon logiciel de respecter ma volonté, de faire en sorte qu’il soit diffusé plus largement et donc de rediffuser toute modification dans certaines constances — il y a un certain nombre de points de détails —, mais de façon à en faire profiter le maximum.
Et les licences dites permissives, la plus connue étant la licence BSD qui vient d’une communauté très forte aussi, celle des UNIX BSD, qui est une autre forme de système d’exploitation libre où au contraire les gens sont tout à fait contents qu’on utilise le logiciel sans qu’il y ait forcément de réciprocité.

Donc il y a tout un éventail, il y en a peut-être 70 ; il y en a une dizaine, une quinzaine qui sont vraiment importantes. Elles peuvent être classées en deux ou trois catégories. Il est important de bien les connaître. Il y a des enjeux juridiques forts quand on est développeur, quand on est chef d’entreprise quand on est chercheur et qu’on veut valoriser sa recherche pour choisir les bonnes licences en fonction d’un usage. Évidemment ça peut être aussi en fonction d’une idéologie qu’on a soi-même, mais c’est aussi en fonction de l’usage qu’on veut en faire en termes, par exemple, de valorisation.

22’ 23

Nicolas Martin : On en va pas s’éterniser trop non plus sur ces différences-là qui sont certes importantes, mais il y a quand même énormément d’autres choses à dire. Peut-être qu’on peut revenir quelques instants sur l’évolution de la pensée et de l’introduction dans le monde de l’informatique de cette pensée du logiciel libre, de comprendre en quoi elles s’opposent. Quel est le point de départ en fait ? On a parlé de Richard Stallman, on l’appelle RMS parce qu’il s’appelle Richard Matthew Stallman tout simplement, à l’origine il est programmeur au MIT. D’où ça vient ? Pourquoi cette volonté à un moment donné de sortir, de casser le langage propriétaire pour pouvoir donner accès au plus grand nombre, Alexandre Hocquet ?

Alexandre Hocquet : Il y a la fameuse anecdote de l’imprimante Xerox de Richard Stallman ; elle est fondatrice au sens où la vision, du coup, du free software, la vision Stallman compatible est très liée à une opposition à ce qui est propriétaire, donc qui prive les utilisateurs de possibilité de voir le code, possibilité de modifier le code ; ce sont les quatre libertés fondamentales.

Nicolas Martin : Qui sont les fondatrices de la FSE, les 4 libertés fondamentales de 0 à 3.

Alexandre Hocquet : C’est ça. Politiquement il y a vraiment un côté résistance de ce point de vue-là qui, à mon avis, est absent de la culture open source qui, au contraire, s’adapte.

Nicolas Martin : On peut les redonner rapidement :

  • la liberté 0, c’est la liberté d’exécuter le programme pour tous les usages ;
  • la liberté 1, la liberté d’étudier le fonctionnement du programme et de l’adapter à ses besoins ;
  • la liberté 2, la liberté de redistribuer des copies du logiciel ;
  • la liberté 3, la liberté d’améliorer le programme et de publier ses propres améliorations.

Alexandre Hocquet : C’est ça.

Nicolas Martin : Donc ça c’est le point de départ. À partir de là Stallman ne se contente pas de développer, enfin de poser les jalons, les bases de ce que veut être la FSF ; il va développer ce qu’on appelle le projet GNU ; vous voulez nous en dire un mot, s’il vous plaît, Stéfane Fermigier.

Stéfane Fermigier : Il y a à un moment le double génie de Richard Stallman c’est à la fois d’avoir des idées d’ordre philosophique et de les traduire sous une forme juridique assez complexe, comme tous les sujets juridiques, mais ça a été aussi de mettre en œuvre son programme. Parce que s’il s’était contenté d’être juste un agitateur d’idées, on n’en serait pas là.

Il a commencé d’abord tout seul, ou avec peut-être avec deux ou trois personnes, à créer les logiciels nécessaires pour faire ce qu’on appelle un système d’exploitation ; donc c’est l’ensemble des logiciels qui sont nécessaires pour faire tourner un ordinateur d’usage courant. À l’époque le système dominant c’était déjà Windows, on connaît MacOS qui existait déjà aussi. Lui il est parti d’un truc qui était moins connu du grand public certainement, qu’on appelle UNIX, et qui remontait aux années 70, qui pendant toutes les années 70 avait été essentiellement libre ; il était libre dans les faits mais pas juridiquement au sens où les universités, les laboratoires de recherche et certains industriels s’échangeaient librement le code source, amélioraient le code source du système UNIX jusqu’à un moment où AT&T est arrivé.

Nicolas Martin : AT&T qui est un grand opérateur téléphonique américain.

Alexandre Hocquet : Voilà, et qui a racheté Bell Labs d’où sortait le système UNIX et qui a dit : « À partir de maintenant on passe à la caisse, on va essayer de monétiser », pour utiliser ce mot affreux.
Richard Stallman était contre la monétisation, en tout cas par le biais de la vente de licences, et il a entrepris, vraiment avec son talent de développeur et l’aide de quelques personnes, d’écrire les outils fondamentaux pour créer un système d’exploitation complet en commençant par ce qu’on appelle le compilateur, c’est-à-dire l’outil qui permet de traduire d’un langage source vers un programme exécutable. C’est un effort colossal, monumental et, à la fin des années 80, au début des années 90, il n’avait toujours pas vraiment avancé sur un sujet primordial qu’on appelle le noyau. Le noyau c’est le bout de programme qui est vraiment l’interface entre la machine et les programmes que l’utilisateur exécute. Et c’est là qu’il y a un deuxième programmeur extrêmement doué et également une personnalité extrêmement forte qui est arrivé, Linus Torvalds qui lui, jeune étudiant d’une vingtaine d’années s’est dit : eh bien pour m’amuser je vais faire un noyau et je vais l’appeler Linux parce que ça sonne bien avec mon prénom.
Comme on dit le reste appartient à l’histoire. Linux est devenu un système dominant. Il faut savoir que c’est le système qui est dans Android.

Nicolas Martin : Aujourd’hui.

Alexandre Hocquet : Android équipe 90 % des téléphones portables dans le monde. Il y a, je ne sais trop combien de téléphones, de smartphones, dans le monde donc presque tout le monde a un Linux dans sa poche.

Nicolas Martin : Peut-être un mot aussi de contexte sur la popularité des débuts de ce mouvement puisque Stallman fonde la Free Software Foundation en 1985. On est vraiment aux tout débuts de l’informatique grand public, à l’époque de la multiplication des marques encore fois, des langages propriétaires où, au contraire, il y a plein d’opérateurs qui apparaissent dans le secteur et qui comptent bien monétiser au maximum leurs programmes, leurs langages à eux développés maison et de les rendre les moins compatibles. On n’est pas du tout dans une logique de réseau et de partage à cette époque-là, Alexandre Hocquet.

Alexandre Hocquet : Oui. Mais paradoxalement ce sont deux idées, à la fois le côté Microsoft de cette époque-là de la domination du monde par le logiciel et, comment dire, toutes les histoires à propos de Stallman et ensuite de Linus Torvalds qu’on vient de raconter, dont le point commun est d’avoir, ce que je disais tout à l’heure, un matériel qui était le personal computer, le PC, qui s’adaptait à ça. C’est-à-dire qu’avant le PC on avait des superbes computers ou des minis-computers, des modèles qui étaient tous différents ; des marques avec toutes leurs propres système d’exploitation, complètement incompatibles les uns avec les autres et depuis on a des téléphones qui effectivement sont tous, à 90 % sous un système Linux, mais un système Linux proposé par Android, donc par Google, qui est partiellement libre.

Nicolas Martin : Et partiellement propriétaire.

Alexandre Hocquet : Et partiellement propriétaire. Du coup, comme les téléphones sont eux aussi très différents matériellement, c’est très compliqué d’avoir par exemple un Lineage, un système Android Linux débarrassé de Google ; chaque protocole pour chaque téléphone est très différent ; c’est très complexe d’avoir quelque chose d’effectivement entièrement libre dans son téléphone.

Nicolas Martin : Entre 1985 et 1998, entre Stallman, Eric Raymond et Bruce Perens qui vont être à l’origine justement de l’Open Source Initiative que se passe-t-il ? Et pourquoi ce besoin de traduire cette Free Software Foundation, ce logiciel libre dans une autre forme, finalement, plus « entreprise compatible » entre guillemets. Alexandre Hocquet ?

Alexandre Hocquet : J’en reviens aux licences. C’est-à-dire que si vous considérez que votre but ce n’est pas que le monde entier soit libre, mais développer des outils qui soient le plus possible compatible avec vos outils et les outils qui existent dans le monde, du coup vous développez des choses que vous allez pouvoir essayer de rendre compatibles avec des choses qui sont propriétaires. Effectivement par exemple, comment dire, que ce soit Google ou Microsoft, ce sont aujourd’hui des entreprises qui contribuent énormément au logiciel open source pas avec la philosophie de rendre le monde entier libre, mais avec la philosophie, comment dire ça, de développer des communautés qui puissent participer à des outils, donc de rendre compatible cette vision du logiciel avec leur propre agenda économique ou politique.

Nicolas Martin : Stéfane Fermigier.

Stéfane Fermigier : Ce qui s’est passé effectivement autour de 1997-1998, c’est l’émergence de sociétés de plus en plus importantes qui ont fondé leur modèle d’affaires et, comment dire, qui ont réutilisé de manière extrêmement profonde le logiciel libre qui avait été développé un peu dans la nature soit par la Free Software Foundation de manière très structurée, mais aussi de manière beaucoup plus diffuse par une multitude d’acteurs, y compris Linus Torvalds et tous les gens qui tournaient autour du noyau Linux. Donc il y a un certain nombre de sociétés qui se sont créées pour distribuer sous une forme packagée, sous une forme vraiment utilisable par, je ne dirais peut-être pas déjà le grand public mais en tout un public beaucoup plus large que le public d’informaticiens qui était celui du départ et ces sociétés sont montées en gamme. Au début elles ne faisaient essentiellement que vendre des CD, souvent par correspondance, avec des petites annonces dans les magazines et, progressivement, elles se sont dit : non, l’argent, si on veut vraiment développer notre activité il faut aller voir des entreprises » ; des entreprises qui déjà à l’époque pensaient à remplacer leurs UNIX propriétaires, donc des machines assez chères, avec des marges énormes côté constructeur, par du PC générique, du PC finalement acheté à un coût beaucoup moins élevé, mais avec le logiciel qu’il fallait trouver pour avoir le même type de service que ce qu’on avait avant.
Donc il y a eu cette bascule. C’est vraiment le monde économique ou en tout cas une partie du monde économique qui a voulu s’emparer, qui s’est emparé du sujet, mais qui s’est retrouvé face à ce problème de marque, d’image de marque et de branding dont je parlais tout à l’heure.

Pause musicale : Logiciel par Isolee

33’ 32

Nicolas Martin : Le titre de ce morceau