Numérique politique plus que technologique - Emmanuelle Roux - Usbek & Rica

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Titre : « Le numérique est politique plus que technologique »

Intervenants : Emmanuelle Roux - Blaise Mao - Vincent Lucchese

Lieu : Usbek & Rica, podcast#20

Date : avril 2018

Durée : 53 min 53

Écouter le podcast

Licence de la transcription : Verbatim

NB : transcription réalisée par nos soins. Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas forcément celles de l'April.

Statut : Transcrit MO

Description

Pionnière du mouvement des fablabs en France, Emmanuelle Roux est sur tous les fronts pour oeuvrer à la démocratisation de ce qu'elle appelle la « culture numérique ». Une mission d'autant plus urgente et complexe qu'elle estime que ce ne sont pas 20% mais bien 90% des Français qui sont « des illetrés numériques ».

Combien de Français savent ce qu'est une API ? Combien d'entre eux ont déjà consulté le code source d'un logiciel ? Et combien ont une idée ne serait-ce qu'approximative de ce qu'est une blockchain ? Depuis plus de vingt ans qu'elle oeuvre à la diffusion de la culture numérique, Emmanuelle Roux a pu constater à quel point l'illetrisme en la matière transcende les générations, les milieux sociaux et les secteurs professionnels.

Transcription

Voix off : Usbek & Rica le podcast qui explore le futur.

Blaise Mao : Salut les « turfos ». Salut les « turfoses ». Bienvenue dans cette nouvelle émission du podcast d’Usbek & Rica, le podcast qui explore le futur. Aujourd’hui on va parler d’ordinateurs, on va parler de cartes Arduino, on va parler d’imprimantes 3D, bref, on va parler de machines et d’outils numériques, mais on va aussi et surtout parler de l’enseignement du code à l’école, des promesses et des limites d’Internet et de la culture maker, ainsi que du basculement possible de la société de consommation à la société de contribution.

Autrement dit, plus que d’outils numériques, aujourd’hui on va parler surtout de culture numérique et on va en parler avec une femme qui consacre justement tout son temps et toute son énergie à œuvrer à la diffusion de cette culture numérique. Cette femme est une pionnière du mouvement des fab labs en France. Elle est à l’origine, notamment de la création du FacLab de l’université de Cergy-Pontoise. Elle a créé aussi, tout récemment, Le Chaudron, un accélérateur de compétences numériques pour favoriser l’apprentissage du code et des nouvelles technologies au sein des entreprises et auprès des particuliers. Elle a ouvert aussi tout récemment zBis, un fab lab de 400 m² dans la zone industrielle de Saint Georges de Montaigu, en Vendée, pour faire de ce territoire, la Vendée, un laboratoire de la démocratisation numérique. Bref, un CV bien chargé pour une femme qui croit dur comme fer que nous sommes déjà entrés dans la troisième révolution industrielle, qui ne croit pas à la notion de digital native, qui n’aime pas trop de se définir comme technophile, on va y revenir, et qui pense que ce ne sont pas 15 % mais 90 % des Français qui sont analphabètes numériquement parlant. Cette femme c’est Emmanuelle Roux. Bonjour Emmanuelle Roux.

Emmanuelle Roux : Bonjour.

Blaise Mao : À mes côtés, pour vous interroger aujourd’hui, Vincent Lucchese, journaliste à la rédaction d’Usbek & Rica. Salut Vincent.

Vincent Lucchese :Salut Blaise.

Blaise Mao : On va tout de suite rentrer, j’ai ouvert plein de portes possibles, on va tout de suite rentrer dans la première, c’est votre grande mission, celle que vous vous êtes assignée, c’est celle de la démocratisation du numérique. Vous avez dit un jour, dans une interview, que le numérique n’est pas un outil mais une culture qui exige des pratiques. Ça veut dire quoi exactement ? En quoi consiste cette grammaire du numérique ?

Emmanuelle Roux : Le numérique, je le dis aujourd’hui, parfois autrement, le numérique n’est pas technologique, il est d’abord politique et culturel. Politique et culturel, car il réinvente à la fois la manière de vivre ensemble, et on pourra en échanger, et, en même temps, culturel, parce que c’est une manière de faire, c’est une manière de produire, c’est une manière d’être, c’est une manière de construire son rapport au monde. Donc vraiment un sens culturel au sens de celui du rapport au monde à construire et à bâtir. C’est un rapport au monde dans lequel je suis passée, enfant, comme vous l’avez précisé effectivement, d’un moment où j’avais un ordinateur et un livre à, dix ans plus tard, j’avais accès à tous les codes sources de tous ceux qui avaient publié sur Internet, en faisant un clic droit, afficher le code source, et être capable de pouvoir étudier, utiliser, copier et redistribuer ce code, mondialement, pour faire ensemble. Et donc cette culture du partage, cette culture de l’exploration, je crois qu’on est bien placé ici pour en parler, cette culture, effectivement, du faire d’abord, c’est tout ça qui est derrière ça.

Blaise Mao : Le numérique vous dites souvent que c’est un terrain hostile au départ, un peu comme un espace naturel hostile. Ça veut dire quoi exactement ? Ce numérique n’est pas facile à appréhender ? Au départ c’est vraiment un territoire sauvage ?

Emmanuelle Roux : Oui. Pour des gens comme vous et moi, à priori, c’est un espace où on s’y est trouvé naturellement rapidement, mais en fait, pour une très grande partie de la population, ce que j’ai pu observer ces différentes années et particulièrement à travers l’ouverture de nombreux lieux, de nombreux fab labs, c’est que pour la majorité de la population, ce monde est hostile. Il est hostile parce qu’on a peur de s’y perdre. On le trouve compliqué. On a peur d’y mal faire ; on a peur de s’y blesser numériquement ; on a peur de se tromper, évidemment, on ne sait pas par où commencer et donc, pour beaucoup, beaucoup de nos concitoyens, arrêtons de croire que c’est un monde magique et que la technologie résoudra tout. C’est un monde anxiogène et c’est un monde qui leur parait hostile et je pense qu’on a un devoir de leur faciliter la route pour se l’approprier.

Blaise Mao : Est-ce que vous avez des exemples de cette hostilité ? Est-ce que vous avez des exemples d’expériences – et ça touche d’ailleurs pas forcément des populations âgées ou des classes sociales défavorisées – de gens qui sont analphabètes numériquement ? Ça veut dire quoi ?

Emmanuelle Roux : Le mot analphabète ou illettré. Je distinguerais les deux.

Blaise Mao : Oui il y en certains qui parlent d’illectronisme, d’ailleurs. C’est un terme pour dire analphabétisme numérique. C’est un terme qui vous convient ?

Emmanuelle Roux : Oui. L’analphabétisme, on va être sur des gens qui sont vraiment très éloignés voire en incapacité de décrypter les premiers signes. L’illettrisme, c’est quelqu’un qui n’est pas en capacité d’interpréter ce qu’il sait lire, en fait ; je ne suis pas une spécialiste de la question.

Blaise Mao : La distinction est importante.

Emmanuelle Roux : La distinction est importante. La statistique qu’on nous renvoie régulièrement, de 20-23 % de la population qu’on dit habituellement en illettrisme, mais c’est, en fait, une population en analphabétisme, c’est-à-dire en incapacité d’aller au bout d’un formulaire administratif. La population dont je parle, c’est plutôt la plupart des gens dans l’arrondissement parisien dans lequel nous sommes qui ont l’impression presque de s’en sortir parce que, parfois, ils ont un compte Facebook, et je crois qu’on est dans l’actualité cette semaine, ou qu’ils savent faire une recherche sur Internet et ils ont un smartphone dans la poche et ils ont peut-être même un ordinateur portable. Pour autant, aujourd’hui, si on leur parle API, si on parle blockchain, si on parle intelligence artificielle, si on parle du poids de la data, si on leur demande, quand ils sont dirigeants d’entreprise comme j’en fréquente beaucoup et que je leur demande systématiquement en conférence « est-ce que vous êtes propriétaire du code source des logiciels qui font tourner vos usines », ils pilotent des millions, mais ils n’en savent rien ! Donc ils n’ont pas fait le choix d’un code source libre ou d’un code source propriétaire ; ils ne savent juste pas en fait !

Ce que j’appelle une population en situation d’illettrisme technologique ce sont ces professeurs, que j’adore en parallèle, j’aime beaucoup tout ce qui est la pédagogie, mais qui, pour autant, ne se battent pas contre le fait de demander aux enfants, qui sont acteurs d’un système dans lequel on a mis en place un cartable électronique. Et donc on est en train d’enseigner à nos gosses le fait que oui, il est normal qu’une autorité donne leurs notes, sans leur avis, à leurs parents. Et si vous voulez, la plupart des profs le font de manière très volontaire pour faciliter la vie des parents pour accéder aux notes. Mais ils ne se sont jamais dit que le poids éducatif c’est qu’on est en train d’apprendre aux enfants que leurs données ne leur appartiennent pas. Quand nous, on remettait ou pas le bulletin de notes à nos parents, voire on le planquait, voire on le truquait, eh bien nos enfants, on ne leur donne plus le choix de se bâtir une relation à l’autorité, une relation au monde. On leur vole ça et on donne leurs données à un tiers sans même leur demander leur consentement. Et ça, la majorité des profs ne l’ont jamais vu comme étant un sujet ni politique ni pédagogique. Et donc, ils sont en situation d’illettrisme puisqu’ils ne sont pas capables de comprendre et décrypter les enjeux qui se cachent derrière les outils que nous utilisons tous au quotidien, tous ou presque.

Vincent Lucchese :Justement. Bonjour Emmanuelle Roux.

Emmanuelle Roux : Bonjour.

Vincent Lucchese :Vous parlez du cas des écoles et des enfants. Il y a le terme qu’on utilise beaucoup et que vous n’acceptez pas, vous, c’est celui de digital native. On a l’impression, souvent, que les nouvelles générations naissent avec des tablettes dans les mains. Les parents donnent facilement une tablette pour se faciliter la vie, pour distraire leurs enfants. Pourtant, ça ne vous semble pas être un élément pertinent pour parler d’une génération qui soit facilement acculturée ou naturellement acculturée au numérique. Pour vous c’est pas quelque chose de très concret aujourd’hui.

Emmanuelle Roux : Exact. Exact sur deux plans. Le premier plan c’est quand j’entends des gens, alors que ce soit dans les ministères, dans les entreprises, dans les universités, j’ai la chance de fréquenter les trois mondes, qui ont la cinquantaine et qui me disent : « Écoutez Emmanuelle, pas de problème, de toutes façons les digital natives arrivent, ils vont faire le monde, ils vont prendre les sujets en main, ce n’est pas la peine qu’on s’y mette. » Donc va parler d’abord du digital native qui a plutôt 25-30-20, voilà, qui arrive dans la vie active.

Vincent Lucchese :Millénium, le fameux millénium.

Emmanuelle Roux : Voilà, le fameux. La réalité c’est quoi ? Il a grandi dans la même école et dans le même rapport autorité que nous, plutôt que nous, ici. C’est-à-dire que, littéralement, il a rendu des copies individuelles. Moi, mes gamins de six ans, on continue à leur dire, quand le petit rentre de l’école et dit à son frère : « Éloi ce n’est pas bien, tu as copié, tu as triché ! » C’est-à-dire qu’à nos gosses, en ce moment, on apprend encore que faire une copie à plusieurs, partager, mettre en commun, participer, contribuer au travail de l’autre, en fait, c’est mal. Vous voyez ! Celui qui a 20 ans, si mon gamin, maintenant il en 10, mais si mon gamin est encore impacté par ça, celui qui a 20-25 ans, quand il sort en ce moment à 25 ans des grandes écoles françaises, quand il sort de l’ordre des experts comptables ou autre, il a appris le monde d’avant. Donc ça, effectivement, croire que les digital natives auraient un autre rapport au monde, à la propriété, à la capacité de faire ensemble, au partage, à la mondialisation, etc., c’est faux !

Vincent Lucchese :Il y a quand même une acculturation en dehors de l’école. Il n’y a pas que l’école qui donne cette culture, potentiellement, de monde open, libre et de collaboratif.

Emmanuelle Roux : Oui. Et du coup on va prendre le petit, mais aussi effectivement l’ado qui a un usage à la maison. Quand j’ai eu mon MO5 Thomson, en l’occurrence dans cette école primaire, il n’y avait rien dedans. Nous avons été obligés de rentrer dedans et de coder, de faire, de fabriquer de créer. L’ordinateur est devenu un outil créatif. Quand un gamin de deux ou trois ans consomme toute la journée une tablette dans laquelle il y a une myriade d’applications à consommer, il devient un consommateur numérique et rien d’autre. Donc nos gamins, nos ados, les miens en premier par la même occasion, mais nos ados sont dans une posture de consommation numérique. Donc ils consomment du contenu non linéaire, multimédia, parfois interactif, tout ce que vous voulez. Mais mettre des tablettes à l’école, par exemple, c’est l’un des pires choix possibles, puisque, finalement, ce sont des outils dans lesquels on peut le moins créer et interagir.

Donc oui ils ont quand même, parfois, un rapport au réseau social, mais, encore une fois, sans l’écriture et sans compréhension, la plupart du temps, des enjeux derrière et sans personne pour les y guider.

Vincent Lucchese :En d’autres termes ça veut dire qu’il ne faut pas laisser le monopole de l’éducation au numérique à des acteurs comme les GAFA ? Justement, on voit beaucoup, en ce moment d’initiatives comme Messenger Kids avec Facebook, comme YouTube Kids avec YouTube et Google, l’idée ou en tout cas le danger ce serait de laisser à ces acteurs privés-là une espèce de monopole sur la façon dont les enfants viennent au numérique ?

11’ 20

Emmanuelle Roux : Oui.