Numérique : « On a besoin des femmes ! »

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Titre : Numérique : « On a besoin des femmes ! »

Intervenant·e·s : Marta de Cidrac - Manon Dubien - Guy Mamou-Mani - Caroline Ramade - Delphine Sabattier

Lieu : Podcast Politiques Numériques, alias POL/N

Date : 8 mars 2024

Durée : 50 min

Podcast

Présentation du podcast

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir

NB : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Il y a 52% de femmes dans le monde... seulement 15% dans l'Intelligence artificielle !
Émission spéciale de Politiques Numériques pour la Journée internationale des droits des femmes.
Quelle est la place des femmes dans les métiers et les filières technologiques ? Quelles actions politiques, législatives, pourraient s’avérer utiles ?

Transcription

Delphine Sabattier : Bonjour à tous. Vous écoutez Politiques Numériques, alias POL/N. Je suis Delphine Sabattier.
Aujourd’hui, émission spéciale parce que demain, non, aujourd’hui, à l’heure où vous écoutez, vous, cette émission, c’est la Journée internationale des droits des femmes. Alors, on va parler de la place des femmes et, même au-delà, de l’importance de la mixité, de la diversité dans les métiers et les filières technologiques et puis des actions politiques, peut-être même législatives, qui pourraient s’avérer utiles dans ce domaine.
Mon invitée politique aujourd’hui, Marta de Cidrac, sénatrice LR [Les Républicains] des Yvelines. Bonjour.

Marta de Cidrac : Bonjour.

Delphine Sabattier : Vous avez été la secrétaire de la Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes et puis, aujourd’hui, vous êtes surtout une fidèle de tous les événements, de toutes les initiatives autour des femmes dans le numérique, dans la tech. Vous êtes notamment la marraine de la dernière édition des Trophées Européens de la Femme Cyber[1], d’ailleurs, on a une représentante du CEFCYS [CErcle des Femmes de la CYberSécurité] que je vais présenter dans quelques instants. Comment en êtes-vous venue à vous impliquer autant sur cette question de la mixité des femmes dans le registre des technologies, dans ce domaine particulier ?

Marta de Cidrac : En fait, je dirais que cela s’est presque imposé à moi. Avant même de devenir sénatrice, donc membre de la Délégation aux droits des femmes entre 2017 et 2020, comme vous l’avez rappelé, j’observais que, dans beaucoup de domaines, la place des femmes n’était pas tout à fait à la hauteur à laquelle on espérait qu’elle le soit et le numérique m’a happée. Vous voyez que nous sommes dans une époque où, en fait, tout devient numérique, tout devient tech, tout devient objet connecté, tout devient réseaux et médias. Je n’ai absolument aucune expertise dans ce domaine d’un point de vue technique, moi-même je suis architecte de métier. En revanche, il me semblait fondamental de pouvoir informer, expliquer à nos jeunes femmes quels sont les enjeux derrière les métiers de la tech pour les femmes de manière spécifique –~nous sommes le 8 mars, il est important de le rappeler~–, mais aussi, plus amplement, pour notre pays et pour, en fait, tout ce qui, aujourd’hui, devient très prégnant dans notre société, à savoir l’intelligence artificielle. Ce n’est qu’un aspect de tout ce qui est tech, en matière numérique, je pense qu’on va revenir là-dessus, on voit bien qu’il y a énormément de biais qui sont liés, en réalité, à nos sociétés qui, aujourd’hui, s’interrogent beaucoup sur ces sujets-là. Cette intelligence artificielle devient un outil pour nous tous aujourd’hui, y compris pour les pouvoirs publics, or, beaucoup de biais sont encore présents, y compris pour l’intelligence artificielle, à travers les informations de cette intelligence artificielle générative que l’on connaît tous et qui, aujourd’hui, reproduit des stéréotypes dont on voudrait véritablement ne plus avoir à parler.

Delphine Sabattier : Également en studio avec nous, Marta de Cidrac, nous avons Manon Dubien. J’imagine que vous vous connaissez bien, toutes les deux, puisque, Manon, vous êtes la vice-présidente du CEFCYS, le CErcle des Femmes de la CYberSécurité, vous êtes chargée des affaires de certification de cybersécurité, au sein d’un grand groupe, à titre professionnel, et, à titre plus personnel vous êtes très engagée en faveur de l’inclusion dans la filière de la cybersécurité. Comment en êtes-vous venue justement, à rencontrer Marta de Cidrac, à l’impliquer dans vos événements ?

Manon Dubien : Bonjour. Merci de me recevoir, je suis ravie.
C’est vrai que cela fait plusieurs années que l’on connaît Marta. Quand je dis « on », c’est le CErcle des Femmes de la CYberSécurité puisqu’elle est très impliquée avec nous, elle nous soutient sur nos événements, notamment notre événement phare dans le domaine de la cybersécurité qui est le Trophées Européens de la Femme Cyber, à l’échelle européenne, quand même, et, à ce titre, nous avons des marraines tous les ans, donc nous avons le plaisir d’avoir Marta.

Delphine Sabattier : C’est difficile de trouver, chez les politiques, des personnalités impliquées ?

Manon Dubien : Surtout que nous sommes une association apolitique, nous sommes vraiment dans les actions de terrain, donc tout le monde est bienvenu parmi le CEFCYS et c’est très important, quand même, d’avoir des soutiens politiques, puisque nous n’avons pas cette influence-là. Pour porter vraiment cette voix d’inclusion dans la cybersécurité, il est primordial d’avoir quelques politiques qui nous soutiennent, c’est pour cela que nous sommes ravies.

Delphine Sabattier : À côté de vous, il y a quand même un homme en studio, aujourd’hui. Guy Mamou-Mani, merci. Bonjour.

Guy Mamou-Mani : Bonjour.

Delphine Sabattier : Entrepreneur, business angel, prof en école de commerce, conférencier. Vous avez coprésidé, pendant une vingtaine d’années, l’une des premières entreprises françaises de services numériques, le groupe Open. Vous êtes aussi passé par la présidence du Syntec Numérique est devenu Numeum[2]. Vous avez été le vice-président du Conseil national du numérique[3], pendant un an ou deux, c’est ça ?

Guy Mamou-Mani : Oui, pendant ans deux ans.

Delphine Sabattier : Pendant deux ans. Vous avez récemment publié Pour un numérique humain, aux éditions Hermann, et vous êtes le cofondateur, c’est aussi mais principalement pour cela, je dirais, que je vous ai invité, de ce mouvement #JamaisSansElles[4]. Qu’est-ce qui fait qu’un jour vous vous êtes dit « tiens, il faut absolument, désormais, que quand on nous sollicite pour des interventions publiques, qu’on n’y aille pas juste entre hommes, qu’on ait aussi des femmes à nos côtés. » ?

Guy Mamou-Mani : Tout a commencé quand j’étais président du Syntec Numérique, j’avais lancé une commission, Femmes dans le numérique[5]. On avait fait une étude, à l’époque, qui reste encore valable, malheureusement, sur la présence des femmes dans le numérique. On avait trouvé qu’il n’y avait que 27 % de femmes dans l’industrie du numérique et encore, j’insiste toujours pour préciser que ce chiffre est arrangé, parce que, dans ces 27 %, vous avez le marketing, toutes les fonctions transversales et, si on se cantonne à la partie technique, en particulier à l’intelligence artificielle, comme le dit Marta, on se retrouve entre 10 et 15 %. Je suis dans des conseils d’administration ou d’orientation de l’EPITA [École pour l’informatique et les techniques avancées], ESIEA [École supérieure d’informatique électronique automatique], toutes ces écoles d’informatique, et c’est dramatique parce que ces chiffres ne s’améliorent pas.
En fait, dans cet engagement depuis 15~ans, je me suis retrouvé une fois devant une situation, avec un échange de tweets, où on mettait en avant qu’il y avait, à l’Élysée, une table ronde qui parlait du numérique avec 12 hommes. J’ai eu cette réaction instinctive de dire « à partir de maintenant, je ne participerai plus à une table ronde, une émission de radio ou de télé, s’il n’a pas au moins une femme. » Il faut expliquer pourquoi.

Delphine Sabattier : Oui, pourquoi ?

Guy Mamou-Mani : J’ai la conviction qu’une jeune fille qui va passer le bac, qui est excellente dans les matières scientifiques si, chaque fois qu’elle voit une table ronde, une émission sur le numérique, où il n’y a que des hommes, elle dit « ce n’est pas pour moi ». On a donc cette nécessité de mettre en avant des rôles modèles de façon à attirer des jeunes filles dans ces métiers qui sont si importants, comme on l’a déjà expliqué maintes fois.
Je tiens quand même à dire que cette association s’est parfaitement développée avec deux femmes fantastiques qui sont Tatiana Salomon et Natacha Quester-Séméon, qui ont fait un travail extraordinaire, et, maintenant, je crois qu’il y a près de 500 hommes qui ont signé de cet engagement, ce qui est énorme.
Je voudrais dire aussi que j’ai soutenu le CEFCYS depuis le début, d’ailleurs j’ai été membre du jury des trophées et je soutiens toutes les associations qui font partie du numérique.

Delphine Sabattier : C’est finalement un petit monde parce que vous connaissez aussi très bien notre intervenante à distance, Caroline Ramade.

Guy Mamou-Mani : Évidemment !

Delphine Sabattier : Bonjour Caroline.

Caroline Ramade : Bonjour.

Delphine Sabattier : Merci beaucoup d’être connectée dans Politiques Numériques.
Vous êtes ancienne responsable de l’innovation de la mairie de Paris, directrice générale de WILLA<ref<WILLA, la référence de l’entrepreneuriat féminin/ref>, ex Paris Pionnières, qui est le plus grand incubateur de femmes fondatrices en Europe et puis vous avez lancé 50inTech[6], en 2019, avec cette volonté de créer le réseau de référence des femmes dans la tech. Votre objectif, surtout, tient dans ce nom, 50inTech, arriver à ce 50 % de femmes dans la tech, dans les métiers technologiques, dans cette filière. Je précise que vous êtes aussi administratrice du Comité National ONU Femmes France[7] depuis 2018. Caroline, avez-vous vu les choses évoluer depuis 2018/2019 ?

Caroline Ramade : On va essayer d’être positif. Les chiffres n’ont malheureusement pas beaucoup évolué quand même, on reste à 22 % de femmes dans des rôles techniques en Europe, 17 % en France. Je pense que ce qu’on a vu évoluer, c’est la question de la prise de conscience, et la prise de conscience aussi des entreprises, qu’elles avaient un rôle énorme à jouer. J’ai monté 50inTech qui, aujourd’hui, crée des solutions tech pour féminiser la tech. On a une plateforme, qui s’appelle GenderHire, qui permet d’aller sourcer des profils tech en France et en Europe, et on a développé un Gender Score qui permet aux entreprises, basé sur leur data et leur politique, d’aller leur faire de la recommandation d’actions basées sur ce qu’on a vu qui marchait le mieux, donc de les ranker aussi par rapport à des entreprises tech en Europe, pour comprendre là où elles pouvaient évoluer.
Un chiffre absolument choquant et qui existe depuis quelques années : on a une femme sur deux qui quitte après 35~ans pour des raisons de discrimination au travail et dans la cybersécurité, puisque on a des membres éminents chez 50inTech, c’est encore pire, je crois qu’elles quittent après trois ans d’expérience.
En fait, il y a, on va dire, quatre problématiques majeures qui les font quitter la tech :

  • elles sont bloquées dans leur carrière, il y a un manque de progression des femmes dans les carrières tech, ce qui impacte la question du salaire ;
  • il y a 19 % d’écart de rémunération inajustée en Europe, ce qui plus que la moyenne européenne, pour le reste des professions, qui est à 13 % et à 5 % à compétences égales, expériences égales, ce qui, dans des carrières pénuriques, ne devrait pas exister ;
  • le troisième point, c’est un problème de flexibilité et d’équilibre vie pro/vie perso, puisque les politiques parentales ne sont pas bien mises en œuvre avec des moyennes d’âge qui sont souvent autour de 29 ans ;
  • dernier point :ans les univers où vous avez 80/90 % d’hommes, les stéréotypes s’appliquent et les remarques sexistes sont très communes avec, aussi, une remise en cause de leur légitimité à être dans la tech, ce qui les fait partir.

On a donc un enjeu de rétention et, aujourd’hui, je voudrais apporter un message d’espoir. On lance un mouvement qui s’appelle #NoWomenNoTech[8], qui se base aussi sur la dernière étude de McKinsey qui, je pense, est assez fondamentale. On parle beaucoup d’éducation, ce qui est nécessaire et là je rapproche tout ce qui est dit sur la nécessité d’amener les jeunes filles à la tech, mais tant qu’on n’aura pas des rôles modèles que sont les mères, les cousines, les tantes, les copines, qui sont heureuses dans cette industrie, en fait le butterfly effect, l’effet papillon, ne fonctionne pas.
Cet enjeu de la rétention des femmes et de la promotion des femmes dans l’écosystème est clé pour créer ces rôles modèles, donc amener ces jeunes filles pour avoir plus de femmes dans les conférences, plus de femmes dans les entreprises, plus de femmes en haut niveau, partout. Il y a trois leviers dans cette étude de McKinsey qui s’appelle « Comment comprendre la pénurie de talents en Europe ». Elle démontre qu’on pourrait atteindre 3,9 millions de talents en plus rien qu’en focussant sur la rétention à trois endroits :

  • créer des culture inclusives, donc accélérer le changement de politique interne dans les entreprises et veiller à ce que les questions de harcèlement soient réglées, tout ce que je viens d’évoquer, la transparence des salaires, etc. ;
  • le deuxième point, c’est les promouvoir : on a seulement une femme sur six exécutive en Europe dans la tech alors qu’elles sont plus en bas de l’échelle, ce n’est pas normal, il y a une déperdition, donc il y a un biais, quelque part, qui ne les fait pas progresser et le premier rang managérial est impacté ;
  • le troisième point, c’est qu’on a des jeunes filles qui font des STIM [Science, Technologie, Ingénierie, Mathématiques], aujourd’hui, mais qui se retrouvent dans des écoles assez masculines et qui n’ont pas envie de rejoindre ces entreprises parce qu’elles ne leur donnent pas envie d’y aller. Donc changer la culture, leur dire qu’elles vont être traitées différemment, qu’elles vont avoir des perspectives de carrière extraordinaires parce que la tech est extraordinaire.

Eh bien avec ça, dans les calculs de McKinsey, je vous ramène à cette étude[9], on pourrait atteindre 47 % de femmes dans la tech d’ici 2050, juste en travaillant le biais, l’attaque de la rétention et de la promotion des femmes et l’attraction des femmes qui sont aujourd’hui dans les STIM et qui ne vont pas vers la tech.
Je pense que c’est vraiment un point essentiel dans le débat. La responsabilité sociétale des entreprises qui sont dans ce secteur est essentielle.

Delphine Sabattier : Vous disiez, Caroline, qu’on avait vraiment un problème, en particulier dans la cybersécurité, pour retenir les femmes tout au long de leur carrière. Je voulais vous faire réagir, bien évidemment, Manon. Êtes-vous heureuse, déjà, comment ça se passe ?

Manon Dubien : Dans mon domaine, oui, très heureuse, je suis toujours la seule fille. C’est vrai qu’on ne voit que 14 % de femmes dans la cybersécurité, maintenant 17, ça évolue très doucement, trop doucement. Pourquoi les femmes se rejoignent-elles dans des associations ? Pour se soutenir, parce qu’elles n’ont pas ce soutien-là en entreprise, il y a une réelle souffrance et je rejoins totalement Caroline là-dessus : on voit que les entreprises, bien souvent, ne font absolument aucun effort pour intégrer les femmes.

Delphine Sabattier : J’ai reçu, dans une autre émission, Fanny Forgeau, qui a d’ailleurs été célébrée lors des Trophées Européens de la Femme Cyber et, justement, j’ai bien aimé qu’elle nous dise « pour moi tout va bien. Je m’amuse dans mon job, je suis heureuse de travailler dans la cybersécurité, on est bien accueilli. » Visiblement, elle est bien tombée !

Manon Dubien : Elle est très bien tombée.

Delphine Sabattier : Mais ce n’est pas toujours le cas.

Manon Dubien : Elle a été aidée par les hommes, vraiment.

Delphine Sabattier : C’est ce qu’elle raconte.

Manon Dubien : Il y a vraiment une mentalité extraordinaire chez Yogosha chez qui elle travaille.

Delphine Sabattier : On a besoin de ces rôles modèles, on nous dit que c’est aussi une question de responsabilité sociétale des entreprises.
Du côté du politique, comment peut-on s’emparer de ce sujet ?

Marta de Cidrac : On peut s’en emparer de différentes façons. Je souscris totalement à l’analyse qui a été faite, évidemment, on ne peut pas la nier.
Je pense qu’il y a le sujet, évidemment, de l’aval, c’est-à-dire une fois que les femmes sont formées, quelles perspectives de carrière ont-elles dans ce domaine-là ? Mais je pense qu’il y a aussi tout le travail que les pouvoirs publics doivent faire en amont, à savoir, vis-à-vis de nos jeunes filles et de nos jeunes garçons. Je crois que c’est fondamental et il faut le rappeler. Je dis volontairement « jeunes filles et jeunes garçons », parce que je crois que c’est un sujet qui nous concerne tous et qui nous concerne tous en tant que parents au moment de l’orientation vers les formations que l’on donne aux petits garçons ou aux petites filles. Par exemple, lorsqu’on va à un salon d’étudiant où les écoles essayent d’attirer tel ou tel jeune profil, inscrire telle ou telle jeune fille, jeune homme, on observe, on voit souvent que les parents n’orientent pas leurs filles vers ces métiers-là et je crois que c’est un vrai sujet sociétal.
Pour répondre à votre question : comment moi, par exemple en tant que législateur, en fait comment les pouvoirs publics peuvent-ils se saisir de ce sujet-là ? Je crois qu’il est fondamental de rappeler deux choses.
C’est vrai que ce n’est pas forcément dans notre culture française, mais très tôt, dès l’école –~le collège, le lycée, je ne vais pas dire que c’est presque trop tard~–, mais dès le début de la scolarité, l’école républicaine, l’école de la France, doit pouvoir donner cette perspective aux jeunes garçons, comme aux jeunes filles, en leur expliquant deux choses : d’une part on a besoin des jeunes femmes, on a besoin de cette ressource-là ; 50 % de la population, voire un peu plus, est féminine, comment ne pas se passer de cette manne, en fait de toute cette matière grise qu’on perd pour la suite ; et puis, deuxième sujet, pour information, ce sont des métiers qui payent bien, ce sont des métiers qui attirent. Or, nous sommes encore dans une société dans laquelle il y a le patriarcat, pardon cher Guy, qui est encore omniprésent. On parle encore de « chef de famille », c’est quand même quelque chose qui n’est pas tout à fait anodin dans l’imaginaire global que nous pouvons tous voir, entendre, y compris dans nos propres familles.
Donc, à un moment donné, je crois que pour les femmes, au-delà même du secteur de la tech, les pouvoirs publics doivent se saisir : il faut qu’on explique à tout le monde, garçons et filles, « va dans ce secteur-là parce que c’est important ». On reviendra aussi sur les biais. Je reprends, par exemple, l’intelligence artificielle : les gens qui travaillent là-dedans sont eux-mêmes complètement déformés par les biais sexistes de leur propre éducation, comment voulez-vous que l’intelligence artificielle ne devienne pas, elle-même, sexiste ? Premier sujet : il nous faut des femmes dans ce domaine-là, au plus haut niveau, dans l’opérationnel lui-même. Il faut que les pouvoirs publics trouvent les moyens de les encourager à travers des textes, à travers, peut-être, des contraintes légales, il faut y réfléchir très sérieusement.
Le deuxième sujet, ce sont les finances. Je plaide, depuis toujours, quel que soit le secteur : il faut absolument expliquer aux jeunes femmes que ce n’est pas tabou de vouloir bien gagner sa vie. L’émancipation de la femme passe par là. Je viens d’un secteur, le bâtiment, je suis architecte de métier et, à un moment donné, vous avez peut-être lu, entendu cela, dans les 80/90 on disait « waouh, la profession d’architecte se féminise terriblement, génial ! » En fait on voit bien que ça correspondait à une période où cette profession-là se paupérisait.
Cette petite anecdote, cette petite alarme qu’il faut que nous ayons tous en tête : l’émancipation des femmes, quel que soit le domaine, va passer aussi par l’émancipation financière et la tech, pour moi, est un excellent vecteur, d’abord parce qu’on a besoin de femmes et aussi parce que, je le dis toujours aux jeunes femmes « ça paye bien, allez-y mesdames, allez-y ! »

18’34

Delphine Sabattier : Il y a cette partie sensibilisation qui est importante, mais est-ce qu’il faut aller au-delà, justement ? Est-ce qu’il faut imposer des contraintes sur cette mixité dans les entreprises ? Jusqu’où doit-on aller ? La question des quotas est une question récurrente, qui revient sans arrêt sur la table, je voulais avoir votre avis, Guy, parce qu’un chef d’entreprise a un paquet de contraintes. En a-t-on besoin de davantage ? Est-ce que ça fait partie des priorités ?

Guy Mamou-Mani : Je voudrais d’abord dire, pour rebondir, c’est qu’on est quand même à l’aube d’un nouveau monde. Il est absolument impératif que les femmes se mobilisent pour être actrices de la construction de ce nouveau monde, c’est en ça que c’est aussi important. Vous avez bien voulu citer mon dernier livre Pour un numérique humain, le sous-titre c’est Les 8 conditions d’une transformation réussie et une des conditions, c’est bien celle-là, je l’ai mise en avant parce que ça me paraît impératif.
Alors quels sont les moyens et, en particulier, législatifs ?
D’abord, moi j’étais contre les quotas. Grosse discussion avec ma femme qui, elle-même, est contre.

Delphine Sabattier : Alors ça va ! Vous étiez d’accord.

Guy Mamou-Mani : Oui, nous étions d’accord. Elle dit, comme pas mal de femmes d’ailleurs, attention, « moi, je n’ai pas eu besoin de quotas pour faire ma carrière ». Elle est devenue inspectrice de l’Éducation nationale, elle a réussi ses concours, elle dit que ce n’est pas la peine. Au début, j’étais d’accord avec elle, et puis il y a une réalité qui s’impose. On a vu que grâce à la loi sur les quotas dans les conseils d’administration, on est arrivé, en France, à peu près à 50 %, pas tout à fait, un peu moins, mais on venait de 4 %. Il y a quand même une réalité, sinon on va attendre deux siècles pour que ça se fasse, donc, maintenant, je suis partisan des quotas.

Marta de Cidrac : D’ailleurs, même chose en politique.

Guy Mamou-Mani : Même chose en politique. Évidemment, il faut faire attention parce qu’après on vous dit « on va aller mettre des quotas dans les comex » ; c’est un peu plus touchy, parce que c’est compliqué. Par exemple, dans une profession comme la nôtre, il n’y a pas de femmes, si vous voulez mettre les dans les comex il faut qu’il y en ait plus, donc que ça vienne en amont.

Delphine Sabattier : Il n’y a pas de femmes ou on ne les voit pas, on ne les a pas identifiées ?

Guy Mamou-Mani : Non. On l’a dit : dans les écoles vous êtes à 10/15 %, 15/17 peut-être. En fait, quand vous faites vos recrutements, vous vous retrouvez avec le même taux, donc, au bout du compte, dans un comex, vous vous retrouverez avec deux femmes sur six, c’est ce que nous avons chez Open, même si notre directrice générale est une femme, ça prouve bien qu’il n’y a pas d’ostracisme.
Je voudrais ajouter aussi, dans le même le même cadre, que j’ai beaucoup soutenu, bien qu’elle ait été critiquée par le Medef, à l’époque, et par pas mal de chefs d’entreprise, l’index Pénicaud, l’Index de l’égalité salariale entre les femmes et les hommes. Chez Open on est, je crois, pour la septième année consécutive, à 94 et c’est quelque chose qui est important parce que ça rejoint la problématique salariale qu’il ne faut pas oublier, en effet ; Marta, vous l’avez mise en évidence, vous avez parfaitement raison. C’est bien beau de faire des déclarations sur l’égalité hommes-femmes, sur la promotion des femmes, si, au bout du compte, il y a une inégalité salariale, c’est inadmissible.
Et pour finir, je voudrais dire qu’on a beau faire toutes les contraintes qu’on veut, on ne peut pas forcer des jeunes filles à choisir ces métiers. Il va donc falloir se remettre en question dans nos entreprises, dans nos secteurs, dans nos associations, pour rendre ces métiers attractifs pour les femmes et ça marche. Regardez le travail qu’a fait Sophie Vigier à l’École 42[10]. Quand elle est arrivée, je crois qu’il y avait 5 % de filles et, maintenant, je crois qu’on est à 30 ou 35 %. Elle s’est battue, vraiment de toutes ses forces, pour y arriver et elle a réussi, quand même, à faire progresser les choses. Je pense qu’on doit suivre ce chemin.

Delphine Sabattier : Caroline, sur cette question de la contrainte, ça peut être punitif, mais ça peut être aussi une récompense. On peut aussi encourager par exemple par des mesures fiscales. Ça a été proposé par la Journée de la femme digitale, donner un avantage fiscal aux entreprises qui seraient les bonnes élèves en matière de mixité.

Caroline Ramade : Oui, tout à fait. Je pense que ça serait quelque chose de bien, ne pas avoir que le bâton qui, de toute façon, démontre ses limites. Aujourd’hui l’Index de l’égalité salariale entre les femmes et les hommes, c’est bien, mais il a ses défauts et puis beaucoup d’entreprises savent aussi très bien le détourner, sinon on aurait plus de femmes en haut des organisations. On est en train de penser à le rendre plus transparent et je pense que la transparence est un point qui va devenir essentiel. De toute façon, avec des directives sur la transparence des salaires qui arrivent dans moins de trois ans en Europe, il y aura tout un enjeu autour de ces enjeux de transparence, donc oui, je pense que la récompense est un bon point.
Pour revenir juste sur ce que disait Guy sur les comités de direction, je diverge un petit peu parce que, dans des comités de direction, on n’a pas que des gens dans la tech, je pense donc qu’on peut arriver à 30 % sans trop de problèmes. Quand on voit que dans les start-ups on n’arrive pas à répondre, déjà, sur la question des boards. À ??? [23 min 40], on a fait passer à plus de 200 entreprises de la tech, on est à peu près à 25 %, donc elles sont dans l’illégalité, alors que j’ai, par ailleurs, au moins trois à quatre demandes par semaine de femmes top niveau qui, en plus, se sont formées au conseil d’administration qui rêve de rentrer dans ses dans ses entreprises.

Delphine Sabattier : C’est ça. Peut-être qu’il faut ratisser un petit peu plus large finalement.

Caroline Ramade : Oui, il faut ratisser plu large, mais aujourd’hui ce sont les investisseurs qui décident, donc on prend toujours les mêmes. Et comme c’est un peu moins régulé que dans les entreprises type Open ou CAC 40, ça marche un peu moins.
Deuxième point. Quand vous regardez aussi dans les start-ups vous n’avez que 4 % de femmes Chief Operating Officer, dans les opérations, donc vous venez du business ; elles font plus de 50 % de femmes dans les écoles de commerce, donc absolument rien à voir. C’est donc bien qu’elles ne sont pas promues à la hauteur de ce qu’elles pourraient faire, il y a donc un enjeu de travailler ce champ de la promotion.
Si on revient aux quotas, je pense sincèrement que l’État a un énorme rôle à jouer, notamment sur les écoles. Je suis sûre que si on mettait un quota aux écoles d’ingénieurs au démarrage, si on dit qu’on est à 15 à 25, je peux vous jurer que l’ensemble des responsables d’orientation de France sauraient que c’est un métier qui est bien rémunéré, qu’il faut se bouger, et ils enverraient plus de gens les collèges et les lycées pour pouvoir jouer la donne. Donc, je serais partisane d’un quota et puis d’un changement des méthodes de concours. D’ailleurs, il y a eu une augmentation du nombre de femmes qui sont entrées dans les écoles d’ingénieur juste sur les notes, pendant Covid, entrée qui se passait par concours, parce qu’ils avaient arrêté les concours, comme par hasard ! Du coup, je pense qu’il y a un enjeu à ce niveau-là et puis, plus globalement, je voudrais remettre en perspective, parce que, en fait, cette question du manque de femmes dans la tech est très européenne et très nord-américaine. Je ne reviens pas sur l’histoire du pourquoi on n’a plus de femmes dans la tech depuis les années 80 ; dans les années 70 on avait 40 % de femmes en computer science aux États-Uniset c’est l’apparition de l’ordinateur personnel qui a produit une décélération jusqu’en 84, très profonde, et jusqu’en 2010 on n’a jamais augmenté les chiffres. Mais si vous allez dans d’autres pays, qui ont fait des choix massifs de formation pour des raisons culturelles ou de différenciation d’appréciation des jobs, vous allez au Maroc, en Algérie et en Tunisie, vous avez presque 50 % de femmes dans ces filières. Ils ont fait des choix massifs, il y a une culture des mathématiques, certes, il n’y a pas de biais, elles y vont, elles font math sup, math spé, elles ont deux choix : ingénierie civile ou programmation informatique. Aujourd’hui, dans l’ensemble des leaders de l’IA, beaucoup de femmes : la femme qui a inventé le métro automatique d’Amiens c’est une Tunisienne, qu’elle est allée refaire à Singapour. Et puis, vous allez en Asie du Sud-est, là vous avez 40 à 42 % en Thaïlande et à Singapour.
C’est pour vous montrer les stéréotypes et la perception qu’on a, très individualiste, en Europe et en Amérique du Nord des jobs et de la progression sociale ; là-bas, c’est beaucoup plus collectif. On est sur une ressource qui va être utile, donc, là, les femmes sont 40 à 42 %. Isabelle Collet a aussi démontré qu’en Malaisie où il y a eu, à un moment donné, 60 % de femmes en computer science, que ce métier était décrit comme un métier féminin. Alors attention, les perspectives féministes seront heurtées quand je vais vous décrire pourquoi c’est un métier féminin : ça ne requiert pas de force, c’est propre et on peut le faire de chez soi.
Pour vous montrer que les stéréotypes et la construction du narratif autour du geek, blanc, qui a commencé avec la constitution du hardware qui était hard et qui, aujourd’hui, est un software, donc devrait être soft effectivement, ne devrait pas demander de force, avec d’ailleurs, une méthode de langage qui pourrait intéresser des femmes qui sont très intéressés par la littérature, etc., eh bien on n’y est pas. Nous sommes extrêmement biaisés, les mères sont plus biaisées par exemple en France qu’en Russie où on sait que les professions scientifiques sont des professions d’avenir.
Donc je mettrais effectivement toute la chaîne de valeur, pourquoi pas. Imaginez : aujourd’hui votre enfant est hyper doué en maths, ma fille, la petite, est très douée en maths. Je dis « oui, super, les mathématiques », je la pousse. Mais, honnêtement, aller à CentraleSupélec, au plateau de Saclay, avec les cas de harcèlement sexuel, avec un directeur qui fait des choses mais pas tant que ça, vous pensez que je vais aller mettre ma fille dans l’école qui va lui demander, en plus, de ne plus vivre pendant trois ans parce que, pour rentrer dans ces écoles-là, il faut vraiment se sacrifier, il faut y aller ! Elle y va et elle n’est pas dans un endroit safe !

Delphine Sabattier : Aujourd’hui, ces affaires sortent. Je ne sais pas, je n’ai de conseil à donner à personne, c’est votre décision parentale.

Caroline Ramade : Je vous dis juste que, aujourd’hui, les écoles ont un rôle à jouer pour avoir plus de jeunes filles, faire de ces endroits des safe places.

Delphine Sabattier : C’est intéressant. C’est vrai qu’on parle effectivement de l’éducation dès le plus jeune âge, la sensibilisation des petites filles, mais c’est vrai qu’on n’a pas, aujourd’hui, de mesures qui adressent la question de l’entrée dans les écoles d’ingénieurs.

Marta de Cidrac : Absolument. D’ailleurs, je voudrais prendre deux exemples, même deux anecdotes qui, effectivement, illustrent cela et sur lesquelles il va falloir que l’on travaille, peut-être même nous, au niveau législatif. Je ne suis pas certaine que ce soit toujours pertinent de tout mettre dans la loi, mais pourquoi pas, en tout cas il faut ouvrir le débat.
Je prends l’exemple de l’accueil, au-delà du sexisme, dans les grandes écoles. Aujourd’hui, dans les grandes écoles d’ingénieurs –~pardon, je vais être un petit peu triviale~– le nombre de toilettes pour les jeunes femmes n’est pas en adéquation avec l’accueil des jeunes femmes. C’est du quotidien.

Delphine Sabattier : Si on revient sur l’École 42, je crois qu’au départ il n’y avait pas de toilettes hommes-femmes.

Marta de Cidrac : Pourquoi je parle de cela ? Parce que, effectivement, il y a tout le sujet qui vient d’être évoqué, du harcèlement, éventuellement du sexisme, des comportements inappropriés, cela existe. Comme vous le dites, aujourd’hui la parole se libère, donc on peut espérer que tout cela s’améliore. Mais il y a aussi l’aspect purement matériel, j’ai envie dire, de l’accueil des jeunes femmes. Je crois que là il y a une vraie réflexion à avoir. De la même manière que le législateur aujourd’hui impose l’isolation thermique, je prends cet exemple parce que ça concerne le bâtiment, on peut peut-être imposer, dans les écoles d’ingénieurs, dans les grandes écoles de la tech, que l’accueil matériel des jeunes femmes soit en adéquation avec leur genre. Il faut quand même admettre que nous n’avons pas non plus les mêmes besoins et que c’est quelque chose qui est parfaitement audible.

Delphine Sabattier : C’est un sujet qui va, finalement, au-delà de la mixité, c’est le sujet de l’inclusion de tous.

Marta de Cidrac : Absolument, tout à fait. Je pense que c’est quelque chose qui est un petit peu sous les radars et je vous en parle parce que je l’ai vécu dans ma famille. J’ai des nièces qui, à un moment donné, se sont dit « non, ce truc-là ce n’est pas pour moi. Si c’est pour que je me retrouve avec une bande de, pardon, j’allais dire un gros mot, autour de moi, qui vont m’imposer leur mode de vie, jouer au foot parce qu’il n’y a que ça comme règles, ça m’intéresse pas », première chose. Mais c’est valable même dans les toutes petites classes, dans les écoles. Vous savez que dans les communes – je suis sénatrice, j’ai ce défaut-là –, quand on regarde comment la cour de récréation est divisée, aujourd’hui, on voit bien que le jeu pour les petits garçons occupe l’espace de la cour et les petites filles arrivent, dès toutes petites, à contourner cet aspect-là et se créent, en fait, une autre façon d’occuper l’espace public.
Je pense qu’on est au cœur même, ce que je vais vous dire est presque philosophique. La manière dont l’espace public aujourd’hui en France, je parle pour la France, je n’ai pas la prétention de savoir tout ce qui se passe dans le monde entier, pose une vraie question. À un moment donné, il faut se demander : est-ce que nos espaces publics, donc nos écoles, notamment de la tech, sont conçues, prévues pour accueillir aussi les femmes ?, au-delà de tous ces sujets qui ont aussi déjà été évoqués.
Je crois que c’est quelque chose qui est important et sur lequel les pouvoirs publics peuvent réfléchir et peuvent s’améliorer, c’est certain.

Delphine Sabattier : Caroline va nous laisser dans quelques minutes. Je voulais vous interroger là-dessus, parce que je disais que, finalement, c’est une question d’inclusion de tous les publics qui se pose aujourd’hui. Est-ce qu’il y a une spécificité, quand même, sur la question de la femme dans la tech par rapport à la question plus large de l’inclusion numérique ?, c’est-à-dire de publics de visages différents, variés, de tous horizons, de toutes origines ; l’inclusion du handicap. Est-ce que c’est le même sujet, aujourd’hui cette inclusion, au sens large que celui de la mixité ?

Caroline Ramade : Non, ce n’est pas complètement le même sujet. Cela dit, si vous êtes une femme noire, avec un handicap, vous aurez des difficultés encore plus grandes. Aujourd’hui, on ne peut pas ??? [32 min 33] sur la question notamment ethnique. Il y a évidemment une sous-représentation complète puisque s’ajoutent, potentiellement, des questions de racisme ou de mauvaise intégration des profils en situation de handicap. Aujourd’hui, si vous regardez le handicap, visible et invisible, ce sont 12 millions de Françaises et de Français. On devrait tous avoir des personnes en situation de handicap.

Delphine Sabattier : Je pense aussi à l’origine sociale, tout simplement. En quoi la question de la mixité, pour vous, est particulière ?

Caroline Ramade : La question de la mixité est particulière parce que les femmes c’est 52 % de l’humanité, donc déjà, normalement, nous ne sommes pas une minorité ; nous sommes une minorité dans la tech. Il y a déjà une espèce de chose qui est complètement contre naturelle par rapport à ça. Ensuite, beaucoup d’études ont démontré, et j’y crois fermement, que quand on commence par travailler sur le point de la mixité et de mettre les femmes dans des organisations, et là je parle de mon Living Lab qui était WILLA, on avait une femme, forcément, cofondatrice, on avait 50 % d’hommes et des profils extrêmement diversifiés en origine sociale, ethnique, dans l’incubateur, dans les employés.
Je pense que de par notre éducation qui, parfois, est d’ailleurs aussi stéréotypée, on est un tout petit peu plus dans une démarche de recrutement qui est plus large, un petit peu moins clonée, où on voit les profils de manière différente, etc. Une fois qu’on a diversifié déjà sur le genre, on peut plus facilement, en fait, adresser les autres domaines et on peut aller ouvrir.
Après il y a des spécificités. Vous n’accueillez pas, dans votre entreprise, quelqu’un qui a une neurodiversité ou un handicap physique de la même manière que vous allez parler de la question des femmes. De la même manière que quand vous avez des enjeux d’origine sociale, là j’aime bien parler d’équité, on n’est pas sur la même échelle ; l’échelle peut être beaucoup plus haute pour certains que d’autres. Donc, il y a des politiques qui existent pour permettre d’adapter tout ça.
Je crois fermement que déjà en s’attaquant à la question de la mixité on ouvre sur les autres sujets et, ensuite, il faut prendre les sujets un à un et trouver des solutions qui répondent à ça.
Mais 52 % de l’humanité, ça ne peut pas être 15 % de femmes dans l’intelligence artificielle, ça donne, en Autriche, pôle emploi ; le chatbot basé, pluggé sur ChatGPT, sur le même CV, le même diplôme, recommande à un homme d’aller vers une carrière d’ingénieur, recommande à une femme d’aller vers des métiers du care.

Delphine Sabattier : Merci beaucoup, Caroline Ramade, de 50inTech, d’avoir été avec nous dans Politiques Numériques.
Nous allons continuer un peu la conversation en studio. Guy, je vous ai vu quand même réagir sur cette histoire du manque de femmes, aujourd’hui dans les comex, qui pourrait, finalement, être réglé assez facilement ; une question de volonté nous dit Caroline.

35’ 40

Guy Mamou-Mani : Je comprends ce que veut dire Caroline, mais si c’est pour avoir dans les comex la DRH, la directrice marketing, ce n’est pas cela qui fera changer les choses. Pour moi il est très important de favoriser l’engagement des femmes dans la technologie, c’est un petit peu ça qui m’a fait tiquer.
L’autre point. Elle dit qu’il faudrait faire des quotas dans les écoles d’ingénieurs. Je pourrais être partisan. Je l’ai vécu dans la création d’une école qui s’appelle l’IA Institut, c’est formidable, c’est une école qui vient d’être créée par le groupe IONIS, pour avoir des spécialistes de l’intelligence artificielle. Bon ! Très bien. Comme j’étais au conseil d’orientation, j’ai évidemment imposé qu’on parle de la mixité depuis l’origine, en parlant de l’ADN de cette école qui doit être autour de la mixité, de l’inclusion, de la diversité. Tout le monde a dit « bien sûr, tu as raison », et ils ont démarré l’école, mais si vous n’avez pas de candidates !

Delphine Sabattier : Et alors ?

Guy Mamou-Mani : Eh bien oui, le résultat est un peu qu’ailleurs, je crois qu’ils sont à 25 %, quelque chose comme ça, mais ils sont très loin des 50 % et c’est normal puisqu’il n’y a pas de candidates. Vous faites tous les salons que vous voulez, tous les appels d’offres que vous voulez pour favoriser les candidatures de femmes, s’il n’y en a pas, il n’y en a pas ! Pour moi, le sujet essentiel, c’est d’aller le plus en amont possible, je crois que Marta l’avait évoqué.

Delphine Sabattier : Après, on pourrait mesurer une progression, peut-être, les efforts fournis ou les dispositifs mis en place pour essayer de travailler ce sujet de la mixité.

Guy Mamou-Mani : Je pourrais vous parler d’une autre école, l’EPITA, qui a fait d’énormes efforts depuis quinze ans et, bon, ça monte à 10 %, ça redescend ! Bref !
Je crois vraiment qu’il y a un souci le plus en amont possible, c’est pour cela que je trouve que les initiatives de Blanquer, à l’époque, d’introduire le coding à l’école, de faire le CAPES, l’agrégation d’informatique, sont de très bonnes choses, même si, par ailleurs il fait une grosse bêtise sur la question de l’option mathématique. Disons que plus on formera le plus tôt, pas forcément avec des écrans d’ailleurs, j’insiste là-dessus, vous savez qu’il y a des outils comme COLORI, par exemple, qui permet de faire de l’informatique sans écran dès le plus jeune âge, donc plus on favorisera cela, plus j’ai la conviction qu’au bout du compte, les jeunes filles, très naturellement, iront vers ces métiers-là.
Je voudrais juste faire une petite anecdote sur ce sujet. J’étais à une table ronde avec le directeur d’une école d’ingénieur qui a mis sur le tapis, justement, la proposition de Caroline en disant « dans mon conseil d’administration, j’ai dit qu’on devrait faire des quotas pour avoir plus de filles », eh bien qui s’est opposé ? La représentante des étudiants qui était une femme, qui a dit « non, il ne faut pas faire ça parce que ça va dévaloriser notre diplôme ». On a toujours cette même discussion.

Delphine Sabattier : Face aux quotas qui réveillent le syndrome de l’imposteur.

Guy Mamou-Mani : D’ailleurs, je l’ai contredite. Je trouve qu’on devrait y aller quand même. Il faut savoir qu’il y a ce type de réflexe.

Delphine Sabattier : Manon, comment en êtes-vous arrivée à rentrer dans la cybersécurité ? Qu’est-ce qui vous a motivée ? Vous êtes notre rôle modèle aujourd’hui dans l’émission.

Manon Dubien : Merci. J’ai toujours cherché du sens dans ce que je faisais, en tout cas en termes de travail vu que je suis chargée d’affaires. J’avais envie de vendre quelque chose qui me passionne tous les jours, donc je suis allée consciemment vers cette voie, parce que ça m’a tout de suite intéressée, passionnée j’ai vu un aspect tout à fait international. Je tiens quand même à avoir un discours très positif parce que la cybersécurité c’est vraiment la filière où il y a énormément de mixité. L’anglais est absolument obligatoire, voire l’arabe, le russe, toutes les langues pour contrer les menaces cyber sont très importantes. Concernant la mixité, on a des rôles modèles qui viennent d’absolument partout. La présidente de l’association, Nacira Salvan, vient d’Algérie, et elle est très opérationnelle. On veut voir des femmes réussir, des rôles modèles opérationnels, pour avoir envie, en fait, de suivre cette voie et de se dire « oui, nous sommes capables de réussir également ». Je pense que l’aspect rôle modèle est très important.

Delphine Sabattier : Quand vous avez annoncé à votre entourage que vous alliez travailler dans la cybersécurité, quelle a été la réaction ?

Manon Dubien : Ce qui me touche beaucoup c’est que j’ai trois filles, j’espère qu’au moins une ira dans la cybersécurité. Elles me voient tous les jours épanouie dans mon boulot, donc je pense que même l’image des parents, quand on il y a une rôle modèle à la maison qui se sent épanouie dans ce qu’elle fait, elles vont se dire « oui je pourrais le faire demain ». Je suis même allée faire un atelier dans l’école d’une de mes filles pour parler de l’usage du numérique pour les enfants, ils ont adoré. Donc, vraiment, je suis d’accord sur cet aspect de communication au plus bas âge et c’est ce qu’on fait dans l’association : on fait de la sensibilisation, on forme les membres, on propose du mentorat. Donc plus on accompagne ces jeunes filles, plus les promotions de filles vont augmenter. Donc vraiment, dans les écoles, il faut qu’il y ait plus de filles, mais comment vont-elles pouvoir se sentir un peu attirées ? Déjà, il va falloir leur expliquer tous ces métiers, valoriser ces métiers qui ne sont pas que techniques, oui, il y a de la technique, mais il y a de la gouvernance, il y a du management de projet. Le champ des possibles est donc immense, en fait, dans la cybersécurité. Plus on valorise ces métiers, plus ils sont compris, et plus les jeunes filles se disent « oui je vais y aller, je vais m’éclater. »

Delphine Sabattier : Je pense, par exemple, à France Travail. Aujourd’hui toutes ces reconversions s’imposent à nous, les longues carrières dans une seule et même organisation, c’est terminé. Au niveau de France Travail, est-ce qu’on a une approche spécifique sur les métiers du numérique ? Est-ce qu’on encourage les femmes ? Est-ce qu’il y a vraiment une volonté politique de pousser sur la mixité dans les filières tech ?

Marta de Cidrac : Pour être tout à fait précise par rapport à votre question : non, pas spécifiquement. C’est quelque chose qui, effectivement, est évoqué, mais il n’y a pas de règles, il n’y a pas d’obligations spécifiques par rapport à cela. En réalité, quand vous avez des personnes qui recherchent un emploi, en réalité on leur renvoie un certain nombre de propositions qui existent, ou pas, et ainsi se détermine le choix.

Delphine Sabattier : Si c’est un algorithme qui décide quelle formation on envoie à qui, ça peut être un problème.

Marta de Cidrac : J’allais y venir, justement. Si on aborde le sujet des algorithmes, je pense qu’il faut que nous menions collectivement une vraie réflexion, y compris le législateur, puisque les algorithmes sont faits, à un moment donné, sur la base de données qui existent, qui elles-mêmes aujourd’hui, sont encore de la production humaine en tant que tel. Là-dessus il y a un vrai travail de réflexion, un vrai travail aussi de base de données que l’on a ou que l’on n’a pas.
Manon a évoqué les langues également, aujourd’hui, en termes de base de données, nous avons très peu de données en français. C’est aussi quelque chose qu’il faut que nous ayons en considération. On sait bien que la langue est aussi vectrice d’un certain nombre de comportements, de valeurs, et ainsi de suite. En tant que législateur, c’est un sujet qui ne me laisse pas insensible, vous vous en doutez bien.
Il y a aussi deux choses – pardon, je vais me répéter un petit peu –, qui me semblent vraiment fondamentales aujourd’hui, Journée du 8 mars où on s’adresse, pour beaucoup, aux femmes, mais également aux hommes.
Premier étage, je dirais, de la fusée : dans tous les secteurs, évidemment, il faut promouvoir la réussite de nos jeunes femmes, quel que soit le métier et, particulièrement, dans les métiers de la tech, c’est fondamental. Il faut apprendre à nos jeunes femmes, le plus en amont possible, à nos jeunes filles même, qu’il est très épanouissant – Manon l’a très bien rappelé et je la remercie – de réussir sa carrière aussi. J’utilise volontairement ce terme-là qui, parfois, n’est pas accolé au parcours d’une femme : la carrière d’une femme est épanouissante et c’est heureux, c’est heureux ! Mais aussi, derrière une carrière, il y a du pouvoir et de l’argent. Il faut aussi que les jeunes femmes aujourd’hui intègrent cela.
Je pense aussi que nos jeunes femmes – et nos jeunes hommes aussi, sauf que eux, par un tropisme naturel, s’y intéressent beaucoup plus –, ne sont absolument pas formés, en réalité, à l’économie ; dans la formation des jeunes collégiens dans les pays anglo-saxons, c’est quelque chose qui est, somme toute, assez naturel. De mon point de vue, c’est un véritable enjeu sociétal.
Deuxième enjeu très sociétal, toujours dans cette partie en amont : les parents. Il faut que les parents encouragent autant leurs garçons que leurs filles, surtout lorsqu’ils sont bons en mathématiques, lorsqu’ils sont bons dans les filières scientifiques, à y aller, indépendamment de ce qui pourrait les attendre. On entend la crainte : non, ma fille, tu ne vas pas aller dans cet univers d’hommes, tu vas te faire flinguer, ça va être difficile pour toi, laisse tomber, va vers le care, va vers le social, va vers le littéraire. Je pense qu’il faut véritablement se battre là-dessus. Je n’ai pas la solution ce matin, mais les pouvoirs publics doivent se saisir de ces questions-là.

Pourquoi je dis tout cela ? Parce qu’il y a un véritable enjeu de société pour nous tous qui est, vous l’avez évoqué, justement, c’est pour cela que je rebondis là-dessus, que sont nos algorithmes. Aujourd’hui l’intelligence artificielle s’impose de plus en plus, y compris dans les RH. Donc, lorsque vous avez des profils qui sont identifiés et, comment dire, décrits pour embaucher quelqu’un, d’ailleurs quel que soit le poste, dans tous les domaines, sur la base d’algorithmes qui vont aller chercher l’information dans les bases qui existent, mais qui, elles-mêmes, sont encore, malheureusement, beaucoup trop imprégnées de sexisme, comment voulez-vous qu’à un poste donné on préfère une femme ? Et là-dessus nous avons aussi des chiffres, c’est un vrai sujet et ça rejoint, à un moment donné, ce que Guy évoquait : c’est que, après, on n’a plus la ressource.
Du coup, là je vais aller un tout petit peu à l’encontre de ce que disait Guy. L’amont, pour moi, est fondamental, il y a là, véritablement, un sujet de politique publique, je le concède, mais il y a quand même l’actuel, c’est-à-dire l’aval. C’est vrai, j’entends ce que dit Guy, mais peut-être qu’il faut jouer sur les deux tableaux : il faut quand même insuffler, je vais le dire comme ça, un tout petit peu de contraintes. C’est aussi un enjeu de pouvoir, c’est un enjeu décisionnaire, et il n’y a pas de raison que, dans un comex, ce soit que de la matière grise masculine qui fonctionne et qui décide, pour les entreprises, ce que doivent être leur stratégie ou pas. Il est fondamental que la matière grise féminine puisse aussi s’exprimer dans ces enceintes qui sont des enceintes de pouvoir, cela me semble fondamental.
Je pense vraiment qu’il faut jouer sur les deux tableaux : la structure, le squelette, la base et après, à un moment donné, ça ne sera même plus un sujet ; c’est un monde dont on rêve tous, mais le monde étant ce qu’il est, il faut aussi agir là, tout de suite et maintenant, même si ça peut sembler, pour certains secteurs, j’ai presque envie de dire pour tous les secteurs, une forme de contrainte. On ne peut pas le nier.

Delphine Sabattier : C’est difficile de trouver des profils, des candidates, pour les Trophées de la femme cyber ?

Manon Dubien : Non pas du tout. Par contre, et je suis admirative de tout ce que vous avez fait, Guy, parce que ce qui est très difficile c’est de faire parler des expertes. Aujourd’hui, dans la cybersécurité, les hommes ont totalement le monopole des prises de parole, que ce soit sur les tables rondes, les conférences, tous les événements, ils ont le monopole, ils savent s’exprimer et ils ont raison d’y aller. Donc, aujourd’hui, il est important que les femmes soient intégrées dans ces prises de parole parce qu’elles en sont tout à fait capables, à la même hauteur, et surtout qu’elles y aillent à fond, qu’elles s’expriment également, comme ça on aura une parité autour des échanges, c’est très important.

Delphine Sabattier : Parce qu’il y a aussi une responsabilité des femmes ? Dans le #JamaisSansElles, on en parle souvent, Guy, j’ai souvent des difficultés, finalement, à faire venir les femmes autour d’une table, en plateau, en studio.

Manon Dubien : C’est vrai. Et les candidates des trophées sont là, il y en a beaucoup, elles seront très heureuses.

Marta de Cidrac : C’est le complexe de l’imposteur chez les femmes, c’est une réalité.

Guy Mamou-Mani : Delphine peut être témoin que j’ai refusé de venir dans une émission pour cette raison-là.

Delphine Sabattier : Tout à fait. Bravo

Guy Mamou-Mani : J’ai réussi, comme ça, à faire changer beaucoup de tables rondes. Pourquoi je voulais faire un clin d’œil : il y a une dizaine d’années, dans un salon de la cybersécurité, je me souviens que je m’étais bagarré avec l’organisateur pour qu’il invite Nasssira à une table ronde, alors qu’il ne voulait pas, c’était incroyable ! J’ai dit « il faut lui donner la parole ».

Manon Dubien : C’est génial !

Marta de Cidrac : Est-ce que vous me permettez juste une parole ? Je pense que nous, les femmes, il faut que l’on se nomme, il faut que nous soyons identifiées. On ne parle pas « des femmes », il y a des individualités. Et, en politique, c’est un exercice que je m’impose, même lorsque je suis face à une « adversaire », entre guillemets, politique : lorsqu’elle s’exprime, je la nomme, c’est-à-dire « je ne suis pas d’accord avec elle, et je la nomme ». Les hommes le font très bien, observez bien. Lorsque nous sommes dans des réunions, les hommes se renvoient la balle. Nous, les femmes, nous n’avons pas encore ce réflexe-là. Mesdames, renvoyons-nous la balle et je vous assure que ça ira quand même un petit peu mieux dans l’espace.

Guy Mamou-Mani : Ce n’est pas ce que j’ai fait ! Vous dites « les hommes » !

Marta de Cidrac : Non, justement, je rebondissais par rapport à ce que tu disais et qui est tout à fait vrai.

Delphine Sabattier : Guy Mamou-Mani, notre homme modèle.
Merci beaucoup d’avoir été là pour ce débat assez exceptionnel en cette Journée du 8 mars.
Merci à Madame de Cidrac, sénatrice des Yvelines, et puis merci beaucoup à Manon Dubien. Je remercie aussi Caroline Ramade qui était avec nous tout à l’heure.
C’est fini pour Politiques Numériques. Notre réalisateur, aujourd’hui, était Stéphane.
Je vous donne rendez-vous dans une semaine puisque Politiques Numériques est hebdomadaire et surtout, pour ne rater aucun épisode, inscrivez-le dans vos favoris sur votre plateforme de podcast préférée. À très vite.