Nobel pour une Intelligence artificielle

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Titre : À quand un Nobel pour une Intelligence artificielle ?

Intervenants : Laurence Devillers - Jean Ponce - Benjamin Bayart - Nicolas Martin

Lieu : Paris - Grand Amphithéâtre de la Sorbonne

Date : mars 2018

Durée : 1 h

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Licence de la transcription : Verbatim

NB : transcription réalisée par nos soins. Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas forcément celles de l'April.

Statut : Transcrit MO

Transcription_

Présentateur : Suite de cette journée spéciale sur France Culture consacrée au forum « L’année vue par les savoirs », troisième édition ; toute cette journée consacrée au thème « Les révolutions de l’intelligence ». Après la philosophie, après l’histoire, après l’économie, c’est au tour des sciences. Nous allons nous poser dan quelques instants des questions autour de l’intelligence artificielle au cours de ce Forum qui était enregistré samedi dernier dans le grand Amphithéâtre de la Sorbonne, en public.

Nicolas Martin : Bonjour à toutes et à tous. Merci d’être venus aussi nombreux à cette quatrième table ronde consacrée aux révolutions de l’intelligence. Nous allons donc parler de l’intelligence artificielle avec nos trois invités ici présents et de la question de cette notion d’intelligence puisque si le très regretté Stephen Hawking, dont personne dans cette docte assemblée que vous représentez ici ne peut mettre en doute, précisément l’intelligence, eh bien Stephen Hawking déclarait à propos de l’intelligence artificielle : « Les formes primitives d’intelligence artificielle que nous avons déjà se sont montrées très utiles, mais je pense que le développement d’une intelligence artificielle complète pourrait mettre fin à l’humanité. » Et il précise : « Une fois que les hommes auraient développé l’intelligence artificielle, celle-ci décollerait seule et se redéfinirait de plus en plus vite. Les humains, limités par une lente évolution biologique, ne pourraient pas rivaliser et seraient dépassés. »

Voilà donc cette vision assez cataclysmique de l’intelligence artificielle et Stephen Hawking n’est pas le seul à l’avoir cette vision-là, à mettre en garde l’humanité contre l’émergence de ce qu’on appelle une IA forte ou une IA générale qui nous ferait donc plier, à nous pauvres humains, le genou. Avec lui on peut trouver Elon Musk, le patron de SpaceX et de Tesla, Bill Gates l’ancien patron et cofondateur de Microsoft, Mustafa Suleyman de la société DeepMind et j’en passe. Alors faut-il croire ces esprits éclairés ? Faut-il s’inquiéter du développement exponentiel de la puissance de calcul des machines ? Et, en suivant la loi de Moore, se préoccuper de l’avènement prochain de ce qu’on appelle une singularité informatique ? Ou peut-on, à l’inverse, dormir sur nos oreilles en constatant que certes battre les champions du monde du jeu de go et d’échecs c’est plutôt pas mal, mais que nous ne sommes pas vraiment menacés tant que les faits d’arme de l’intelligence artificielle sont de gagner une partie de Jeopardy! face à des êtres humains. Bref, pour résumer la pensée de Gérard Berry qui est informaticien, professeur au Collège de France et médaille d’or du CNRS, « l’ordinateur n’est pas dangereux par supplément de conscience mais parce qu’il est complètement con. »

[Rires]

Alors prix Nobel ou bonnet d’âne, c’est ce dilemme que nous allons tenter d’élucider au cours de cette heure et en compagnie de nos trois invités. Bonjour Laurence Devillers. Merci beaucoup d’être avec nous, merci à tous les trois d’ailleurs. Vous êtes professeure d’informatique à Sorbonne Universités, chercheuse au Laboratoire d’informatique pour la mécanique et les sciences de l’ingénieur. Bonjour Benjamin Bayart.

Benjamin Bayart : Bonjour.

Nicolas Martin : Vous êtes président de la Fédération des fournisseurs d’accès à Internet associatifs et cofondateur de La Quadrature du Net et bonjour Jean Ponce.

Jean Ponce : Bonjour.

Nicolas Martin : Vous êtes professeurs à l’École normale supérieure, en détachement à Inria où vous dirigez d’ailleurs la collaboration avec l’université de New-York, NYU.

Pour commencer est-ce que finalement tout cela ne serait pas simplement, bêtement pourrais-je dire, un problème de terminologie ? C’est-à-dire que pour parler d’intelligence artificielle, est-ce qu’il faut parler d’intelligence ? Laurence Devillers.

Laurence Devillers : Moi j’aurais tendance à dire que l’intelligence artificielle, donc c’est un terme qui a été proposé par Alan Turing en 1950, c’est un terme qui engage les fantasmes. C’est-à-dire qu’on mélange l’intelligence humaine avec des artifices que l’on crée et, du coup, il y a beaucoup de fantasmes qui sont donnés dans les médias et peut-être donnés aussi par des grands noms. Il faut faire le tri de tout ça. C’est-à-dire qu’il y a plusieurs raisons pour lesquelles des chercheurs éminemment connus tiennent des propos qui vont trop loin, pour moi, sur cette intelligence présupposée des machines. Personne ne sait rien du tout de ce qui va se passer après, donc pour l’instant on est sur une IA qu’on dit faible, c’est-à-dire pas du tout consciente. Pour autant, il faut se préoccuper des influences qu’auront ces machines dans notre vie de tous les jours.

Stephen Hawking avait une position un peu particulière du fait de son terrain de recherche, l’astrophysique et, pour moi, il a une position de chercheur pur. Et dans son esprit c’est sûrement à des années-lumière, qu’il réfléchit à la puissance de ces machines.

La raison pour laquelle Elon Musk lui parle de l’intelligence artificielle et de la singularité et du besoin que l’on ait de créer des implants cérébraux dans la tête de nos enfants à travers ses projets Neuralink, c’est autre chose. C’est pour moi, plutôt, une espèce de course à la puissance économique. C’est-à-dire que, avec ses peurs, il va lever des fonds aussi et lui permettre d’aller encore plus loin. Alors il est très fort, il fait effectivement des choses magnifiques avec les plus grands cerveaux de la planète, comme cette voiture, comme ce qu’il a fait sur le spatial également, mais, sur l’intelligence artificielle, je pense que là, il n’y a pas les mêmes motivations que celles, en tout cas de, Stephen Hawking. Donc il faut y faire très attention à qui dit quoi.

Et en ce moment il y une espèce de mélange des genres. Donc rassurons-nous sur le fait que la singularité, en tout cas pour la plupart des chercheurs. C’est quelque chose qui n’est absolument pas certain du tout. L’idée de l’intelligence, là, qu’on est en train de mettre sur les machines, c’est de recopier, finalement, des capacités cognitives. Or, nous sommes ce que nous sommes parce que nous avons un corps. Et donc l’espèce de conatus que décrit très bien Spinoza, pour les philosophes qui sont dans la salle, on ne sait pas le mettre dans la machine. Donc la machine n’a pas de détermination propre, n’a pas de conscience, n’a pas d’émotions et ne comprend pas grand-chose. Donc je suis plutôt de l’avis de Berry qui décrit, en allant très loin dans « il est très con ». Ce qui n’est pas tout à fait vrai, parce que les systèmes qu’on est capables de faire avec de l’intelligence artificielle faible sont capables d’être meilleurs que nous sur des tâches très pointues. On l’a vu avec les jeux de go, etc., mais j’en donne un exemple et je vous redonne la parole. Sur la perception, par exemple, c’est facile de comprendre que les machines vont être meilleures que nous. J’ai une bande audio, je n’entends pas les sons très faibles, je n’entends pas les sons très hauts ; la machine peut les entendre. Quand je vais vieillir, mon audition va être moins bonne, la machine peut être meilleure, peut m’aider. Sur tout ce qui est très fin dans les images aussi, elle doit chercher dans les IRM, par exemple, des mouvements, des choses qu’on ne voit pas, que l’humain ne voit pas. Donc il faut comprendre que les spécificités de ces machines, quand on les utilise sur des champs très serrés, sont extraordinairement utiles pour notre société, pour aller plus loin, pour augmenter nos capacités et, finalement, en complémentarité c’est très bien. C’est ça la confusion qui est faite pour l’instant, c’est qu’on mélange un peu tous ces systèmes dans l’intelligence artificielle.

Nicolas Martin : Donc c’est-à-dire qu’être effectivement très pointu et très efficace dans des domaines extrêmement précis, est-ce que l’on peut dire Jean Ponce que c’est être intelligent ?

Jean Ponce : Je ne sais pas exactement ce qu’est l’intelligence. Je pense que parler d’intelligence artificielle c’est important puisqu’on vient de donner un nom, un domaine qui a une importance scientifique, économique très importante. Je pense effectivement que les machines, aujourd’hui, ne sont pas intelligentes dans le sens dont la plupart des gens aimeraient y penser ; elles ne prennent pas de décisions réellement ; elles n’ont pas de conscience ; elles n’ont pas de bon sens, etc. Je n’irai pas jusqu’à essayer de deviner quelles sont les motivations d‘Elon Musk ou de Stephen Hawking, je ne sais. Mais je suis d’accord avec Laurence. Ça fait longtemps que je travaille dans le domaine, j’ai connu l’intelligence artificielle des années 80, qui n’était pas nécessairement le mot le plus respecté à l’époque dans le monde, et les gens parlaient de singularité déjà à l’époque. Moi, du point de vue scientifique, je ne vois aucune évidence qu’on soit plus près de la singularité aujourd’hui qu’on était il y a longtemps.

Nicolas Martin : Peut-être qu’il faut juste repréciser pour notre public ce qu’on entend par singularité informatique.

Jean Ponce : Bien sûr. C’est le jour où la machine va devenir intelligente, elle sera comme vous et moi et peut-être qu’elle viendra tous nous détruire, etc. Bon ! Si un jour ça arrive, je ne sais pas quelles seront les conséquences, il n’y a pas de raison particulière de penser qu’une machine soit méchante plutôt que gentille, on ne sait pas, mais surtout il n’y a aucun indice qui nous dise que ce moment soit proche ou qu’il arrive un jour ou l’autre ; on ne sait pas. Et s’il arrive, ce sera probablement dans très longtemps. Donc je ne pense pas qu’il faille s’en faire beaucoup à ce niveau-là. Mais effectivement, encore une fois comme disait Laurence, l’intelligence artificielle, qu’elle soit appliquée au niveau de l’apprentissage, au niveau de la perception visuelle, au niveau de la compréhension du langage, la traduction, etc., commence à marcher très bien. Je ne suis pas totalement sûr que ça marche mieux que nous, comme on le dit souvent des performances surhumaines, etc., mais c’est un domaine qui est extrêmement intéressant, où il y a eu des progrès gigantesques dans les quelques dernières années et qui va avoir des retombées économiques j’espère positives, très importantes dans le futur.

Nicolas Martin : Benjamin Bayart, ça veut dire que vous allez tous être d’accord autour de cette table pour dire que finalement intelligence c’est un abus de langage, qu’il faut arrêter de parler d’intelligence artificielle, qu’il faut trouver un autre mot, une autre terminologie ?

Benjamin Bayart : Sur le fait que c’est un abus de langage, oui, je pense qu’il y a unanimité ; il n’y a pas de doute ! Mais en fait, quiconque a fait de l’informatique et connaît le secteur de l’informatique qu’on appelle intelligence artificielle sait que ce n’est pas de l’intelligence du tout. Je dirais un ordinateur c’est particulièrement doué pour trier les grains de riz du plus lisse au plus râpeux, parce qu’il voit mieux que nous, parce qu’il va plus vite et parce qu’il a des petites pinces pour les manipuler, etc. Mais on s’en fout ! Le mot intelligence !

En fait, ce que je n’aime pas dans cette approche-là, c’est un truc dual. D’une part on met des fantasmes dans la tête des gens et c’est ce que dit Stephen Hawking : « Quand la machine sera véritablement intelligente, nous serons dépassés ». Oui, effectivement. Sitôt que Dieu redescendra sur terre, nous serons dépassés ; il n’empêche, ce n’est pas prévu demain. Ça pourrait se produire, mais, pour le moment rien ne le prédit et aucun élément scientifique ne l’accrédite. Le deuxième élément, c’est que derrière il y a un putain de business, il y a des dizaines de milliards de dollars ou d’euros, selon la monnaie que vous préférez, et il y a des gens qui se battent avec tout ça. Ça c’est plutôt l’approche d’Elon Musk. Et moi ce qui m’embête c’est qu’entre les deux entre le volet business et le fantasme, on a enlevé le volet politique. En fait, ce qu’on appelle une intelligence artificielle, c’est un ordinateur qui fait des statistiques et qui avec ça fait du travail ; qui avec ça fait des choses ; qui avec ça participe à l’économie ; qui avec ça participe à une logique sociale, de classe, et que c’est vachement intéressant. Et qu’en fait, le fait que vous travailliez gratuitement à produire les données qui permettent de « former » entre guillemets, qui servent de base d’apprentissage à ces intelligences, ça c’est intéressant ! En fait, quand vous dites « cette image est un chat, cette image est un chien, cette image est une table », ça permet aux ordinateurs d’apprendre à reconnaître les images.

Nicolas Martin : Quand on vous demande de signifier que vous n’êtes pas un robot, précisément.

Benjamin Bayart : Par exemple.

Nicolas Martin : Dans un site internet, en disant je ne suis pas un robot, je dois reconnaître les panneaux d’indication, les panneaux publicitaires sur cette image-là.

Benjamin Bayart : Oui. Donc ça, typiquement, c’est du travail que vous fournissez gratuitement à des entreprises qui apprennent, qui s’en servent pour fabriquer des intelligences artificielles, qui s’en servent pour fabriquer des programmes d’ordinateur et donc des machines qui ne vont pas vous appartenir, qui seront leur propriété privée.

Derrière il y a des logiques sur qui domine, sur qui opprime ; c’est toujours un grand duel dans l’informatique. L’informatique émancipe, parce que ça permet de faire plus de choses, et l’informatique opprime, toujours. L’ordinateur sert toujours à créer un cadre normatif et donc, un cadre oppressif.

Il y a deux exemples que j’adore citer, c’est quand on a commencé à informatiser les hôpitaux. Il y a plein de gens qui se disaient, de manière naïve comme moi, c’est fabuleux, les dossiers des patients seront à jour, ils seront informatiques, on va arrêter de les perdre, il n’y aura plus de taches de café dessus, ce sera fabuleux ! Et puis j’ai entendu dans un congrès de psychiatres ce que disent les médecins c’est : « Ah, on sait enfin ce que font les infirmières, on va pouvoir les surveiller ; on va pouvoir minuter la toilette des patients ». Le but, un des buts, vous voyez il y a cette dualité, c’est ou bien émanciper, c’est-à-dire qu’il n’y a plus besoin de transporter des cartons de dossiers, etc., ou bien surveiller.

L’autre exemple que j’adore citer c’est le formulaire ; et pourtant c’est bête, on n’est pas dans l’intelligence artificielle. Vous créez un site web, les gens doivent s’inscrire, ils donnent monsieur-madame, nom, prénom. Eh bien ça veut dire que dans le sélecteur où vous mettez monsieur-madame, vous forcez le choix. Il n’existe que monsieur et madame. Vous forcez les gens à avoir un prénom et un nom. C’est extrêmement occidental comme point de vue. Vous voyez ? Tout ça c’est une façon… En fait, la norme quand elle existe en termes juridiques ou en termes humains, elle est négociable. Sitôt qu’elle est informatique, elle ne l’est plus.

13’ 15

Nicolas Martin : Laurence Devillers.