Microsoft et l'Éducation nationale, les liaisons dangereuses - Étienne Gonnu - 56kast

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Titre : Microsoft et l'Éducation nationale, les liaisons dangereuses

Intervenants : Étienne Gonnu - Camille Gévaudan - Erwan Cario

Lieu : Émission 56Kast - Épisode 83

Date : Octobre 2016

Durée : 33 min 28

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Licence : Verbatim

Statut : Transcription MO

Description

Cette semaine, Étienne Gonnu de l'April décrypte le partenariat qui lie Microsoft à l'Éducation nationale depuis un an : le géant américain de l'informatique fournit un «cloud» dans les écoles, forme les enseignants aux logiciels Microsoft... Est-ce bien normal ?


Transcription

00’

Musique

Libération et Nolife présentent 56 Kast

Camille : Bienvenue dans le ??? kast, autrement appelé 56 Kast numéro 83, de la quatrième saison troisième épisode, s4e03, où nous avons non seulement Erwan. Bonjour Erwan.

Erwan : Bonjour Camille.

Camille : Mais aussi Étienne Gonnu de l’April. Bonjour.

Étienne : Bonjour.

Erwan : Au lancement c’est toujours comme ça. C’est pour mettre directement… Pardon !

Camille : C’est parce que je suis contente de commencer une émission, tout le temps. Alors je montre que je suis contente !

Erwan : C’est bien !

Camille : Mais la prochaine fois je peux vous la faire déprime, si vous voulez.

Erwan : Non !

Camille : Après vous allez râler. Ce qui serait bien c’est qu’on commence par faire une petite actualité, tant qu’on est à parler de logiciels, parce que, en fin de saison dernière, on avait reçu ici même Laurent Costy, qui zone à l’April, lui aussi, et qui nous expliquait comment il avait passé cinq ans de procès contre Hewlett-Packard, parce qu’il avait voulu acheter un ordinateur d’un modèle précis, mais sans les logiciels et le système d’exploitation qu’il y avait de préinstallés dessus. Et bien sûr, ce n’est pas possible, il faut faire un procès au fabricant de l’ordinateur pour essayer de se voir rembourser ce qui n’est finalement pas grand-chose. Eux, ils ne voulaient rien lâcher, ça a duré des années et tout ça, et puis, au bout d’un moment, il a perdu et il n’a pas voulu aller en Cour de cassation après, parce qu’il dit : « il faut des moyens financiers » qu’il estimait ne plus avoir. Et donc, à un moment, Hewlett-Packard a les moyens de continuer, lui n’a pas les moyens de continuer, donc Hewlett-Packard a gagné. Mais il attendait un petit peu la décision de la Cour de justice européenne, sur une affaire similaire, qui devait tomber l’été 2016. Et elle est tombée le 7 septembre. Donc je vous en fait part : la Cour de justice de l’Union européenne a dit que non, [Camille montre la feuille sur laquelle est imprimée la sentence] « la vente d’un ordinateur équipé de logiciels préinstallés ne constitue pas une pratique déloyale dès lors qu’une telle offre n’est pas contraire aux exigences, blablabla, de la diligence professionnelle et n’altère pas le comportement économique des consommateurs ». Et ça c’est aux juridictions nationales, après, de voir si ça altère le comportement économique des consommateurs. Alors ça va être du pinaillage, mais en gros, ça veut dire perdu pour tout le monde.

Et, deuxième truc, on n’est même pas obligé d’indiquer le prix des logiciels qui sont préinstallés dans le prix d’un ordinateur, parce que ça peut aller jusqu’à 30 %, quand même, en gros, « parce que le prix de chacun de ces logiciels ne constitue pas une information substantielle et donc l’absence d’indication de prix ne saurait pas être considérée comme une pratique commerciale trompeuse. » Donc Laurent Costy m’a transmis cette information en commentant « c’est une très mauvaise nouvelle ! ». Voilà !

Erwan : On sent légèrement une sorte de bonne pression de lobbies, derrière, qui ont réussi à faire valoir leur point de vue.

Camille : Non, il n’y a jamais ça dans l’Europe, les lobbies, je ne vois pas de quoi tu parles.

Erwan : C’est marrant parce que ça ressemble très exactement aux positions des constructeurs qui veulent balancer Windows avec leurs PC.

Étienne : Mais les constructeurs sont un peu coincés parce que, s’ils veulent vendre leurs machines, bien sûr, comme beaucoup de gens veulent une licence Windows, s’ils n’acceptent pas de vendre exclusivement des licences Windows, ils vont devoir les payer au prix fort. Donc, du coup, ils sont coincés et eux aussi doivent, dans ce système, ne proposer que des licences Windows sur leurs ordinateurs. Donc on voit que c’est un vraiment tout un mécanisme qui est en place pour empêcher le choix.

Camille : La machine infernale.

Erwan : Mais du coup une fois que l’Europe a décidé, il n’y a plus de machine arrière. Enfin c’est compliqué.

Étienne : C’est compliqué. Il faudrait attendre. Nous, on attend une directive sur la loi de consommation, parce que finalement, l’échelon au-dessus, ce serait la directive, le niveau légal. Eh bien là, on pourra essayer de proposer des amendements pour au moins donner une information correcte aux consommateurs, si ce n’est de leur laisser choix. D’ailleurs c’était un peu l’argument, il me semble, du gouvernement français parce qu’ils font dans les observations et c’était de dire que finalement « ce n’est pas une information substantielle, le prix, parce que, de toutes façons, il n’y a pas le choix dans le logiciel, donc ils ne changeront pas. » On voit quand même un certain cynisme.

Erwan : Ouais. C’est l’œuf et la poule !

Étienne : C’est l’œuf et la poule, complètement.

Camille : C’est sûr. Bon eh bien voilà !

Erwan : Il n’y a pas le choix ! Pourquoi leur donner les prix ?

Camille : Maintenant qu’on a fait une information déprimante, on va passer à la suivante !

Musique

04’ 26

Camille : Dans le Quartier libre aujourd’hui, nous accueillons donc Étienne Gonnu qui est chargé de mission affaires publiques à l’April. C’est bien ça ?

Étienne : Exactement.

Camille : Donc l’association pour la défense

Étienne : Et la promotion

Camille : La promotion du logiciel libre et tu as, notamment, bossé sur le dossier du partenariat entre Microsoft et l’Éducation nationale qui va être notre sujet du jour. La petite actu c’est que, en fait, c’est un partenariat qui a été signé il y a un an, mais, entre temps, il y a un collectif d’associations libristes qui a porté plainte et on attendait une audience au tribunal de grande instance de Paris, qui est tombée cet été, et l’accord n’est pas suspendu, il court toujours. Du coup on va revenir, qu’est-ce que c’est que cet accord qui court toujours ?

Étienne : On a appris ça juste avant. C’est le juge des référés. Lui ne décide pas si l’accord est légal ou pas. Il décide juste « est-ce que dans les conditions particulières il faut suspendre parce qu’il y a une urgence, parce qu’il y a un danger potentiel ? » C’était juridiquement compliqué pour le juge de juger autrement. C’était le collectif Edunathon, l’April n’en faisait pas partie parce que c’était assez compliqué comme dossier, on s’est dit qu’il y avait déjà des associations qui s’en occupaient bien — les associations ont les moyens qu’elles ont —, donc on s’est dit qu’on allait mettre notre énergie ailleurs et soutenir ce truc-là, bien sûr. Donc c’est le Conseil National du Logiciel Libre, La Mouette, Ploss-Ra, donc Rhône-Alpes et l’ALDIL qui est basée à Lyon, donc des associations de libristes.

Camille : OK. Donc si on rembobine, le partenariat qui a été signé, c’était le 30 novembre 2015, entre la ministre de l’Éducation nationale, donc Najat Vallaud-Belkacem, et Microsoft. J’ai trouvé une petite vidéo de BFM Business à l’époque, qui avait présenté le sujet, juste un court extrait.

Voix off : D’abord les logiciels de Microsoft seront mis à disposition des établissements qui le souhaitent. Les élèves auront accès à Office et au cloud du géant américain, directement depuis leurs ordinateurs. Les enseignants, eux, pourront participer à des stages de formation aux outils de Microsoft. Mais ce n’est pas tout ! Le groupe américain entend aussi développer des applications éducatives, conçues pour accompagner les programmes de l’Éducation nationale. Microsoft va également expérimenter un programme d’apprentissage du codage informatique à l’école, avec formation des enseignants, et mise en route d’une plateforme de serious gaming pour aider les élèves à découvrir le langage informatique de manière ludique.

Camille : Voilà. C’est Microsoft all the way.

Étienne : Voilà !

Erwan : C’est ouf, quand même ! Juste une question introductive : vous l’avez vu venir ? Parce que moi, franchement, je me suis un peu, en caricaturant, je me suis levé un matin, j’ai vu ça, j’ai fait « mais ça vient d’où ? D’où est-ce que Najat Vallaud-Belkacem signe un partenariat, comme ça, avec Microsoft ? » On l’a vu venir ça ? Ou ?

Étienne : Moi je vais être honnête. J’ai commencé à l’April, je suis rentré à l’April en janvier 2016, donc je suis arrivé après la signature de cet accord. Alors je pense que ça nous a surpris parce que c’est vrai que c’est très gros, mais on voit quand même dans les années qui ont précédé ça, il y a toute une relation presque incestueuse. Je crois qu’il y a des gens qui travaillent chez Microsoft qui étaient membres de cabinets ministériels avant.

Camille : Ah ! C’est charmant.

Étienne : Des choses comme ça. J’ai retrouvé : par exemple il y avait une journée académique de l’innovation et du numérique, en mai 2014, et c’était tenu au siège de Microsoft. On voit que c’est noyauté, l’Éducation nationale est vraiment très noyautée par Microsoft. Quelque part ce n’est pas surprenant. On se dit à ce niveau ! Faire une telle annonce politique et qu’on va citer ça comme une chose merveilleuse et neutre technologiquement,c’est très gros.

Camille : Oui, c’est la French Tech, on va entrer dans le 21e siècle, quoi ! Et c’est quoi, en fait, le problème que Microsoft débarque comme ça dans l’Éducation nationale, en mettant la main sur tout ?

Étienne : Le problème est, je pense, de deux ordres. Déjà économiquement Microsoft, ils ont été reconnus, ils ont été condamnés plusieurs fois pour leurs pratiques anticoncurrentielles. Ils ont ce qu’on appelle une position dominante, un monopole. Là, en arrivant et en contournant le marché public, parce que le but d’un appel d’offres du marché public, c’est de permettre à tout acteur économique de proposer ses propres solutions. Là Microsoft dit : « Non, nous on donne, c’est du mécénat. » On a appris ça récemment, c’est un contrat de mécénat. Donc pas besoin de faire de marché public.

Camille : C’est ça qui leur permet d’éviter !

Étienne : Voilà. On donne pour 13 millions d’euros. Alors c’est un chiffre, on ne sait pas sur quoi c’est basé. D’ailleurs une petite anecdote, il y a quelqu’un, une réaction qui m’avait beaucoup amusé, parce qu’il a dit : « Moi je vous offre, vous voulez d’autres projets, eh bien moi je vous offre pour un milliard de GNU/Linux, de solutions GNu/Linux ». Ça a la valeur qu’on lui donne finalement, et c’est librement accessible en plus, donc il n’y a vraiment pas de raison. Donc Microsoft va offrir ses formations, va donner d,es tablettes, va donner du matériel et des licences, gratuitement. Du coup personne d’autre ne va pouvoir rentrer sur ce marché-là. Ils cassent le marché, en fait, ils baissent les prix. D’ailleurs dans le monde, quand on a une position dominante, le droit de la concurrence dit qu’on ne peut pas baisser les prix en dessous d’un certain seul Normalement, là on est clairement dans du champ, je pense, qui devrait relever de l’abus de position dominante. Je ne suis pas spécialiste de ce droit-là. Mais on voit que, parce que c’est un mécénat, parce qu’ils sont très gentils Microsoft, ça passe ! Il y a ce risque-là. Donc du coup, pour les acteurs économiques du logiciel, libre ou pas d’ailleurs, ils ne peuvent pas s’aligner. Qui peut, à part Microsoft, faire de tels dons ?

Camille : C’est ça c’est trop facile !

Étienne : C’est trop facile.

Camille : À un moment, s’il suffit de dire « c’est celui qui donne qui gagne », dans ce cas, c’est celui qui a le plus d’argent, logiquement.

Étienne : Voilà !

Camille : À la base, la réflexion ne va pas

Étienne : C’est comme qu’on maintient un monopole : on tue les petits pour rester tout seul en haut.

Erwan : Et puis il y aussi cette citation d’Internet qui marche très bien dans ce cas-là, c’est quand c’est gratuit vous n’êtes pas le consommateur, vous êtes le produit. Et quelque part, là, l’Éducation nationale devient elle-même le produit.

Étienne : Là, ce sont les élèves qui deviennent les produist.

Erwan : Oui, ce sont les élèves.

Étienne : D’ailleurs on attend encore. Il devait y avoir une charte sur les données personnelles des élèves parce que c’est quand même un des soucis majeurs, je trouve. On attend toujours.

Camille :Et sur le fait que l’Éducation nationale devient un peu produit de Microsoft ? Enfin c’est troublant comment Microsoft dernièrement a twitté des espèces de slogans avec la photo de la ministre, par exemple, ou des gens liés à l’Éducation nationale, avec des grandes phrases sur l’éducation numérique, l’avenir de demain, les enfants, blabla. Et ça c’est twitté par Microsoft en tant que pub, en fait.

Erwan : Super !

Étienne : Ils prennent la photo, ils mettent la citation, ils le mettent dans un encart Microsoft.

Camille : Oui. Ils mettent un petit tampon Microsoft.

Étienne : Donc quelqu’un qui ne fait pas attention, va lire ça, va se dire « elle dit ça à propos de Microsoft, cette ministre. Cette ministre va dire ça à propos de Microsoft. »

Camille : Oui, c’est ça. Tu as l’impression que Vallaud-Belkacem devient la porte-parole de Microsoft.

Étienne : Tout à fait. Oui. Je pense qu’elle n’a pas donné son accord particulier, mais avoir au moins une réaction de dire « écoutez, non ». Elle serait dans son rôle de ministre, au service du service public de l’éducation et non pas d’une grande entreprise.

Erwan : Après ils sont quand même assez potes, pour le coup.

Étienne : Quand on voit les photos ! Ils signent, tout sourire, ils ont fait un buffet.

Camille : Quand tu signes un partenariat, tu ne vas pas faire la gueule, aussi !

Étienne : Et puis qui a accès, finalement aussi à l’éducation. Ils ont fait un dîner ensemble, ils discutent, ils échangent, ils se connaissent bien. Voilà. « Tiens, si on faisait un partenariat ! » Quel autre acteur à part Microsoft ? Des très grosses boites. Il y a Cisco, aussi, qui a fait un partenariat pour la formation supérieure. Je crois qu’il y a Atos qui a fait un nouveau partenariat : on prend tous les plus gros et on assoit leur position. On imagine derrière aussi le chantage à l’emploi, les retombées économiques. Et le problème économique, d’ailleurs, ça porte sur les élèves. Certes, pour les acteurs, c’est un problème, mais moi je pense qu’il y a encore plus grave : c’est pour les élèves et les consommateurs. C’est-à-dire qu’on leur met du Microsoft, très jeunes, dans les mains, déjà ils vont s’habituer à du Microsoft. Je pense que c’est assez reconnu qu’on est très sédentaires dans nos usages quand ça touche à l’informatique : on est habitués à Microsoft, on va rester sur Microsoft. Moi, on me donne un logiciel, j’ai mes devoirs à faire sur du Microsoft, je vais rentrer, je ne sais pas, mais est-ce que ce sera possible de le faire sur une distribution GNU/Linux, par exemple ?

Camille : Après on oblige. Si on prévoit un environnement Microsoft à l’école, on le fait déborder, du coup, sur la maison, parce qu’il faut pouvoir continuer le travail que tu as commencé à l’école à la maison. Et on le fait déborder sur la vie professionnelle parce qu’après, ce sont des gens qui sont formés aux logiciels Microsoft, du coup la boîte fonctionne aussi sur des logiciels Microsoft, parce que tout le monde y est habitué. Je me rappelle quand je faisais mes études, ça m’avait vachement marqué. Un prof nous avait dit, je ne sais plus, on parlait de pirater Photoshop et il nous avait dit : « Mais ce n’est pas grave, de toutes façons, Adobe ils n’iront jamais vous chercher. Piratez Photoshop tant que vous voulez ! Eux leur intérêt c’est que vous sachiez utiliser Photoshop et pas une alternative libre ou un autre logiciel. Comme ça après, quand vous bossez dans une boîte, elle, elle achète Photophop ! »

=13’ 00

Étienne : Bien sûr !