Différences entre les versions de « Libre à vous ! Radio Cause Commune - Transcription de l'émission du 9 juin 2020 »

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<b>Voix off : </b> Cause Commune.
 
<b>Voix off : </b> Cause Commune.
  
<b>Étienne Gonnu : </b>Nous venons d’écouter <em>L'Étoile danse (pt.1)</em> par Meydän, disponible sous licence libre Creative Commons, Attibution
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<b>Étienne Gonnu : </b>Nous venons d’écouter <em>L'Étoile danse (part.1)</em> par Meydän, disponible sous licence libre Creative Commons, Attribution. C’est de la musique libre, la musique libre c’est justement le partage, nous avons aussi la mise en valeur des artistes qui sont derrière. Nous avons donc contacté cet artiste de 27 ans qui nous dit composer pour le plaisir depuis de nombreuses années et qui publie justement la majorité de son travail sous licence libre. Il dit, c’est intéressant, avoir découvert le monde du Libre via GNU/Linux puis s’être rendu compte que la démarche du Libre dépassait largement le cadre des seuls systèmes d’exploitation. Pour lui ses morceaux sont sa contribution au vaste monde du Libre.<br/>
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Merci à Meydän pour ce retour et puis pour sa musique.<br/>
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Vous retrouverez les références sur le site de l’April, april.org, et notamment une page pour soutenir Meydän.<br/>
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Vous écoutez l’émission <em>Libre à vous !</em> sur radio Cause Commune, la voix des possibles, 93.1 FM en Île-de-France et partout ailleurs sur le site causecommune.fm. Je suis Étienne Gonnu en charge des affaires publiques pour l’April.<br/>
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==« Internet est-il vraiment une zone de non-droit ? », argument régulièrement invoqué par les adversaires des libertés en ligne, avec Christiane Féral-Schuhl, présidente du Conseil national des barreaux, avocate spécialiste des nouvelles technologies et Marc Rees, rédacteur en chef de Next INpact==
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<b>Étienne Gonnu : </b>Nous allons maintenant passer à notre sujet principal. Internet est-il vraiment une zone de non-droit ? comme semblent le revendiquer certaines personnes, le revendiquer plus généralement à des fins politiques comme nous allons le voir.<br/>
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Je vais ouvrir une très courte parenthèse avant cela, sans vouloir m’étaler sur les détails de ma vie personnelle. Lorsque j’ai repris mes études de droit en droit du numérique en 2013, j’avais deux références, deux sources principales d’information : Next INpact d’un côté, en particulier les articles de Marc Rees et de Xavier Berne, c’était vraiment ma référence pour faire ma veille juridique, mon actualité sur les questions numériques, et puis l’ouvrage <em>Cyberdroit - Le droit à l'épreuve de l'Internet</em> de Christiane Féral-Schuhl qui était un peu ma bible et celle de mes camarades de classe. C’est avec un grand plaisir, avec beaucoup de plaisir que j’accueille aujourd’hui nos deux invités du jour pour discuter de notre sujet « Internet est-il vraiment une zone de non-droit ? »<br/>
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Comme je vous le disais c’est un argument qui est régulièrement invoqué par les adversaires des  libeertés en ligne. Encore récemment d’ailleurs et on va s’arrêter un moment, je pense, sur la loi Avia contre les propos haineux où il était répété <em>ad nauseum</em> que ce qui n’est pas toléré dans la rue n’a pas sa place sur Internet.<br/>
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Pour discuter de cela, déconstruire ce sophisme, nous sommes donc avec Christiane Féral-Schuhl, avocate spécialisée du droit des nouvelles technologies et présidente du Conseil national des barreaux, et Marc Rees, rédacteur en chef de Next INpact et habitué de l’antenne de <em>Libre à vous !</em>
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Christiane Féral-Schuhl bonjour. Merci d’avoir accepté notre invitation. Vous êtes avec nous ?<br/>
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<b>Christiane Féral-Schuhl : </b>Bonjour. Absolument. Je suis là, je suis bien là.
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<b>Étienne Gonnu : </b>Parfait. Est-ce que vous souhaitez compléter cette présentation succincte ?
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<b>Christiane Féral-Schuhl : </b>Non, tout a été dit. En fait le cyberdroit (est-ce qu’il s’agit du livre ???) permet de pallier très largement beaucoup de problèmes. J’ai trouvé que l’introduction était extrêmement intéressante et va permettre d’illustrer très bien la réponse à apporter qui est évidemment que nous ne sommes pas dans une zone de non-droit.
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<b>Étienne Gonnu : </b>On voit bien et je pense qu’il y aura largement de quoi dire dans les cinquante minutes d’antenne à venir.<br/>
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Marc Rees, que je vais tutoyer puisqu’on a régulièrement l’habitude... Tu es avec nous par téléphone il me semble.
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<b>Marc Rees : </b>Bonjour Christiane. Bonjour Étienne.
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<b>Étienne Gonnu : </b>Salut Marc. Je propose donc d’attaquer.<br/>
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Christiane Féral-Schuhl, puisque vous êtes justement une spécialiste, comme on le disait, des questions du droit et d’Internet peut-être une bonne première chose c’est de se poser cette question : comment le droit appréhende-t-il l’objet qu’est Internet ? C’est quoi Internet pour le droit, si cette question fait sens d’ailleurs ?
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<b>Christiane Féral-Schuhl : </b>Internet, si nous revenons à la définition, c’est un réseau de communication en ligne et c’est vrai que la principale difficulté – d’ailleurs vous avez raison de le positionner sous le nom d’objet – la principale difficulté a été cette confrontation du droit à l’Internet pour finalement appréhender les questions nouvelles posées.<br/>
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Ça va me permettre de revenir sur ce concept de vie privée qui a été très bien exprimé en introduction. On vit dans une société et la question est s’il y a un droit à la vie privée à l’ère du numérique confronté à l’Internet.<br/>
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Je rappelle que certains, je pense au journaliste Jean-Marc Manach qui avait publié un livre très provocateur, en tous les cas le titre l’était, avec <em>La vie privée, un problème de « vieux cons » ?</em>. La question était : est-ce que la vie privée a encore du sens ? On a parlé de Mark Zuckerberg et c’est une très bonne chose parce que lui prône une nouvelle norme sociale. Il considère que les gens sont désormais à l’aise avec l’idée de partager plus d’informations différentes, plus ouvertes, avec plus d’internautes. Il est vrai que tout est fait pour que les internautes soient incités à communiquer des informations les concernant, largement encouragés par la culture de cette notion l’exposition de soi. Ils n’hésitent pas à se dévoiler en toute impudeur et ils livrent des pans entiers de leur vie privée, voire des aspects extrêmement privés de la vie de tiers, celle de leur famille, celle de leurs amis. Où est le problème dans ce cas-là ? C’est l’absence de définition légale du concept de vie privée. Cette notion a évolué à travers le temps. Elle est différente d’un pays à l’autre. Par exemple la notion de vie privée en Angleterre n’a rien a à voir avec la nôtre. On voit bien toute la difficulté d’appréhender cela.<br/>
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C’est vrai qu’il y a un droit, mais un droit que s’est construit à travers le temps. Il y a une jurisprudence qui s’est construite, il y a une appréciation et puis l’Internet, finalement, c’est presque un miroir déformant qui va se confronter à un droit qui n’est pas inscrit dans le marbre. En fait, on a ces deux éléments qui évoluent. La vraie difficulté c’est quoi ? Ce n’est pas le droit. Le droit va s’appliquer. Vous avez évoqué la loi Avia, on pourra y revenir. Pour autant le droit s’applique dans les limites de ces définitions. La difficulté va se situer où ? Elle va se situer dans l’appréhension de l’infraction, si on est sur le terrain de l’infraction, comment on va identifier, comment on va faire la preuve, comment on va identifier l’auteur d’une infraction et puis ça va être comment l’exécuter parce que l’Internet est transnational.<br/>
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En fait vous avez tous les éléments du problème.<br/>
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Ensuite on peut le détricoter de toutes les manières. Vous le voyez, les incriminations pour discours violent ou incitant à la haine raciale demeurent, existent. Il n’y a pas besoin de loi pour ça. Les droits d’auteur existent et demeurent protégés. Les infractions d’injure, de diffamation existent. Donc on voit bien qu’elle est la difficulté : c’est cette confrontation. Lorsque le législateur décide de créer une loi, la difficulté par rapport justement à l’Internet ça va être l’évolution des questions posées par rapport à la capacité de légiférer. Le meilleur exemple que je puisse vous donner c’est la loi pour la confiance dans l’économie numérique de 2004. On a mis dix ans à construire cette loi en essayant de faire une distinction claire entre l’hébergeur qui n’est pas responsable du contenu sauf notification d’un contenu illicite, manifestement illicite. On a identifié le fournisseur d’accès qui n’a pas de responsabilité, qui bénéficie de ce principe d’exonération de responsabilité. On avait bien situé l’éditeur, donc on voit bien les catégories émergées. Et puis, au moment où sort la loi, qu’est-ce qui se passe ? Vous avez les Dailymotion, les Facebook qui apparaissent et qui revendiquent le statut d’hébergeur alors que les ayants droit vont leur dire « pas du tout, vous n’êtes pas un hébergeur, vous êtes un éditeur », et vous avez là à nouveau 15 années de jurisprudence pour essayer de décortiquer.<br/>
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Donc ce n’est pas une zone de non-droit, mais Internet est confronté au droit ou plutôt c’est le droit qui est à l’épreuve des technologies mais qui résiste bien, qui résiste plutôt même très bien.
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<b>Étienne Gonnu : </b>C’est une très belle introduction, très complète. C’était exhaustif.<br/>
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Je vais vous inviter à couper votre micro, ça crée un écho, je ne sais pas si je suis le seul à l’entendre. On est sur Mumble et c’est une problématique technique, on s’adapte à la situation.<br/>
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Je pense que c’est une introduction très complète, ça a couvert, à mon avis, la plupart des choses qu’on va être amenés à voir. D’une part c’est sa spécificité, mais les règles qui s’appliquent dans notre vie quotidienne, les règles de responsabilité notamment, sont indifférentes aux outils qu’on va utiliser si on est responsable ; ce n’est pas un espace qui échappe aux règles habituelles, notamment légales, de notre société et se pose la question, on verra si on peut en parler aussi, de ce qu’est une bonne loi, comment on crée de la loi : on pose des principes généraux finalement indifféremment des spécificités techniques, des objets enfin des médias utilisés.<br/>
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Marc Rees de Next INpact qu’est-ce que tu souhaiterais rajouter à ce propos ? Tu es, en plus, quelqu’un qui suit depuis longtemps l’actualité du droit du numérique. Tu as pu voir ces évolutions et notamment cette idée qu’Internet serait une zone de non-droit. Comment tout cela a évolué ?
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<b>Marc Rees : </b>D’abord merci à Christiane pour ce large panorama qui n’est jamais un exercice très facile.<br/>
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Qu’est-ce que je peux rajouter ? Déjà, lorsque j’entends un parlementaire ou un représentant du gouvernement nous expliquer qu’Internet est une zone de non-droit, qu’il faut des règles, etc., il y a deux solutions : soit c’est de l’ignorance absolue, c’est-à-dire qu’ils ne connaissent pas les textes en vigueur, ce que je ne peux pas imaginer ; soit c’est une forme d’escroquerie mentale qui sert justement comme moteur pour justifier la remise à niveau ou la mise à niveau des textes en vigueur.<br/>
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Internet est un réseau de communication. Juridiquement, techniquement, technico-juridiquement, on a des flux et on a du stock et il y a différents acteurs qui interviennent dans cette drôle de scène qui nous passionne depuis des années : un émetteur, un récepteur, parfois et souvent conjugués au pluriel, et puis des intermédiaires, des intermédiaires qui sont les fournisseurs d’accès pour gérer le flux et l’hébergeur qui est là pour gérer le stock. Dans cette distribution des rôles chacun va endosser une casquette qui va lui être propre avec des obligations spécifiques. Et ça c’est en vigueur depuis la nuit des temps, notamment cette fameuse loi sur la confiance dans l’économie numérique de 2004 qui est quand même un des textes ultra importants du secteur que bouleversent aujourd’hui et la directive sur le droit d’auteur et la loi Avia qui est aujourd’hui auscultée par le Conseil constitutionnel.<br/>
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Dire qu’Internet est une zone de non-droit ! Avec mon collègue Xavier Berne , je m’étais amusé dans le premier numéro du magazine à dresser une espèce de panorama des différents textes et je peux vous garantir qu’on a des dizaines et des dizaines de textes qui sont en vigueur pour gérer aussi bien des infractions ultra graves dans l’échelle normative sociale au pénal type pédopornographie, lutte contre terrorisme. On a des infractions dites de presse, qui sont des infractions venues de la bouche ou de la plume, la diffamation, l’injure. On a des infractions qui touchent au droit d’auteur et là, pour le coup, on a du monde au balcon puisque c’est un sujet qui mobilise de longue date les sociétés de gestion collective et les sociétés de défense des ayants droit au sens large. Bref ! À dire vrai, j’ai du mal à concevoir qu’il puisse exister cette fameuse zone de non-droit. En fait, je ne sais pas si elle existe vraiment encore aujourd’hui, s’il y a des strates qui seraient comme ça hors champ normatif. <br/>
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Le droit a ceci d’intéressant que de pouvoir s’appliquer à des situations qui n’ont pas encore été imaginées lors de la production de la norme et c’est peut-être ça aussi la qualité d’une bonne loi, on pourra le voir plus tard.<br/>
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Dès que j’entends cette expression je saute sur ma chaise, voire j’en tombe, parce que c’est vraiment faire preuve d’une mauvaise foi ou d’une ignorance crasse.
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<b>Étienne Gonnu : </b>Oui, cynisme ou naïveté pour faire le pont avec la chronique de Marie-Odile. C’est vrai qu’on voit bien que cette injonction, ce prétexte d’une zone non-droit se traduit, paradoxalement ou pas, par un empilement de strates de lois. D’ailleurs on peut se demander comment ça se traduit. Déjà ça va, tel que je le comprends de ce que vous avez pu dire Christiane Féral-Schuhl et Marc Rees, finalement avec des lois supplémentaires qui vont faire redondance. C’est-à-dire qu’en plus de la loi générale qui pourrait s’appliquer à des faits, à différentes cause – par exemple à la diffamation qui peut s’appliquer (exister???) sans passer par l’outil qu’est Internet mais par une autre voie – peut-être pas dans le cas de la diffamation, mais on va avoir une nouvelle loi, des lois supplémentaires qui vont porter sur le même objet simplement parce que l‘usage d’Internet va être présent. Il me semble qu’on peut avoir des cas où l’usage d’Internet va pouvoir être considéré comme un facteur aggravant, on va avoir peut-être des peines plus lourdes. Il me semble qu’il y a ce genre de choses assez inquiétant qui va créer peut-être une forme de criminalisation des usages d’Internet. Est-ce que je vais trop loin en disant ça, Christiane Féral-Schuhl par exemple ?
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<b>Christiane Féral-Schuhl : </b>Non, vous n’allez pas trop loin. J’ai envie de dire que la logique aujourd’hui, la tendance évidente c’est que quand un parlementaire voit un problème il cherche une loi. Or, nous sommes à l’intersection de plein de textes et c’est cet empilement de textes qui brouille parfois les messages et brouille l’analyse qu’on pourrait faire d’une situation. On a tous les textes, tous les fondamentaux. Vous remontez jusqu’à la loi Godfrain, vous avez tous les textes fondamentaux.<br/>
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Tout à l’heure je vous disais que la loi résiste plutôt bien, mais vous constaterez que la loi résiste bien lorsqu’on monte (???) sur une notion de principe. Je vais vous donner deux exemples.
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Le premier exemple c’est celui de l’exception de copie privée. Vous savez que l’exception de copie privée c’est la possibilité qui a été donnée à une personne de faire une copie d’un texte original et de pouvoir l’utiliser, mais ça a été pensé dans un environnement analogique. Il n’y a jamais eu aucune confusion possible entre l’original et la copie. Cela a résisté aux fax, ça a résisté à la photocopie, il n’y avait pas de difficultés et il n’y avait jamais de doute possible.<br/>
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À un moment donné on est passé dans l’environnement numérique et le problème vient de quoi ? Il vient de cette notion de clone qui apparaît à moment donné et qui fait que si on mélange l’original et le clone, eh bien on ne sait plus quel est l’original, on ne sait plus quelle est copie.<br/>
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On a assisté à toute la jurisprudence sur le téléchargement. Il a fallu là aussi 15 années de jurisprudence pour constater que le téléchargement, l’acte de copie est possible – à partir du moment bien sûr où on copie sur un site légal – lorsque c’est pour une utilisation privée, et pour déconnecter cet acte de téléchargement pour une utilisation propre avec l’acte de communication qui va consister à repartager l’information avec d’autres utilisateurs. Mais on est resté sur un fondamental qui est l’exception de copie privée et on n’y a pas touché.<br/>
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L’autre exemple que je voulais donner c’est la loi Informatique et libertés. La loi informatique et libertés, certes on vient de la remanier, nous avons eu en juin 2018 un toilettage important suite au RGPD, mais les fondamentaux de la loi informatique et libertés sont restés et vous avez tous les principes. En fait, la Commission nationale informatique et libertés a fait quelque chose d’intéressant, elle a créé les recommandations. Moi j’ai mis très longtemps à comprendre qu’une recommandation ce n’était pas une recommandation au sens premier et que ça a force d’autorité. Les recommandations ont permis de s’adapter à l’évolution des technologies, mais on est toujours resté sur un texte. Je ne sais plus combien il y avait d’articles mais, avec sa cinquantaine d’articles, la loi informatique et libertés a survécu à 40 années d’évolution des technologies. Chaque fois simplement l’évolution de la technologie faisait qu’il y avait une recommandation, parfois suppression d’une recommandation pour en mettre une nouvelle, mais la dynamique a été constructive.<br/>
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Pour aller dans votre sens et ce que vous venez tous les deux de très bien expliquer, oui, nous avons trop de textes, nous avons des textes de circonstance qui n’anticipent pas l’évolution des technologies. Quand on revient aux fondamentaux le droit tient la route et les difficultés que l’on rencontre sont souvent sur des textes de circonstances qu’on a rencontrées.
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<b>Étienne Gonnu : </b>Merci beaucoup. Vous y êtes revenue plusieurs fois et à raison ; c’est un point essentiel et je trouve que c’est la meilleure façon de le formuler : le droit tient la route. Je pense qu’on va revenir sur ce qu’est une bonne loi justement par comparaison à la loi Avia, on y reviendra. Une loi qui dure dans le temps, qui est solide, une bonne loi doit finalement intégrer un maximum de réalités pour pouvoir s’adapter aux contextes, aux évolutions du temps, des suages et des technologies.<br/>
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Ces derniers temps on entend souvent parler solutionnisme technologique comme s’il suffisait de lancer une technologie pour répondre magiquement à un problème. Quelque part là aussi j’ai l’impression qu’il y a une forme de solutionnisme juridique où, tout d’un coup, il suffirait de proposer un nouveau texte de loi, une nouvelle strate de réglementation qui serait vue comme la réponse à des problèmes sociaux et politiques dont, en fait, les technologies comme Internet ne sont pas que des révélateurs. J’ai l’impression qu’on fait face à quelque chose comme ça et que c’est aussi un peu ça que vous avez exprimé.<br/>
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Puisqu’on parle de copie privée, mais vous n’êtes pas obligés de répondre là-dessus, je sais que c’est un des dadas de Marc, je ne trouve pas de meilleure manière de le dire, est-ce que tu souhaites rajouter quelque chose Marc ?
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<b>Marc Rees : </b>Tout cela est très juste. C’est vrai que l’exception pour copie privée a été évoquée dans des actions en contrefaçon par des personnes qui téléchargeaient. Le problème c’est que dans la mesure où initialement l’œuvre, notamment en réseau <em>peer to peer</em>, a été proposée à la communauté entière des utilisateurs, il suffisait de se servir, eh bien automatiquement la copie n’était plus privée, elle avait, dans son existence, dans son ADN, une graine publique qui a corrompu, quelque part, toute la chaîne de transmission.<br/>
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Ce qui est rigolo c’est que là où les ayants droit ont eu gain de cause, ils ont justifié du fait que dès lors qu’il y a à un moment donné communication au public d’une œuvre, c’est-à-dire à tous les internautes, automatiquement on ne peut plus parler de copie privée dans les strates successives. Dans le même temps les études d’usage qui étaient menées en commission copie privée, elles, mélangeaient aussi bien les copies illicites que les copies licites afin de maximiser les études d’usage. Bon ! Je ne veux pas rouvrir le dossier parce qu’il pourrait faire l’objet d’une publication ou d’une émission dédiée. En tout cas, ce qui est sûr c’est que les ayants droit ont maximisé les études d’usage qui servent à jauger les pratiques de copie auprès d’un panel en tenant compte des copies licites. Pendant des années et des années, ils ont tenu compte des copies licites pour gonfler au maximum le taux de la redevance qui s’appliquait d’abord sur les supports analogiques comme l’a très bien rappelé Christiane et ensuite sur les supports numériques.<br/>
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Sinon, sur cette inflation législative, oui, c’est vraiment une plaie des démocraties actuelles, voire des autres systèmes politiques, que de découvrir un problème ou de feindre de découvrir un problème et puis d’imaginer une loi taillée pour la circonstance, ces fameuses lois de circonstance.<br/>
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Dans le même temps, ce que j’aimerais qu’il soit systématiquement rappelé c’est ce chiffre qui a été donné par le Trésor, par les services de Bercy lors du grand débat mené par Emmanuel Macron l’an dernier, de l’argent public qui est attribué à la justice. Il y a un tableau que vous trouvez sur le site de Bercy qui explique que pour 1000 euros de dépense publique, on a 4 euros qui vont à la justice. Dans ces 4 euros on a aussi le pénitentiaire.<br/>
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C’est bien beau d’empiler des textes pour répondre à des problèmes spécifiques, c’est magnifique d’avoir comme ça ce réflexe législatif mais, d’un autre côté, si la justice n’est pas là et n’a pas les moyens attendus à la hauteur des prétentions décrites et définies par le politique, on arrive à des mesures d’affichage ou du n’importe quoi. C’est-à-dire que la loi va avoir une efficacité devant les micros, sous la plume, dans les journaux, sur Internet, mais c’est tout. C’est tout ! Derrière on a des juges qui sont, excusez-moi du terme, à la ramasse, qui sont les derniers wagons du train et qui n’arrivent pas à suivre parce que sur leur bureau trônent des centaines et des centaines de dossiers d’instances en cours qu’ils n’arrivent pas à digérer. Il est là le vrai problème. Il est vraiment là !
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<b>Étienn Gonnu : </b>Oui, c’est un point très juste. Christiane Féral-Schuhl, allez-y.
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<b>Christiane Féral-Schuhl : </b>Il est là, je suis totalement d’accord avec vous et ça évoque pour moi une affaire, la première affaire dont j’avais eue à m’occuper, une affaire de virus. Le premier virus qui avait été trouvé dans un CD qui avait été pressé et vendu avec une revue. Je ne sais pas si vous vous en souvenez.
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<b>Marc Rees : </b>Je m’en souviens.
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<b>Christiane Féral-Schuhl : </b>Cette affaire avait fait beaucoup de bruit. J’avais eu le privilège de défendre le prévenu et cette affaire est allée jusqu’en cassation, elle a duré des années et je me souviendrai toujours de mon dernier échange avec lui puisqu’il a obtenu une relaxe mais au bout de je ne sais pas combien d’expertises et de débats parfois, je dois le dire, assez fumeux. Il m’avait dit : Je n’ai qu’un vœu, vous m’avez très bien défendu, mais je souhaite ne plus jamais entendre parler d’informatique ni d’Internet ». Je pense qu’il s’est retiré et qu’il n’a plus voulu faire quoi que ce soit.<br/>
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C’est vrai que d’une certaine manière, entre temps, pendant toutes ces années, on avait parlé (???), compris, qu’il faut aussi que les juges se forment, apprivoisent. C’est un problème qui se gère avec les générations qui se succèdent, forcément. Il y a les concepts juridiques, mais il y a aussi l’enquête en amont, les preuves numériques. Il a aussi fallu faire appréhender toutes ces notions. Et encore une fois, une fois que vous avez la décision, il faut la faire exécuter et quand vous avez cette approche transnationale de l’Internet, c’est compliqué. Donc il faut que tous les acteurs montent en puissance en termes de compétences, les juges comme vous l’avez dit, les avocats, bien sûr parce qu’il y a encore une marge de progression et je trouve qu’ils ne sont pas encore suffisamment présents sur des sujets comme la cybersécurité et d’autres domaines, mais il y a aussi les cyber-policiers, les cyber-gendarmes, les cyber-enquêteurs, il y a tout cela qui participe de l’œuvre de justice. Si vous avez une belle décision mais que vous ne pouvez pas l’exécuter, vous y avez passé des années, le résultat vous ne l’avez pas.
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<b>Étienne Gonnu : </b>C’est vrai qu’en entend très souvent, enfin on rappelle très souvent la nécessité des moyens de la justice ou s’il n’y a pas les moyens mis en œuvre pour lui donner corps à un nouveau droit écrit, il reste lettre morte. C’est quelque chose de très important. Je pense que ça resitue aussi la question des relations, tout ça s’inscrit également dans des relations de pouvoir. Je croise des choses qui ont été évoquées mais, pour revenir sur un point qui est très important il me semble, c’est la responsabilité des intermédiaires techniques. Je fais un parallèle.
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<b>Marc Rees : </b>Étienne si tu veux je peux résumer.
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<b>Étienne Gonnu : </b>On parlait justement de copie privée, il y a des enjeux économiques, des enjeux politiques, tout ça s’inscrit là-dedans et là où ces zones de non-droit sont le plus invoquées, là où ces arguments un peu fallacieux sont invoqués, on voit que c’est beaucoup sur les lois sécuritaires et sur le droit d’auteur, parce que tout ça s’inscrit dans un contexte politique. Sur cette notion de responsabilité Marc, je vais te repasser le micro.
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<b>Marc Rees : </b>La responsabilité des intermédiaires techniques, c’est une des pierres angulaires du droit des ??? numériques. Quelle est l’idée ? L’idée a été évoquée, après bien des années, dans le cadre d’une directive de 2000 sur le commerce électronique et qui a été transposée en France en 2004 avec la fameuse loi sur la confiance dans l’économie numérique. Elle s’attache tout particulièrement à la question des hébergeurs. Les hébergeurs qui sont-ils ? Ce sont des acteurs qui opèrent pas forcément à des fins financières, mais ce sont des acteurs qui opèrent et qui vont stocker des informations, des contenus à la demande des internautes puis, éventuellement, ces contenus vont être mis à disposition des tiers. Dit comme ça ce n’est pas très compréhensible, mais quelques années plus tard YouTube est arrivé. YouTube est un réceptacle dans lequel des personnes vont mettre en ligne des vidéos qui vont être possiblement partagées ou possiblement stockées ou possiblement non partagées, puisqu’on peut se servir uniquement de ce réceptacle comme d’une espèce de tiroir, comme un disque dur distant.<br/>
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Pour gérer la responsabilité de ces acteurs, que ce soit Twitter, Facebook ou les hébergeurs purement techniques, peu importe, trois angles ont été choisis. Il a fallu trouver une solution qui puisse protéger la liberté d’entreprendre, puisque c’est une liberté fondamentale, la vie privée aussi des internautes, mais également la nécessaire lutte contre les infractions.<br/>
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Le principe qui a été défini en 2000 puis transposé en France en 2004 c’est qu’un hébergeur n’est pas responsable des contenus qu’il stocke et qui sont éventuellement mis à disposition des tiers, mais il le devient dès lors que ces contenus sont manifestement illicites, c’est-à-dire dont l’illicéité est flagrante ou parce qu’un tribunal lui a demandé de retirer.<br/>
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Lorsqu’un intermédiaire technique se retrouve face à un contenu qui présente ces deux adverbes, ces deux qualités, donc manifestement illicite, il doit retirer cette fois-ci promptement, c’est-à-dire sans attendre en fonction du contexte.<br/>
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Voilà le socle de responsabilité qui a été imaginé dès le début. Sauf que vous pensez bien que ce régime-là n’a pas satisfait tout le monde. Christiane a rappelé très justement la problématique des ayants droit qui ont pesté contre ce régime. Pourquoi ? On va imaginer : si un site comme Flickr ou comme YouTube, peu importe lequel, héberge un contenu sur lequel moi je revendique une paternité, je contacte YouTube et je dis « attendez, cette vidéo qui a été mise en ligne par Kevin Michu en fait elle m’appartient ; c’est mon œuvre ». Le problème c’est : est-ce qu’on est bien face, là, à une violation manifeste ? Est-ce qu’on est manifestement face à quelque chose d’illicite ? Le problème c’est que l’intermédiaire technique il est intermédiaire technique, il n’est pas spécialiste en droit d’auteur. Pour être éligible à la protection du droit d’auteur il faut que l’œuvre soit originale et surtout empreinte de la personnalité individuelle de celui qui se prétend être le père ou la mère. Les ayants droit ont pesté contre cette difficulté parce que cela signifiait aussi pour eux de devoir adresser des notifications extrêmement détaillées où ils devaient revendiquer la paternité d’une œuvre, exposer moult arguments pour inciter et les YouTube et les Twitter et les Facebook et les Flickr et tout ce que vous voulez à retirer ces éléments-là. C’est aussi pour ça qu’ils ont fait pression d’abord en France et ensuite à l’échelle européenne pour que dans la directive sur le droit d’auteur soit adopté ce fameux article 17 qui industrialise le filtrage sur certaines plateformes afin de régler cette question du manifestement illicite ou du retrait prompt.<br/>
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Si en quelques mots je devais définir cette problématique, eh bien ce serait cela.
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<b>Étienne Gonnu : </b>Tu es parfait Marc. Tu as clarifié mon moment de confusion. Je pense que c’est important de se tourner vers ça parce qu‘on voit bien aussi l’importance de l’enjeu. Il y a des droits complexes comme le droit d’auteur, mais il y en d’autres et on va avoir cette tendance il me semble, et ça va être le cas dans le droit d’auteur, on va le voir, je pense, après la pause avec la loi Avia sur la liberté d’expression en elle-même, sur ce qu’est la liberté d’expression, de déléguer aussi l’application du droit à des entités privées en leur faisant porter une responsabilité excessive.<br/>
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On va bientôt attaquer la pause mais Christiane Féral-Schuhl, je pense que vous vouliez prendre la parole, je vous laisse dire un dernier mot avant que nous fassions à la pause ?
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<b>Christiane Féral-Schuhl : </b>Oui. Merci. Je pense que les toutes récentes explications mettent en exergue le pouvoir des GAFA. Ce sont ces acteurs auxquels on délègue le pouvoir régalien du juge.Vous l’avez très bien dit, l’appréciation doit se faire dans un contexte donné. En fait, quand vous évoquiez la justice tout à l’heure, qu’est-ce qui est important ? Quel est le rôle de l’avocat ? Ce n’est pas de dire le droit, ce n‘est pas de faire rentrer une affaire sous une bannière juridique, c’est d’expliquer un contexte et mettre en relief le contexte de manière à voir comment la règle de droit va s’appliquer. Avec l’évolution des textes et tout particulièrement avec cette dimension à la fois extraordinaire et parfois anxiogène d’Internet, certains problèmes ont finalement dépassé les limites qui avaient été imaginées par le rédacteur. La question a toujours été de voir si ça résistait à cette évolution.<br/>
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Ensuite, vous avez la loi nationale confrontée au reste du monde. Nous l’avons bien vu avec des affaires comme Google Spain et d’autres dans lesquelles on obtient bien une décision à un moment donné pour retirer des éléments qui causent grief à une personne au regard de sa vie privée, de ses données personnelles et, en face, un acteur comme Google qui dit « moi je l’applique régionalement. Dans le reste du monde ce que vous, juge local, avez décidé n’a pas vocation à s’appliquer ailleurs ». Il a fallu remonter au créneau, il a fallu que le RGPD s’en mêle, il a fallu cette contamination positive, d’une certaine manière, de valeurs fondamentales pour que les données personnelles, donc la vie privée, prennent l’importance que ça a pris. Ici encore c’est par contamination que l’on voit émerger des voix sur la vie privée un petit peu partout. Je pense que c’est l’occasion de souligner que la France a été moteur sur ce terrain-là. En 1978 on a eu cette loi de principe qui a rappelé que l’informatique était au service de l’humain, et cette disposition existe encore dans cette formulation, ensuite que vous pouvez transposer puisqu’on ne parle plus d’informatique : le numérique est au service de l’humain, il ne doit jamais perdre cette dimension humaine. Mais je vous dis la même chose pour la justice : on peut utiliser tous les outils technologiques et on voit bien ce que ça peut apporter, faciliter et autres, mais attention à la part d’humain. Au moment où on rentre dans l’intelligence artificielle, dans l’utilisation des algorithmes, dans les risques des biais, on voit bien que de nouvelles questions se posent et que ce n’est pas une loi qui va régler ça. C’est une prise de conscience collective avec des principes fondamentaux comme la Charte des principes énoncés par le Conseil de l’Europe pour l’élaboration des algorithmes. C’est la notion d’<em>ethic by design</em> ou <em>ethic by default</em> comme le <em>privacy by design</em> ou le <em>privacy by defaut</em>. On voit bien que l’éthique prend sa place dans le dispositif et va permettre d’organiser l’utilisation de l’Internet, mais il va falloir trouver des dénominateurs communs au niveau de la planète.
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<b>Étienne Gonnu : </b>Marie-Odile dit « très intéressant » sur notre salon web et je ne peux qu’être d’accord. Pour faire écho à ce que Marie-Odile mentionnait dans sa chronique précédente, elle a parlé de ce <em>Code is Law</em> de Lessig et, par rapport à ce que vous dites, ce respect que l’informatique ne soit pas servir à l’oppression des humains, je pense que justement le logiciel libre, l’éthique du logiciel libre est une des réponses extrêmement importante puisqu’elle replace aussi, finalement, un contrôle populaire, le contrôle humain sur la manière dont est développé le code informatique, comment on le développe collectivement dans une approche de transparence, en fait dans une approche démocratique. Et c’est vrai que tout cela est fondamental.<br/>
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C’est passionnant, mais je vous propose quand même de s’oxygéner un peu le cerveau avec un peu de musique. Nous allons donc faire une petite pause musicale. Nous allons écouter <em>Confluence</em> par Cloudkicker. On se retrouve juste après. Une belle journée à l’écoute de Cause Commune 93.1 FM, la voix des possibles.
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<b>Pause musicale : </b><em>Confluence</em> par Cloudkicker.
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<b>Voix off : </b> Cause Commune, cause-commune.fm, 93.1.
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<b>Étienne Gonnu : </b>Nous venons d’écouter <em>Confluence</em> par Cloudkicker, disponible sous licence libre Creative Commons Attribution.<br/>

Version du 11 juin 2020 à 08:55


Titre : Émission Libre à vous ! diffusée mardi 9 juin 2020 sur radio Cause Commune

Intervenant·e·s : Marie-Odile Morandi - Christiane Féral-Schuhl - Marc Rees - Luk - Étienne Gonnu - William Agasvari à la régie

Lieu : Radio Cause Commune

Date : 9 juin 2020

Durée : 1 h 30 min

Écouter ou enregistrer le podcast PROVISOIRE

Page des références utiles concernant cette émission

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration :

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcrit MO

Transcription

Voix off : Libre à vous !, l’émission pour comprendre et agir avec l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre.

Étienne Gonnu : Bonjour à toutes. Bonjour à tous.
Internet est-il vraiment une zone de non-droit ? Nous en discuterons dans le sujet principal avec également au programme de l’émission du jour « Dans la tête de Mark Zuckerbeg » et la pituite de Luk sur Parcoursup.

Vous êtes sur la radio Cause Commune, la voix des possibles, 93.1 FM en Île-de-France et partout dans le monde sur le site causecommune.fm. Cause Commune, sur la bande FM, c’est de midi à 17 heures puis de 21 heures à 4 heures en semaine, du vendredi 21 heures au samedi 16 heures et le dimanche de 14 heures à 22 heures. Sur Internet c’est 24 heures sur 24. La radio dispose également d’une application Cause Commune pour téléphone mobile et la radio diffuse désormais en DAB+, la radio numérique terrestre, 24 heures sur 24. Capter le DAB+ est gratuit, sans abonnement, il faut juste avoir un récepteur compatible.

Soyez les bienvenus pour cette nouvelle édition de Libre à vous !, l’émission pour comprendre et agir avec l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre. Je suis Étienne Gonnu chargé d’affaires publiques pour l’April.
Le site web de l’April est april.org. Vous pouvez y trouver une page consacrée à cette émission avec tous les liens et références utiles, des détails sur les pauses musicales et toute autre information utile en complément de l’émission, et également les moyens de contacter. N’hésitez pas à nous faire des retours pour indiquer ce qui vous a plu mais aussi des points d’amélioration.
Je précise, comme depuis plusieurs semaines maintenant, dans une logique de sécurité sanitaire l’émission, que l’émission est entièrement réalisée à distance, notamment grâce au logiciel libre d’audioconférence Mumble.

Nous sommes mardi 9 juin 2020, nous diffusons en direct, mais vous écoutez peut-être une rediffusion ou un podcast.

Si vous souhaitez réagir, poser une question pendant ce direct, n’hésitez pas à vous connecter sur le salon web de la radio. Pour cela rendez-vous sur le site de la radio, causecommune.fm, cliquez sur « chat » et retrouvez-nous sur le salon dédié à l’émission.
Nous vous souhaitons une excellente écoute.

Voici maintenant le programme détaillé de cette émission.

  • Nous commencerons par la chronique de Marie-Odile Morandi, « Les transcriptions qui redonnent le goût de la lecture » sur le thème « Naïveté, cynisme, danger. Mark Zuckerberg et Facebook ».
  • D’ici une quinzaine de minutes nous aborderons notre sujet principal. Nous discuterons et déconstruirons un argument régulièrement invoqué par les adversaires des libertés en ligne selon qui Internet serait une zone de non-droit. J’aurai le plaisir de recevoir Christiane Féral-Schuhl, avocate spécialisée dans le droit des nouvelles technologies et présidente du Conseil national des barreaux, et Marc Rees, rédacteur en chef de Next INpact et habitué de Libre à vous !
  • En fin d’émission nous aurons la pituite de Luk qui portera sur Parcoursup et l’Éducation en général.

À la réalisation de l’émission William Agasvari.

Tout de suite place au premier sujet.

Chronique « Les transcriptions qui redonnent le goût de la lecture » de Marie-Odile Morandi, sur le thème « Naïveté, cynisme, danger. Mark Zuckerberg et Facebook »

Étienne Gonnu : Marie-Odile, tu dois être avec nous par téléphone je crois.

Marie-Odile Morandi : Oui, je suis là. Bonjour.

Étienne Gonnu : Bonjour Marie-Odile. À toi la parole.

Marie-Odile Morandi : Aujourd’hui je voulais vous présenter une chronique un peu particulière.
Depuis le mois de février 2020, une nouvelle émission intitulée Le code a changé, animée par Xavier de La Porte sur France Inter, a attiré mon attention. « En quoi toutes ces technos changent quelque chose à nos vies ? » est la question que se pose Xavier de La Porte avec l’intention de réaliser une vingtaine d’épisodes. Divers podcasts ont été transcrits et publiés par le groupe Transcriptions, vous pouvez les retrouver sur le site de l’April.
La forme de l’émission est intéressante : Xavier de La Porte émet des hypothèses qu’il soumet à son intervenant.

Aujourd’hui, très modestement, je souhaitais revenir particulièrement sur deux épisodes qui traitent de Facebook et de son créateur. Le premier épisode intitulé « Mark Zuckerberg est-il un génie ? » revient aux origines de Facebook. Le second épisode « Mark Zuckerberg est-il dangereux ? », souhaite permettre de comprendre ce qu’est Facebook. Chacun de ces épisodes, enregistrés en avril 2020, dure environ 28 minutes.

Certains libristes avec lesquels je communique ont dit : « À la vue de ces noms, je passe immédiatement mon chemin, je tourne la tête ». Cependant il me semble qu’il est bon de revenir sur la genèse et sur la façon dont de ce phénomène a évolué car qu’en sait-on réellement ? Qu’en savent jeunes et moins jeunes ?
Dans les deux épisodes l’intervenant est Julien Le Bot, expert sur le sujet puisqu’il a récemment publié un livre intitulé Dans la tête de Mark Zuckerberg.

On apprend que très jeune Mark avait créé un réseau informatique qui reliait les machines de sa famille à celles du cabinet dentaire de son père qui s’intéressait aux ordinateurs, importance du père dans la carrière du fils. Il est très doué, surdoué et dans la Silicon Valley l’idée a couru qu’il avait un syndrome d’Asperger, mais c’est un personnage bien plus complexe que cela. À l’université, il choisira d’étudier en priorité la psychologie des foules et non l’informatique comme on aurait pu le penser. Avec un ami il crée, à 20 ans, un premier logiciel de recommandation de fichiers musicaux et déjà à l’époque ce travail avait intéressé Microsoft.
Facemash, son premier réseau social, a pour but de comparer les photos de deux filles pour les noter et savoir laquelle est la plus sexy. Comme dit Julien Le Bot, site un peu cradingue !
À la sortie d’un dîner il entend que des étudiants souhaiteraient disposer d’un trombinoscope en ligne pour avoir de bonnes informations sur les filles, encore ! Quelques mois plus tard, il lance un projet qui remplace les albums papier distribués chaque année aux étudiants avec deux choses essentielles : le nom et la photo. Le succès est immédiat : 30 000 étudiants inscrits au bout de deux mois. Facebook était né.

Plateforme très simple, fonctionnalités qui correspondent à une demande. Quoi que plus bénin que de cliquer sur l’expression « Je partage » pour recommander à ses amis même un contenu qui ne provient pas de Facebook ? Cela permet de savoir ce que ressentent les internautes, quelles sont les thématiques qui les intéressent.
Quoi de plus simple que d’arriver sur un site et pouvoir se loguer avec son compte Facebook sans avoir à créer un nouveau compte ? Facebook devient un intermédiaire entre les internautes et des sites qui n’ont rien à voir avec Facebook.
Ces fonctionnalités deviennent à leur tour des outils de mesure au service de futurs algorithmes.

Pour Mark Zuckerberg une partie de la vie privée doit être abolie. Les usagers sont surveillés. Facebook sait ce qu’ils font même quand ils ne sont pas sur Facebook et c’est très pernicieux parce que toutes ces informations sont livrées librement ; on n’a pas l’impression de se dévoiler à une entreprise privée.
Ce modèle économique, le capitalisme de surveillance, avec développement de fonctionnalités qui captent l’attention des internautes pour qu’ils restent le plus longtemps possible sur la plateforme, permet ensuite à Facebook de monétiser cette attention. Facebook est une immense régie publicitaire. Les bases de données personnelles toujours plus complètes, grâce aussi à des applications comme Instagram, WhatApps rachetées par Facebook, sont vendues aux annonceurs, leur permettant de cibler encore mieux.
Certes, quand on reste sur des choses anodines, cela peut ne pas sembler très grave. Mais quand il s’agit de questions politiques, de questions religieuses, ça devient très inquiétant parce que cela donne beaucoup de pouvoirs à Zuckerberg, d’autant plus quand on apprend que plus de la moitié des Américains disent aujourd’hui s’informer prioritairement par Facebook.

Mark Zuckerberg admire Bill Gates, l’homme grâce auquel il y a un PC dans toutes les maisons, tout le monde a les mêmes logiciels et communique avec les mêmes outils. Avec Facebook, tout le monde est sur le même réseau social. Il est convaincu que relier les gens, les connecter, suffit à faire le bien et à améliorer le monde.
De telles convictions dues à une naïveté feinte ou réelle, font que Zuckerberg a mis longtemps à réaliser les dommages collatéraux provoqués par ce mépris manifeste de la vie privée. Il a été obligé de reconnaître les dérives de Facebook, certes du bout des lèvres quand on écoute les réponses lapidaires qu’il fournit lors de son interrogation par une commission parlementaire au sujet du scandale Cambridge Analytica, entreprise qui avait utilisé des données de Facebook pour adresser des messages politiques ciblés à des électeurs avant la présidentielle américaine. Cette vidéo dans laquelle Zuckerberg se fait laminer a été diffusée ; les « like » des internautes voulant dire « on est en colère » ont donné des indices sur leurs opinions politiques reversées, selon Julien Le Bot, dans la régie publicitaire pour encore cibler des catégories d’individus et encore en tirer profit.
Paradoxe des uns, cynisme de l’autre.

Aujourd’hui Facebook est valorisé aux alentours de 600 milliards de dollars ; la fortune de Zuckerberg, 36 ans, estimée à 60 milliards de dollars. Richesse qui va de pair avec la puissance. Il est à la tête d’une sorte de pays numérique, un lieu fréquenté par 2,4 milliards de personnes, un tiers quasiment de l’humanité et il sait sur chacun de ces habitants autant de choses, voire plus, que les États dont ils dépendent.
Une des seules passions intellectuelles avouée de Zuckerberg c’est l’Empire romain, il a d’ailleurs étudié le latin, le grec aussi. Il est reçu comme presque un égal par les chefs d’État parce qu’ils savent que LUI est l’empereur d’un monde sur lequel ILS ont peu de pouvoir, le monde numérique.
Dans ce monde il fabrique les lois, les « conditions générales d’utilisation » que personne ne lit jamais mais que personne n’est censé ignorer non plus à partir du moment où il est sur Facebook. Ce réseau social a réalisé le cauchemar de Lessig exprimé en 1999 dans son essai Code is Law, le code informatique fait la loi. Le code entier de la plateforme, dont on ignore tout, n’exerce-t-il pas une sorte de tyrannie informatique sur ses utilisateurs consentants ?
La programmation informatique est une activité politique. Facebook est une puissance géopolitique. La vision de Zuckerberg lui donne l’impression d’emmener les gens dans son projet de fusionner l’humanité. Il est persuadé que sa plateforme est une force positive et peut-être espère-t-il qu’on se rendra compte dans deux cents ans que Facebook était une étape fondamentale dans l’histoire de l’humanité.
Facebook inquiète. Des critiques de plus en plus féroces sont adressées à Zuckerberg. Il est devant une machine devenue aujourd’hui complètement folle et il devient très compliqué de redresser la barre. De plus en plus de gens plaident pour un démantèlement de Facebook, mais est-ce techniquement possible ? Peut-on continuer à laisser les citoyens offrir leur vie privée, leurs pensées les plus intimes à une entreprise cynique, irresponsable, entraînant de multiples dangers pour nos démocraties ?

Les transcriptions sont relues avant d’être finalisées et publiées sur le site de l’April. Un des relecteurs avait commenté : « Comment est-ce encore possible que des gens continuent à utiliser ce réseau. C’est inouï ! »
Bien entendu j’encourage les auditeurs à écouter ces deux podcasts, à lire ou relire leurs transcriptions. Cela donnera des éléments de réflexion et des arguments aux personnes qui souhaitent conseiller des réseaux interopérables, basés sur des logiciels libres, et qui ont à cœur de susciter autant que possible auprès de toutes et tous l’utilisation d’une informatique respectueuse de la vie privée, protégeant les libertés numériques, thème cher à l’April.

Étienne Gonnu : Super Marie-Odile. Merci beaucoup. C’est un très non texte et tu nous offres une introduction parfaite au sujet à venir. Encore une fois les transcriptions s’avèrent être un outil très riche justement dans ce que tu nous décrivais, une manière de former et de faire passer du savoir pour libérer notre informatique.
En tout cas un grand merci Marie-Odile, encore une fois.

Marie-Odile Morandi : C’est toi que je remercie. À la prochaine. Bonne continuation.

Étienne Gonnu : À la prochaine. Merci. Bonne journée Marie-Odile. Avant de passer à notre sujet principal nous allons faire une pause musicale. Nous allons écouter L'Étoile danse (pt.1) par Meydän. On se retrouve juste après. Je vous souhaite une belle journée à l’écoute de Cause Commune, 93.1 FM, la voix des possibles.

Pause musicale : em>L'Étoile danse (pt.1) par Meydän .

Voix off : Cause Commune.

Étienne Gonnu : Nous venons d’écouter L'Étoile danse (part.1) par Meydän, disponible sous licence libre Creative Commons, Attribution. C’est de la musique libre, la musique libre c’est justement le partage, nous avons aussi la mise en valeur des artistes qui sont derrière. Nous avons donc contacté cet artiste de 27 ans qui nous dit composer pour le plaisir depuis de nombreuses années et qui publie justement la majorité de son travail sous licence libre. Il dit, c’est intéressant, avoir découvert le monde du Libre via GNU/Linux puis s’être rendu compte que la démarche du Libre dépassait largement le cadre des seuls systèmes d’exploitation. Pour lui ses morceaux sont sa contribution au vaste monde du Libre.
Merci à Meydän pour ce retour et puis pour sa musique.
Vous retrouverez les références sur le site de l’April, april.org, et notamment une page pour soutenir Meydän.
Vous écoutez l’émission Libre à vous ! sur radio Cause Commune, la voix des possibles, 93.1 FM en Île-de-France et partout ailleurs sur le site causecommune.fm. Je suis Étienne Gonnu en charge des affaires publiques pour l’April.

« Internet est-il vraiment une zone de non-droit ? », argument régulièrement invoqué par les adversaires des libertés en ligne, avec Christiane Féral-Schuhl, présidente du Conseil national des barreaux, avocate spécialiste des nouvelles technologies et Marc Rees, rédacteur en chef de Next INpact

Étienne Gonnu : Nous allons maintenant passer à notre sujet principal. Internet est-il vraiment une zone de non-droit ? comme semblent le revendiquer certaines personnes, le revendiquer plus généralement à des fins politiques comme nous allons le voir.
Je vais ouvrir une très courte parenthèse avant cela, sans vouloir m’étaler sur les détails de ma vie personnelle. Lorsque j’ai repris mes études de droit en droit du numérique en 2013, j’avais deux références, deux sources principales d’information : Next INpact d’un côté, en particulier les articles de Marc Rees et de Xavier Berne, c’était vraiment ma référence pour faire ma veille juridique, mon actualité sur les questions numériques, et puis l’ouvrage Cyberdroit - Le droit à l'épreuve de l'Internet de Christiane Féral-Schuhl qui était un peu ma bible et celle de mes camarades de classe. C’est avec un grand plaisir, avec beaucoup de plaisir que j’accueille aujourd’hui nos deux invités du jour pour discuter de notre sujet « Internet est-il vraiment une zone de non-droit ? »
Comme je vous le disais c’est un argument qui est régulièrement invoqué par les adversaires des libeertés en ligne. Encore récemment d’ailleurs et on va s’arrêter un moment, je pense, sur la loi Avia contre les propos haineux où il était répété ad nauseum que ce qui n’est pas toléré dans la rue n’a pas sa place sur Internet.
Pour discuter de cela, déconstruire ce sophisme, nous sommes donc avec Christiane Féral-Schuhl, avocate spécialisée du droit des nouvelles technologies et présidente du Conseil national des barreaux, et Marc Rees, rédacteur en chef de Next INpact et habitué de l’antenne de Libre à vous ! Christiane Féral-Schuhl bonjour. Merci d’avoir accepté notre invitation. Vous êtes avec nous ?

Christiane Féral-Schuhl : Bonjour. Absolument. Je suis là, je suis bien là.

Étienne Gonnu : Parfait. Est-ce que vous souhaitez compléter cette présentation succincte ?

Christiane Féral-Schuhl : Non, tout a été dit. En fait le cyberdroit (est-ce qu’il s’agit du livre ???) permet de pallier très largement beaucoup de problèmes. J’ai trouvé que l’introduction était extrêmement intéressante et va permettre d’illustrer très bien la réponse à apporter qui est évidemment que nous ne sommes pas dans une zone de non-droit.

Étienne Gonnu : On voit bien et je pense qu’il y aura largement de quoi dire dans les cinquante minutes d’antenne à venir.
Marc Rees, que je vais tutoyer puisqu’on a régulièrement l’habitude... Tu es avec nous par téléphone il me semble.

Marc Rees : Bonjour Christiane. Bonjour Étienne.

Étienne Gonnu : Salut Marc. Je propose donc d’attaquer.
Christiane Féral-Schuhl, puisque vous êtes justement une spécialiste, comme on le disait, des questions du droit et d’Internet peut-être une bonne première chose c’est de se poser cette question : comment le droit appréhende-t-il l’objet qu’est Internet ? C’est quoi Internet pour le droit, si cette question fait sens d’ailleurs ?

Christiane Féral-Schuhl : Internet, si nous revenons à la définition, c’est un réseau de communication en ligne et c’est vrai que la principale difficulté – d’ailleurs vous avez raison de le positionner sous le nom d’objet – la principale difficulté a été cette confrontation du droit à l’Internet pour finalement appréhender les questions nouvelles posées.
Ça va me permettre de revenir sur ce concept de vie privée qui a été très bien exprimé en introduction. On vit dans une société et la question est s’il y a un droit à la vie privée à l’ère du numérique confronté à l’Internet.
Je rappelle que certains, je pense au journaliste Jean-Marc Manach qui avait publié un livre très provocateur, en tous les cas le titre l’était, avec La vie privée, un problème de « vieux cons » ?. La question était : est-ce que la vie privée a encore du sens ? On a parlé de Mark Zuckerberg et c’est une très bonne chose parce que lui prône une nouvelle norme sociale. Il considère que les gens sont désormais à l’aise avec l’idée de partager plus d’informations différentes, plus ouvertes, avec plus d’internautes. Il est vrai que tout est fait pour que les internautes soient incités à communiquer des informations les concernant, largement encouragés par la culture de cette notion l’exposition de soi. Ils n’hésitent pas à se dévoiler en toute impudeur et ils livrent des pans entiers de leur vie privée, voire des aspects extrêmement privés de la vie de tiers, celle de leur famille, celle de leurs amis. Où est le problème dans ce cas-là ? C’est l’absence de définition légale du concept de vie privée. Cette notion a évolué à travers le temps. Elle est différente d’un pays à l’autre. Par exemple la notion de vie privée en Angleterre n’a rien a à voir avec la nôtre. On voit bien toute la difficulté d’appréhender cela.
C’est vrai qu’il y a un droit, mais un droit que s’est construit à travers le temps. Il y a une jurisprudence qui s’est construite, il y a une appréciation et puis l’Internet, finalement, c’est presque un miroir déformant qui va se confronter à un droit qui n’est pas inscrit dans le marbre. En fait, on a ces deux éléments qui évoluent. La vraie difficulté c’est quoi ? Ce n’est pas le droit. Le droit va s’appliquer. Vous avez évoqué la loi Avia, on pourra y revenir. Pour autant le droit s’applique dans les limites de ces définitions. La difficulté va se situer où ? Elle va se situer dans l’appréhension de l’infraction, si on est sur le terrain de l’infraction, comment on va identifier, comment on va faire la preuve, comment on va identifier l’auteur d’une infraction et puis ça va être comment l’exécuter parce que l’Internet est transnational.
En fait vous avez tous les éléments du problème.
Ensuite on peut le détricoter de toutes les manières. Vous le voyez, les incriminations pour discours violent ou incitant à la haine raciale demeurent, existent. Il n’y a pas besoin de loi pour ça. Les droits d’auteur existent et demeurent protégés. Les infractions d’injure, de diffamation existent. Donc on voit bien qu’elle est la difficulté : c’est cette confrontation. Lorsque le législateur décide de créer une loi, la difficulté par rapport justement à l’Internet ça va être l’évolution des questions posées par rapport à la capacité de légiférer. Le meilleur exemple que je puisse vous donner c’est la loi pour la confiance dans l’économie numérique de 2004. On a mis dix ans à construire cette loi en essayant de faire une distinction claire entre l’hébergeur qui n’est pas responsable du contenu sauf notification d’un contenu illicite, manifestement illicite. On a identifié le fournisseur d’accès qui n’a pas de responsabilité, qui bénéficie de ce principe d’exonération de responsabilité. On avait bien situé l’éditeur, donc on voit bien les catégories émergées. Et puis, au moment où sort la loi, qu’est-ce qui se passe ? Vous avez les Dailymotion, les Facebook qui apparaissent et qui revendiquent le statut d’hébergeur alors que les ayants droit vont leur dire « pas du tout, vous n’êtes pas un hébergeur, vous êtes un éditeur », et vous avez là à nouveau 15 années de jurisprudence pour essayer de décortiquer.
Donc ce n’est pas une zone de non-droit, mais Internet est confronté au droit ou plutôt c’est le droit qui est à l’épreuve des technologies mais qui résiste bien, qui résiste plutôt même très bien.

Étienne Gonnu : C’est une très belle introduction, très complète. C’était exhaustif.
Je vais vous inviter à couper votre micro, ça crée un écho, je ne sais pas si je suis le seul à l’entendre. On est sur Mumble et c’est une problématique technique, on s’adapte à la situation.
Je pense que c’est une introduction très complète, ça a couvert, à mon avis, la plupart des choses qu’on va être amenés à voir. D’une part c’est sa spécificité, mais les règles qui s’appliquent dans notre vie quotidienne, les règles de responsabilité notamment, sont indifférentes aux outils qu’on va utiliser si on est responsable ; ce n’est pas un espace qui échappe aux règles habituelles, notamment légales, de notre société et se pose la question, on verra si on peut en parler aussi, de ce qu’est une bonne loi, comment on crée de la loi : on pose des principes généraux finalement indifféremment des spécificités techniques, des objets enfin des médias utilisés.
Marc Rees de Next INpact qu’est-ce que tu souhaiterais rajouter à ce propos ? Tu es, en plus, quelqu’un qui suit depuis longtemps l’actualité du droit du numérique. Tu as pu voir ces évolutions et notamment cette idée qu’Internet serait une zone de non-droit. Comment tout cela a évolué ?

Marc Rees : D’abord merci à Christiane pour ce large panorama qui n’est jamais un exercice très facile.
Qu’est-ce que je peux rajouter ? Déjà, lorsque j’entends un parlementaire ou un représentant du gouvernement nous expliquer qu’Internet est une zone de non-droit, qu’il faut des règles, etc., il y a deux solutions : soit c’est de l’ignorance absolue, c’est-à-dire qu’ils ne connaissent pas les textes en vigueur, ce que je ne peux pas imaginer ; soit c’est une forme d’escroquerie mentale qui sert justement comme moteur pour justifier la remise à niveau ou la mise à niveau des textes en vigueur.
Internet est un réseau de communication. Juridiquement, techniquement, technico-juridiquement, on a des flux et on a du stock et il y a différents acteurs qui interviennent dans cette drôle de scène qui nous passionne depuis des années : un émetteur, un récepteur, parfois et souvent conjugués au pluriel, et puis des intermédiaires, des intermédiaires qui sont les fournisseurs d’accès pour gérer le flux et l’hébergeur qui est là pour gérer le stock. Dans cette distribution des rôles chacun va endosser une casquette qui va lui être propre avec des obligations spécifiques. Et ça c’est en vigueur depuis la nuit des temps, notamment cette fameuse loi sur la confiance dans l’économie numérique de 2004 qui est quand même un des textes ultra importants du secteur que bouleversent aujourd’hui et la directive sur le droit d’auteur et la loi Avia qui est aujourd’hui auscultée par le Conseil constitutionnel.
Dire qu’Internet est une zone de non-droit ! Avec mon collègue Xavier Berne , je m’étais amusé dans le premier numéro du magazine à dresser une espèce de panorama des différents textes et je peux vous garantir qu’on a des dizaines et des dizaines de textes qui sont en vigueur pour gérer aussi bien des infractions ultra graves dans l’échelle normative sociale au pénal type pédopornographie, lutte contre terrorisme. On a des infractions dites de presse, qui sont des infractions venues de la bouche ou de la plume, la diffamation, l’injure. On a des infractions qui touchent au droit d’auteur et là, pour le coup, on a du monde au balcon puisque c’est un sujet qui mobilise de longue date les sociétés de gestion collective et les sociétés de défense des ayants droit au sens large. Bref ! À dire vrai, j’ai du mal à concevoir qu’il puisse exister cette fameuse zone de non-droit. En fait, je ne sais pas si elle existe vraiment encore aujourd’hui, s’il y a des strates qui seraient comme ça hors champ normatif.
Le droit a ceci d’intéressant que de pouvoir s’appliquer à des situations qui n’ont pas encore été imaginées lors de la production de la norme et c’est peut-être ça aussi la qualité d’une bonne loi, on pourra le voir plus tard.
Dès que j’entends cette expression je saute sur ma chaise, voire j’en tombe, parce que c’est vraiment faire preuve d’une mauvaise foi ou d’une ignorance crasse.

Étienne Gonnu : Oui, cynisme ou naïveté pour faire le pont avec la chronique de Marie-Odile. C’est vrai qu’on voit bien que cette injonction, ce prétexte d’une zone non-droit se traduit, paradoxalement ou pas, par un empilement de strates de lois. D’ailleurs on peut se demander comment ça se traduit. Déjà ça va, tel que je le comprends de ce que vous avez pu dire Christiane Féral-Schuhl et Marc Rees, finalement avec des lois supplémentaires qui vont faire redondance. C’est-à-dire qu’en plus de la loi générale qui pourrait s’appliquer à des faits, à différentes cause – par exemple à la diffamation qui peut s’appliquer (exister???) sans passer par l’outil qu’est Internet mais par une autre voie – peut-être pas dans le cas de la diffamation, mais on va avoir une nouvelle loi, des lois supplémentaires qui vont porter sur le même objet simplement parce que l‘usage d’Internet va être présent. Il me semble qu’on peut avoir des cas où l’usage d’Internet va pouvoir être considéré comme un facteur aggravant, on va avoir peut-être des peines plus lourdes. Il me semble qu’il y a ce genre de choses assez inquiétant qui va créer peut-être une forme de criminalisation des usages d’Internet. Est-ce que je vais trop loin en disant ça, Christiane Féral-Schuhl par exemple ?

Christiane Féral-Schuhl : Non, vous n’allez pas trop loin. J’ai envie de dire que la logique aujourd’hui, la tendance évidente c’est que quand un parlementaire voit un problème il cherche une loi. Or, nous sommes à l’intersection de plein de textes et c’est cet empilement de textes qui brouille parfois les messages et brouille l’analyse qu’on pourrait faire d’une situation. On a tous les textes, tous les fondamentaux. Vous remontez jusqu’à la loi Godfrain, vous avez tous les textes fondamentaux.
Tout à l’heure je vous disais que la loi résiste plutôt bien, mais vous constaterez que la loi résiste bien lorsqu’on monte (???) sur une notion de principe. Je vais vous donner deux exemples. Le premier exemple c’est celui de l’exception de copie privée. Vous savez que l’exception de copie privée c’est la possibilité qui a été donnée à une personne de faire une copie d’un texte original et de pouvoir l’utiliser, mais ça a été pensé dans un environnement analogique. Il n’y a jamais eu aucune confusion possible entre l’original et la copie. Cela a résisté aux fax, ça a résisté à la photocopie, il n’y avait pas de difficultés et il n’y avait jamais de doute possible.
À un moment donné on est passé dans l’environnement numérique et le problème vient de quoi ? Il vient de cette notion de clone qui apparaît à moment donné et qui fait que si on mélange l’original et le clone, eh bien on ne sait plus quel est l’original, on ne sait plus quelle est copie.
On a assisté à toute la jurisprudence sur le téléchargement. Il a fallu là aussi 15 années de jurisprudence pour constater que le téléchargement, l’acte de copie est possible – à partir du moment bien sûr où on copie sur un site légal – lorsque c’est pour une utilisation privée, et pour déconnecter cet acte de téléchargement pour une utilisation propre avec l’acte de communication qui va consister à repartager l’information avec d’autres utilisateurs. Mais on est resté sur un fondamental qui est l’exception de copie privée et on n’y a pas touché.
L’autre exemple que je voulais donner c’est la loi Informatique et libertés. La loi informatique et libertés, certes on vient de la remanier, nous avons eu en juin 2018 un toilettage important suite au RGPD, mais les fondamentaux de la loi informatique et libertés sont restés et vous avez tous les principes. En fait, la Commission nationale informatique et libertés a fait quelque chose d’intéressant, elle a créé les recommandations. Moi j’ai mis très longtemps à comprendre qu’une recommandation ce n’était pas une recommandation au sens premier et que ça a force d’autorité. Les recommandations ont permis de s’adapter à l’évolution des technologies, mais on est toujours resté sur un texte. Je ne sais plus combien il y avait d’articles mais, avec sa cinquantaine d’articles, la loi informatique et libertés a survécu à 40 années d’évolution des technologies. Chaque fois simplement l’évolution de la technologie faisait qu’il y avait une recommandation, parfois suppression d’une recommandation pour en mettre une nouvelle, mais la dynamique a été constructive.
Pour aller dans votre sens et ce que vous venez tous les deux de très bien expliquer, oui, nous avons trop de textes, nous avons des textes de circonstance qui n’anticipent pas l’évolution des technologies. Quand on revient aux fondamentaux le droit tient la route et les difficultés que l’on rencontre sont souvent sur des textes de circonstances qu’on a rencontrées.

Étienne Gonnu : Merci beaucoup. Vous y êtes revenue plusieurs fois et à raison ; c’est un point essentiel et je trouve que c’est la meilleure façon de le formuler : le droit tient la route. Je pense qu’on va revenir sur ce qu’est une bonne loi justement par comparaison à la loi Avia, on y reviendra. Une loi qui dure dans le temps, qui est solide, une bonne loi doit finalement intégrer un maximum de réalités pour pouvoir s’adapter aux contextes, aux évolutions du temps, des suages et des technologies.
Ces derniers temps on entend souvent parler solutionnisme technologique comme s’il suffisait de lancer une technologie pour répondre magiquement à un problème. Quelque part là aussi j’ai l’impression qu’il y a une forme de solutionnisme juridique où, tout d’un coup, il suffirait de proposer un nouveau texte de loi, une nouvelle strate de réglementation qui serait vue comme la réponse à des problèmes sociaux et politiques dont, en fait, les technologies comme Internet ne sont pas que des révélateurs. J’ai l’impression qu’on fait face à quelque chose comme ça et que c’est aussi un peu ça que vous avez exprimé.
Puisqu’on parle de copie privée, mais vous n’êtes pas obligés de répondre là-dessus, je sais que c’est un des dadas de Marc, je ne trouve pas de meilleure manière de le dire, est-ce que tu souhaites rajouter quelque chose Marc ?

Marc Rees : Tout cela est très juste. C’est vrai que l’exception pour copie privée a été évoquée dans des actions en contrefaçon par des personnes qui téléchargeaient. Le problème c’est que dans la mesure où initialement l’œuvre, notamment en réseau peer to peer, a été proposée à la communauté entière des utilisateurs, il suffisait de se servir, eh bien automatiquement la copie n’était plus privée, elle avait, dans son existence, dans son ADN, une graine publique qui a corrompu, quelque part, toute la chaîne de transmission.
Ce qui est rigolo c’est que là où les ayants droit ont eu gain de cause, ils ont justifié du fait que dès lors qu’il y a à un moment donné communication au public d’une œuvre, c’est-à-dire à tous les internautes, automatiquement on ne peut plus parler de copie privée dans les strates successives. Dans le même temps les études d’usage qui étaient menées en commission copie privée, elles, mélangeaient aussi bien les copies illicites que les copies licites afin de maximiser les études d’usage. Bon ! Je ne veux pas rouvrir le dossier parce qu’il pourrait faire l’objet d’une publication ou d’une émission dédiée. En tout cas, ce qui est sûr c’est que les ayants droit ont maximisé les études d’usage qui servent à jauger les pratiques de copie auprès d’un panel en tenant compte des copies licites. Pendant des années et des années, ils ont tenu compte des copies licites pour gonfler au maximum le taux de la redevance qui s’appliquait d’abord sur les supports analogiques comme l’a très bien rappelé Christiane et ensuite sur les supports numériques.
Sinon, sur cette inflation législative, oui, c’est vraiment une plaie des démocraties actuelles, voire des autres systèmes politiques, que de découvrir un problème ou de feindre de découvrir un problème et puis d’imaginer une loi taillée pour la circonstance, ces fameuses lois de circonstance.
Dans le même temps, ce que j’aimerais qu’il soit systématiquement rappelé c’est ce chiffre qui a été donné par le Trésor, par les services de Bercy lors du grand débat mené par Emmanuel Macron l’an dernier, de l’argent public qui est attribué à la justice. Il y a un tableau que vous trouvez sur le site de Bercy qui explique que pour 1000 euros de dépense publique, on a 4 euros qui vont à la justice. Dans ces 4 euros on a aussi le pénitentiaire.
C’est bien beau d’empiler des textes pour répondre à des problèmes spécifiques, c’est magnifique d’avoir comme ça ce réflexe législatif mais, d’un autre côté, si la justice n’est pas là et n’a pas les moyens attendus à la hauteur des prétentions décrites et définies par le politique, on arrive à des mesures d’affichage ou du n’importe quoi. C’est-à-dire que la loi va avoir une efficacité devant les micros, sous la plume, dans les journaux, sur Internet, mais c’est tout. C’est tout ! Derrière on a des juges qui sont, excusez-moi du terme, à la ramasse, qui sont les derniers wagons du train et qui n’arrivent pas à suivre parce que sur leur bureau trônent des centaines et des centaines de dossiers d’instances en cours qu’ils n’arrivent pas à digérer. Il est là le vrai problème. Il est vraiment là !

Étienn Gonnu : Oui, c’est un point très juste. Christiane Féral-Schuhl, allez-y.

Christiane Féral-Schuhl : Il est là, je suis totalement d’accord avec vous et ça évoque pour moi une affaire, la première affaire dont j’avais eue à m’occuper, une affaire de virus. Le premier virus qui avait été trouvé dans un CD qui avait été pressé et vendu avec une revue. Je ne sais pas si vous vous en souvenez.

Marc Rees : Je m’en souviens.

Christiane Féral-Schuhl : Cette affaire avait fait beaucoup de bruit. J’avais eu le privilège de défendre le prévenu et cette affaire est allée jusqu’en cassation, elle a duré des années et je me souviendrai toujours de mon dernier échange avec lui puisqu’il a obtenu une relaxe mais au bout de je ne sais pas combien d’expertises et de débats parfois, je dois le dire, assez fumeux. Il m’avait dit : Je n’ai qu’un vœu, vous m’avez très bien défendu, mais je souhaite ne plus jamais entendre parler d’informatique ni d’Internet ». Je pense qu’il s’est retiré et qu’il n’a plus voulu faire quoi que ce soit.
C’est vrai que d’une certaine manière, entre temps, pendant toutes ces années, on avait parlé (???), compris, qu’il faut aussi que les juges se forment, apprivoisent. C’est un problème qui se gère avec les générations qui se succèdent, forcément. Il y a les concepts juridiques, mais il y a aussi l’enquête en amont, les preuves numériques. Il a aussi fallu faire appréhender toutes ces notions. Et encore une fois, une fois que vous avez la décision, il faut la faire exécuter et quand vous avez cette approche transnationale de l’Internet, c’est compliqué. Donc il faut que tous les acteurs montent en puissance en termes de compétences, les juges comme vous l’avez dit, les avocats, bien sûr parce qu’il y a encore une marge de progression et je trouve qu’ils ne sont pas encore suffisamment présents sur des sujets comme la cybersécurité et d’autres domaines, mais il y a aussi les cyber-policiers, les cyber-gendarmes, les cyber-enquêteurs, il y a tout cela qui participe de l’œuvre de justice. Si vous avez une belle décision mais que vous ne pouvez pas l’exécuter, vous y avez passé des années, le résultat vous ne l’avez pas.

Étienne Gonnu : C’est vrai qu’en entend très souvent, enfin on rappelle très souvent la nécessité des moyens de la justice ou s’il n’y a pas les moyens mis en œuvre pour lui donner corps à un nouveau droit écrit, il reste lettre morte. C’est quelque chose de très important. Je pense que ça resitue aussi la question des relations, tout ça s’inscrit également dans des relations de pouvoir. Je croise des choses qui ont été évoquées mais, pour revenir sur un point qui est très important il me semble, c’est la responsabilité des intermédiaires techniques. Je fais un parallèle.

Marc Rees : Étienne si tu veux je peux résumer.

Étienne Gonnu : On parlait justement de copie privée, il y a des enjeux économiques, des enjeux politiques, tout ça s’inscrit là-dedans et là où ces zones de non-droit sont le plus invoquées, là où ces arguments un peu fallacieux sont invoqués, on voit que c’est beaucoup sur les lois sécuritaires et sur le droit d’auteur, parce que tout ça s’inscrit dans un contexte politique. Sur cette notion de responsabilité Marc, je vais te repasser le micro.

Marc Rees : La responsabilité des intermédiaires techniques, c’est une des pierres angulaires du droit des ??? numériques. Quelle est l’idée ? L’idée a été évoquée, après bien des années, dans le cadre d’une directive de 2000 sur le commerce électronique et qui a été transposée en France en 2004 avec la fameuse loi sur la confiance dans l’économie numérique. Elle s’attache tout particulièrement à la question des hébergeurs. Les hébergeurs qui sont-ils ? Ce sont des acteurs qui opèrent pas forcément à des fins financières, mais ce sont des acteurs qui opèrent et qui vont stocker des informations, des contenus à la demande des internautes puis, éventuellement, ces contenus vont être mis à disposition des tiers. Dit comme ça ce n’est pas très compréhensible, mais quelques années plus tard YouTube est arrivé. YouTube est un réceptacle dans lequel des personnes vont mettre en ligne des vidéos qui vont être possiblement partagées ou possiblement stockées ou possiblement non partagées, puisqu’on peut se servir uniquement de ce réceptacle comme d’une espèce de tiroir, comme un disque dur distant.
Pour gérer la responsabilité de ces acteurs, que ce soit Twitter, Facebook ou les hébergeurs purement techniques, peu importe, trois angles ont été choisis. Il a fallu trouver une solution qui puisse protéger la liberté d’entreprendre, puisque c’est une liberté fondamentale, la vie privée aussi des internautes, mais également la nécessaire lutte contre les infractions.
Le principe qui a été défini en 2000 puis transposé en France en 2004 c’est qu’un hébergeur n’est pas responsable des contenus qu’il stocke et qui sont éventuellement mis à disposition des tiers, mais il le devient dès lors que ces contenus sont manifestement illicites, c’est-à-dire dont l’illicéité est flagrante ou parce qu’un tribunal lui a demandé de retirer.
Lorsqu’un intermédiaire technique se retrouve face à un contenu qui présente ces deux adverbes, ces deux qualités, donc manifestement illicite, il doit retirer cette fois-ci promptement, c’est-à-dire sans attendre en fonction du contexte.
Voilà le socle de responsabilité qui a été imaginé dès le début. Sauf que vous pensez bien que ce régime-là n’a pas satisfait tout le monde. Christiane a rappelé très justement la problématique des ayants droit qui ont pesté contre ce régime. Pourquoi ? On va imaginer : si un site comme Flickr ou comme YouTube, peu importe lequel, héberge un contenu sur lequel moi je revendique une paternité, je contacte YouTube et je dis « attendez, cette vidéo qui a été mise en ligne par Kevin Michu en fait elle m’appartient ; c’est mon œuvre ». Le problème c’est : est-ce qu’on est bien face, là, à une violation manifeste ? Est-ce qu’on est manifestement face à quelque chose d’illicite ? Le problème c’est que l’intermédiaire technique il est intermédiaire technique, il n’est pas spécialiste en droit d’auteur. Pour être éligible à la protection du droit d’auteur il faut que l’œuvre soit originale et surtout empreinte de la personnalité individuelle de celui qui se prétend être le père ou la mère. Les ayants droit ont pesté contre cette difficulté parce que cela signifiait aussi pour eux de devoir adresser des notifications extrêmement détaillées où ils devaient revendiquer la paternité d’une œuvre, exposer moult arguments pour inciter et les YouTube et les Twitter et les Facebook et les Flickr et tout ce que vous voulez à retirer ces éléments-là. C’est aussi pour ça qu’ils ont fait pression d’abord en France et ensuite à l’échelle européenne pour que dans la directive sur le droit d’auteur soit adopté ce fameux article 17 qui industrialise le filtrage sur certaines plateformes afin de régler cette question du manifestement illicite ou du retrait prompt.
Si en quelques mots je devais définir cette problématique, eh bien ce serait cela.

Étienne Gonnu : Tu es parfait Marc. Tu as clarifié mon moment de confusion. Je pense que c’est important de se tourner vers ça parce qu‘on voit bien aussi l’importance de l’enjeu. Il y a des droits complexes comme le droit d’auteur, mais il y en d’autres et on va avoir cette tendance il me semble, et ça va être le cas dans le droit d’auteur, on va le voir, je pense, après la pause avec la loi Avia sur la liberté d’expression en elle-même, sur ce qu’est la liberté d’expression, de déléguer aussi l’application du droit à des entités privées en leur faisant porter une responsabilité excessive.
On va bientôt attaquer la pause mais Christiane Féral-Schuhl, je pense que vous vouliez prendre la parole, je vous laisse dire un dernier mot avant que nous fassions à la pause ?

Christiane Féral-Schuhl : Oui. Merci. Je pense que les toutes récentes explications mettent en exergue le pouvoir des GAFA. Ce sont ces acteurs auxquels on délègue le pouvoir régalien du juge.Vous l’avez très bien dit, l’appréciation doit se faire dans un contexte donné. En fait, quand vous évoquiez la justice tout à l’heure, qu’est-ce qui est important ? Quel est le rôle de l’avocat ? Ce n’est pas de dire le droit, ce n‘est pas de faire rentrer une affaire sous une bannière juridique, c’est d’expliquer un contexte et mettre en relief le contexte de manière à voir comment la règle de droit va s’appliquer. Avec l’évolution des textes et tout particulièrement avec cette dimension à la fois extraordinaire et parfois anxiogène d’Internet, certains problèmes ont finalement dépassé les limites qui avaient été imaginées par le rédacteur. La question a toujours été de voir si ça résistait à cette évolution.
Ensuite, vous avez la loi nationale confrontée au reste du monde. Nous l’avons bien vu avec des affaires comme Google Spain et d’autres dans lesquelles on obtient bien une décision à un moment donné pour retirer des éléments qui causent grief à une personne au regard de sa vie privée, de ses données personnelles et, en face, un acteur comme Google qui dit « moi je l’applique régionalement. Dans le reste du monde ce que vous, juge local, avez décidé n’a pas vocation à s’appliquer ailleurs ». Il a fallu remonter au créneau, il a fallu que le RGPD s’en mêle, il a fallu cette contamination positive, d’une certaine manière, de valeurs fondamentales pour que les données personnelles, donc la vie privée, prennent l’importance que ça a pris. Ici encore c’est par contamination que l’on voit émerger des voix sur la vie privée un petit peu partout. Je pense que c’est l’occasion de souligner que la France a été moteur sur ce terrain-là. En 1978 on a eu cette loi de principe qui a rappelé que l’informatique était au service de l’humain, et cette disposition existe encore dans cette formulation, ensuite que vous pouvez transposer puisqu’on ne parle plus d’informatique : le numérique est au service de l’humain, il ne doit jamais perdre cette dimension humaine. Mais je vous dis la même chose pour la justice : on peut utiliser tous les outils technologiques et on voit bien ce que ça peut apporter, faciliter et autres, mais attention à la part d’humain. Au moment où on rentre dans l’intelligence artificielle, dans l’utilisation des algorithmes, dans les risques des biais, on voit bien que de nouvelles questions se posent et que ce n’est pas une loi qui va régler ça. C’est une prise de conscience collective avec des principes fondamentaux comme la Charte des principes énoncés par le Conseil de l’Europe pour l’élaboration des algorithmes. C’est la notion d’ethic by design ou ethic by default comme le privacy by design ou le privacy by defaut. On voit bien que l’éthique prend sa place dans le dispositif et va permettre d’organiser l’utilisation de l’Internet, mais il va falloir trouver des dénominateurs communs au niveau de la planète.

Étienne Gonnu : Marie-Odile dit « très intéressant » sur notre salon web et je ne peux qu’être d’accord. Pour faire écho à ce que Marie-Odile mentionnait dans sa chronique précédente, elle a parlé de ce Code is Law de Lessig et, par rapport à ce que vous dites, ce respect que l’informatique ne soit pas servir à l’oppression des humains, je pense que justement le logiciel libre, l’éthique du logiciel libre est une des réponses extrêmement importante puisqu’elle replace aussi, finalement, un contrôle populaire, le contrôle humain sur la manière dont est développé le code informatique, comment on le développe collectivement dans une approche de transparence, en fait dans une approche démocratique. Et c’est vrai que tout cela est fondamental.
C’est passionnant, mais je vous propose quand même de s’oxygéner un peu le cerveau avec un peu de musique. Nous allons donc faire une petite pause musicale. Nous allons écouter Confluence par Cloudkicker. On se retrouve juste après. Une belle journée à l’écoute de Cause Commune 93.1 FM, la voix des possibles.

Pause musicale : Confluence par Cloudkicker.

Voix off : Cause Commune, cause-commune.fm, 93.1.

Étienne Gonnu : Nous venons d’écouter Confluence par Cloudkicker, disponible sous licence libre Creative Commons Attribution.