Les travailleurs de la donnée - Antonio Casilli

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Titre : Création de Les travailleurs de la donnée d'Antonio Casilli

Intervenants : Antonio Casilli - Olivia Gesbert - Journaliste

Lieu : France Culture - Émission La Grande table

Date : février 2018

Durée : 32 min 47

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Licence de la transcription : Verbatim

NB : transcription réalisée par nos soins. Les positions exprimées sont celles des intervenants et ne rejoignent pas forcément celles de l'April.

Statut : Transcrit MO

Transcription

Olivia Gesbert : Et dans l’actualité des idées aujourd’hui, à qui appartiennent nos données personnelles ? Notre invité est le sociologue Antonio Casilli, spécialiste des réseaux sociaux, maître de conférence en digital humanities à Télécom ParisTech et chercheur associé au centre Edgar Morin proche de l’EHESS [École des hautes études en sciences sociales]. Auteur en 2010 des Liaisons numériques aux Éditions du Seuil sur les nouvelles formes de sociabilité contemporaine et, cinq ans après, avec Dominique Cardon de Qu’est-ce que le Digital Labor ? chez INA Éditions, un essai sur l’impact des plateformes numériques sur nos manières de travailler.

Dans une tribune parue récemment dans Le Monde, il revient sur cette idée que la protection de nos données personnelles ne doit pas exclure celle des droits des travailleurs du clic. Si tout le monde s’accorde à dire que nos informations sont de moins en moins chez nous, sont-elles pour autant à nous ? C’est ce qu’on va tenter de comprendre avec vous. Antonio Casilli, bonjour.

Antonio Casilli : Bonjour.

Olivia Gesbert : Redevenir maître de ses données personnelles, ne plus se laisser dépouiller par les GAFA, voire les GAFAM si on y rajoute Microsoft aujourd’hui, à Google, Apple, Facebook et Amazon, c’est ce que préconise le rapport du think tank libéral Génération libre intitulé « Mes data sont à moi : pour une patrimonialité des données personnelles ». Un rapport porté par son président Gaspard Koenig. C’est une logique du propriétaire ou de propriétaire qui vous intéresse, Antonio Casilli ?

Antonio Casilli : Qui m’intéresse, qui m’interpelle et qui, en même temps, m’insupporte d’un certain point de vue dans la mesure où on peut considérer que ce rapport oublie plusieurs années de réflexion sur les données personnelles à l’heure des plateformes numériques et fait semblant que ce soit possible de gommer les asymétries de pouvoir entre les plateformes-mêmes et leurs utilisateurs.

Olivia Gesbert : Asymétries de pouvoir, ça on est tous d’accord. La question c’est à qui appartiennent ces données ? On parle de données personnelles. On aurait tendance à penser, quand même, qu’elles sont à nous, à priori, ou à chacun d’entre nous.

Antonio Casilli : Les données personnelles sont désormais une entité difficile à définir. On s’accorde, par exemple, pour dire que certaines données qui existent depuis avant Internet comme les données relatives à notre santé, à nos convictions politiques ou à notre appartenance syndicale par exemple, sont non seulement des données personnelles mais en plus des données qui sont sensibles. Le fait est que, avec les nouvelles données, on va dire celles qui sont natives du numérique au sens où elles sont générées grâce à nos appareils, équipements et, évidemment, aux plateformes qui les gèrent, on se trouve face à une nouvelle génération de données qui sont beaucoup moins personnelles et qui sont beaucoup plus collectives. Parce que dans la mesure où, par exemple, mon smartphone, à cet instant précis, est en train d’enregistrer que je suis là à la maison de la Radio, il est en train de dire où je suis et donc il est en train de dire quelque chose sur moi en tant que personne, mais il est aussi en train de dire des choses sur toutes les personnes qui m’entourent et qui, par exemple, grâce à des croisements assez complexes de données peuvent, par exemple, dévoiler que d’autres personnes sont dans cette même salle et que d’autres personnes sont en train d’interagir avec moi. Et ceci arrive chaque jour. Aujourd’hui, les données personnelles sont de moins en moins personnelles. D’ailleurs on pourrait dire qu’il n’y a rien de plus collectif que les données personnelles. Cela peut paraître un slogan, mais c’est une manière simple pour résumer le fait que sur une plateforme comme Facebook, qui est une plateforme sociale par définition, les données deviennent, elles-mêmes, sociales.

Olivia Gesbert : Si on en arrive par là à déduire que vous êtes un auditeur de Radio France et qu’on vous propose, sans aucun retour commercial, des bouquets de podcasts France Culture, idées, culture, physique, n’hésitez pas, abonnez-vous. Plus sérieusement, Gaspard Koenig résume cette idée de patrimonialité comme suit, en 140 signes, sur Twitter : « Proudhon explique dans sa théorie de la propriété pourquoi la propriété est la plus grande force révolutionnaire qui existe. Ce qui valait pour le cadastre ou des brevets doit aujourd’hui s’appliquer aux data. » C’est intéressant cette idée de l’internaute pas simplement propriétaire mais aussi producteur primaire de données dans une chaîne de valeur, petit propriétaire et auto-entrepreneur de sa propre identité numérique, voire client. On ne sait plus exactement qui on est on est dans cette espèce de vaste réseau.

Antonio Casilli : D’abord il y aurait beaucoup de choses à dire sur la récupération et l’appropriation de Proudhon de la part d’un libéral comme Gaspard Koenig.

Olivia Gesbert : Assumé.

Antonio Casilli : D’ailleurs j’ai moi-même hésité à me présenter aujourd’hui en disant que je représente mon propre think tank anarcho-communiste, comme ça, parce que chacun, désormais, peut présenter, comment dire, appuyer ses propos mieux. Voilà ! Donc, pour faire court, la différence entre une position comme celle que vous venez de résumer et la mienne pourrait se dire comme ça : on n’est pas les auto-entrepreneurs de nos données, ni les petits propriétaires, ni les petits entrepreneurs de nos données. On est les travailleurs de nos données. Et quand je dis travailleurs, je le dis au sens le plus humble et parfois le plus dangereusement précaire : on est les ouvriers voire les prolétaires de ces données-là. C’est-à-dire qu’il y a aujourd’hui avec les plateformes numériques, donc les GAFAM dont on parle très souvent, une tendance à la mise au travail des publics, les publics que nous sommes, et cette mise au travail, en fait, est faite d’injonctions, est faite d’alertes, est faite de call to action ; on appelle en anglais « l’appel à l’action ». Vous pensez, par exemple, à toutes les pastilles, toutes les alertes, tous les pings, tous les sons qui vous arrivent, tous les signalements de mails qui vous, en gros, obligent à regarder par là et, en même temps, cliquer.

Olivia Gesbert : Ces sollicitations, vous dites.

Antonio Casilli : Ces sollicitations, en fait, ne sont pas des sollicitations ; ce sont des formes de subordination, c’est-à-dire de mises aux ordres de nous-mêmes. Et donc, dans ce contexte-là, il y a beaucoup moins de liberté, il y a beaucoup moins de propriété, il y a beaucoup, si l’on veut, d’expropriation de nos données. Et de ce point de vue-là, le fait de créer un marché — alors de faire semblant de le créer parce que ce marché existe déjà —, des données personnelles, ne va pas résoudre le problème. Parce le problème n’est pas dans le marché, le problème est dans cette relation de subordination entre les plateformes et les usagers.

<Olivia Gesbert : Bien sûr.

Journaliste : Si on essaie d’évaluer ce que ça vaut, cette propriété ? Pas grand-chose parce que finalement, savoir quels sont vos goûts, évidemment vous avez dit que ça a une valeur collective par la masse, par la grande masse. Est-ce que ça a vraiment de la valeur, en fait ?

Antonio Casilli : Oui.

Journaliste : Comment l’estimer ?

Antonio Casilli : Cela a une valeur. La question de l’estimation de la valeur est une vaste question qui est un objet de controverse depuis des années et des années. En gros, évidemment il faut dire que pour chacun d’entre nous, selon l’usage, la donnée peut avoir une valeur différente. Par exemple si je considère ma donnée de géolocalisation aujourd’hui en tant que telle peut-être qu’elle vaut 0,0005 euros, mais, en même temps, si je l’articule avec une information sensible ou l’information sensible de quelqu’un qui est à côté de moi, du coup cette valeur de cette donnée peut avoir une valeur qui est énorme. Et d’ailleurs, la question est toujours de dire la valeur pour qui ? Parce qu’il n’y a pas de valeur dans un vide. La valeur existe dans un contexte social. Alors dans ce contexte social souvent la question est que les plateformes s’efforcent de montrer à quel point nos données eh bien ne méritent pas véritablement d’être payées. D’ailleurs les grandes plateformes et les grands télécoms aussi sont engagés depuis des années, depuis au moins cinq ans, dans des expériences de, par exemple, chercher à rémunérer leurs utilisateurs. Telefónica par exemple en Espagne et d’autres plateformes un peu partout ; Google même y réfléchit ; par exemple il met en place des systèmes d’enchères à la baisse. Donc en gros, jusqu’à quel point je peux pousser ce prix vers le bas, jusqu’au moment où tu dis : « Non, non, attends, je ne vais pas te donner mes données ! » La question devient très vite que ce marché-là, de fait, existe déjà. Et les usagers ne sont certainement pas favorisés ; ils sont d’ailleurs, vraiment, les perdants dans ce contexte. Ce marché-là existe déjà parce qu’il y a déjà dans le monde des centaines de milliers de personnes qui gagnent leur vie en produisant des clics et des données pour les grandes plateformes et ces personnes-là parfois reçoivent quelques centimes par clic, parfois moins de quelques centimes par clic et, par contre, nous on ne le sait pas ici en France, parce que très souvent ces personnes-là sont dans les pays tiers, sont ailleurs dans le monde.

Olivia Gesbert : Et pour nous faire comprendre, vous avez pris l’exemple du champ, du propriétaire du champ et de l’agriculteur qui cultiverait ce champ. À qui appartient le champ ou la récolte ? Gaspard Koenig, lui, prend l’exemple du pétrole ; voilà peut-être qui vous différencie.

[Interlude musical]

Journaliste : Finalement les données, ??? nous dit : « Les données c’est mille milliards d’euros en 2020, 8 % du PIB européen. C’est le pétrole du XXIe du pétrole, etc. » Mais à qui appartient le pétrole ? Qui est le producteur premier du pétrole ? Je veux bien qu’il y ait des entreprises de raffinage que sont les plateformes, mais le producteur premier, lui aussi, a le droit d’être rémunéré. Mon point c’est de dire un, si vous instaurez un droit de propriété sur les data, d’abord les plateformes devront payer les utilisateurs en fonction de l’intérêt de leurs data. Aujourd’hui vous nous dites c’est un service gratuit. Oui mais c’est très collectiviste, parce que finalement c’est le même prix pour tout le monde, c’est-à-dire gratuit. Alors que dans un système de droit de propriété vous aurez un marché, donc une différentiation de la valeur : vous aurez certaines données qui vaudront beaucoup plus que d’autres et ça ne dépendra pas des niveaux de richesse.

Olivia Gesbert : D’autres contributeurs, toujours dans une tribune du Monde, Serge Abitboul et Gilles Dowek disaient : « Ne rêvez pas ! Personne ne vous paiera une fortune pour dire que la soupe était bonne ou le lit un peu dur. » Donc on peut effectivement envisager cette question des données sous l’angle des céréales, du champ, de la soupe qu’on juge bonne ou pas, ou de l’or noir et se dire que toutes nos données personnelles, non pas les unes après les autres, mais toutes ensemble, réunies, peuvent constituer une espèce de grande source d’or noir comme le fait à l’instant Gaspard Koenig. En quoi son raisonnement vous paraît biaisé ?

10’ 33

Antonio Casilli : La métaphore est complètement difficile à assumer.