Les données personnelles - Émision Le Bien Commun - Radio amicus curiae

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Titre : Les données personnelles

Intervenant : Judith Rochfeld, professeur en droit privé et sciences criminelles - Bertrand Warusfel, Professeur de droit privé - Antoine Garapon

Lieu : Radio Amicus Curiae

Date : Janvier 2017

Durée : 52 min 07

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Licence de la transcription : Verbatim

Statut : Transcrit MO


Description

Le numérique a bousculé nos vies, nous le ressentons tous, tous les jours, pour le meilleur comme pour le pire. Mais celui-ci a également bousculé le droit. Les substrats sur lequel il a construit ses catégories et ses concepts : un rapport au temps, à l’espace, aux objets. Le travail de reconstruction de catégories pertinentes, de création d’un statut juridique à la donnée, de redéfinition de la propriété son des enjeux qui attendent les générations de juristes à venir.

Transcription

Voix off : C’est un très grand honneur que vous m’avez fait en m’appelant à la présidence du Parlement européen.

Voix off : J’ai l’honneur, au nom du gouvernement de la République, de demander à l’Assemblée nationale l’abolition de la peine de mort en France.

Antoine Garapon : Bonjour. C’est rien de dire que le numérique a bousculé nos vies, nous le ressentons tous, tous les jours, pour le meilleur ou pour le pire. Mais le numérique a également bouleversé le droit. Celui-ci a vu, en effet, se transformer le substrat sur lequel il avait construit ses catégories et ses concepts : un certain rapport au temps, à l’espace, aux objets, aux sujets.

Le monde matériel ancien n’a pas disparu, mais au contraire il s’est surchargé d’un second monde, dématérialisé, mais qui ne cesse d’interférer avec lui pour le dérouter. L’enjeu monumental qui attend les générations de juristes à venir est donc, non pas de s’arrêter aux usages, mais de reconstruire des catégories pertinentes ; de donner un statut juridique à la donnée, par exemple de redéfinir la propriété ; de proposer une nouvelle répartition de la valeur. Ce travail ne se fera pas seulement dans les cénacles universitaires, ni même législatifs, il se fera par tâtonnements successifs, par des combats, par la pratique, car les modes de production du droit aussi sont affectés par le numérique. Comment dans ces conditions imaginer une nouvelle régulation plus participative ?

Pour traiter ce thème aujourd’hui du Bien commun, j’ai réuni deux invités, deux spécialistes : Judith Rochfeld, qui est professeur de droit privé et de sciences criminelles à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne et co-auteure d’un ouvrage publié dans cette excellente collection, chez Odile Jacob, la collection Corpus, qu’elle a rédigé avec Valérie-Laure Bénabou et intitulé À qui profite le clic, le partage de la valeur à l’heure numérique. On lui doit aussi un ouvrage de référence, Les grandes notions du droit privé qui a été publié en 2011 aux PUF, réédité en 2013. Et pour en débattre avec elle Bertrand Warusfel, professeur de droit public à l’Université de Lille-II, avocat au barreau de Paris, spécialiste en droit de la propriété intellectuelle et des nouvelles technologies. Et les deux étaient réunis dans un programme de l’initiative convention organisé par le ministère des Affaires étrangères et consacré précisément à la régulation internationale du numérique. Bonjour à tous les deux.

Judith Rochfeld : Bonjour.

Bertrand Warusfel : Bonjour.

Antoine Garapon : Et je commencerai par vous, Bertrand Warusfel, pour nous expliquer, pour expliquer aux auditeurs exactement qu’est-ce que c’est qu’une donnée. Alors ils en produisent tous les jours, ils en consomment beaucoup, mais qu’est-ce que c’est exactement pour le droit qu’une donnée ?

Bertrand Warusfel : Bonjour Antoine. Si je voulais répondre d’une manière très courte à votre question, je pourrais dire que pour le droit la donnée, aujourd’hui, n’est encore rien. C’est-à-dire qu’il y a certaines données qui sont caractérisées par le droit, la catégorie la plus célèbre c’est sûrement celle des données personnelles qui nous connaissons depuis la loi 78, qu’on appelle d’abord données nominatives et que maintenant on appelle données personnelles. Il y a d’autres catégories de données sectorielles qui existent, mais il n’y a pas de définition juridique de la donnée. C’est-à-dire que d’une certaine manière, jusqu’à présent, la donnée a essentiellement eu une existence technique.

Les données, si vous aviez ici un spécialiste en sciences de l’information, en traitement de l’information, il vous dirait que la donnée c’est le résultat, j’allais dire du traitement numérique, du traitement d’un certain nombre d’informations qui se traduisent, en gros, par des 0 et des 1 dans des mémoires de systèmes d’information. Ça c’est une réalité technique. Jusqu’à présent cette réalité technique n’avait pas, j’allais dire, une existence économique ou sociale unifiée.

Antoine Garapon : Quand vous expliquez le terme « donnée », parce que ça fait quand même une référence au don, à la gratuité et qui nous induit déjà peut-être en erreur.

Bertrand Warusfel : Alors je ne suis pas philologue, mais les lexicologues, les dictionnaires nous disent qu’effectivement il y a deux étymologies possibles ou deux racines possibles : soit du côté du don, soit plutôt du côté des données d’un problème, au sens les éléments qui caractérisent une situation. Et je pense que c’est peut-être plutôt de ce deuxième côté-là qu’est venue la notion de donnée.

Je pense qu’au départ c’est quelque chose d’essentiellement technique et le droit ne s’en est pas préoccupé en tant que tel parce que, même si dans nos ordinateurs, tout ce qui est contenu dans notre disque dur est de la donnée, en réalité les différents éléments que nous traitons relèvent ou relevaient de régimes juridiques différents, et donc on a fait des zooms sur un certain nombre d’eux.

Antoine Garapon : On va revenir sur ce régime juridique, mais les juristes ont une expression savoureuse pour désigner les choses qui n’appartiennent à personne, ils disent ce sont des res nullius. La res nullius ce sont des choses qu’on peut s’approprier. Judith Rochfeld, ça veut dire que la donnée serait une sorte de res nullius de chose appropriable ?

Judith Rochfeld : Dans les catégories là qui viennent d’être évoquées, ça serait difficile, à mon sens, de dire par exemple que des données personnelles sont des res nullius ; ou, en tout cas, c’est une position de principe qu’il faut discuter parce que la donnée personnelle, celle que nous laissons à peu près dans tous nos comportements numériques, toutes nos traces, reflète quand même une partie de notre identité, une partie de notre personnalité, a des conséquences en termes de connaissance de la personne et puis d’une multitude de personnes ; et poser le principe que c’est une res nullius c’est d’abord avoir l’idée en tête que ce sont des choses, ce qui à mon sens n’est pas acquis ; on peut aussi les voir comme une émanation de la personne.

Antoine Garapon : Vous compliquez un peu les choses. Bertrand Warusfel nous dit « c’est un fait technique , dans le fond c’est un fait » et vous, vous nous dites « c’est quelque chose qui est intermédiaire entre la personne, une partie de la personne est en même temps une chose. »

Judith Rochfeld : Oui. Disons que c’est un fait technique qui permet d’appréhender une partie de la personne ou de connaître la personne. Donc c’est ça qui complexifie les choses. Et par ailleurs on a cette émanation de la personne, mais ça, encore une fois, c’est une position qui se discute. On a eu beaucoup de thèses en faveur de la propriété des données comme des choses qui étaient tout à fait valorisables une fois dissociées de la personne. Pour ma part, je serais plutôt du côté de l’émanation de la personne, dans une vision personnaliste de la donnée : elle reflète une identité et une partie du comportement de quelqu’un. Et du coup, ça n’est pas si évident de regarder les données comme des choses, même s’il y a déjà eu des choses avec personne : le travail de quelqu’un c’est une chose avec personne ; ce n’est pas si simple.

Antoine Garapon : Un animal, par exemple.

Judith Rochfeld : Par exemple. Voilà. Donc les catégories, on le voit, ne sont pas si simples à plaquer sur cet objet qui est un peu hybride.

Antoine Garapon : Alors Judith Rochfeld ou Bertrand Warusfel, comme vous voulez, cette chose elle navigue, elle voyage, elle circule et elle est peut-être l’émanation d’une personne tant qu’elle est encore proche de la personne, ça veut dire identifiable. À partir du moment où elle est rentrée dans des masses de données, des masses absolument considérables, où l’identité de la personne ne compte plus beaucoup, elle n’a plus rien d’une émanation personnelle, c’est totalement une chose !

Judith Rochfeld : Alors ça c’est un des arguments qu’on retrouve beaucoup sous la plume par exemple, ou dans les discours de Yahoo ou Google. C’est-à-dire je fais du big data, je traite des grandes masses de données et je n’ai rien à faire de la personne en particulier. Beaucoup d’études montrent quand même, d’un point de vue technique, que dans une énorme masse de données, c’est très facile, aujourd’hui, de remonter à la personne. Donc le lien ne sera rompu avec la personne que par anonymisation, c’est-à-dire avec des processus techniques.

Antoine Garapon : Actifs, volontaires.

Judith Rochfeld : Actifs, qui rompent ce lien avec la personne et là, avec cette anonymisation, on aurait vraiment une chosification, si je peux dire, de ces données qui nous feraient délaisser la protection de la personne ; mais ça n’est pas si simple.

Antoine Garapon : Alors on y reviendra. Bertrand Warusfel.

Bertrand Warusfel : Oui. Je voulais dire qu’une des grandes choses qui a changé dans les dernières années c’est que nous n’avons plus seulement des données qui sont produites en relation avec des personnes, qui est ce dont on vient de commencer à parler là, depuis quelques minutes, mais également on a énormément de données, et ça ne va faire que croître, qui sont produites par les machines. Et c’est une des raisons pour lesquelles il va bien falloir, à mon sens, que l’on s’occupe des données en général, c’est que justement, à l’intérieur de ces grandes machines à traiter des données, que traitent Google, Facebook, mais aussi votre banque, votre supermarché du coin ; c’est pareil ! Il y a de la même manière, techniquement identique, des données qui sont directement ou indirectement reliées à des personnes, qui sont liées effectivement à un comportement d’un individu, et qui posent des problématiques de droit de la personnalité, qui sont appréhendées par le droit des données personnelles, et des données qui sont produites par des objets, qui sont produites par des systèmes techniques qui peuvent dialoguer entre eux.

Antoine Garapon : Est-ce que vous pourriez donner des exemples pour nos auditeurs ? Parce que là vous parlez de choses très abstraites. Qu’est-ce que c’est qu’une donnée qui est produite par une machine ?

10’ 20

Bertrand Warusfel : Le propre d’un système de traitement de l’information,