Différences entre les versions de « Les données personnelles - Émision Le Bien Commun - Radio amicus curiae »

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<b>Bertrand Warusfel : </b>Oui. Je voudrais rajouter
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<b>Bertrand Warusfel : </b>Oui. Je voudrais rajouter sur ce que Judith vient de dire et qui est tout à fait vrai, mais qui correspond, j’allais dire, à mon sens, à une première époque du droit des données personnelles. C’est-à-dire celle des quarante dernières années dont nous ne sommes évidemment pas sortis ; c’est qu’on s’inquiète d’un certain nombre de déviances qui concernent la vie privée, la discrimination, etc. Mais je crois que la question, aujourd’hui, est en train de changer de nature et qu’elle nous envoie à des questions plus fondamentales. D’abord il n’y a pas que les personnes et notamment que les personnes physiques qui sont concernées par les données. Il y a également tout le monde économique, et notamment le monde des entreprises, qui a besoin d’avoir un cadre juridique sécurisant sur la manière dont il peut échanger et valoriser des données. En tant qu’avocat, je prends mon autre casquette, ça fait des années que moi et mes confrères nous faisons signer à nos clients un certain nombre de contrats dont nous connaissons par ailleurs parfaitement la vacuité juridique profonde : des contrats d’achat, de vente, de transfert, de mise à disposition de données.
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<b>Antoine Garapon : </b>C’est du propre ! Vous nous révélez qu’en tant qu’avocat vous faites signer des conventions qui n’ont, dans le fond, pas de protection réelle.
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<b>Bertrand Warusfel : </b>Il y a un accord de volonté entre les parties sur le fait qu’elles veulent faire certaines choses sur des choses qui se matérialisent par des 0 et des 1 sur un disque dur ou sur un serveur, mais nous savons qu’aujourd’hui nous marchons sur un fil. Or, de plus en plus, les entreprises vont échanger, monétiser, valoriser des données plus que l’objet lui-même. Puisque vous savez qu’aujourd’hui si, par exemple, j’ai une technologie pour développer un nouveau moteur pour une automobile, je vais peut-être, à la limite, simplement commercialiser le fichier, qui sera injecté dans le serveur qui pilotera à l’autre bout du monde la chaîne de production de l’industriel de l’automobile.
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Cette valorisation, j’allais dire du travail économique sous forme d’un fichier, aujourd’hui nous ne savons pas très bien dans quel cadre juridique elle s’inscrit.
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<b>Antoine Garapon : </b>On va revenir sur la question de la valorisation. Mais je voudrais qu’on en termine avec les personnes, si tant est que ce soit possible, comme ça, en quelques minutes, parce qu’il y a quand même un problème c’est qu’on a l’impression que cette captation des données répond à une exposition aussi exponentielle des personnes qui acceptent de s’exposer. Pour le dire de manière peut-être un peu triviale, la situation actuelle me fait penser à des gens qui se promèneraient tout nus et qui reprocheraient aux autres de les regarder. Est-ce qu’il n’y a pas une complicité passive des personnes qui donnent très généreusement ces données, ou qui exposent ces données – ce serait plus juste parce qu’en fait elles ne les donnent pas, mais elles s’exposent ? Bertrand Warusfel, sur les personnes.
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<b>Bertrand Warusfel : </b>Oui, tout à fait. Premièrement, je pense que la grande majorité des utilisateurs des systèmes d’information n’ont pas conscience qu’ils mettent à disposition des données, parce qu’en réalité, et là aussi il faut voir le basculement, lorsque la loi de 78 a été établie…
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<b>Antoine Garapon : </b>Pour nos auditeurs ?
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<b>Bertrand Warusfel : </b>La loi informatique et libertés, c’était pour organiser le moment où tel organisme public ou privé vous demandait de remplir un formulaire dans lequel vous mettiez votre nom, votre prénom, votre numéro de téléphone, etc.
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<b>Antoine Garapon : </b>Donc là on donnait ! On signifiait quelque chose ; c’est ça.
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<b>Bertrand Warusfel : </b>Là on avait qu’il y avait un acte et en bas il était écrit « La loi informatique et libertés du 6 janvier 78 vous garantit un droit d’accès ». Donc on voyait qu’il y avait un transfert d’informations. Aujourd’hui, quand j’allume mon smartphone et que j’active mon GPS, je ne sais pas forcément qu’en réalité j’envoie une donnée. Même si je sais que j’envoie une donnée, je ne sais pas à qui je l’envoie : est-ce que je l’envoie à mon opérateur, est-ce que je l’envoie, etc. Donc déjà il y a une première c’est que peu d’entre nous sont conscients du fait qu’ils produisent de la donnée.
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<b>Antoine Garapon : </b>Ça pose un petit problème ça, Judith Rochfeld, parce qu’il n’y a pas de consentement à partir de ce moment-là ; il n’y a même pas conscience de l’action !
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<b>Judith Rochfeld : </b>On y travaille beaucoup en tant que juristes parce que les textes, en tout cas en ce qui concerne les données personnelles, pas celles des machines, sont dans le sens d’une information, d’une transparence, d’un consentement.
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<b>Antoine Garapon : </b>Elles préviennent.
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<b>Judith Rochfeld : </b>Et c’est pour ça que vous avez vu apparaître quand même des bannières sur vos navigations de sites pour vous dire que des cookies, c’est-à-dire ces petits fichiers qui vont être mis sur vos disques durs pour, précisément, suivre tous vos cheminements sur Internet vont être posés sur votre disque dur. Est-ce que vous acceptez ? Donc on a travaillé sur la transparence. Là il y a une deuxième étape qui est en train d’être franchie par divers organismes, comme la Commission des clauses abusives, sur la transparence. C’est-à-dire on est en train d’attaquer, et c’est une bonne chose je pense, la gratuité, de front. Est-ce que c’est vraiment gratuit ? Ou est-ce qu’il y a une contrepartie qui est précisément cette collecte de données ? Si vous mettez au jour que, en fait, ça n’est pas gratuit.
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<b>Antoine Garapon : </b>Qu’est-ce que vous voulez dire ce n’est pas gratuit ? C’est-à-dire que ça va rapporter quelque chose à quelqu’un ?
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<b>Judith Rochfeld : </b>C’est-à-dire que Facebook ou Google, je suis désolée de prendre ceux-là alors que je ne voudrais pas qu’on ne soit que négatifs, ce sont des services absolument extraordinaires. Voilà ; c’est ça notre problème ! C’est qu’on s’est tellement habitués à ces services extraordinaires ,à leur gratuité, qu’on n’a d’abord plus de consentement pour payer des services qui seraient moins gourmands en données. Et puis, donc la réaction dont je parlais c’était précisément d’imposer, et c’est ce que font en ce moment la CNIL ou la Commission des clauses abusives, c’est d’arrêter d’appeler ça de la gratuité. C’est-à-dire, pour l’utilisateur c’est gratuit, mais il y a collecte de données pour servir un marché, ce qu’on appelle les marchés bifaces, pour servir un marché qui est derrière et qui est le marché de la publicité. À partir de toute la collecte de données que vous aurez faite au fil de la navigation de quelqu’un, vous allez valoriser la donnée sur ce marché qui est l’autre marché.
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<b>Antoine Garapon : </b>Judith Rochfeld, ça ressemble beaucoup à ce que la langue française appelle l’exploitation. On exploite les données de quelqu’un. C’est-à-dire qu’on les prend, on les capte, je ne dis pas qu’on les détourne, on les exploite. C’est ça ce rapport, finalement !
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<b>Judith Rochfeld : </b>Oui. Mais ce sur quoi beaucoup sont en train de travailler, les instances que j’ai citées sont en train de le faire, c’est de réinjecter de la transparence. C’est-à-dire que les personnes se rendent compte qu’il y a un échange ; ça n’est pas une vraie gratuité ; alors on peut le discuter mais ça n’est pas la vraie gratuité. Après ça ne règle pas la question que vous avez posée, c’est-à-dire que si vous demandez à beaucoup de gens s’ils sont prêts à donner leurs données – ce que je fais par exemple régulièrement avec mes étudiants pourtant spécialistes du numérique – s’ils sont prêts à donner leurs données en fonction de ces services extraordinaires, ils vous disent oui, bien sûr. L’échange leur convient ; ce qu’on appelle le <em>privacy paradox</em>, c’est-à-dire j’expose tout mais après, les conséquences je ne les assume pas toutes.
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<b>Antoine Garapon : </b>C’est ça !
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<b>Judith Rochfeld : </b>Dernier point et après j’arrête. Il y a aussi des effets de génération. C’est-à-dire que Antonio Casilli qui est un sociologue qui étudie beaucoup ces questions, pour lui, ça va durer vingt ans. C’est-à-dire que quand la génération qui s’est exposée à tout-va va vivre les conséquences que ça peut représenter, s’il y en a. On a par exemple ce site canadien de relations extra-conjugales qui a été <em>hacké</em> ; tous les profils ont été sortis à tous vents et là on voit une des conséquences possibles de cette collecte, sans sécurisation, etc.
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<b>Antoine Garapon : </b>Exactement des suicides de la part de certaines personnes.
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<b>Judith Rochfeld : </b>Et donc il va y avoir des conséquences comme ça qui vont faire qu’un jour on sera plus prudents, peut-être !
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<b>Antoine Garapon : </b> Bertrand Warusfel.

Version du 20 septembre 2017 à 14:26


Titre : Les données personnelles

Intervenant : Judith Rochfeld, professeur en droit privé et sciences criminelles - Bertrand Warusfel, Professeur de droit privé - Antoine Garapon

Lieu : Radio Amicus Curiae

Date : Janvier 2017

Durée : 52 min 07

Écouter l'enregistrement

Licence de la transcription : Verbatim

Statut : Transcrit MO


Description

Le numérique a bousculé nos vies, nous le ressentons tous, tous les jours, pour le meilleur comme pour le pire. Mais celui-ci a également bousculé le droit. Les substrats sur lequel il a construit ses catégories et ses concepts : un rapport au temps, à l’espace, aux objets. Le travail de reconstruction de catégories pertinentes, de création d’un statut juridique à la donnée, de redéfinition de la propriété son des enjeux qui attendent les générations de juristes à venir.

Transcription

Voix off : C’est un très grand honneur que vous m’avez fait en m’appelant à la présidence du Parlement européen.

Voix off : J’ai l’honneur, au nom du gouvernement de la République, de demander à l’Assemblée nationale l’abolition de la peine de mort en France.

Antoine Garapon : Bonjour. C’est rien de dire que le numérique a bousculé nos vies, nous le ressentons tous, tous les jours, pour le meilleur ou pour le pire. Mais le numérique a également bouleversé le droit. Celui-ci a vu, en effet, se transformer le substrat sur lequel il avait construit ses catégories et ses concepts : un certain rapport au temps, à l’espace, aux objets, aux sujets.

Le monde matériel ancien n’a pas disparu, mais au contraire il s’est surchargé d’un second monde, dématérialisé, mais qui ne cesse d’interférer avec lui pour le dérouter. L’enjeu monumental qui attend les générations de juristes à venir est donc, non pas de s’arrêter aux usages, mais de reconstruire des catégories pertinentes ; de donner un statut juridique à la donnée, par exemple de redéfinir la propriété ; de proposer une nouvelle répartition de la valeur. Ce travail ne se fera pas seulement dans les cénacles universitaires, ni même législatifs, il se fera par tâtonnements successifs, par des combats, par la pratique, car les modes de production du droit aussi sont affectés par le numérique. Comment dans ces conditions imaginer une nouvelle régulation plus participative ?

Pour traiter ce thème aujourd’hui du Bien commun, j’ai réuni deux invités, deux spécialistes : Judith Rochfeld, qui est professeur de droit privé et de sciences criminelles à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne et co-auteure d’un ouvrage publié dans cette excellente collection, chez Odile Jacob, la collection Corpus, qu’elle a rédigé avec Valérie-Laure Bénabou et intitulé À qui profite le clic, le partage de la valeur à l’heure numérique. On lui doit aussi un ouvrage de référence, Les grandes notions du droit privé qui a été publié en 2011 aux PUF, réédité en 2013. Et pour en débattre avec elle Bertrand Warusfel, professeur de droit public à l’Université de Lille-II, avocat au barreau de Paris, spécialiste en droit de la propriété intellectuelle et des nouvelles technologies. Et les deux étaient réunis dans un programme de l’initiative convention organisé par le ministère des Affaires étrangères et consacré précisément à la régulation internationale du numérique. Bonjour à tous les deux.

Judith Rochfeld : Bonjour.

Bertrand Warusfel : Bonjour.

Antoine Garapon : Et je commencerai par vous, Bertrand Warusfel, pour nous expliquer, pour expliquer aux auditeurs exactement qu’est-ce que c’est qu’une donnée. Alors ils en produisent tous les jours, ils en consomment beaucoup, mais qu’est-ce que c’est exactement pour le droit qu’une donnée ?

Bertrand Warusfel : Bonjour Antoine. Si je voulais répondre d’une manière très courte à votre question, je pourrais dire que pour le droit la donnée, aujourd’hui, n’est encore rien. C’est-à-dire qu’il y a certaines données qui sont caractérisées par le droit, la catégorie la plus célèbre c’est sûrement celle des données personnelles qui nous connaissons depuis la loi 78, qu’on appelle d’abord données nominatives et que maintenant on appelle données personnelles. Il y a d’autres catégories de données sectorielles qui existent, mais il n’y a pas de définition juridique de la donnée. C’est-à-dire que d’une certaine manière, jusqu’à présent, la donnée a essentiellement eu une existence technique.

Les données, si vous aviez ici un spécialiste en sciences de l’information, en traitement de l’information, il vous dirait que la donnée c’est le résultat, j’allais dire du traitement numérique, du traitement d’un certain nombre d’informations qui se traduisent, en gros, par des 0 et des 1 dans des mémoires de systèmes d’information. Ça c’est une réalité technique. Jusqu’à présent cette réalité technique n’avait pas, j’allais dire, une existence économique ou sociale unifiée.

Antoine Garapon : Quand vous expliquez le terme « donnée », parce que ça fait quand même une référence au don, à la gratuité et qui nous induit déjà peut-être en erreur.

Bertrand Warusfel : Alors je ne suis pas philologue, mais les lexicologues, les dictionnaires nous disent qu’effectivement il y a deux étymologies possibles ou deux racines possibles : soit du côté du don, soit plutôt du côté des données d’un problème, au sens les éléments qui caractérisent une situation. Et je pense que c’est peut-être plutôt de ce deuxième côté-là qu’est venue la notion de donnée.

Je pense qu’au départ c’est quelque chose d’essentiellement technique et le droit ne s’en est pas préoccupé en tant que tel parce que, même si dans nos ordinateurs, tout ce qui est contenu dans notre disque dur est de la donnée, en réalité les différents éléments que nous traitons relèvent ou relevaient de régimes juridiques différents, et donc on a fait des zooms sur un certain nombre d’eux.

Antoine Garapon : On va revenir sur ce régime juridique, mais les juristes ont une expression savoureuse pour désigner les choses qui n’appartiennent à personne, ils disent ce sont des res nullius. La res nullius ce sont des choses qu’on peut s’approprier. Judith Rochfeld, ça veut dire que la donnée serait une sorte de res nullius de chose appropriable ?

Judith Rochfeld : Dans les catégories là qui viennent d’être évoquées, ça serait difficile, à mon sens, de dire par exemple que des données personnelles sont des res nullius ; ou, en tout cas, c’est une position de principe qu’il faut discuter parce que la donnée personnelle, celle que nous laissons à peu près dans tous nos comportements numériques, toutes nos traces, reflète quand même une partie de notre identité, une partie de notre personnalité, a des conséquences en termes de connaissance de la personne et puis d’une multitude de personnes ; et poser le principe que c’est une res nullius c’est d’abord avoir l’idée en tête que ce sont des choses, ce qui à mon sens n’est pas acquis ; on peut aussi les voir comme une émanation de la personne.

Antoine Garapon : Vous compliquez un peu les choses. Bertrand Warusfel nous dit « c’est un fait technique , dans le fond c’est un fait » et vous, vous nous dites « c’est quelque chose qui est intermédiaire entre la personne, une partie de la personne est en même temps une chose. »

Judith Rochfeld : Oui. Disons que c’est un fait technique qui permet d’appréhender une partie de la personne ou de connaître la personne. Donc c’est ça qui complexifie les choses. Et par ailleurs on a cette émanation de la personne, mais ça, encore une fois, c’est une position qui se discute. On a eu beaucoup de thèses en faveur de la propriété des données comme des choses qui étaient tout à fait valorisables une fois dissociées de la personne. Pour ma part, je serais plutôt du côté de l’émanation de la personne, dans une vision personnaliste de la donnée : elle reflète une identité et une partie du comportement de quelqu’un. Et du coup, ça n’est pas si évident de regarder les données comme des choses, même s’il y a déjà eu des choses avec personne : le travail de quelqu’un c’est une chose avec personne ; ce n’est pas si simple.

Antoine Garapon : Un animal, par exemple.

Judith Rochfeld : Par exemple. Voilà. Donc les catégories, on le voit, ne sont pas si simples à plaquer sur cet objet qui est un peu hybride.

Antoine Garapon : Alors Judith Rochfeld ou Bertrand Warusfel, comme vous voulez, cette chose elle navigue, elle voyage, elle circule et elle est peut-être l’émanation d’une personne tant qu’elle est encore proche de la personne, ça veut dire identifiable. À partir du moment où elle est rentrée dans des masses de données, des masses absolument considérables, où l’identité de la personne ne compte plus beaucoup, elle n’a plus rien d’une émanation personnelle, c’est totalement une chose !

Judith Rochfeld : Alors ça c’est un des arguments qu’on retrouve beaucoup sous la plume par exemple, ou dans les discours de Yahoo ou Google. C’est-à-dire je fais du big data, je traite des grandes masses de données et je n’ai rien à faire de la personne en particulier. Beaucoup d’études montrent quand même, d’un point de vue technique, que dans une énorme masse de données, c’est très facile, aujourd’hui, de remonter à la personne. Donc le lien ne sera rompu avec la personne que par anonymisation, c’est-à-dire avec des processus techniques.

Antoine Garapon : Actifs, volontaires.

Judith Rochfeld : Actifs, qui rompent ce lien avec la personne et là, avec cette anonymisation, on aurait vraiment une chosification, si je peux dire, de ces données qui nous feraient délaisser la protection de la personne ; mais ça n’est pas si simple.

Antoine Garapon : Alors on y reviendra. Bertrand Warusfel.

Bertrand Warusfel : Oui. Je voulais dire qu’une des grandes choses qui a changé dans les dernières années c’est que nous n’avons plus seulement des données qui sont produites en relation avec des personnes, qui est ce dont on vient de commencer à parler là, depuis quelques minutes, mais également on a énormément de données, et ça ne va faire que croître, qui sont produites par les machines. Et c’est une des raisons pour lesquelles il va bien falloir, à mon sens, que l’on s’occupe des données en général, c’est que justement, à l’intérieur de ces grandes machines à traiter des données, que traitent Google, Facebook, mais aussi votre banque, votre supermarché du coin ; c’est pareil ! Il y a de la même manière, techniquement identique, des données qui sont directement ou indirectement reliées à des personnes, qui sont liées effectivement à un comportement d’un individu, et qui posent des problématiques de droit de la personnalité, qui sont appréhendées par le droit des données personnelles, et des données qui sont produites par des objets, qui sont produites par des systèmes techniques qui peuvent dialoguer entre eux.

Antoine Garapon : Est-ce que vous pourriez donner des exemples pour nos auditeurs ? Parce que là vous parlez de choses très abstraites. Qu’est-ce que c’est qu’une donnée qui est produite par une machine ?

10’ 20

Bertrand Warusfel : Le propre d’un système de traitement de l’information, d’un ordinateur tel qu’il a été inventé pendant la Seconde guerre mondiale pour décrypter les codes secrets des armées allemande et japonaise, c’est là qu’on a inventé les premiers ordinateurs.

Antoine Garapon : La machine de Turing.

Bertrand Warusfel : La machine de Turing. Turing a écrit un papier théorique sur les machines avant-guerre et il a été convié par le gouvernement britannique à la réaliser pour aider à la victoire des alliés. Ces machines-là ont comme caractéristique d’être programmables. Il existait déjà des calculateurs avant. À partir du moment où nous rentrons dans l’ère de l’informatique, nous rentrons dans l’ère de la programmabilité. La programmabilité c’est-à-dire qu’on peut par des programmes, des logiciels, donner à des machines une autonomie plus ou moins grande de traitement. Et donc une machine programmée peut être programmée pour réagir toute seule à toutes sortes d’évènements et pour produire de la donnée. Le feu rouge que vous avez au coin de votre rue peut très bien, s’il est équipé d’un certain nombre de capteurs, envoyer très régulièrement sur son réseau un état sur le fait de savoir s’il pleut ou s’il ne pleut pas ; s’il y a beaucoup de gens qui sont passé ou pas, etc.

Judith Rochfeld : Oui. Inversement, on a un autre mouvement de production exponentielle de la donnée, cette fois personnelle, puisque, avec nos objets connectés, et je prends l’exemple d’un frigo connecté qui va permettre qu’on connaisse absolument toute la consommation puisqu’il fera la liste de ce qu’il y dans le frigo ; il vous indiquera ce qui manque au vu de votre consommation normale ; il ira faire les courses par Internet ; et qu’est-ce que ça veut dire un frigo ? C’est le compte en banque mais exposé vers votre supermarché, c’est-à-dire on sait combien vous êtes à la maison, on sait si vous avez une religion, on sait vos préférences alimentaires et donc on aura des objets connectés, on a des objets connectés, mais c’est appelé à devenir vraiment exponentielle cette production de données ; on dit qu’en semaine aujourd’hui on produit déjà plus que ce qu’on produisait plus au siècle dernier en termes de données ; donc on a des échelles de valeur qui sont vraiment énormes et donc on aura de plus en plus d’objets qui vont parler de nous.

Antoine Garapon : Je veux faire un pas en arrière dans la discussion. On reviendra aux objets ensuite, Judith Rochfeld. Quand je laisse une trace en écrivant un mail ou en utilisant mon téléphone portable, cette trace, en elle-même, elle ne vaut rien ; elle ne vaut que comme masse tout d’abord, agrégée à d’autres ; et puis elle ne vaut que si elle a été traitée, si on a mis de l’intelligence dedans pour pouvoir lui faire dire des tas de choses ; des tas de choses qui vont bien au-delà de ma petite personne. Comment le droit appelle ce travail de traitement des données ?

Judith Rochfeld : Ça c’est assez intéressant parce que pour nous les juristes, on a un article 571 qui parle de cette chose-là. C’est-à-dire qu’on aurait pu plaquer l’idée…

Antoine Garapon : Pour les auditeurs.

Judith Rochfeld : Oui. Bien sûr j’y viens. On aurait pu plaquer l’idée qu’il y avait à la fois de la matière, nos données, et à la fois un travail. Et que, en fonction de la valeur de chacune des moitiés, on sait qui l’emporte, si c’est le travail ou si c’est si la matière. Il y a eu toute une réflexion comme ça, est-ce que par leur travail Google, Facebook, pour ne pas les donner, ou d’autres qui traitent les données en masse, ne donnent pas la valeur aux données. Bien évidemment ! Le problème ce n’est pas cette partie « ils travaillent », ça on n’a vraiment aucun mal à le reconnaître, c’est plutôt la partie « est-ce que c’est de la matière ? » 

Antoine Garapon : Est-ce que c’est une matière une matière appropriable ?

Judith Rochfeld : Voilà. Est-ce que c’est une chose ? On a un problème parallèle, par exemple pour les éléments du corps humain. Est-ce que c’est si simple de faire circuler des éléments du corps humain ? Est-ce que le sang, les cellules, même détachés, ce qu’on sait faire depuis un certain nombre d’années, est-ce que c’est si simple de les détacher de la personne ou est-ce qu’il y a toujours ce lien de rattachement possible avec la personne ? Parce que même, je le répète, si on a des traitements de données à très grande échelle, là où vous avez tout à fait raison c’est que le traitement de données d’une personne a moins de valeur, il n’a pas pas de valeur, mais il y a moins de valeur, c’est-à-dire qu’on peut séquencer son sociotype : on sait ce qu’il mange, on sait quels sont ses goûts, on sait quelles sont les informations ; c’est déjà une chose parce que tout ça, on ne l’a pas dit, sert dans une société de prédictibilité. C’est ce vers quoi on va, c’est le but final que ce soit en termes sécuritaire ou commercial, c’est le but final de tous ces traitements, pour l’instant. Et du coup, pour une personne, ce n’est déjà pas mal de savoir tout ce qu’elle fait, mais ça vaut par la multitude.

Antoine Garapon : On va revenir sur la question ensuite de la justification de tout ça. Un mot Bertrand Warusfel.

Bertrand Warusfel : Oui, pour introduire un mot qui n’a pas encore été prononcé mais qui est déjà au cœur de notre discussion, qui est la notion d’algorithme, l’algorithmique. En réalité, nous ne sommes pas dans un processus dans lequel il y a des données et il y a des gens qui travaillent sur des données. Nous sommes essentiellement sur des données et des logiciels préprogrammés qui travaillent automatiquement sur ces données et qui, en fonction du traitement qu’ils font sur ces données, eux-mêmes réagissent, produisent de nouvelles données, activent un certain nombre de choses. C’est-à-dire qu’effectivement quand je suis en relation, restons pour l’instant sur la personne, encore une fois ça vaudrait également pour le feu rouge, mais quand je suis en relation par exemple avec un site web, j’interagis avec ce site et ce site réagit en fonction de ce que j’ai fait parce qu’un logiciel préprogrammé, qui est effectivement prédictif, tire des informations que je lui envoie un certain nombre d’éléments qui lui préconisent de me renvoyer telle page, de me proposer telle chose.

Antoine Garapon : Mais Bertrand Warusfel, quel problème l’algorithme pose-t-il au droit ? C’est une machine, l’algorithme !

Bertrand Warusfel : Oui, bien sûr. Il pose le problème de la machine. La machine pose des problèmes au droit, j’allais depuis que le droit existe, mais, en tout cas, depuis que les machines se sont développées à l’ère industrielle. Je cite souvent un grand ancien dont on oublie parfois qu’il est issu des facultés de droit, il était professeur d’histoire du droit, Jacques Ellul, qui a été un grand critique de la technique et qui, étant à la fois juriste et sociologue, prédisait l’entrée de la technique dans le droit.

Antoine Garapon : C’est-à-dire que votre crainte, pour le dire en un mot, c’est qu’en fait la technique entraîne le droit. La technique force le droit. La technique dicte le droit. Ce qui est résumé par une formule saisissante de Lawrence Lessig Code is Law ; le code c’est la loi.

Bertrand Warusfel : Exactement. Il peut y avoir une fusion entre la règle et l’outil sur lequel elle doit s’appliquer qui fait qu’en réalité l’outil produit sa propre règle, voire l’adapte, en quelque sorte, elle-même. Et c’est d’ailleurs ce que font aujourd’hui les grands opérateurs du Net dont on a déjà parlé. Ils produisent, en réalité, une règle invisible, ou très peu visible, qui est la manière dont ils arrangent leurs outils et dont ils nous proposent de les utiliser d’une certaine manière.

Judith Rochfeld : Non sans réaction du droit.

[Musique]

Antoine Garapon : Je vous rappelle que vous écoutez Amicus Radio, l’émission Le Bien commun qui traite aujourd’hui de la question des données personnelles avec mes invités que sont Judith Rochfeld et Bertrand Warusfel. Judith Rochfeld quels problèmes ça pose, finalement ? Vous nous dites « chaque cellule comme chaque donnée personnelle, c’est comme la trace d’ADN, elle porte une petite carte de visite de nous-même ». Qu’est-ce qui est problématique pour le droit dans la circulation de ces toutes petites cartes de visite ? Qu’est-ce qu’on redoute exactement ?

Judith Rochfeld : On redoute, par exemple, des effets de discrimination. On sait tout de vous. On sait que, par exemple grâce à votre téléphone portable si vous avez une certaine application, vous courez à telle vitesse, vous avez un rythme cardiaque un peu défaillant, vous avez… Donc on craint des effets de discrimination auxquels le droit réagit déjà. Parce que, par exemple, le droit français ne dit pas à votre assureur qu’il a le droit de tout faire dès qu’il a des informations sur vous. Donc ces effets de discrimination si on connaît tout de vous. Des effets de régulation de la vie privée qu’on a déjà rencontrés ; par exemple ces fameuses réactions en termes de droit à l’oubli des internautes : je ne veux pas que dix ans après avoir fait certaines activités, elles se retrouvent sur le Net alors que je n’ai plus envie, j’ai changé de vie. Ça on les a déjà rencontrés. Et puis il y a un problème qui est plus fondamental, à mon sens, qui est le fait qu’on est tellement connu de nos grands opérateurs qu’on nous renvoie toujours les informations, les services, les produits qui correspondent à notre sociotype, qui correspondent à la segmentation qu’on a faite de vous. Qu’est-ce que ça a comme conséquence dans notre société ? Et ça c’est un problème sociétal vraiment fondamental, c’est que chacun reste avec ses informations, ses produits, ses services, sans plus croiser ceux des autres. Vous n’avez plus de résultat neutre. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu’il n’y a plus de domaine public au sens noble, c’est-à-dire d’information neutre que l’on partagerait tous et qu’on vit dans nos bulles. C’est une possibilité.

Antoine Garapon : Au sens il n’y plus d’espace public comme lieu de possible rencontre de l’altérité ?

Judith Rochfeld : C’est ça.

Antoine Garapon : C’est-à-dire que c’est une destination endogamique, on pourrait dire, de la société où on est de plus en plus enfermés dans un rapport spéculaire à nous-mêmes ; où la machine nous connaît mieux que nous-même, c’est-à-dire elle sait mieux quelles sont nos habitudes, à quelle fréquence nous nous livrons à telle activité, Judith Rochfeld.

Judith Rochfeld : C’est ça. Et disons que les grandes inventions du moment, qui sont en activité sans qu’on le sache trop, c’est qu’est-ce que vous achèterez dans six mois ? C’est ça les programmes en ce moment. C’est qu’est-ce que je vais bien pouvoir vous proposer, au vu de toutes vos envies passées, au vu de toutes vos recherches passées, pendant six mois. E t là j’aurai gagné.

Ce n’est pas seulement je me referme sur moi-même. Il y a toujours de la multitude dans ces systèmes ; c’est je me referme sur la segmentation de moi-même. C’est-à-dire avec l’analyse de plein de données d’autres personnes qui font la même chose que moi ou qui rencontrent les mêmes recherches que moi par leurs mots-clefs, par exemple, il y une segmentation, un sociotype qui s’est créé et je sais que dans six mois, peut-être, vous aurez peut-être envie de ça. Voilà !

Antoine Garapon : C’est-à-dire qu’il y a une crainte de disparition de l’espace public par un gonflement, on pourrait dire, non pas de moi, mais d’une section de moi, d’un fragment de moi. Finalement, on pourrait dire au point de vue plus philosophique, plus métaphysique, ce qui risque de disparaître c’est ce qu’apporte l’altérité comme tension vers autre chose, vers un horizon.

Judith Rochfeld : Vers le voisin, vers autre chose, vers une recherche qu’on n’aurait pas faite, etc.

Antoine Garapon : Vers le voisin, vers l’imprévisible ; vers l’inattendu, vers la surprise. Bertrand Warusfel.

21’ 29

Bertrand Warusfel : Oui. Je voudrais rajouter sur ce que Judith vient de dire et qui est tout à fait vrai, mais qui correspond, j’allais dire, à mon sens, à une première époque du droit des données personnelles. C’est-à-dire celle des quarante dernières années dont nous ne sommes évidemment pas sortis ; c’est qu’on s’inquiète d’un certain nombre de déviances qui concernent la vie privée, la discrimination, etc. Mais je crois que la question, aujourd’hui, est en train de changer de nature et qu’elle nous envoie à des questions plus fondamentales. D’abord il n’y a pas que les personnes et notamment que les personnes physiques qui sont concernées par les données. Il y a également tout le monde économique, et notamment le monde des entreprises, qui a besoin d’avoir un cadre juridique sécurisant sur la manière dont il peut échanger et valoriser des données. En tant qu’avocat, je prends mon autre casquette, ça fait des années que moi et mes confrères nous faisons signer à nos clients un certain nombre de contrats dont nous connaissons par ailleurs parfaitement la vacuité juridique profonde : des contrats d’achat, de vente, de transfert, de mise à disposition de données.

Antoine Garapon : C’est du propre ! Vous nous révélez qu’en tant qu’avocat vous faites signer des conventions qui n’ont, dans le fond, pas de protection réelle.

Bertrand Warusfel : Il y a un accord de volonté entre les parties sur le fait qu’elles veulent faire certaines choses sur des choses qui se matérialisent par des 0 et des 1 sur un disque dur ou sur un serveur, mais nous savons qu’aujourd’hui nous marchons sur un fil. Or, de plus en plus, les entreprises vont échanger, monétiser, valoriser des données plus que l’objet lui-même. Puisque vous savez qu’aujourd’hui si, par exemple, j’ai une technologie pour développer un nouveau moteur pour une automobile, je vais peut-être, à la limite, simplement commercialiser le fichier, qui sera injecté dans le serveur qui pilotera à l’autre bout du monde la chaîne de production de l’industriel de l’automobile.

Cette valorisation, j’allais dire du travail économique sous forme d’un fichier, aujourd’hui nous ne savons pas très bien dans quel cadre juridique elle s’inscrit.

Antoine Garapon : On va revenir sur la question de la valorisation. Mais je voudrais qu’on en termine avec les personnes, si tant est que ce soit possible, comme ça, en quelques minutes, parce qu’il y a quand même un problème c’est qu’on a l’impression que cette captation des données répond à une exposition aussi exponentielle des personnes qui acceptent de s’exposer. Pour le dire de manière peut-être un peu triviale, la situation actuelle me fait penser à des gens qui se promèneraient tout nus et qui reprocheraient aux autres de les regarder. Est-ce qu’il n’y a pas une complicité passive des personnes qui donnent très généreusement ces données, ou qui exposent ces données – ce serait plus juste parce qu’en fait elles ne les donnent pas, mais elles s’exposent ? Bertrand Warusfel, sur les personnes.

Bertrand Warusfel : Oui, tout à fait. Premièrement, je pense que la grande majorité des utilisateurs des systèmes d’information n’ont pas conscience qu’ils mettent à disposition des données, parce qu’en réalité, et là aussi il faut voir le basculement, lorsque la loi de 78 a été établie…

Antoine Garapon : Pour nos auditeurs ?

Bertrand Warusfel : La loi informatique et libertés, c’était pour organiser le moment où tel organisme public ou privé vous demandait de remplir un formulaire dans lequel vous mettiez votre nom, votre prénom, votre numéro de téléphone, etc.

Antoine Garapon : Donc là on donnait ! On signifiait quelque chose ; c’est ça.

Bertrand Warusfel : Là on avait qu’il y avait un acte et en bas il était écrit « La loi informatique et libertés du 6 janvier 78 vous garantit un droit d’accès ». Donc on voyait qu’il y avait un transfert d’informations. Aujourd’hui, quand j’allume mon smartphone et que j’active mon GPS, je ne sais pas forcément qu’en réalité j’envoie une donnée. Même si je sais que j’envoie une donnée, je ne sais pas à qui je l’envoie : est-ce que je l’envoie à mon opérateur, est-ce que je l’envoie, etc. Donc déjà il y a une première c’est que peu d’entre nous sont conscients du fait qu’ils produisent de la donnée.

Antoine Garapon : Ça pose un petit problème ça, Judith Rochfeld, parce qu’il n’y a pas de consentement à partir de ce moment-là ; il n’y a même pas conscience de l’action !

Judith Rochfeld : On y travaille beaucoup en tant que juristes parce que les textes, en tout cas en ce qui concerne les données personnelles, pas celles des machines, sont dans le sens d’une information, d’une transparence, d’un consentement.

Antoine Garapon : Elles préviennent.

Judith Rochfeld : Et c’est pour ça que vous avez vu apparaître quand même des bannières sur vos navigations de sites pour vous dire que des cookies, c’est-à-dire ces petits fichiers qui vont être mis sur vos disques durs pour, précisément, suivre tous vos cheminements sur Internet vont être posés sur votre disque dur. Est-ce que vous acceptez ? Donc on a travaillé sur la transparence. Là il y a une deuxième étape qui est en train d’être franchie par divers organismes, comme la Commission des clauses abusives, sur la transparence. C’est-à-dire on est en train d’attaquer, et c’est une bonne chose je pense, la gratuité, de front. Est-ce que c’est vraiment gratuit ? Ou est-ce qu’il y a une contrepartie qui est précisément cette collecte de données ? Si vous mettez au jour que, en fait, ça n’est pas gratuit.

Antoine Garapon : Qu’est-ce que vous voulez dire ce n’est pas gratuit ? C’est-à-dire que ça va rapporter quelque chose à quelqu’un ?

Judith Rochfeld : C’est-à-dire que Facebook ou Google, je suis désolée de prendre ceux-là alors que je ne voudrais pas qu’on ne soit que négatifs, ce sont des services absolument extraordinaires. Voilà ; c’est ça notre problème ! C’est qu’on s’est tellement habitués à ces services extraordinaires ,à leur gratuité, qu’on n’a d’abord plus de consentement pour payer des services qui seraient moins gourmands en données. Et puis, donc la réaction dont je parlais c’était précisément d’imposer, et c’est ce que font en ce moment la CNIL ou la Commission des clauses abusives, c’est d’arrêter d’appeler ça de la gratuité. C’est-à-dire, pour l’utilisateur c’est gratuit, mais il y a collecte de données pour servir un marché, ce qu’on appelle les marchés bifaces, pour servir un marché qui est derrière et qui est le marché de la publicité. À partir de toute la collecte de données que vous aurez faite au fil de la navigation de quelqu’un, vous allez valoriser la donnée sur ce marché qui est l’autre marché.

Antoine Garapon : Judith Rochfeld, ça ressemble beaucoup à ce que la langue française appelle l’exploitation. On exploite les données de quelqu’un. C’est-à-dire qu’on les prend, on les capte, je ne dis pas qu’on les détourne, on les exploite. C’est ça ce rapport, finalement !

Judith Rochfeld : Oui. Mais ce sur quoi beaucoup sont en train de travailler, les instances que j’ai citées sont en train de le faire, c’est de réinjecter de la transparence. C’est-à-dire que les personnes se rendent compte qu’il y a un échange ; ça n’est pas une vraie gratuité ; alors on peut le discuter mais ça n’est pas la vraie gratuité. Après ça ne règle pas la question que vous avez posée, c’est-à-dire que si vous demandez à beaucoup de gens s’ils sont prêts à donner leurs données – ce que je fais par exemple régulièrement avec mes étudiants pourtant spécialistes du numérique – s’ils sont prêts à donner leurs données en fonction de ces services extraordinaires, ils vous disent oui, bien sûr. L’échange leur convient ; ce qu’on appelle le privacy paradox, c’est-à-dire j’expose tout mais après, les conséquences je ne les assume pas toutes.

Antoine Garapon : C’est ça !

Judith Rochfeld : Dernier point et après j’arrête. Il y a aussi des effets de génération. C’est-à-dire que Antonio Casilli qui est un sociologue qui étudie beaucoup ces questions, pour lui, ça va durer vingt ans. C’est-à-dire que quand la génération qui s’est exposée à tout-va va vivre les conséquences que ça peut représenter, s’il y en a. On a par exemple ce site canadien de relations extra-conjugales qui a été hacké ; tous les profils ont été sortis à tous vents et là on voit une des conséquences possibles de cette collecte, sans sécurisation, etc.

Antoine Garapon : Exactement des suicides de la part de certaines personnes.

Judith Rochfeld : Et donc il va y avoir des conséquences comme ça qui vont faire qu’un jour on sera plus prudents, peut-être !

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Antoine Garapon : Bertrand Warusfel.