Différences entre les versions de « Les communs numériques : les initiatives engagées par les décideurs publics »

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<b>Animatrice : </b>Je commence par vous, Henri Verdier. Vous avez pris, en tant qu’ambassadeur du numérique, l’initiative d’un rapport sur les communs numériques en Europe à l’occasion de la présidence française du Conseil de l’UE, au premier semestre 2022, vous l’avez remis il y a environ un an.<br/>
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Déjà, pourquoi avoir proposé ce rapport ? Quels sont ses grands renseignements ? Je pense que les recommandations principales ont été exposées, mais vous pourrez peut-être nous éclairer davantage. Et puis, pourquoi, à votre avis, les communs numériques représentent-ils une vraie alternative en termes de compétitivité européenne ?
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<b>Henri Verdier : </b>Merci beaucoup.<br/>
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Madame la Présidente, Mesdames et Messieurs les parlementaires, chers collègues, chers amis, on m’a donné cinq, ça va être une cavalcade, je vais essayer d’être très précis, mais ça va être un peu lapidaire.<br/>
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Je me permets un premier conseil et je répondrai à votre question dans la dernière des cinq minutes : n’écoutez pas les geeks et les gens du numérique s’ils se lancent dans des questions sémantiques et s’ils commencent à vous expliquer la différence entre les communs, les logiciels libres, l’<em>open source</em>, l’<em>open data</em>, parce qu’on ne s’en sortira pas. La question c’est qu’il existe, dans l’histoire du numérique, au cœur de l’histoire du numérique, des ressources qui ne sont ni privées, ni publiques, qui sont fabriquées par des volontaires et qui sont gouvernées par ceux qui les produisent. Je voudrais commencer le débat en rappelant que c’est l’histoire d’Internet, à la racine de l’histoire d’Internet. Ceux d’entre nous qui ne sont pas des numériciens sous-estiment peut-être à quel point Internet existe grâce à des protocoles ouverts, des standards ouverts qui n’appartiennent à personne, des logiciels libres, des données publiques, ouvertes, et 80 % de l’activité numérique et de la révolution numérique est fondée là-dessus, avec en ce moment, vous y avez fait allusion, ça a été la raison de notre rapport, un mouvement général de recapture de cet Internet commun, mutualisé, à toutes les échelles d’ailleurs. On a réalisé récemment, parce qu’on n’y avait pas pris garde, que 80 % des câbles traversant l’Atlantique étaient désormais propriété de quelques grandes compagnies technologiques. On n’y avait pas fait attention, on pensait qu’il y avait des systèmes de péréquation et d’agrément qui nous garantissaient du pluralisme.<br/>
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Donc, ce n’est pas une utopie, ce n’est pas une espèce de rêverie nostalgique de Proudhon ou de Saint-Simon, c’est comme cela que fonctionne Internet.<br/>
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Bien sûr, il y a d’innombrables raisons d’en parler. Quand j’étais le prédécesseur lointain de Stéphanie, j’aimais bien travailler avec les gens du logiciel libre, parce que c’était du meilleur code, parce que c’était une meilleure allocation des données publiques, parce que ça permettait de créer des équipes plus ouvertes, il y avait plein de raisons.<br/>
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Dans le travail que nous faisons pour créer une fondation européenne pour les communs, on voit des pays qui travaillent les communs comme un levier de politique industrielle, comme un levier de contrôle budgétaire, il y a toutes sortes de raisons. Il y a des gens très honorables, par exemple à l’Éducation nationale, il y en a un ici, qui rappellent aussi qu’en apprenant à notre jeunesse à contribuer, à faire, à être active, à être acteur, on joue aussi un rôle citoyen. C’est mieux d’apprendre à nos contemporains à ne pas être des consommateurs passifs de solutions inventées ailleurs, de ne pas être prisonniers de certains modèles économiques. Il y aurait mille manières d’en parler, mais c’est vrai que la raison, je crois, qui nous a fait travailler et qui a l’air d’être l’intitulé du colloque, c’est que ces ressources-là peuvent nous servir de relais pour faire émerger, d’abord, des infrastructures publiques, littéralement du service public, des infrastructures publiques au service de notre souveraineté.<br/>
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Je voulais me contenter de souligner ça, sauf que vous m’avez fait sursauter parce que ça faisait longtemps que je n’avais plus entendu parler de <em>La tragédie des communs</em>. Je suis obligé de dire que ce livre est une foutaise. Il n’y a jamais eu de tragédie des communs qui est une expropriation violente des communs, que madame Elinor Ostrom a gagné un prix Nobel d’économie en analysant des communs qui ont traversé les millénaires : la pêche du poisson dans la baie d’Hudson a tenu des millénaires, jusqu’à l’arrivée des colons, grâce à cette gestion collective de la ressource ; l’agriculture sur brûlis, dans la forêt amazonienne, a traversé des millénaires jusqu’à ce qu’ils se fassent exproprier.<br/>
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Un commun, c’est une ressource qui est gérée par ceux qui la produisent et, évidemment, dans les règles de gestion, très tôt la soutenabilité et le long terme ont été intégrés dans les grands communs de l’histoire. Franchement, ce livre est un petit brûlot idéologique, qui n’est fondé sur rien en histoire et en histoire économique. Je voulais quand même le dire.
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Brièvement, mais je crois que j’ai déjà dit de l’essentiel de ce que je voulais partager avec vous. Je voulais insister sur le fait que cette infrastructure numérique, c’est-à-dire à la fois les câbles, les standards, les grands logiciels qui font tourner Internet, nous ferions bien de la considérer comme une infrastructure publique, comme une facilité essentielle, comme une infrastructure publique essentielle, je n’ai pas tout le vocabulaire juridique. D’un certain point de vue, c’est ce qui a été fait par exemple pour les télécoms. J’ai réalisé récemment, peut-être que quelques-uns, parmi vous, ne l’ont pas encore réalisé, que la création la création d’Internet c’est 1983. On nous dit que le premier e-mail c’est 1971, le premier change entre ordinateurs et le montage par paquets, c’est 1969, mais le jour où la DARPA renonce à avoir son réseau propriétaire militaire et rejoint un protocole ouvert, TCP/IP, dans lequel il y a aussi les universités, il y a aussi des entreprises, c’est 1983. En fait c’est l’année qui succède à 1982 qui est l’année du démantèlement de AT&T. Un certain nombre d’historiens du numérique font remarquer que jusqu’en 1982, l’armée américaine s’est dit « peut-être que je pourrai contrôler ce réseau ». Et puis, quand ils ont vu que même AT&T avait été démantelé, après une procédure qui a duré huit ans, ils se sont dit « on n’y arrivera pas », donc autant rejoindre le mouvement d’ouverture et coopérer avec les autres.<br/>
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On l’a fait pour les télécoms, il faut qu’on pense à le faire pour le numérique, pour une raison très simple, en fait, je m’excuse presque de dire de telles trivialités, c’est que si vous laissez le pouvoir aux infrastructures, notamment de décider leurs revenus – je suis sûr que Sébastien peut le dire mieux que moi avec ses fonctions antérieures à l’Arcep –, si vous les laissez en situation de vous obliger à faire du partage des bénéfices, ce sont eux qui choisissent vos revenus. En Inde, avec lesquels je travaille beaucoup, ils ont construit des infrastructures publiques pour l’identité, le paiement, l’échange sécurisé de données, le transport, et quand ils disent « publiques », ça ne veut pas dire « étatiques », ça veut dire qu’elles obéissent aux règles de base du service public, égalité d’accès, ça ne veut pas dire gratuit, on n’a jamais dit que ces infrastructures devaient être gratuites, on a dit qu’ils ne peuvent pas forcer le partage de revenus, ils ne peuvent pas amortir leurs coûts de déploiement. Ils l’ont fait en disant : si vous bâtissez votre économie dans les plateformes d’un autre, c’est lui le patron, c’est lui qui décide vos revenus, vous êtes dans la position d’un chauffeur Uber et on ne peut pas être une nation de chauffeurs Uber. La question est là : si nous voulons développer une économie autonome, si nous voulons une souveraineté économique, mais aussi si nous voulons être en situation d’imposer nos règlements – la protection contre la violence, contre l’antisémitisme, contre la haine –, il faudra, en quelque sorte, une main sur l’infrastructure ; en tout cas, il faudra être capable d’empêcher l’infrastructure de prendre le contrôle.<br/>
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Je termine puisque je sais qu’on n’a que cinq minutes. Je vous disais que c’était bel et bien l’histoire initiale d’Internet, c’est ce qui fait qu’Internet a changé le monde déjà deux/trois fois ces 40 dernières années. Nous vivons effectivement un moment où, pour toutes sortes de raisons, l’une d’entre elles est peut-être une sorte de négligence des autorités politiques dans le monde entier, en même temps, nous autres, gens d’Internet, leur avions demandé de ne pas trop réguler, de ne pas trop contrôler, mais là c’est peut-être allé un peu loin.<br/>
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L’autre, c’est quand même, bien sûr, la taille critique atteinte par des entreprises gigantesques et je dois dire que je ne suis pas sûr qu’on le réalise vraiment. En France, nous ne sommes pas encore accoutumés à penser la question de la relation avec une entreprise qui pèse 1000 milliards de dollars. On se rend pas compte de leur puissance de R&D, par exemple, de leur capacité à imposer un standard, c’est une deuxième raison.<br/>
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La troisième c’est qu’il y a aussi, quand même, puisque je suis devenu diplomate, un certain nombre de pays sur terre, plus nombreux qu’on pourrait le penser, pour qui ce système qu’ils estiment libertaire, n’est pas appréciable – la liberté d’expression, la neutralité des infrastructures, le fait qu’on ne décide pas qui a le droit de parole –, ça ne leur plaît pas, il y a donc aussi un travail de sape sur ce sur ce réseau et, aujourd’hui, il vit une sorte de mouvement de recapture, j’ai fait allusion aux couches basses, aux câbles. On doit se battre tous les jours, notamment à l’Union internationale des télécommunications, pour rester sur des protocoles communs et pour refuser des propositions de nouveaux protocoles TCP/IP, des nouveaux DNS, et puis les couches hautes, vous le savez parce qu’on en parle beaucoup, mais nos enfants ne vont plus sur Internet, en fait, ils passent leur vie dans des entreprises privées qui s’appellent Facebook, Twitter, TikTok, Snapchat, qui ne sont pas Internet, qui sont même quasiment le contraire d’Internet, puisqu’elles sont centralisées, non neutres, non libres, non ouvertes et on va avoir besoin de reprendre la main.<br/>
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Pour cela, je termine peut-être avec cela, l’Europe pourrait se grandir à devenir LE défenseur de ces communs, on l’a déjà dit et tout le monde va le redire, c’est logiciels libres, c’est standards ouverts, c’est données publiques. L’Europe devrait peut-être joindre le geste à la parole et trouver des moyens financiers pour soutenir ces communs. Vous vous souvenez peut-être de la mini-polémique, il y a à peu près un an, quand on a découvert que la moitié de l’industrie mondiale utilisait un petit logiciel, qui s’appelait Log4 J, qui a été l’objet d’une faille de sécurité, et tout le monde a dit « mon dieu, mon dieu », même Tesla a été attaqué. C’était deux développeurs canadiens, bénévoles, qui n’ont jamais reçu un dollar d’aide publique, jamais un audit d’une autorité de sécurité. On avait construit l’économie mondiale sur le travail bénévole de deux gars et un jour on leur dit « vous n’étiez pas assez sérieux les amis ! ». Peut-être qu’on aurait pu les aider et être présents !<br/>
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L’Europe devrait faire ça, donc nous y travaillons, comme nous aurons normalement un deuxième tour de parole, je développerai un peu plus le projet que nous portons actuellement. On a effectivement créé un consensus entre 19 pays et on avance, au rythme européen, mais on avance, c’est aussi une posture européenne de ce que pourrait être une souveraineté numérique, c’est-à-dire que si vous regardez le monde tel qu’il va, tout le monde parle de souveraineté, mais les uns, très à l’Est, disent que la souveraineté c’est le droit de faire ce que je veux chez moi et de faire subir ce que je veux à ma population, ce n’est pas la vision de l’Europe. D’autres alliés et amis, plus à l’Ouest, ont du mal à voir la différence entre souveraineté et hégémonie stratégique, parce qu’ils ont une culture stratégique qui consiste à dominer le champ de bataille. En Europe, on est capable de dire qu’on demande juste l’autonomie, on demande, comme le maréchal de Lattre, à ne pas subir, donc on n’a pas besoin de dominer les autres, on n’a pas besoin de contrôler Internet, mais on ne veut pas que qui que ce soit nous domine et on est capable de construire des positions stratégiques d’autonomie.<br/>
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Comprenez ça quand même : quand on construit des services publics comme je l’ai fait, comme le fait Stéphanie, dans Google Maps, si un jour, comme en juillet 2018, Google multiplie ses tarifs par 100, des sites de sous-préfectures ferment, parce qu’on n’avait pas prévu que les tarifs allaient être multipliés par 100 ; si on les avait construits dans OpenStreetMap, les tarifs ne peuvent pas changer. Et puis, de toute façon, on peut prendre une copie du truc et continuer tout seul, on peut l’améliorer s’il y a des problèmes.<br/>
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On parle donc vraiment d’une autonomie à la racine. La définition même de l’autonomie c’est « j’ai mon destin en main, si ça ne convient pas, je continue tout seul ; s’il y a une erreur, je corrige, je n’ai pas de problèmes si quelqu’un change les règles du jeu, change les tarifs ». On a donc intérêt, à la fois, à se placer dans ces positions-là et on aurait intérêt à montrer que c’est bien de cela que parle l’Europe et que l’Europe construit sa souveraineté, elle peut aussi soutenir la souveraineté de l’Afrique, la souveraineté de l’Amérique latine, parce qu’elle peut avoir une vision coopérative de la souveraineté. Quand je dis que je ne veux pas qu’on me domine, ça ne veut pas dire que je veux dominer l’Amérique latine, ça veut juste dire que je cherche des chemins où personne n’a de monopole, où personne n’impose ses règles de manière non concertée et des choix qui peuvent parfaitement se partager avec d’autres.<br/>
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Je me tais et je me réjouis d’entendre cette magnifique table ronde.
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<b>Animatrice : </b>Merci beaucoup Monsieur Verdier.<br/>
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Stéphanie Schaer, je me tourne vers vous. Vous dirigez la Direction interministérielle du numérique qui a initié plusieurs programmes, plusieurs coopérations avec les communs, en particulier l’Accélérateur d’initiatives citoyennes, mais ce n’est pas la seule initiative. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi la transformation de l’action publique est, selon vous, indissociable aujourd’hui de la logique de communs, numériques en particulier, et pourquoi les acteurs publics s’en saisissent comme une alternative souveraine, aujourd’hui, aux solutions de marché ?
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<b>Stéphanie Schaer : </b>Bonjour à tous.

Version du 15 avril 2024 à 17:27


Titre : Première Table Ronde – « Les communs numériques : les initiatives engagées par les décideurs publics »

Intervenant·e·s : Stéphanie Schaer - Henri Verdier - Sébastien Soriano - Jean Cattan - Pierre-Louis Rolle - Animatrice

Lieu : Assemblée nationale - Conférence – « Communs Numériques : vers un modèle numérique européen, souverain et durable ? »

Date : 31 mai 2023

Durée : 1 h 10 min 41

Fichier audio

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir

NB : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcription

Animatrice : Je commence par vous, Henri Verdier. Vous avez pris, en tant qu’ambassadeur du numérique, l’initiative d’un rapport sur les communs numériques en Europe à l’occasion de la présidence française du Conseil de l’UE, au premier semestre 2022, vous l’avez remis il y a environ un an.
Déjà, pourquoi avoir proposé ce rapport ? Quels sont ses grands renseignements ? Je pense que les recommandations principales ont été exposées, mais vous pourrez peut-être nous éclairer davantage. Et puis, pourquoi, à votre avis, les communs numériques représentent-ils une vraie alternative en termes de compétitivité européenne ?

Henri Verdier : Merci beaucoup.
Madame la Présidente, Mesdames et Messieurs les parlementaires, chers collègues, chers amis, on m’a donné cinq, ça va être une cavalcade, je vais essayer d’être très précis, mais ça va être un peu lapidaire.
Je me permets un premier conseil et je répondrai à votre question dans la dernière des cinq minutes : n’écoutez pas les geeks et les gens du numérique s’ils se lancent dans des questions sémantiques et s’ils commencent à vous expliquer la différence entre les communs, les logiciels libres, l’open source, l’open data, parce qu’on ne s’en sortira pas. La question c’est qu’il existe, dans l’histoire du numérique, au cœur de l’histoire du numérique, des ressources qui ne sont ni privées, ni publiques, qui sont fabriquées par des volontaires et qui sont gouvernées par ceux qui les produisent. Je voudrais commencer le débat en rappelant que c’est l’histoire d’Internet, à la racine de l’histoire d’Internet. Ceux d’entre nous qui ne sont pas des numériciens sous-estiment peut-être à quel point Internet existe grâce à des protocoles ouverts, des standards ouverts qui n’appartiennent à personne, des logiciels libres, des données publiques, ouvertes, et 80 % de l’activité numérique et de la révolution numérique est fondée là-dessus, avec en ce moment, vous y avez fait allusion, ça a été la raison de notre rapport, un mouvement général de recapture de cet Internet commun, mutualisé, à toutes les échelles d’ailleurs. On a réalisé récemment, parce qu’on n’y avait pas pris garde, que 80 % des câbles traversant l’Atlantique étaient désormais propriété de quelques grandes compagnies technologiques. On n’y avait pas fait attention, on pensait qu’il y avait des systèmes de péréquation et d’agrément qui nous garantissaient du pluralisme.
Donc, ce n’est pas une utopie, ce n’est pas une espèce de rêverie nostalgique de Proudhon ou de Saint-Simon, c’est comme cela que fonctionne Internet.
Bien sûr, il y a d’innombrables raisons d’en parler. Quand j’étais le prédécesseur lointain de Stéphanie, j’aimais bien travailler avec les gens du logiciel libre, parce que c’était du meilleur code, parce que c’était une meilleure allocation des données publiques, parce que ça permettait de créer des équipes plus ouvertes, il y avait plein de raisons.
Dans le travail que nous faisons pour créer une fondation européenne pour les communs, on voit des pays qui travaillent les communs comme un levier de politique industrielle, comme un levier de contrôle budgétaire, il y a toutes sortes de raisons. Il y a des gens très honorables, par exemple à l’Éducation nationale, il y en a un ici, qui rappellent aussi qu’en apprenant à notre jeunesse à contribuer, à faire, à être active, à être acteur, on joue aussi un rôle citoyen. C’est mieux d’apprendre à nos contemporains à ne pas être des consommateurs passifs de solutions inventées ailleurs, de ne pas être prisonniers de certains modèles économiques. Il y aurait mille manières d’en parler, mais c’est vrai que la raison, je crois, qui nous a fait travailler et qui a l’air d’être l’intitulé du colloque, c’est que ces ressources-là peuvent nous servir de relais pour faire émerger, d’abord, des infrastructures publiques, littéralement du service public, des infrastructures publiques au service de notre souveraineté.
Je voulais me contenter de souligner ça, sauf que vous m’avez fait sursauter parce que ça faisait longtemps que je n’avais plus entendu parler de La tragédie des communs. Je suis obligé de dire que ce livre est une foutaise. Il n’y a jamais eu de tragédie des communs qui est une expropriation violente des communs, que madame Elinor Ostrom a gagné un prix Nobel d’économie en analysant des communs qui ont traversé les millénaires : la pêche du poisson dans la baie d’Hudson a tenu des millénaires, jusqu’à l’arrivée des colons, grâce à cette gestion collective de la ressource ; l’agriculture sur brûlis, dans la forêt amazonienne, a traversé des millénaires jusqu’à ce qu’ils se fassent exproprier.
Un commun, c’est une ressource qui est gérée par ceux qui la produisent et, évidemment, dans les règles de gestion, très tôt la soutenabilité et le long terme ont été intégrés dans les grands communs de l’histoire. Franchement, ce livre est un petit brûlot idéologique, qui n’est fondé sur rien en histoire et en histoire économique. Je voulais quand même le dire.

Brièvement, mais je crois que j’ai déjà dit de l’essentiel de ce que je voulais partager avec vous. Je voulais insister sur le fait que cette infrastructure numérique, c’est-à-dire à la fois les câbles, les standards, les grands logiciels qui font tourner Internet, nous ferions bien de la considérer comme une infrastructure publique, comme une facilité essentielle, comme une infrastructure publique essentielle, je n’ai pas tout le vocabulaire juridique. D’un certain point de vue, c’est ce qui a été fait par exemple pour les télécoms. J’ai réalisé récemment, peut-être que quelques-uns, parmi vous, ne l’ont pas encore réalisé, que la création la création d’Internet c’est 1983. On nous dit que le premier e-mail c’est 1971, le premier change entre ordinateurs et le montage par paquets, c’est 1969, mais le jour où la DARPA renonce à avoir son réseau propriétaire militaire et rejoint un protocole ouvert, TCP/IP, dans lequel il y a aussi les universités, il y a aussi des entreprises, c’est 1983. En fait c’est l’année qui succède à 1982 qui est l’année du démantèlement de AT&T. Un certain nombre d’historiens du numérique font remarquer que jusqu’en 1982, l’armée américaine s’est dit « peut-être que je pourrai contrôler ce réseau ». Et puis, quand ils ont vu que même AT&T avait été démantelé, après une procédure qui a duré huit ans, ils se sont dit « on n’y arrivera pas », donc autant rejoindre le mouvement d’ouverture et coopérer avec les autres.
On l’a fait pour les télécoms, il faut qu’on pense à le faire pour le numérique, pour une raison très simple, en fait, je m’excuse presque de dire de telles trivialités, c’est que si vous laissez le pouvoir aux infrastructures, notamment de décider leurs revenus – je suis sûr que Sébastien peut le dire mieux que moi avec ses fonctions antérieures à l’Arcep –, si vous les laissez en situation de vous obliger à faire du partage des bénéfices, ce sont eux qui choisissent vos revenus. En Inde, avec lesquels je travaille beaucoup, ils ont construit des infrastructures publiques pour l’identité, le paiement, l’échange sécurisé de données, le transport, et quand ils disent « publiques », ça ne veut pas dire « étatiques », ça veut dire qu’elles obéissent aux règles de base du service public, égalité d’accès, ça ne veut pas dire gratuit, on n’a jamais dit que ces infrastructures devaient être gratuites, on a dit qu’ils ne peuvent pas forcer le partage de revenus, ils ne peuvent pas amortir leurs coûts de déploiement. Ils l’ont fait en disant : si vous bâtissez votre économie dans les plateformes d’un autre, c’est lui le patron, c’est lui qui décide vos revenus, vous êtes dans la position d’un chauffeur Uber et on ne peut pas être une nation de chauffeurs Uber. La question est là : si nous voulons développer une économie autonome, si nous voulons une souveraineté économique, mais aussi si nous voulons être en situation d’imposer nos règlements – la protection contre la violence, contre l’antisémitisme, contre la haine –, il faudra, en quelque sorte, une main sur l’infrastructure ; en tout cas, il faudra être capable d’empêcher l’infrastructure de prendre le contrôle.
Je termine puisque je sais qu’on n’a que cinq minutes. Je vous disais que c’était bel et bien l’histoire initiale d’Internet, c’est ce qui fait qu’Internet a changé le monde déjà deux/trois fois ces 40 dernières années. Nous vivons effectivement un moment où, pour toutes sortes de raisons, l’une d’entre elles est peut-être une sorte de négligence des autorités politiques dans le monde entier, en même temps, nous autres, gens d’Internet, leur avions demandé de ne pas trop réguler, de ne pas trop contrôler, mais là c’est peut-être allé un peu loin.
L’autre, c’est quand même, bien sûr, la taille critique atteinte par des entreprises gigantesques et je dois dire que je ne suis pas sûr qu’on le réalise vraiment. En France, nous ne sommes pas encore accoutumés à penser la question de la relation avec une entreprise qui pèse 1000 milliards de dollars. On se rend pas compte de leur puissance de R&D, par exemple, de leur capacité à imposer un standard, c’est une deuxième raison.
La troisième c’est qu’il y a aussi, quand même, puisque je suis devenu diplomate, un certain nombre de pays sur terre, plus nombreux qu’on pourrait le penser, pour qui ce système qu’ils estiment libertaire, n’est pas appréciable – la liberté d’expression, la neutralité des infrastructures, le fait qu’on ne décide pas qui a le droit de parole –, ça ne leur plaît pas, il y a donc aussi un travail de sape sur ce sur ce réseau et, aujourd’hui, il vit une sorte de mouvement de recapture, j’ai fait allusion aux couches basses, aux câbles. On doit se battre tous les jours, notamment à l’Union internationale des télécommunications, pour rester sur des protocoles communs et pour refuser des propositions de nouveaux protocoles TCP/IP, des nouveaux DNS, et puis les couches hautes, vous le savez parce qu’on en parle beaucoup, mais nos enfants ne vont plus sur Internet, en fait, ils passent leur vie dans des entreprises privées qui s’appellent Facebook, Twitter, TikTok, Snapchat, qui ne sont pas Internet, qui sont même quasiment le contraire d’Internet, puisqu’elles sont centralisées, non neutres, non libres, non ouvertes et on va avoir besoin de reprendre la main.
Pour cela, je termine peut-être avec cela, l’Europe pourrait se grandir à devenir LE défenseur de ces communs, on l’a déjà dit et tout le monde va le redire, c’est logiciels libres, c’est standards ouverts, c’est données publiques. L’Europe devrait peut-être joindre le geste à la parole et trouver des moyens financiers pour soutenir ces communs. Vous vous souvenez peut-être de la mini-polémique, il y a à peu près un an, quand on a découvert que la moitié de l’industrie mondiale utilisait un petit logiciel, qui s’appelait Log4 J, qui a été l’objet d’une faille de sécurité, et tout le monde a dit « mon dieu, mon dieu », même Tesla a été attaqué. C’était deux développeurs canadiens, bénévoles, qui n’ont jamais reçu un dollar d’aide publique, jamais un audit d’une autorité de sécurité. On avait construit l’économie mondiale sur le travail bénévole de deux gars et un jour on leur dit « vous n’étiez pas assez sérieux les amis ! ». Peut-être qu’on aurait pu les aider et être présents !
L’Europe devrait faire ça, donc nous y travaillons, comme nous aurons normalement un deuxième tour de parole, je développerai un peu plus le projet que nous portons actuellement. On a effectivement créé un consensus entre 19 pays et on avance, au rythme européen, mais on avance, c’est aussi une posture européenne de ce que pourrait être une souveraineté numérique, c’est-à-dire que si vous regardez le monde tel qu’il va, tout le monde parle de souveraineté, mais les uns, très à l’Est, disent que la souveraineté c’est le droit de faire ce que je veux chez moi et de faire subir ce que je veux à ma population, ce n’est pas la vision de l’Europe. D’autres alliés et amis, plus à l’Ouest, ont du mal à voir la différence entre souveraineté et hégémonie stratégique, parce qu’ils ont une culture stratégique qui consiste à dominer le champ de bataille. En Europe, on est capable de dire qu’on demande juste l’autonomie, on demande, comme le maréchal de Lattre, à ne pas subir, donc on n’a pas besoin de dominer les autres, on n’a pas besoin de contrôler Internet, mais on ne veut pas que qui que ce soit nous domine et on est capable de construire des positions stratégiques d’autonomie.
Comprenez ça quand même : quand on construit des services publics comme je l’ai fait, comme le fait Stéphanie, dans Google Maps, si un jour, comme en juillet 2018, Google multiplie ses tarifs par 100, des sites de sous-préfectures ferment, parce qu’on n’avait pas prévu que les tarifs allaient être multipliés par 100 ; si on les avait construits dans OpenStreetMap, les tarifs ne peuvent pas changer. Et puis, de toute façon, on peut prendre une copie du truc et continuer tout seul, on peut l’améliorer s’il y a des problèmes.
On parle donc vraiment d’une autonomie à la racine. La définition même de l’autonomie c’est « j’ai mon destin en main, si ça ne convient pas, je continue tout seul ; s’il y a une erreur, je corrige, je n’ai pas de problèmes si quelqu’un change les règles du jeu, change les tarifs ». On a donc intérêt, à la fois, à se placer dans ces positions-là et on aurait intérêt à montrer que c’est bien de cela que parle l’Europe et que l’Europe construit sa souveraineté, elle peut aussi soutenir la souveraineté de l’Afrique, la souveraineté de l’Amérique latine, parce qu’elle peut avoir une vision coopérative de la souveraineté. Quand je dis que je ne veux pas qu’on me domine, ça ne veut pas dire que je veux dominer l’Amérique latine, ça veut juste dire que je cherche des chemins où personne n’a de monopole, où personne n’impose ses règles de manière non concertée et des choix qui peuvent parfaitement se partager avec d’autres.
Je me tais et je me réjouis d’entendre cette magnifique table ronde.

Animatrice : Merci beaucoup Monsieur Verdier.
Stéphanie Schaer, je me tourne vers vous. Vous dirigez la Direction interministérielle du numérique qui a initié plusieurs programmes, plusieurs coopérations avec les communs, en particulier l’Accélérateur d’initiatives citoyennes, mais ce n’est pas la seule initiative. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi la transformation de l’action publique est, selon vous, indissociable aujourd’hui de la logique de communs, numériques en particulier, et pourquoi les acteurs publics s’en saisissent comme une alternative souveraine, aujourd’hui, aux solutions de marché ?

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Stéphanie Schaer : Bonjour à tous.