Les ambitions numérique et cyber de la présidence française de l’UE 2022

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Titre : Table Ronde : Les ambitions numérique et cyber de la Présidence Française de l’UE 2022

Intervenant·e·s Philippe Latombe - Tariq Krim - Mélanie Benard-Crozat

Lieu : Assises de la cyber 2021 - Principauté de Monaco

Date : 15 octobre 2021

Durée : 53 min 20

Vidéo de la table ronde

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcrit MO

Description

Alors que la France prendra la présidence du Conseil de l’Union européenne, quelle place pour la régulation du numérique, l’émergence d’une souveraineté technologique et industrielle, la création d’un marché européen, la lutte contre le cyberharcèlement et les fake news ?

Transcription

Mélanie Benard-Crozat : Mesdames et Messieurs merci beaucoup à chacun de vous de nous avoir rejoints pour cette session dédiée aux ambitions numériques et cyber de la présidence française du Conseil de l’Union européenne qui débutera donc en janvier pour six mois, plutôt trois mois dans les faits avec les élections présidentielles et législatives qui vont tronquer un petit peu cette présidence. Néanmoins beaucoup de sujets, évidemment, à aborder. La question de la régulation du numérique évidemment, l’émergence d’une souveraineté qu’elle soit numérique, évidemment, mais surtout nationale, européenne, souveraineté technologique industrielle. La condition de l‘accès au marché européen est un vrai débat, on y reviendra, en particulier pour nos PME et nos startups en matière de cyber et elles sont toutes réunies ici, donc c'est évidemment un sujet important. Également des enjeux en matière de lutte contre la manipulation de l’information, la désinformation, la mésinformation avec évidemment des élections présidentielles et législatives horizon 2022. On se doute que l’actualité sera chargée. Elle l’est déjà, on va y revenir avec nos deux invités. Philippe Latombe député, merci cher Philippe d’être avec nous sur cette session. Donc député de la Vendée, membre de la commission des lois et rapporteur du dernier rapport parlementaire « Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne ». On va notamment revenir sur les propositions de ce rapport et échanger avec la salle sur ce que vous proposez et quelle est votre vision, les grands enjeux, horizon 2022, de cette présidence française de l’Union européenne.
Tariq Krim. Merci Tariq d’être également à nos côtés. Entrepreneur du Web, créateur de plusieurs startups, Netvibes, Jolicloud, aujourd’hui Polite.one qui est une plateforme souveraine d’un numérique personnel et initiateur du mouvement Slow Web. On va revenir sur cette approche. Finalement, un nouvel Internet est-il possible dans ce monde numérique dépendant qui nous bouleverse un petit peu ?
Je vous propose peut-être qu’on revienne sur un des sujets, Philippe, sur la souveraineté technologique et industrielle. C'est un sujet qui occupe depuis quelques années. Je dois dire que ces derniers mois l’actualité est riche, l’affaire Palantir, le Health Data Hub, les données des BPI France sur les prêts garantis par l’État. Nous avons Orange et Microsoft, dernièrement Thales et Google et évidemment les levers de bouclier de l’industrie française réunie ici, cela ne nous a pas échappé.
Quel est le regard que vous portez sur ce qui se passe alors même que l’on parle de souveraineté quasiment quotidiennement ? Est-ce qu’on n’est pas en train de devenir un peu schizophrènes ?

Philippe Latombe : Je ne suis pas sûr que le mot schizophrène soit le bon mot, il est peut-être un peu trop violent. En tout cas il y a certainement, et je le déplore, une sorte de décalage entre la parole et les actes et c’est plutôt plus comme ça qu’il faut le voir. Est-ce que c’est de la schizophrénie, je ne suis pas sûr, mais c’est au moins ce décalage-là. Vous avez abordé plusieurs sujets, mais décalage qu’on peut mesurer sur plusieurs champs qui touchent au numérique. On pourra en parler, par exemple, avec les données de santé. On est effectivement dans quelque chose qui pose des questions aujourd’hui, notamment sur la partie du cloud où on est passé d’une volonté affichée d’avoir des clouds souverains, ensuite on a dégradé un peu le modèle en disant on aura des clouds de confiance, ce n’est quand même pas tout à fait le même concept, ce ne sont pas les mêmes garanties juridiques, ce n’est quand même pas le même produit à l’arrivée et ce ne sont pas les mêmes enjeux. Et puis on arrive à quelque chose que je regrette, je le dis publiquement il n’y a pas de souci, j’appartiens à la majorité et je soutiens le président de la République sur beaucoup de sujets, mais j’ai trouvé mardi qu’il y avait une sorte de défaitisme dans son discours sur la partie du cloud qui me gêne un peu. On était dans un discours sur des ambitions à horizon 2030, donc on est en train de donner un élan et quand on donne un élan on ne dit pas forcément qu’on a perdu la bataille et que ça ne sert à rien d’y aller. En plus, on ne l’a pas forcément perdue. On a du retard, c’est clair, on a des zones où est plus faible que nos charmants GAFAM et BATIX, mais on a des zones d’excellence ; on a des ingénieurs, on a des cerveaux qui sont en capacité de produire des solutions. On voit bien aujourd’hui qu’il y a, et c’est tout l’avantage des Assises, des entreprises qui sont en capacité de produire, d’avoir de très beaux produits et d’avoir de vrais succès.
Donc c’est ce décalage entre la parole et les actes, puisque, en parallèle de ces ambitions affichées à un moment on a effectivement des réalisations, des annonces comme Bleu où on nous dit que Bleu c’est un cloud souverain, on a pris uniquement la couche logicielle de chez Microsoft mais toutes les données vont être hébergées par Orange. Et puis on apprend, par un entrefilet dans la presse, que finalement ce seront des serveurs loués chez Microsoft, au moins dans un premier temps. Ça veut dire qu’on n’est plus sur un cloud souverain, on n’est même plus sur un cloud de confiance.
Se pose la question de Thales/Google, on ne va pas forcément revenir dessus et, très clairement, il y a d’autres domaines qui interrogent, qui interrogent le monde de la tech et de la cybersécurité, ce sont les JO, on va héberger les données, c’est Atos qui est le maître d’œuvre et qui vont-ils utiliser comme cloud ? Ils vont utiliser Alibaba. Il y a quand même des questions sur la volonté politique et comment est-ce que la volonté politique n’est pas simplement que de l’affichage mais se décline dans l’efficacité et dans le quotidien.

Mélanie Benard-Crozat : Effectivement. Les JO ce n’est pas le débat d’aujourd’hui mais ça a été affiché, tout le moins c’est le CIO qui porte ces partenariats. Alibaba est partenaire premium des JO et le CIO est américain. Il y a quelques sujets mais, potentiellement, la géopolitique, dont on parlait notamment d’ailleurs avec Tariq hier, pourrait être amenée à bouleverser certaines choses quand on voit ce qui se passe actuellement sur les différentes plaques internationales. Il y a peut-être des actualités qui pourraient survenir dans les prochains mois, on ne va pas spoiler aujourd’hui, en tous les cas c’est une actu à suivre.
Sur ce sujet de l’extraterritorialité, puisque c’est évidemment le sujet dont vous parlez beaucoup, Philippe Latombe, dans votre rapport, c’est un sujet très important, sur lequel, Tariq, vous intervenez aussi aujourd’hui. Quand vous évoquez les trois piliers dont on parlait d’ailleurs hier, parmi eux figure, évidemment, contrebalancer cette extraterritorialité. Concrètement comment peut-on faire aujourd’hui et demain ?

Tariq Krim : Je pense qu’avant d’aller dans cette idée de l’extraterritorialité, c’est-à-dire, d’une certaine manière, permettre à des États que leurs lois s’appliquent en dehors de leurs États tout simplement parce qu’ils ont des plateformes numériques et que, désormais, lorsque l’on vit dans ces plateformes numériques on vit sous le régime d’une loi qui n’est pas la nôtre, en tout cas on vit dans un régime presque schizophrène, encore une fois si on peut utiliser ce terme. On a deux lois qui s’appliquent, lesquelles, c’est difficile.
Tout d’abord je voulais féliciter Philippe, puisque je n‘ai pas eu l’occasion de le faire de vive voix, sur son rapport qui est vraiment d’une très grande qualité et qui, à la différence des rapports précédents qu’on a connus, touche et aborde les grandes questions. En fait, parmi ces grandes questions, la question qu’on doit se poser, au-delà de la question de la loi et de la technologie, c’est : dans quel monde veut-on vivre en Europe ?
Je rappelle, j’essaie toujours de rappeler qu’en 1993, au tout début de l’Internet, quand l’Internet n‘est encore qu’un réseau, on va dire un petit réseau universitaire et militaire, les États-Unis se lancent dans ce qu’on a appelé les autoroutes de l’information, on va mettre le paquet, c’était Al Gore, Clinton. Et nous, en Europe, notre priorité c’était le diesel propre. Aujourd’hui les États-Unis sont les maîtres du monde numérique et les patrons de certaines entreprises qui faisaient du diesel propre, ou soi-disant propre, sont en prison. Donc la question c’est : quelle est la priorité ? Derrière ça il y a une autre question : qui veut-on défendre ?
J’ai toujours eu cette posture, un peu comme dans le film <em<Tron, je veux défendre les utilisateurs. Quand on regarde les demandes des utilisateurs, elles ont évolué avec le temps.
Au départ, la première demande a été la question de l’accès : comment fait-on pour que nous ayons tous accès à Internet ? Aujourd’hui cette question, et vous le rappeliez hier, va se poser avec l’arrivée des satellites basse orbite : qui sera le détenteur de l’accès ? Est-ce que c’est encore France Télécom ou Orange – pardon, je dis France Télécom, je devrais dire Orange – Free, SFR ou est-ce qu’on va avoir des Elon musk, des Amazon qui vont détenir cet accès ?
La deuxième qui est arrivée après c’est la vie privée. C’est super Internet, mais j’ai quand même envie d’avoir une vie privée et, d’un certain côté, le RGPD est un très bon début puisque l’Europe a identifié qu’il fallait sanctuariser la vie privée, personnellement je pense que la vie privée est un droit de l’homme et qu’il faut totalement interdire le big data et l’analyse des données privées. Mais, d’une certaine manière, il faut aller encore plus loin et se poser la question c’est dans quel Internet veut-on vivre et est-ce que la vie privée n’est pas aussi le droit à ne pas se faire manipuler, à être dans une logique que l’on voit aujourd’hui sur les réseaux sociaux, assez délétère, et de remettre l’éthique au centre du jeu ?
Et enfin, il va y avoir une troisième demande qui est en émergence à l’heure actuelle, c’est la question de ce qu’on appelle, aux États-Unis, l’ownnership, la possession numérique, ce que j‘appelle, en fait, la souveraineté numérique personnelle. Il y a un mot qui n’existe pas ailleurs ou assez peu en Europe, c’est le mot patrimoine. Comment traduit-on cela dans le monde numérique ?
Dans un texte que j’avais écrit après la tragédie que j’ai eu aussi, à titre personnel, des attentats de 2015, je rappelais que quelqu’un qui ne possède rien est quelqu’un qui n’a rien perdre. Or, on vit désormais dans un monde où on ne possède plus rien ; on a des abonnements à Netflix, à Spotify, mais fondamentalement pour ceux, et la plupart des gens qui sont ici, qui ont connu le monde d’avant, chacun d’entre nous a sa culture propre, sa culture personnelle composée de choses, de ce qu’on a fait, d’expériences mais aussi d’objets, de culture, de connaissance.
Un des enjeux essentiels dans ce monde un peu fast-food, et c’est pour ça que je parle de Slow Wed, en opposition au fast-Web, au fast-food web, c’est-à-dire des plateformes génériques qui proposent le même produit à un milliard de personnes, voire parfois 2,7 milliards de personnes, si vous voyez de qui je parle, est qu’l faut construire des choses différentes. On a une culture différente, le logiciel c’est de la culture. Quand on développe un produit on ne le développe de ma même manière. En Europe on a inventé le Web, on l’a offert à tous ; on a inventé Linux, on l’a offert à tous. Donc on a construit, en fait, la structuration de l’Internet et aujourd’hui, d’ailleurs, ce sont ces mêmes outils qui sont utilisés pour nous dominer. C’est un curieux hasard de l’histoire.
Je pense que le prochain enjeu, c’est d’ailleurs ce que j’essaye de faire avec ma plateforme Polite et avec un projet de cloud souverain citoyen sur lequel je travaille, c’est de voir comment on va permettre aux gens d’avoir ces trois choses : l’accès aux choses importantes, deuxièmement la vie privée, le respect de sa vie privée et enfin la possibilité de posséder, d’avoir le contrôle de sa vie numérique.

Mélanie Benard-Crozat : Philippe Latombe, vous parliez tout à l’heure de cet écosystème qui est d’ailleurs ici aux Assises et vous le disiez, on a des startups, des PME brillantes, on a énormément de talents aujourd’hui en France. Dans le rapport il y a beaucoup de recommandations, on va peut-être parler d’une ou deux. Il y en a notamment une dont on parle depuis longtemps, que vous soutenez fortement, c’est le Small Business Act qui doit être portée au niveau européen pour encourager, soutenir, faire grandir nos PME.

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Philippe Latombe : C’est une proposition qui n’est pas novatrice, elle a déjà été évoquée à de nombreuses reprises, mais peut-être qu’elle peut trouver maintenant un écho un peu plus favorable pour plusieurs raisons. Il faut quand même se souvenir que les géants du numérique américain sont nés de politiques américaines qui sont le Small Business Act et le Buy American Act. L’État fédéral doit principalement, prioritairement, dépenser son argent vers des petites entreprises et vers des entreprises américaines. Il ne respecte pas forcément cela, d’ailleurs toutes les règles du commerce international, mais c’est un autre souci. Je ne parle même pas des Chinois où c’est, de toute façon, inscrit dès le départ, ils favorisent leur écosystème.
Nous, en Europe, on a décidé de jouer la règle du jeu complète. Sauf que là il y a peut-être un changement de paradigme qui est en train d’arriver, on le voit avec les plans de relance, on le voit avec ce qui s’est passé avec la crise sanitaire. On commence à se dire qu’il faut que l’argent public irrigue plutôt les entreprises qui sont des entreprises locales et quand je dis locales c’est françaises pour la France mais surtout européennes.
On va s’opposer au droit européen. On a clairement aujourd’hui, dans certains pays européens, une vision totalement différente en fonction du Nord, du Sud, de l’Est et de l’Ouest. Il faut que la présidence de l’Union par la France soit le moyen, soit le lieu pour poser ces deux conditions : il faut que l’argent public européen et français aille vers les entreprises et on pourra parler de politique d’achats, parce qu’il faut aussi faire du ménage dans notre politique d’achats et surtout qu’on aille s’adresser plutôt à des petites entreprises pour leur permettre de grandir.
On sait, on le dit dans le rapport mais ce n’est pas nouveau, entre un euro de subvention et un euro de chiffre d’affaires, l’effet est de sept à huit, à peu près. Pour une entreprise il vaut mieux avoir un client, passer du temps à négocier un contrat avec un client et travailler avec son client parce que ça la fait grandir, parce que ça lui donne de la valeur ajoutée, parce qu’elle apprend avec son client, plutôt que d’avoir à remplir de la paperasse , des CERFA qui vont lui rapporter de l’argent one-shot, qui ne servira à rien ensuite, alors que le client peut commander à nouveau, le client peut avoir d’autres besoins futurs qui font qu’il y a plus d’argent, de chiffre d’affaires qui rentre.
Donc il faut absolument que la présidence de l’Union soit sur ces deux axes.
Je pense, et là je vais voir le verre à moitié vide, que de toutes façons nous ne pourront y arriver que si nous changeons les règles de gouvernance européenne. Nous ne pourrons avoir ces deux outils au sujet desquels la population, notamment la population française mais les écosystèmes, pas forcément que de la tech, toutes les entreprises sont plutôt favorables, que si on abandonne la règle de l’unanimité pour une règle au moins de la majorité. Et c’est une révolution copernicienne, puisque ça veut dire qu’il faut qu’on réinterroge notre modèle européen.
La deuxième des choses c’est qu’il faudra qu’on arrive à passer cette espèce de blocage que l’on a de se dire que les marchés publics c’est de l’argent public donc c’est forcément un endroit où il n’y a que de la corruption, que des choses qui ne sont pas belles, donc qu’il faut absolument de la transparence et que la meilleure règle c’est le moins-disant. Eh bien non ! Il y a d’autres critères qu’on doit pouvoir mettre dans les marchés publics : on doit pouvoir parler d’extraterritorialité ; on doit pouvoir parler d’emploi local ; on doit pouvoir parler de fiscalité : on doit pouvoir parler de ces sujets que systématiquement, pour l’instant, on met de côté et on voit bien que ça a des effets délétères parce que quand on confie les marchés publics à des GAFAM, on n’est pas sûr que l’argent revienne vers le territoire et produise de la valeur.
Et puis dernière chose, ça veut dire changer les politiques d’achats et se tourner plutôt vers les petites entreprises. Ça veut dire que l’État, les collectivités, toute la sphère publique doit, à un moment, faire confiance à son écosystème et ne pas se dire que plus c’est gros plus c’est solide et plus c’est gros, plus ça va permettre de répondre à la demande et que, du coup, c’est ça le mieux. Non ! Il faut qu’on arrive à avoir des solutions d’intégration de petites briques qui, mises les unes à côté des autres, font le projet et c’est une révolution de management, notamment des acheteurs publics.

Mélanie Benard-Crozat : On a également le sujet de la manipulation de l’information et c’est évidemment quelque chose qui nous préoccupe dans le quotidien mais qui va s’intensifier, de facto, avec cette année 2022 et les élections, processus qui a déjà commencé mais qui va évidemment s’intensifier sur les prochains mois. Peut-être, Tariq, revenir sur ces sujets. On appelle souvent les plateformes, dont on parle beaucoup, à faire plus, plus de régulation, plus de sévérité aussi pour contrecarrer, mais on sait également ce qui mis en place aujourd’hui. Elles font quand même des choses, il faut aussi le souligner. Mais, dès lors que des contenus sont supprimés, des comptes sont supprimés, on sait aussi très bien qu’ils vont se recréer immédiatement sous d’autres noms. On a l’impression que c’est un peu un serpent de mer un peu sans fin. Qu’est-ce qu’on peut faire pour améliorer ça et qu’est-ce que vous redoutez à horizon 2022 ?

Tariq Krim : De vastes questions.
Juste avant, et je vais rebondir sur la question. Je voulais tout d’abord rappeler que je suis entièrement d’accord avec ce qui a été dit. L’Europe est née au départ pour créer un marché de l’énergie et aujourd’hui c’est l’énergie qui est un facteur de déstabilisation, c’est intéressant !
En fait, ce qui me gêne en général, c’est de se dire que finalement il y a un existant, ce sont les grandes plateformes et qu’on ne peut rien faire d’autre que les réguler. Alors que le véritable enjeu, à mon avis, c’est de construire autre chose.
On a un problème de compréhension de la technologie et plus généralement de l’innovation. J’ai eu la chance d’être dans la Silicon Valley dans les années 90, qui était une sorte d’âge d’or, et j’ai vu avec le Web 2.0 et Netvibes le démarrage de la deuxième phase de l’Internet que l’on a appelée le Web 2.0 et ensuite le monde des licornes, l’iPhone. Je pense que le problème que l’on a aujourd’hui en France mais aussi en Europe c’est qu’on souhaite répliquer la Silicon Valley de 2010. Or, nous sommes en 2022, les problématiques ont changé. Ces plateformes sont épuisées, les gens qui les ont construites, je parle des premiers ingénieurs, sont tous plus ou moins partis, d’ailleurs la plupart d’entre eux disent maintenant « je regrette d’avoir fait le bouton « retweet », je regrette d’avoir fait le bouton « like », je regrette d’avoir créé une machine d’addiction qui fait qu’un très grand nombre de jeunes filles en Angleterre, qui envisagent de suicider, citent à Instagram comme l’une des principales raisons, je regrette tout ça. » On a ce problème en France, on a aussi ce problème en Europe, mais on l’a surtout en France, parce qu’on a un héritage : je rappelle encore une fois le Web, Linux, IRC, la voix sur IP, le MPEG, le Mp3, donc on a aussi une vision qui est une vision moins utilitariste, moins extractionniste de valeur. On est plus dans une forme de produit brut où on donne les outils aux gens et ensuite ils s’émancipent. Il y a deux visions du numérique, il y a une vision où on émancipe les gens qui est, à mon avis, la vision européenne et une vision où l’informatique va organiser la vie des gens, qui est la vision des grandes plateformes américaines et notamment chinoises.
Je pense que l’une des questions importantes par rapport à tout ça c’est de se dire qu’on peut construire d’autres services.
Un ingénieur danois qui est d’ailleurs en compétition avec Google pour faire un autre mail, qui est basé aux États-Unis, qui s’appelle Hey, explique qu’il faut revenir aux protocoles et non plus aux produits. Il ne faut pas oublier que le mail, le chat, toutes ces fonctionnalités sont des protocoles ouverts sur lesquels n’importe qui peut se connecter. Et on a laissé des entreprises agréger, privatiser ces protocoles, que ce soit les grandes plateformes de mail, analyser l’ensemble de nos conversations pour ensuite utiliser de la publicité, ce qu’on appelle le micro targetting, la publicité ultra-ciblée, émotionnelle – Philippe le rappelait hier très justement – de la publicité qui est aussi là pour faire réagir les gens, pour les mettre en colère, pour les déprimer, parce qu’on a des moyens techniques, donc il faut sortir de cela. Pour cela, il faut deux choses. La première, à mon avis, c’est véritablement mettre l’éthique au cœur de la problématique. La manipulation c’est avant tout la manipulation des interfaces, il va falloir véritablement s’intéresser à ça. Quand un produit alimentaire arrive en France on peut voir la liste des choses, il y a plein de choses qu’on ne peut pas manger en Europe. Par contre, la technologie qui est un peu comme la nourriture, c’est-à-dire quelque chose qu’on consomme tous les jours, on peut faire n’importe quoi. Et je pense qu’il faut mettre un terme à ça.
Et puis la deuxième chose, on en avait un peu parlé, c’est la question de l’amplification algorithmique qui est, à mon avis, déstabilisatrice, puisque désormais les États l’utilisent, on a vu ça évidemment en 2015, en 2016, en 2017, quasiment toutes les années et on va le voir en 2022. Et là il y a un vrai sujet c’est comment, vis-à-vis de ces plateformes, s’assurer que cette amplification ne se fait pas et surtout mettre en avant d’autres plateformes. Je pense qu’il y a la possibilité d’avoir d’autres plateformes que les plateformes américaines et chinoises. Il faut donc soutenir des réseaux sociaux éthiques. Un petit nombre d’entreprises commencent à grandir, pensées plutôt pour ce qu’on appelle la Jeune G, les gens plus jeunes. D’une certaine manière, il faut mettre aussi en avant une vision européenne des réseaux sociaux et arrêter en permanence de se dire qu’on a ces plateformes, qu’on ne peut rien faire, que ces sociétés big tech vont rester là pour toujours. Je ne le crois pas. Je pense que, dans dix ans, Facebook n’existera peut-être plus, en tout cas ça fait presque deux ans que je ne l’utilise plus. Il y a de l’espoir pour construire autre chose et je dirais que c’est vraiment le signal qu’on doit donner.

Mélanie Benard-Crozat : Philippe, peut-être revenir avec vous sur comment est-ce qu’on aborde cette année 2022, cette période électorale. On sait que la France va forcément être la cible d’un certain nombre d’actions, notamment cette approche de la manipulation de l’information vue par la représentation nationale.

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Philippe Latombe : C’est un sujet

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