Les "communs" : une alternative au capitalisme numérique - Le Meilleur des Mondes

De April MediaWiki
Aller à la navigationAller à la recherche


Titre : Les "communs" : une alternative au capitalisme numérique ?

Intervenant·e·s : Valérie Peugeot - Sébastien Shulz - Alexis Kauffmann - Juliette Devaux - Marie Turcan - François Saltiel

Lieu : Émission Le meilleur de mondes - France Culture

Date : 12 janvier 2024

Durée : 59 min 32

Podcast

présentation de l'émission

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Alors que se tient en ce moment le CES de Las Vegas, Le Meilleur des mondes prend le contre-pied pour s’intéresser à la notion de « communs numériques », qui connaît un regain d’intérêt ces dernières années.

Transcription

François Saltiel : Bonsoir et bienvenue à toutes et à tous dans Le Meilleur des mondes, l'émission de France Culture qui s'intéresse aux bouleversements suscités par le numérique et les nouvelles technologies. Alors que le CES [Consumer Electronics Show], le plus grand salon de la technologie, s'achève en ce moment même à Las Vegas, nous avons décidé d'explorer une notion à l'autre bout du spectre du capitalisme numérique, à savoir les communs – logiciels libres, Creative Commons, encyclopédies collaboratives. Comment définir ce concept protéiforme des communs numériques ?
Nous nous intéresserons aux figures historiques du mouvement, comme Richard Stallman ou Lawrence Lessig. Si cette pensée s'est développée par opposition aux Big Tech, comment les GAFAM ont-ils récupéré et utilisé la logique des communs ? Peut-on parler d'un désaveu de la cause d'origine ?
Il conviendra également de s'interroger sur le rôle de l'État. La notion est éminemment politique et nous verrons si l'action gouvernementale est réellement impliquée dans l'émergence de cette philosophie ou s'il s'agit d'arguments de façade.
Les communs numériques sont-ils voués à rester dans l'ère de l'utopie ? Des questions nombreuses et trois invités, ce soir, pour y répondre.
Valérie Peugeot, bonsoir.

Valérie Peugeot : Bonsoir.

François Saltiel : Vous êtes chercheuse en sociologie du numérique, professeure associée à Sciences Po Paris. Vous pourrez nous éclairer sur l'histoire et la définition des communs numériques et nous alerter aussi sur la nécessité de ne pas forcément les opposer à la logique marchande tout en revenant sur leur rapport avec l'État.
Alexis Kauffmann, bonsoir.

Alexis Kauffmann : Bonsoir.

François Saltiel : Vous êtes le fondateur de l'association Framasoft et aujourd'hui chef de projet logiciels et ressources éducatives libres au ministère de l'Éducation nationale et de la Jeunesse. Vous pourrez revenir sur votre action au sein de l'organisation Framasoft dans les années 2000 et évoquer la pertinence d'utiliser des solutions libres au sein de l'éducation Nationale.
Enfin Sébastien Shulz, bonsoir.

Sébastien Shulz : Bonsoir.

François Saltiel : Vous êtes docteur en sociologie, chercheur au sein du Laboratoire COSTEC de l'Université technologique de Compiègne et cofondateur du collectif Société des Communs. À vos côtés, nous comprendrons mieux la porosité entre les communs et le capitalisme numérique. Vous pourrez également revenir sur la posture adoptée par plusieurs États pour promouvoir ces communs dans une logique de partenariat.
Au programme, également une chronique de Marie Turcan, rédactrice en chef chez Numerama. Marie reviendra sur le roman queer des années 90, Stone Butch Blues, rendu libre d'accès par son autrice et Juliette Devaux nous présentera son Journal d'un monde meilleur.
Le Meilleur des Mondes s'écoute en direct à la radio – où vous êtes d'ailleurs de plus en plus nombreux à nous suivre, nous avons eu les résultats d'audience et on vous remercie pour votre fidélité – ou en podcast, toujours sur l'application radio France et l'émission se regarde également sur la chaîne Twitch de France Culture. C'est parti.

Diverses voix off : Internet a été conçu, au départ, comme un espace de liberté et un espace où toutes les collaborations étaient envisageables.
J'ai travaillé dans un laboratoire, au MIT, où nous utilisions un système d'exploitation libre, développé principalement par nous.
Internet est un commun. Les protocoles qui sont à la base d’Internet, le protocole https, notamment, sont des protocoles ouverts, on peut constater que ce sont des communs.
Wikipédia est un modèle collaboratif. Tout le monde peut modifier une page web, mais, pour qu'une modification soit acceptée, elle doit être reconnue par la communauté Wikipédia.
Ça permet de transformer radicalement notre façon de faire société, notre façon d'être avec les autres.
CovidTracker, un projet participatif ; des dizaines de programmateurs et autres développeurs, tous bénévoles, comme Guillaume [Rozier], l'ont rejoint.
Quand vous entrez dans Facebook ou Twitter ou Twitch, en fait vous quittez Internet. Vous êtes entré dans un espace privé qui a designé l'espace public au service d'un business modèle. En revanche, nous en tant qu'individus, on peut garder cet esprit un peu hacker, être curieux, essayer de comprendre comment ça marche, multiplier les modèles. On ne peut qu’y gagner en degrés de liberté, en autonomie.

François Saltiel : On va ouvrir cette émission par des enjeux de définition, parce qu'on a vu qu'il y en avait en préparant cette émission. Les communs numériques s'inscrivent évidemment dans le prolongement des communs tout court. Déjà comment peut-on définir, Valérie Peugeot, ces communs ? C'est quoi un commun ?

Valérie Peugeot : Il y a une définition canonique, une définition qu'on entend régulièrement et sur laquelle, je crois, tout le monde converge. Un commun est une ressource qui est partagée au sein d'une communauté et qui fait l'objet d'une gouvernance qui va permettre de protéger et de faire prospérer cette ressource. Des exemples un peu concrets : la ressource peut être matérielle, ça peut être un four à pain, ça peut être une forêt, ça peut être le code d'un logiciel ou de la connaissance. La communauté peut être toute petite, par exemple les habitants d'un habitat partagé ou les voisins d'un jardin partagé, comme ça peut être une très large communauté, par exemple l'ensemble des développeurs qui contribuent à un logiciel libre, à travers la planète, comme Linux. La gouvernance est très importante parce que c'est elle qui va, effectivement, permettre au commun d'éviter de se faire piller. Elle se traduit souvent par des licences, on aura certainement l'occasion d'en parler, c'est un instrument juridique qui permet justement d'asseoir, de solidifier cette gouvernance et de protéger la ressource.

François Saltiel : Voilà. Vous avez fait la transition entre les communs matériels et certains communs immatériels.
Alexis Kauffmann, est-ce qu’il y a une définition commune des communs numériques ? Est-ce que tout le monde s'entend sur la définition des communs numériques ?

Alexis Kauffmann : En tout cas, la promesse de partage et d'égal accès à toutes et tous de la ressource est facilitée avec le numérique. J'ai découvert les communs numériques avec le logiciel libre, c'étaient des droits qui étaient donnés aux utilisateurs, à tous les utilisateurs : le droit d'usage, le droit d'étude, le droit de modification et droit de partage. Avec un commun numérique, c'est beaucoup plus facile qu'avec du matériel.

François Saltiel : Tout le monde peut déjà s'accorder sur cette définition-là.
Sébastien Shulz, on voit qu'il y a un regain d'intérêt sur cette notion depuis le début du 21e siècle. Comment peut-on l'expliquer ?

Sébastien Shulz : Je pense qu'il y a deux niveaux de réponse.
D'abord, sur les communs en général, il y a, à mon avis, une volonté qui traverse la société d'avoir un nouveau récit sur la manière dont la société pourrait s'organiser. Le 20e siècle a quand même été dominé par deux récits : celui qui a considéré que l'État avait une place très importante et l'autre qui considérait que c'était plutôt le marché. Avec l'effondrement du bloc de l'Est dans les années 90 et les nombreuses crises du capitalisme dans les années 2000, il y a une volonté de retrouver un récit pour organiser l'économie et le politique et, à mon avis, les communs s'inscrivent là-dedans. Cela pour les communs en général.
Sur les communs numériques en particulier il faut revenir, à mon avis, revenir sur un constat qui est comment s'organise aujourd'hui le monde numérique.
En fait, aujourd'hui, le monde numérique est dominé par le capitalisme numérique et de plus en plus de critiques sont formulées sur ce capitalisme numérique. On peut en dégager quatre :

  • une critique libérale qui considère que le capitalisme numérique garde un monopole sur des technologies, des savoirs, et empêche leur libre circulation qui aurait des bénéfices pour l'efficacité, la société en général ;
  • une deuxième critique est une critique politique, puisque les grands groupes s'inscrivent parfois en faux par rapport aux décisions démocratiques ou à la souveraineté des États ;
  • une troisième critique est une critique sociale : en fait, les grands groupes peuvent dominer ou exploiter certains groupes, par exemple les travailleurs du clic ou les travailleurs des plateformes ;
  • et puis, une quatrième critique qui est une critique écologique, puisque toujours plus de matériel avec toujours plus de puissance et toujours plus de données n'est pas compatible avec les limites planétaires.

Ce sont donc quatre grandes critiques du capitalisme numérique.

François Saltiel : On a l'impression que le commun est un peu la solution magique !

Sébastien Shulz : Elle n’est pas magique, en tout cas je pense qu'elle revient parce qu'on cherche une solution alternative au capitalisme numérique. On pourra y revenir tout au long de cette émission, les communs numériques, même s'ils ont leurs limites, apportent effectivement des solutions à ces quatre critiques.

François Saltiel : On voit très bien qu'on est effectivement aussi dans un désenchantement du numérique. Il s'agit de réactiver des imaginaires, reste à savoir si c'est un imaginaire ou une utopie, en tout cas les communs peuvent être copains, justement, de ces imaginaires et de ces utopies.
Vous souhaitiez réagir Valérie Peugeot.

Valérie Peugeot : Oui, je pense à un point très important avant de revenir sur la question : les communs nous aident-ils à sortir du capitalisme ou non ?, qui est un long débat. En tout cas, ils nous aident à sortir d'une norme intellectuelle qui est le tout propriétaire, c’est-à-dire l'idée que la propriété est l'alpha et l'oméga du fonctionnement de nos sociétés du point de vue économique. En fait, on oublie que c'est une norme sociale comme une autre, qui a été construite, qui n'a pas toujours dominé nos sociétés, et qui d'ailleurs, dans certaines sociétés, n'est toujours pas dominante. Quand les anthropologues vont voir certains fonctionnements de peuples autochtones, l'idée de propriété leur est totalement étrangère.
Donc dans nos sociétés, jusqu'au 19e siècle, la propriété était présente, bien sûr, mais pas toute seule, il y avait d'autres régimes. Et en fait, dans l'histoire, c'est cette période-là qui a été fermée par le libéralisme qui nous a effectivement enfermés dans un double spectre propriétariste, c'est-à-dire soit propriété des acteurs du marché soit, comme le disait Sébastien Shulz, propriété monolithique de l'État.
Il faut donc déjà arriver, en s'appuyant sur les communs, à se défaire de ce prisme propriétaire qui bride nos imaginaires, qui nous empêche d'imaginer d'autres solutions pour vivre ensemble, faire ensemble, produire ensemble.

François Saltiel : Pour justement mieux comprendre comment les communs numériques s'inscrivent par rapport à ces tensions que vous venez d'évoquer, il faut retourner au début des années 80 avec un certain Richard Stallman qu'on va écouter.

Richard Stallman, voix off du traducteur : Internet est utile, dans une large mesure, parce qu'il permet de partager et de distribuer des copies de différentes choses. Le partage devrait être légal pour toute œuvre publiée. Vous devriez être légalement autorisé à en faire des copies, à les diffuser sur Internet ou de tout autre manière. La technologie numérique, en général, est bénéfique, dans une large mesure, parce qu'elle rend possible le partage facile. Quand quelque chose est bien fait, les gens utilisent la technologie numérique pour partager. Mais les éditeurs ne veulent pas que les gens puissent le faire, alors ils ont perverti notre technologie sur les 20 dernières années, avec des fonctionnalités malveillantes, des menottes numériques, des fonctionnalités conçues pour empêcher les gens de copier divers types d'œuvre.

François Saltiel : Alexis Kauffmann, vous qui avez participé à la fondation de l'association Framasoft avec d'autres, qu'est-ce que représente, pour vous, Richard Stallman ? Pouvez-vous déjà nous dire qui il est ? En quelle manière il a œuvré, justement, dans le Libre, pour le coup dans les logiciels libres ?

Alexis Kauffmann : Tout d'abord, c'est quand même aujourd’hui un personnage qui est controversé, notamment pour des questions de misogynie. Je voulais juste faire cette petite précision.
Je n'ai pas découvert le logiciel libre avec Richard Stallman, mais, en m'y intéressant, à un moment donné je suis tombé sur lui. Vous auriez pu avoir un extra en français parce qu'il parle parfaitement bien français.

François Saltiel : On l’a d’ailleurs entendu dans le son d'ouverture de cette émission, on a entendu Stallman en français.

Alexis Kauffmann : La première fois que j'ai assisté à une de ses conférences, ça a démarré par : « Je peux résumer le logiciel libre en trois mots : liberté, égalité, fraternité », la devise républicaine. On évoquait le capitalisme, moi c’est plus sur ma mission de service public en tant qu’enseignant, en tant qu’agent du ministère : si la ressource c'est le savoir ou c'est la connaissance, alors garantir à toutes et tous égalité d'accès, usage, étude, modification et partage, c'est exactement ma mission d'enseignant. Il y avait donc vraiment des ponts, des valeurs et des proximités de valeurs entre l'éducation et le logiciel libre, en tout cas quand je l'ai découvert. Quand je l'ai découvert, je vous parle du siècle dernier, j'étais dans un collège, à Bobigny, mon premier poste. Arrive une salle informatique flambant neuve, qu'est-ce qu'on fait ? On n'avait pas beaucoup de moyens, donc logiciel gratuit versus logiciel payant, et puis, d'un coup, je vois qu’il y a une autre catégorie, logiciels libres, logiciels non libres, et c'est justement là que j'ai découvert Richard Stallman, sa théorie, et c'était effectivement conforme à mes valeurs en tant qu'enseignant.

François Saltiel : Sébastien Shulz, quel est l’héritage, aujourd'hui, de Stallman ?

Sébastien Shulz : Principalement, je pense, celui du logiciel libre.
Il faut bien replacer le contexte dans lequel il a lancé le mouvement du logiciel libre.

François Saltiel : Début des années 80, 1983, je crois.

Sébastien Shulz : Oui dans ces années-là.
En fait, au début, dans les années 50/60, le logiciel était développé de manière ouverte, distribué puisqu'il était principalement développé au sein de l'université, mais pas que, sur fonds publics. À partir des années 70 de nouveaux acteurs arrivent, par exemple des gens comme Steve Jobs, et qui disent que le logiciel peut devenir un bien : il faut qu'il soit propriétaire pour qu'on puisse le vendre, donc qu’on soit stimulé pour innover, faire la recherche et développement. Il milite pour qu’il y ait une extension des droits de propriété intellectuelle sur les logiciels, ce qui n'était pas le cas avant. Il est écouté par le Gouvernement américain qui étend les droits de propriété intellectuelle sur le logiciel. À ce moment-là Stallman, pour qui les logiciels sont son travail, va fonder le mouvement du logiciel libre qui s'oppose au logiciel propriétaire. Ce qui est intéressant c'est l'évolution. En fait, dans les années 90, il y a évidemment l'expansion du capitalisme numérique, notamment à travers le droit de propriété intellectuelle sur les logiciels.

François Saltiel : On peut effectivement penser à Microsoft.

Sébastien Shulz : Exactement, c'est l'exemple paradigmatique, mais, petit à petit, d'autres acteurs se rendent compte que mettre en commun certaines ressources peut être bénéfique. Vous avez, par exemple, des entreprises comme IBM, et plus tard Google, qui se rendent compte que mettre en commun les développements sur certaines ressources c'est plus bénéfique que le faire dans son coin, par exemple le système d'exploitation Linux : il y a plus d'avantages, pour ces grandes boîtes, que d'utiliser les deux OS dominants qui sont celui de Microsoft et celui d'Apple.

François Saltiel : Même si un des PDG de Microsoft de l'époque avait qualifié Linux de cancer.

Sébastien Shulz : Exactement jusqu'à ce que, dans les notes internes, il revienne en disant « c'est très bien, ça marche beaucoup mieux ». On peut dire, aujourd'hui, que Linux a presque gagné la bataille dans certaines utilisations puisque plus de 90 % des serveurs web tournent sous Linux. Donc il y a eu une réappropriation de la logique des communs par le capitalisme numérique, jusqu'à ce que certains acteurs disent qu’il y a des communs du capital. On pourrait continuer parce qu'il y a une vraie dialectique entre le mouvement des communs et le capitalisme numérique. Aujourd'hui, le mouvement des communs numériques essaye de répondre à ça.
Vous posiez la question de savoir s'il y a des tensions, ou pas, dans le mouvement des communs. Une des grandes tensions c'est, aujourd'hui, celle de du protectionnisme des communs : est-ce qu'il faut que les communs développent de nouvelles licences qui ne soient pas ouvertes, qui ne puissent pas faire que tout le monde utilise la ressource, mais limiter certains usages. Pour les tenants des logiciels libres, ce n'est pas entendable, mais, pour le mouvement par exemple, des plateformes coopératives, une licence a été développée par la plateforme CoopCycle, la licence Coopyleft, qui interdit l'usage du logiciel de la plateforme par les acteurs capitalistes et qui n'autorise l'usage que par les coopératives. Donc une forme de protectionnisme des communs pour éviter, justement, la récupération capitaliste.

François Saltiel : Qui peut aller à l'encontre, justement, de la première philosophie du Libre.
Je vais donner la parole à Valérie Peugeot qui veut qui veut réagir, mais je me dis, pour quelqu'un qui entend Linux pour la première fois, comment pourrait-on définir Linux ? Alexis.

16’ 46

Alexis Kauffmann : C'est un système d'exploitation