Le numérique nous libère-t-il ou serait-il un nouvel asservissement ? Dominique CARDON - Le grand face-à-face - France Inter

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Titre : Le numérique nous libère-t-il ou serait-il un nouvel asservissement ?

Intervenants : Dominique Cardon - Ali Baddou - Natacha Polony - Gilles Finchelstein

Lieu : France Inter - Émission Le grand face-à-face

Date : 4 mai 2019

Durée : 30 min

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Présentation de l'émission

Licence de la transcription : Verbatim

Statut : En cours de transcription par D_O (Olivier)


Transcription

15'57

Voix off :France Inter, Le grand face-à-face, le débat.

Ali Baddou : La révolution numérique en débat aujourd'hui dans Le grand face-à-face. Le monde du numérique nous libère-t-il ou serait-il en fait un nouvel asservissement ? Faut-il enseigner la culture digitale au même titre que les matières fondamentales à l'école, au collège ou au lycée ? Pour en parler, l'un des meilleurs spécialistes du numérique. Sociologue, il dirige le médialab à Sciences Po. Bonjour Dominique Cardon.

Dominique Cardon : Bonjour.

Ali Baddou : Vous publiez un livre passionnant Culture numérique aux Presses de Science Po. Livre où l'on apprend énormément de choses et on va en parler. Sur ce que le numérique fait à nos sociétés et ce que nous faisons avec le numérique, la diversité des usages qu'on a du numérique. D'abord, pour camper le décor, il y a des faux débats. Pour les éviter, dites-nous lesquels.

Dominique Cardon : Holà, il y a une collection de faux débats avec le numérique. Il y en a un qui serait de dire le numérique serait un autre monde qui se substitue à la vie réelle alors que les deux sont complètement articulés. Il y a beaucoup de faux débats avec le numérique qui sont liés au déterminisme technologique. C'est-à-dire qu'on pense que c'est le numérique qui produit la société, les fake news ou toute une ??? ou des événements politiques ou une série d'événements qu'on attribue au numérique alors qu'en fait nous utilisons les opportunités que nous offrent les technologies du web et du numérique pour faire un certain nombre de choses qui peuvent être pour le meilleur ou pour le pire.

Ali Baddou : Ce qui est intéressant dans votre livre qui fait plusieurs centaines de pages c'est que vous démarrez en racontant l'histoire du numérique. Parce que le digital a une histoire qu'on ne connaît pas forcément et c'est une histoire qui se termine elle est pas terminée mais disons q??? va vers quelque chose qui est assez flippant pour employer un mot facile. Au début, il y a des idéaux, il y a une envie de liberté, il y a à la fin la servitude et cette idée que finalement on est dans un monde noir.

17'52

Dominique Cardon : Effectivement quand on refait donc l'idée, l'idée de cet ouvrage c'est de faire vraiment une sorte de pédagogie de la culture numérique où peut reprendre les choses depuis le départ et c'est vrai quand on part des années 70 et des premières connexions à ce qui s'appelait internet à l'époque jusqu'au monde d'aujourd'hui on a l'impression effectivement que une sorte d'utopie formidable s'est aujourd'hui assombrie considérablement. Alors, il faut faire attention parce que l'on fait l'histoire de nos représentations numériques alors le sociologue que je suis et que je reste...

Ali Baddou : Ouais...

Dominique Cardon : Dit mais les années 70 c'est un tout petit groupe d'hommes masculins, blancs, diplômés, américains. Aujourd'hui le numérique c'est une véritable démocratisation. Il est dans toutes nos sociétés, il est dans les milieux populaires, il s'est diversifié géographiquement , il est utilisé dans des contextes et des situations que jamais les pionniers d'internet n'aurait jamais oubliés. Le fait...

Ali Baddou : Les gourous de l'internet libre par exemple. Il est malgré tout dominé par des personnalités qui sont toujours des mâles occidentaux, blancs, milliardaires qui n'ont pas la main mise mais qui ont créés et qui dominent les outils que nous utilisons tous les jours.

Dominique Cardon : Alors c'est pour ça qu'il faut faire l'histoire parce que cette histoire pèse toujours sur notre présent et effectivement tout un certain nombre de facteurs qui étaient présents en germes dès le régime du numérique sont toujours là très présents. On pourrait en souligner bien plein mais celui que vous soulignez effectivement sur le caractère absolument masculin des communautés de développeurs reste très impressionnant parmi beaucoup d'autres.

Ali Baddou : Natacha.

Natacha Polony : Enfin ça c'est sans doute une dimension. Mais il me semble que pour ma part, à la lecture de votre livre, ce que j'ai ressenti c'était pas du tout le plus grave soit que ce soit des mâles blancs c'est la question de notre rapport à la technologie. C'est-à-dire le fait que il semble qu'il ne peut pas y avoir de démocratisation d'un outil dont la plupart des gens ne peuvent absolument pas maîtriser les fonctionnements. Or, quand on vous lit, on découvre le gouffre de notre ignorance sur ces questions la, sur les choix techniques qui ont été faits. Dans la mesure où ne nous savons même pas comment fonctionnent des algorithmes,pourquoi on a choisi d'aller vers tel ou tel type de solution technique? Vous racontez l'histoire des liens hypertextes, l'histoire de tout ce genre de chose qui petit à petit s'est développé et qui modèle notre environnement. Nous citoyens, nous ne pouvons pas le maîtriser tous. Donc, nous sommes assez ravis, nous sommes totalement aliénés par cet outil. Nous ne pourrons à aucun moment me semble-t-il en faire véritablement quelque chose qui soit au service de l'émancipation de chacun.

Gilles Finchelstein : Je prolonge juste la question de...

Ali Baddou : Gilles.

Gilles Finchelstein : D'une formule reprenant ce que vous dites dans votre livre : Est-ce que le défi qui est devant nous c'est d'apprendre à décoder le numérique ou est-ce que c'est d'apprendre à coder?

Ali Baddou : Dominique Cardon.

Dominique Cardon : Alors voilà on est en plein, au coeur, au coeur de la question. Moi je suis d'accord avec vous Natacha Polony. C'est-à-dire que on a le sentiment là d'être devant quelque chose qu'on ne contrôle pas et qu'on ne comprend pas. Et je reste beaucoup plus optimiste et dans l'esprit de la tradition du numérique. Le numérique c'est plastique, ça se bricole, ça se fabrique, ça se code. Et donc, l'ouvrage, il est précisément dans ces...

Ali Baddou : Et ça se comprend?

Dominique Cardon : Et ça se comprend, ça s'interprète et ça se fabrique. Donc voilà, ma conviction m'est très forte et ma conviction d'enseignant c'est qu'il faut apprendre le numérique, c'est qu'il faut pas tomber, laisser tomber les bras et se dire "Ben de toute façon je n'y peux rien, les GAFA me domine, je suis aliéné, je suis dans un monde où je vais être conduit par les algorithmes, je vais jamais rien n'y comprendre et basta". Non! On peut le comprendre, on peut le coder, on peut avoir d'autres pratiques, on peut effectivement essayer de modifier ses usages et ses centres d'intérêt avec le numérique. Le numérique vous faites un site Web en deux heures. Et c'est pas très compliqué. Donc c'est pour ça que le décoder c'est aussi apprendre à le coder, à le manipuler. Et ça on le voit arriver aujourd'hui moi j'en suis très content, dans les cours du lycée de façon forte. Il faut qu'on bricole! Il faut arrêter de penser que ces interfaces on ne peut pas les ouvrir, on ne peut pas les fabriquer, on ne peut pas les remixer, on ne peut pas les adapter. Et dans les usages on ne cesse de voir cette inventivité de la pratique mais quand on est inventif pour faire des bonnes stories sur Instagram on peut aussi être inventif pour fabriquer du site Web, pour fabriquer de la mise à relation, pour fabriquer d'autres choses. Les utilisateurs ne sont pas les naïfs asservis qu'on aime décrire dans l'idée du totalitaire numérique.

Ali Baddou : Le plus souvent malgré tout, la masse, la masse Dominique Cardon, la masse d'entre nous a un rapport encore magique à ces nouvelles technologies. Non seulement aux objets mais aussi au monde du numérique.

Natacha Polony : Magique et consumériste car en fait tout est fait pour que nous soyons consommateurs de ces outils et non pas acteurs/utilisateurs.

Dominique Cardon : Alors ça, je suis assez d'accord. C'est à dire qu'une partie de l'empire qui s'est mis en place, des empires ils sont pluriels, il faut y mettre un peu de dynamique dans ces mouvements des grands opérateurs du Web. C'est quand même ne pas nous laisser la place d'agir. Et en revanche, de faire ce qui était la promesse politique, idéologique de l'utopie numérique de l'origine : mettre la société en réseau, permettre aux individus de se lier les uns aux autres. Du coup, court-circuiter toute une série d'institutions, de systèmes de représentation et ça beaucoup au nom à la fois d'une émancipation et d'une autonomie de l'individu ce qui est à mon avis la valeur la plus forte du numérique qui l'accompagne mais aussi évidemment d'un individualisme qui peut être complètement consommatoir qui est guidé par "Je veux le service le plus efficace, je veux trouver quelqu'un qui me rende service, je veux pouvoir échanger ma perceuse contre une échelle, ne veux pouvoir trouver une voiture qui me guide à toute vitesse". Le numérique, il accompagne cette dynamique de l'efficacité individualiste de nos sociétés et c'est aussi comme ça qu'il est venu s'articuler à nos vies.

23'40

Ali Baddou : On va y venir justement parce que c'est une dimension qui est essentielle. Mais d'abord pour répondre à Gilles Finchelstein, il faut apprendre à coder ou à décoder ? À l'école en l'occurrence, est-ce qu'il faut apprendre à maîtriser le langage informatique ou il faut apprendre aux gamins, aux adolescents à être conscients, lucides par rapport aux usages qu'on fait d'internet ?

Dominique Cardon : Alors bon, c'est un débat qui anime beaucoup la communauté pédagogique vous savez depuis déjà une dizaine d'années. Les informaticiens veulent absolument venir au lycée, avoir un CAPES, ils vont l'avoir pour enseigner de l'informatique. Et puis, les gens de sciences sociales, de sciences humaines et les pédagogues, les éducateurs ceux qui sont attentifs aussi à l'usage des médias disent «Non ils vaut mieux décoder». Moi je crois qu'il faut faire les deux. Voilà. C'est-à-dire qu'il faut à la fois coder et décoder. Il y a un petit débat qui est «Qu'est-ce que ça veut dire coder ?». Coder, ça veut pas dire que tout le monde va vouloir devenir développeur et vouloir faire du C ou du Python. Mais coder ça veut dire d'apprendre que le numérique c'est plastique.C'est quelque chose où on écrit avec du texte dans un langage, dans un langage de programmation et écrire ce texte produit un effet qui n'a rien à voir. Comprendre cette articulation nouvelle, cette forme d'écriture en fait, de savoir, de mise en visibilité de nos sociétés. J'écris du langage, ça produit autre chose et savoir que du coup bah si je modifie le texte que j'ai écrit dans le programme, ça va modifier, mon interface, mon écran que je vois... C'est un petit apprentissage qui dédramatise complètement l'idée que les informaticiens maîtrisent le monde et nous imposent leurs règles.

Ali Baddou : Natacha.

Natacha Polony : Mais c'est un apprentissage complexe et en fait ce que vous racontez de l'idéal d'internet des débuts c'est... Est-ce que ce n'est pas totalement une illusion ? J'en prend pour exemple, vous invoquez dans un chapitre Wikipedia. Cette question de l'auto-organisation du savoir. Sauf que em>Wikipedia a un fonctionnement qui construit une domination des initiés. C'est-à-dire que quand il s'agit de partager le savoir sur des choses universelles de c'est-à-dire sur lesquelles nous avons un certain recul tout va bien. Les pages sur par exemple je ne sais pas moi, tel peintre ou tel fait historique à priori ça peut aller...

Ali Baddou : Notre-Dame de Paris par exemple ou Violette Leduc.

Natacha Polony : Alors justement non. Là je pense comme ce n'est plus tout à fait éloigné de nous, ça va devenir polémique. Mais des pages qui concernent des domaines où l'idéologie entre en compte, ce qui est frappant c'est qu'on s'aperçoit qu'en fait ce sont ceux qui dominent l'outil qui peuvent imposer leurs idéologies. C'est-à-dire que dans les guerres d'édition, celui qui sait comment fonctionne les Wikipedia, qui sait comment faire en sorte que telle référence apparaisse plus que telle autre, il peut imposer aux autres ce qu'il croit juste et bon. Donc l'auto-organisation, ça ne fonctionne pas tout à fait.

Ali Baddou : Dominique Cardon.

Dominique Cardon : Alors l'auto-organisation, ça a été observée dans toutes les assemblées libertaires et anarchistes. C'est qu'il y a un moment où on met des règles et des procédures et les procédures empilent sur les procédures et fabriquent des petites bureaucraties internes en fait dans lequelles je ne ??? pas que des gens dominent. Mais les méritants ont beaucoup plus de pouvoir sur le système. Les méritants dans les systèmes et ça je crois que c'est très très lié à la culture numérique. C'est vraiment une culture du mérite. On ne regarde pas le statut des gens à l'origine. Mais en revanche, celui qui a beaucoup contribué à la communauté. Donc qui sait très bien comment elle fonctionne, qui a participé à la définition de ses règles... Il va acquérir une autorité, un prestige au sein des communautés qui fait que effectivement il peut donner l'impression...

Ali Baddou : Comme un chef de secteur.

Dominique Cardon : Au nouvel entrant que il maîtrise pas les règles et que du coup il lui impose les règles. Alors c'est compliqué mais ça c'est une des leçons aussi de cette nouvelle forme de l'individualisme en réseau on pourrait dire. C'est que il faut s'engager, il faut sjustement participer et que cette injonction constante qui est un peu l'idéologie du numérique. Elle invite aussi chacun à dire Tu dois participer à cet espace si tu veux pouvoir en tenir un tout petit peu les règles et avoir un espace de jeu.

Ali Baddou : Gilles.

Gilles Finchelstein : Précisément, est-ce que ce sont les méritants ou est-ce que ce sont les engagés qui dominent ?

Natacha Polony : Et oui...

Gilles Finchelstein : Parce que ce ne sont pas nécessairement les mêmes. Est-ce que ce sont les engagés ? C'est-à-dire celui qui est l'administrateur du groupe Facebook ? Est-ce que c'est l'engagé qui dès qu'il y a une modification sur une page Wikipédia comme l'évoquait Natacha et bah dans l'heure c'est le premier qui va faire des modifications ? Est-ce que c'est le méritant ou est-ce que c'est l'engagé ou est-ce que pour vous l'engagé est nécessairement le méritant ?

Ali Baddou : Dominique Cardon.

Dominique Cardon :  : Là vous entrez dans toutes les subtilités qui passionnent le chercheur du Web et du numérique c'est qu'évidemment dire le numérique ça n'a aucun sens. C'est plein d'espaces et de plateformes qui ont des formes, des règles, des relations sociales, des sortes de constitutions internes qui sont très différentes. Sur Wikipédia, je vous assure que c'est le mérite. Le mérite est le témoignage d'un engagement dans la communauté très fort mais c'est le mérite qui fonctionne. On pourrait dire qu'il y a des communautés dans lesquelles effectivement des sortes d'engagés assidus on pourrait dire peuvent par une sorte de trolling répété arriver à se constituer un micro-espace de pouvoir à l'intérieur de ces univers et prendre la place des plus méritants.

Ali Baddou : Natacha.

28'41

Natacha Polony : Je pense quand même que le concept d'engagés implique le fait que ce sont ceux qui ont la volonté justement d'imposer leurs vues, qui sont les plus fervents, qui sont présents, ce sont ceux qui ont le temps aussi et c'est tout le problème de ce monde qui vous avez tout à fait raison vous le montrez très bien, est imbriqué avec le monde réel. Mais qui tout de même, devient dominant par rapport au monde réel. C'est-à-dire et là aussi je suis frappée par le fonctionnement de Wikipédia qui à mon avis montre tout à fait ça. C'est-à-dire que le réel n'existe plus en fait. Quand vous regardez comment fonctionne Wikipédia