Le contrôle social par la surveillance – Ceci n’est pas une parenthèse

De April MediaWiki
Aller à la navigationAller à la recherche


Titre : Le contrôle social par la surveillance

Intervenant·e·s : Félix Tréguer - Malika Barbot

Lieu : Ceci n’est pas une parenthèse #6 - Radio Parleur

Date : mai 2020

Durée : 38 min 29

Visionner la vidéo

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration :

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcrit : MO

Description

L’événement est historique. Avec la pandémie, le système économique et nos modes de vie se figent. Déjà, certain·es poussent vers une reprise “comme avant”. Contre cette vision, des voix s’élèvent. Avec « Ceci n’est pas une parenthèse », Radio Parleur vous propose une série de podcasts pour entendre celles et ceux qui pensent aujourd’hui à un lendemain différent.

État d’urgence sanitaire, application StopCovid, drones, back-tracking, censure, surveillance… Les pratiques liées au contrôle social peuvent faire peur. Pour ce sixième épisode de Ceci n’est pas une parenthèse, nous recevons Félix Tréguer, chercheur associé au centre Internet et Société du CNRS. (...)

Transcription

Voix off : Ceci n’est pas une parenthèse, les entretiens de Radio Parleur sur le monde d’après.
Il y a des gens qui ont méprisé ceux qui ne sont rien, les derniers de cordée qui étaient invisibilisés et j’espère que dans le monde d’après on va changer ce regard.
Le confinement et la manière dont ça a dégénéré a mis en lumière des grosses inégalités sociales.
Je crois qu’il faut se diriger petit à petit vers plus d’autonomie, plus de responsabilité. J’adore ton intelligence.
L’évènement est historique. Notre système économique, nos modes de vie, l’école du petit dernier, le coiffeur du coin de la rue, tout est à l’arrêt, tout s’est immobilisé, confiné, bien obligé face à un micro-organisme, un virus moteur d’une pandémie, une maladie qui, pour la première fois de mémoire d’humain, s’est répandue sur toute notre planète. Face à cela la politique, le financier, l’économique rêvent d’un simple passage à vide, d’un arrêt brutal qui n’empêchera pas tout de reprendre comme avant. Pourtant, de semaine en semaine, de milliard en milliard, de relance en relance, l’évidence s’impose. Ceci n’est pas une parenthèse. Tout est changé par le virus. Les dogmes sont enfin ébranlés, les débats sont à nouveau ouverts. Et ces voix, ces revendications, ces exigences qui s’élèvent pour penser un monde différent et pointer les errements de l’actuel, on vous propose de les entendre sur Radio Parleur. Ceci n’est pas une parenthèse, c’est une série d’entretiens menés par notre rédaction avec celles et ceux qui pensent déjà à l’après. Des discussions en trois parties pour penser l’après pandémie : qu’est-ce qui s’arrête ? Qu’est-ce qui s’accélère et comment ne pas la refermer cette parenthèse ?

Épisode 6, « Le contrôle social par la surveillance » avec Félix Tréguer.
Première partie, ce qui la crise accélère.

Malika Barbot : Aujourd’hui on est avec Félix Tréguer. Bonjour.

Félix Tréguer : Bonjour.

Malika Barbot : Vous êtes chercheur associé au Centre Internet et Société du CNRS. Vous êtes l’un des fondateurs de La Quadrature du Net, une association qui milite pour les libertés fondamentales sur Internet, elle lutte contre la censure et la surveillance. Vous êtes aussi l’auteur de L’utopie déchue, une contre-histoire d’Internet paru en septembre 2019 aux éditions Fayart.
On va commencer par évoquer ce que la pandémie renforce mais avant tout, si on regarde historiquement, dans quelle mesure est-ce que l’utilisation de moyens de surveillance est quelque chose de nouveau pour faire face à des crises sanitaires ?

Félix Tréguer : En fait, c’est plutôt une constante dans l’Histoire, en réalité, c’est peut-être quelque chose qu’on avait oublié. On avait sans doute oublié ces liens extrêmement étroits entre la santé publique et, en tout cas, une forme de rationalité médicale et la raison d’État. À travers les siècles, en effet, une des grandes menaces sur les sociétés humaines, sur les économies et les formes politiques étatistes ce sont, bien évidemment, les pandémies accélérées, favorisées par le développement du commerce international et les concentrations humaines dans les aires urbaines, à fortiori à l’ère d’un capitalisme industriel et mondialisé.
À travers les siècles, en effet, la survenue de crises sanitaires a été très régulièrement un contexte propice à l’apparition ou plutôt à l’amplification de nouvelles formes de contrôle social, de surveillance. On peut penser évidemment aux écrits de Foucault assez célèbres sur la question. Michel Foucault, le philosophe français qui, dans <en>Surveiller et punir, a rappelé à quel point le régime de contrôle disciplinaire s’épanouit dans les sociétés industrielles du 19e siècle. Il apparaît selon les périodes sous forme d’un prototype ou d’un paradigme dès le début du 18e siècle dans les modes de gestion des dernières épidémies de peste qui ont frappé l’Europe et rappel les réglements de police adoptés à l’occasion de ces épidémies qui aboutissent, en fait, à un quadrillage de l’espace, en fait un contrôle très surveillé de l’espace et un enfermement des corps dans les maisons qui sont surveillées par les autorités.
Il faut se rappeler que la dernière grande peste qui a touché le sol français c’était la peste de Marseille autour de 1720. C’est une époque où se développent de nombreux registres et autres fichiers de police. Cette crise est l’occasion, du coup, de faire proliférer comme ça des fichiers d’abord sur les morts ensuite sur les familles des malades, sur certaines populations dont on estime qu’elles présentent des risques particuliers tels que les forçats ou les prostituées. Un second exemple historique assez important parce que, quelque part, il renvoie là encore à des formes de contrôle social dominantes dans leur logique et qui sont un peu différentes des logiques disciplinaires dont parlait Foucault dans Surveiller et punir, ce sont les épidémies du 19e siècle, notamment les épidémies de choléra. On voit apparaître certaines innovations dans les modalités de régulation qui visent à favoriser, déjà à relâcher un petit peu les mesures très coercitives liées au mode de gestion des épidémies traditionnelles, les quarantaines, le quadrillage de l’espace dont nous parle Foucault, qui sont très mal vécus par les populations et qui restent associés un petit peu à une forme d’archaïsme et à une forme très autoritaire dans la gestion du risque sanitaire. C’est notamment en Angleterre, qui est l’empire commercial de l’époque, qui va exporter ces mesures de contrôle à travers les ports le long des routes commerciales pour relâcher les contrôles sur le sol intérieur, sur le sol britannique. Donc on a ces contrôles qui sont, comme ça, exportés à l’étranger et, sur le sol britannique, on passe à un régime qui est moins coercitif et qui s’appuie beaucoup sur la responsabilité individuelle. L’idée c’est que les personnes susceptibles d’être malades sont responsables juridiquement et pénalement s’il le faut, du risque qu’elles feraient encourir à d’autres personnes dans l’espace public, dans les lieux de réunion comme les commerces ou les cafés.
Donc ça renvoie à une forme de relâchement, en fait, des mesures les plus coercitives mais à des modes de contrôle qui s’appuient sur la responsabilité individuelle et ça fait largement écho à ce à quoi on est confronté à l’heure actuelle, on pourra y revenir.

Malika Barbot : Justement, dans le contexte actuel, le 2 juin l’application StopCovid devrait être disponible. Pour rappel, elle s’appuierait sur la technologie Bluetooth pour retracer l’historique des relations sociales sur la base du volontariat. Vous disiez dans Le Point qu’un discours tend à dire que se localiser ça deviendrait un acte citoyen. En quoi c’est un discours qui est culpabilisant et qui le produit ?

Félix Tréguer : C’est un discours et notamment cette citation émane d’une des premières personnes en France à avoir brandi cette solution comme une modalité efficace de gestion du risque sanitaire et du risque de contagion. C’était vraiment dans les tous premiers jours du confinement en France, fin mars, le patron d’une agence web, d’une agence de communication qui avait développé une application de ce type, qui n’a finalement jamais été distribuée parce que, sans doute, les autorités sanitaires et l’État lui ont indiqué que ce n’était pas une bonne idée de travailler à une solution de ce type et qu’il fallait privilégier une solution coordonnée par les autorités. Mais vraiment, dans son discours, il y avait cette idée que se géolocaliser c’est en effet un acte citoyen. C’était encore l’époque où les solutions brandies s’appuyaient sur la géolocalisation permise par les téléphones portables. Aujourd’hui les modèles techniques privilégiés s’appuient sur la technologie Bluetooth pour repérer les téléphones portables alentour. Il faut rappeler que le backtracking c’est en gros l’automatisation d’une vielle technique bureautique de gestion du risque épidémiologique, c’est-à-dire qu’il y a des équipes de médecins, de soignants, de bénévoles, qui appellent des personnes malades pour essayer de voir avec elles, approfondissent au travers d’entretiens si les personnes avec lesquelles elles ont pu être en contact, qui donc ont été exposées à un risque de transmission, pour les contacter à leur tour et leur rappeler la nécessité de s’isoler et de se faire tester, etc.
Ce qui est frappant dans cette histoire, c’est cette solution qui a vraiment occupé de manière centrale le débat public sur la manière dont gérer au mieux le risque sanitaire, le risque épidémiologique, c’est d’abord l’efficacité douteuse d’un dispositif de ce type qui est très expérimental, qui ne peut pas couvrir toute la population donc qui obère aussi de son efficacité. Il faut rappeler qu’il y a seulement deux tiers de la population français qui possède un smartphone soit pour des raisons économiques soit pour des raisons idéologiques parce qu’on peut refuser, par exemple, d’avoir un outil de surveillance dans sa poche qui nous géolocalise et nous rend plus facilement surveillables de manière continue. Ça c’est la question de l’efficacité qui reste vraiment très douteuse, d’ailleurs même les ministres qui ont passé des semaines entières, à longueur de journée, à communiquer sur cette application, reconnaissaient eux-mêmes « on n’est pas sûr que ça marche ».
C’est présenté pour l’instant comme une démarche volontaire, là encore il faudra voir si on ne va pas vers un modèle plus coercitif dans la mesure où l’efficacité de cette application n’est pas du tout avérée, mais, pour faire le lien peut-être avec les épisodes historiques passés et parler un peu de notre époque, ce qui est frappant c’est qu’en fait à la fois dans cette logique d’automatisation et cette logique d’une démarche volontaire, il y a vraiment une espèce de tropisme libéral assez évident. C’est utiliser l’informatique pour permettre à des processus bureaucratiques de passer à l’échelle, de scaler comme on dit. En fait, à travers l’autonomisation, on peut faire avec beaucoup moins d’argent, beaucoup moins de moyens, ce que ces quelques équipes de dizaines, de centaines, peut-être de milliers dans certains cas de personnes faisant du contact tracing à la main, j’ai envie de dire, en appelant les gens au téléphone. Tout ça c’est assez coûteux. Le faire passer à l’échelle c’est compliqué, budgétairement ce serait coûteux, donc on décide d’automatiser.
Là je pense que ça renvoie à des processus qui traversent l’ensemble du champ bureaucratique de Parcoursup à l’intelligence artificielle qui orientera bientôt les demandeurs d’emploi, la dématérialisation des services publics à travers ces formes d’automatisation. Il y a une rationalité budgétaire qui préside à ces développements et qui s’inscrit à plein dans le néolibéralisme.
Le second point c’est cette idée de démarche volontaire, de responsabilisation individuelle, ça renvoie, en fait, aux théories comportementalistes du coup de pouce, ce qu’on appelle le nudge en anglais, cette idée d’une forme de gouvernement des sujets qui s’appuie sur tout un tas d’incitations, d’interfaces qui vont inviter, inciter les individus à adopter les bons comportements. Donc là, à travers cette application qui nous enverra toutes sortes d’informations, notamment des alertes en cas de risque, l’idée c’est qu’on va pouvoir aiguiller au mieux les individus et les amener, comme ça, à adopter ces bons comportements.
Ce qui est gênant aussi c’est que ça participe d’une forme d’acculturation générale à la surveillance. En fait, je reviens à cette phrase « se géolocaliser ou se backtracker à travers ces applications est un acte citoyen », c’est cette idée qui est, en fait, déjà assez répandue et qui est un peu un symptôme de notre époque, cette idée que se surveiller, s’équiper de ces dispositifs numériques qui sont autant de traceurs, c’est quelque chose de positif, c’est une solution à des problématiques en l’occurrence sanitaires extrêmement complexes et ça renvoie, en fait, à une forme de solutionnisme technologique et cette idée que la technologie est toujours une réponse à des problématiques politiques est une idée fausse et dangereuse mais qui joue à plein à l’aune de cette crise.

Malika Barbot : La technologie c’est aussi les drones. Ils ont été utilisés pour faire respecter le confinement à Nice, Paris, Montpellier ou encore Rennes. La Quadrature du Net et la Ligue des droits de l’homme ont alors déposé un recours en justice sur leur utilisation. Qu’est-ce qui vous a poussé à le déposer ?

11’ 38

Félix Tréguer : À La Quadrature du Net