La tragédie des communs numériques - Amélie Charles - JdLL23

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Titre : La tragédie des communs numériques

Intervenante : Amélie Charles

Lieu : JDLL 2023 - Lyon

Date : 3 avril 2023

Durée : 53 min 3

Vidéo

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcription

Bienvenue à cette présentation qui va concerner la tragédie des communs numériques.
Je vais tenter de vous présenter ce que c'est en essayant d'être la moins chiante et la moins déprimante possible parce que vous n'êtes pas venu à une présentation concernant la tragédie des communs numériques pour repartir complètement déprimé !
C'est la petite intro que je viens de faire. Dans la vraie vie je suis doctorante en sciences de l'information et de la communication à Paris Nanterre, fac avec une relative orientation politique que vous connaissez, j'imagine, et salariée de Wikimédia France, je m'occupe notamment de la formation à distance, je crée des contenus d'enseignement. Si, parmi vous, des personnes ont suivi le MOOC Wikidata, je l'ai créé et actuellement je crée une formation sur le langage de requête SPARQL, qui est le langage de requête de la base de connaissances Wikidata. Mais je ne vais pas vous saouler avec ça. On va rentrer tout de suite dans le vif du sujet.

Les communs ? Qu’est-ce que c’est ?

Avant de vous présenter ce qu'est la tragédie des communs numériques, il faut évidemment que je vous parle de ce que sont les communs. Le meilleur moyen de vous présenter ce que sont les communs va être de donner un exemple. J'imagine que vous n'êtes pas venus dans cette salle pour parler de poneys et de surpâturage, mais je vais vous parler de poneys et de surpâturage.
Imaginez le village de Schmilblick-les-dadas ; c'est un village situé n'importe où et dans n'importe quel pays, on s'en fiche, et dans ce village il y a plein d'éleveurs de chevaux. Ces éleveurs de chevaux vont décider, à un moment, de créer un pré en commun. Ils vont associer leurs forces.
Le comte Henry de la Roche-Roselière, qui a énormément d'argent, va acheter le pré, le mettre à disposition de ses chers concitoyens.
Bébert le laboureur, qui a beaucoup de force, va planter les piquets dans le pré, mettre de magnifiques clôtures, il va énormément bosser, si bien que hop !, on aura un pré clos, on pourra mettre des bovins sans qu'ils se cassent. Trop bien !
La jeune Taly, qui adore rendre les choses jolies, va mettre des plantes dans le pré, des plantes nutritives, fourragères, je ne vais vous donner les noms des espèces parce que ce serait long et pas très intéressant. Nous allons avoir, comme ça, un magnifique pré en commun dans ce village de Schmilblick-les-dadas. Trop bien !

Le problème c'est que le pré en commun ne fait que trois hectares de surface.
Après que ce pré ait été créé grâce aux efforts conjoints de la plupart des habitants, en tout cas majoritairement trois habitants de Schmilblick-les-dadas, eh bien ses habitants vont se dire « maintenant qu'on a notre pré en commun, on va l’utiliser quand même ! », et que se passe-t-il ? Eh bien Bébert le laboureur, qui a énormément bossé va se dire « j’ai bossé, je vais y mettre mes chevaux de trait ». Il met ses trois énormes percherons dans le pré en commun et ils sont en train de manger toute l’herbe. Voyant ça, le comte Henry de la Roche-Roselière se dit « mais enfin, pourquoi ce gueux s'approprie-t-il tout l'espace ? C'est moi qui ai financé ce pré ! Je vais y mettre mes Pur-sang, mais je suis quand même un peu embêté qu'ils fréquentent la ???, ça me contrarie quelque peu, puissent-ils se nourrir de quelques nutritives substances ! » La jeune Taly, voyant cela, se dit « mais enfin, je n’ai que des poneys, ils ne prennent pas beaucoup de place, je vais mettre aussi mes poneys dans le pré en commun, ils sont tout petits, personne ne les verra !» Et ce qui devait arriver arriva ! C'est là que je vais vous parler de ce qu'est le surpâturage.
Vous vous dites que vous venez assister à une conférence sur la tragédie des communs numériques et je vous parle de prés, de canassons, vous n’êtes pas venus pour ça !
Quand vous avez plus d'un cheval par hectare, ce qui est complètement le cas d'ici, ce qui arrive c'est que la magnifique herbe nutritive disparaît, ça devient un gros champ de boue dégueulasse, qui vous crotte les bottes jusqu’en haut, et les chevaux meurent de faim parce qu'ils n'ont tout simplement plus rien à ???, comme vous l'imaginez.

Ce que je viens de vous décrire juste là, c’est ce qu'on appelle la tragédie des communs, The tragedy of the commons, avec mon accent absolument pourri, désolée je parle très mal l'anglais. J'ai, comment dire, connu les ravages du monolinguisme. Ce que je viens de vous décrire là a déjà été décrit en 1968 par ce monsieur, Garrett Hardin, dans la prestigieuse revue Science.

Que nous explique Garrett Hardin ?

À partir du moment où un groupe de gens tente de s'organiser pour faire quelque chose en commun, par exemple un pré en commun comme dans le village de Schmilblick-les-dadas. pas du tout au hasard, eh bien il se passe toujours la même chose : les ressources sont surexploitées, donc, ce qui devait être un bien commun disparaît à cause de l'appétit individuel de chacune des personnes engagées. Ce monsieur, Garrett Hardin, propose comme solution à cette tragédie des communs deux choses qui vous sont présentés : on nationalise ou on privatise.
Je vais prendre des exemples pour que ce soit bien clair pour tout le monde. Quelqu'un veut bien me donner un prénom de fonctionnaire, n’importe lequel. De toute façon ???

Public : André.

Amélie Charles : André. On va mettre André fonctionnaire responsable du pré en commun de Schmilblick-les-dadas. André va être payé par tous les gens du village pour gérer le pré.br/> Bébert le laboureur va venir avec ses chevaux de trait. André va lui dire : « Bébert, en vertu des lois de la République du pays de Schmilblick – n'importe –, tu as le droit de ne mettre dans ce pré qu'un seul cheval. Comme ton cheval consomme plus que ceux des autres, tu n'auras pas le droit de le mettre plus de dix jours d'affilée. C'est moi qui définis les règles, tu as intérêt à les respecter, sinon je vais te mettre une grosse amende que tu vas sentir passer ! » Il y a des jours, André, il ne faut pas chercher ! Le comte Henry de la Roche-Roselière va être très marri d'avoir à respecter les règles parce que quand même, quand tu as du fric, tu n'es pas obligé de respecter les règles ! Il n'a le droit de mettre qu'un seul Pur-sang à la fois pendant toute la durée, autant de temps qu’il veut parce qu’il consomme des ressources de façon moyenne. Et il va dire à la petite Taly qu'elle a le droit de ne mettre qu'un seul poney. Comme ça, notre souci de surpâturage n'existera plus vu, qu'on aura un hectare par cheval.

La deuxième solution que propose Garrett Hardin, c'est la privatisation. Est-ce que quelqu'un veut bien me donner un prénom de gros capitaliste

Public : Elon.

Amélie Charles : Elon, ce n'est pas mal, mais c'est un peu connoté, ??? la présentation.

Public : Bernard.

Amélie Charles : C'est bien Bernard. On n’est pas obligé de penser à celui qui porte un nom de famille qui est aussi un prénom. Bernard, c’est e prénom de n'importe quel pays capitaliste.
Bernard achète le pré en commun de Schmilblick-les-dadas et met une grosse pancarte : « Ceci est la propriété de Bernard. Vous foulez les terres de Bernard. Vous êtes ici chez Bernard. » Et bernard est un grand altruiste et un grand philanthrope, bien sûr !

Public : Il a une fondation ?

Amélie Charles : Oui, on ne va pas rentrer dans les détails.
Et Bernard va édicter des règles. Il va dire à Bébert : « Puisque ton canasson consomme énormément, tu vas payer pour toutes les ressources qu'il va consommer. Je te fais un prix d'ami, si tu prends un abonnement, ce sera moins cher. Tu vas payer 100 euros avec capitalisation sur plusieurs mois, bref !, pour mettre ton cheval dans le pré » et j'exagère à peine, une pension de cheval actuellement, par mois, tourne à peu près autour de ces prix-là pour simplement la mise au pré ; on n’est pas du tout sur des tarifs que j'invente. Bernard va faire un prix d'ami au comte Henry de la Roche-Roselière, ils font des affaires en commun, ils s'échangent des chevaux, et il ne faut surtout pas dire à Bébert qu’il paye plus cher que le comte Henry parce que ça va créer des tensions. Il va dire à la petite Taly « tu n’as pas forcément trop de sou, je te fais un prix d'ami. Tiens, regarde, tu payes moins cher que Bébert. N'hésite pas à lui dire, pour que vous vous battiez entre vous et, comme ça, on fera nos petites affaires avec le Comte Henry sans que vous vous en préoccupiez ». Exemple totalement fictif, bien sûr !<vr/> Donc, la privatisation des communs numériques c'est ça : un propriétaire s’approprie ce qui auparavant était le pré en commun et décide de faire des prix souvent en fonction de la tête des clients, en négociations, en ???, bref !

Est-ce que la tragédie des communs est quelque chose d’inéluctable ? Est-ce que ça se passe tout le temps comme je l'ai décrit : ou bien on privatise ou bien en nationalise ? Heureusement que non et c’est cette dame qui l'a mis en avant dans un article intitulé « La gouvernance des biens communs » pardon pour mon accent, demandez à des personnes qui parlent anglais correctement d’avoir le bon accent, Governing the Commons: The Evolution of Institutions for Collective Action, publié en 90, dans lequel elle va démontrer qu'il existe des communs qui sont gérés de manière harmonieuse parfois depuis longtemps, parfois depuis très longtemps, voire très très longtemps et que ça ???. Elinor Ostrom est une politologue, économiste, née aux États-Unis. Je suis pas spécialiste des individualités qui ont contribué à la définition des communs, des communs numériques, etc., là je vous cite du Wikipédia ; l'exemple le plus parlant qu'elle donne c'est celui de la gestion des forêts au Népal. Les forêts du Népal sont gérées en commun. On pourrait donc se dire que puisque l'appétence des personnes pour le profit personnel est quelque chose de si inéluctable, en fait ces forêts ne devraient plus exister et avoir été rasées pour le profit personnel depuis très longtemps, mais ce n'est pas ce qui s'est passé. Ça fait bien longtemps que les forêts du Népal sont gérées de manière relativement harmonieuse. Je ne suis pas spécialiste des forêts, désolée, je suis spécialiste du cheval, donc je ne peux pas entrer dans les détails pour cet exemple-là, mais Elinor Ostrom a démontré que ça se passe relativement bien, avec un certain nombre d'exemples, pas seulement celui-là. Encore une fois je n'entre pas dans les détails, c'est simplement pour insister sur le fait que oui, il y a des gestions des communs harmonieuses, qui fonctionnent pendant très longtemps, où les gens ne se battent pas entre eux pour savoir qui aura la plus grande part et c'est ça qui est génial

Les communs numériques ? 10’ 33

Maintenant que je vous ai parlé des communs, je vais vous parler des communs numériques et là vous allez, en tout cas j'espère, être un peu plus dans votre élément, c'est vraiment le but. C'est ici que je vais vous causer de Wikipédia et d'autres projets que vous connaissez très bien.

Qu'est-ce qu'un commun numérique ? Avant de vous parler de la tragédie des communs numériques, il faut évidemment définir ce qu’est qu'un commun numérique.
On va prendre un exemple que, j'espère, vous connaissez tous. Imaginons que vous avez un navigateur internet tout pourri et à un moment vous vous dites « ce navigateur internet tout pourri me gonfle, là j'ai envie de créer quelque chose de mieux. Malheureusement, moi tout seul, moi toute seule, je n’ai pas la totalité des compétences qui permettent de faire mieux. Je vais pouvoir m'associer avec d'autres personnes et on va pouvoir créer quelque chose de moins pourri. Et comme on n’a pas envie que ce quelque chose de moins pourri, de beaucoup mieux, tombe dans l'escarcelle des intérêts marchands, eh bien on va créer, par exemple, Firefox, complètement au hasard. Et on pourrait détailler ces exemples-là, avec beaucoup d'autres exemples, mais je ne suis pas spécialiste des communs numériques autres que Wikipédia, donc je ne vais pas énormément détailler, j'imagine qu'il y a, dans cette salle, des personnes qui connaissent Firefox beaucoup mieux que moi.

Un commun numérique, en fait, c'est exactement comme le pré en commun de Schmilblick-les dadas que j’ai présenté au début, mais sur le Web.
C'est une ressource commune, dématérialisée, entretenue collective collectivement par un groupe de personnes qui ont le même intérêt, à savoir que ça fonctionne et que ça fonctionne très bien pour tout le monde.

Les communs numériques sont souvent créés en résistance à des modèles dominants du Web. Par exemple, quand vous avez un navigateur internet installé par défaut sur tous les ordis que vous achetez neufs, en tout cas la majorité, et que vous avez envie d'avoir quelque chose d'un peu plus libre et d'un peu mieux, vous créez quelque chose qui va correspondre davantage à vos valeurs.
Je ne rentre pas dans les détails ici, mais c'est un point qui est très important pour la suite, notamment pour expliquer la tragédie des communs numériques : il y a une grosse différence dans l'acte de création d'un commun numérique par rapport à, entre guillemets, la « création d'un commun ». Quand vous décidez de mettre en commun une ressource qui existe, ce n’est pas forcément en réaction à une appropriation marchande, alors que là c’est, clairement, très souvent le cas.

Comment définit-on un commun numérique ? Par ces deux propriétés qui sont vraiment communes à tous les communs numériques.
Tout d'abord il n'y a pas de rivalité : les utilisateurs ne sont pas en concurrence pour l'accès et pour l'usage. Pour reprendre l’exemple du pré de tout à l'heure, évidemment plus il y a de personnes qui mettent leurs chevaux dans le pré et plus la ressource « herbe », entre guillemets, diminue. Eh bien là, vous pouvez être 15 dans cette salle à lire l'article « surpâturage », la quantité de contenu dans l'article « surpâturage » sur Wikipédia ne va pas diminuer et c'est ça qui est génial !
Il y a également une non exclusivité. Dans l'exemple du pré en commun de Schmilblick-les-dadas, on peut imaginer que seuls les habitants de Schmilblick-les-dadas ont intérêt à mettre leur cheval dans ce pré vu qu’il est situé sur un lieu précis. Dans le cas des communs numériques, en fait on peut ouvrir l'usage à absolument tout le monde, le droit d'usage peut être étendu à toute la planète Terre si la structure le supporte et, là aussi, c'est une grosse différence avec un commun qui est localisé dans un but spécifique.
Tout le monde peut utiliser un commun numérique sans jamais que la matière s'épuise. Encore une fois vous pouvez vous amuser, tous dans cette salle, à lire toute la partie sur « surpâturage » – attention, il y a interro surprise à la fin –, et le contenu ne va pas diminuer.

C’est maintenant que je vais vous parler un peu plus en détail de Wikipédia, parce que mon travail consiste entre autres à étudier la manière dont sont gérés les communs numériques sur la durée.
Wikipédia a été défini, un peu plus récemment, comme un commun numérique de connaissance, désolée j'introduis le terme, c’est un peu chiant, je suis obligée pour expliquer la suite.

Qu'est-ce qu'un commun numérique de connaissance ? Un commun numérique de connaissance c'est la même chose qu’un commun numérique : c’est une ressource dématérialisée sur le Web, entretenue collectivement, mais pour partager des connaissances et vraiment spécifiquement pour partager des connaissances.
Wikipédia est l'exemple le plus connu, mais on pourrait en citer d'autres, par exemple GeoRezo, que je ne connais pas, désolée je ne suis pas géographe, ou d'autres exemples encore. La notion de commun numérique de connaissance a été définie par Nicolas Julien et Karine Roudaut qui sont des chercheurs que je ne connais pas, mais que j'aurais peut-être la chance de rencontrer un jour.

Et c'est maintenant qu'on arrive au vrai sujet. J’espère que vous n’êtes pas encore fatigués, que tout va bien.

Et la tragédie des communs numériques ?

Qu'est-ce que la tragédie des communs numériques ?
La notion de tragédie des communs numériques a été énoncée, expliquée, en 2018, par Lionel Maurel que vous voyez en photo ici, photo extraite de Wikimedia Commons – je n’ai pas mis la licence dessus, honte à moi –, dans un article intitulé « Les communs numériques sont-ils condamnés à devenir des « Communs du Capital ? » et c'est là que ça devient très intéressant.
Qu'est-ce que nous dit Maurel ? Petite interro surprise : à votre avis comment un commun numérique peut-il disparaître ? Vous pouvez me donner toutes les idées qui vous passent par la tête et on vérifie les bonnes réponses à la fin. Allez-y, n'hésitez pas. C’est toujours la première intervention qui est la plus dure.

Public : Une action délibérée de l'État ou d'autres organismes puissants qui vont tout à coup le casser.

Amélie Charles : Ça peut, mais ce n'est pas le cas le plus fréquent en fait.

Public : L’effaçage. Un acteur qui voudrait changer ??? [16 min 36] disparaître.

Amélie Charles : C'est une possibilité.

Public : Un conflit entre les gestionnaires, administrateurs.

Amélie Charles : Oui, c'est une possibilité aussi.

Public : L’absence. Les personnes arrêtent de gérer.

Amélie Charles : Exactement. C'est une des réponses que j'attendais, les autres réponses sont exactes aussi. En fait, la première cause de disparition d’un commun numérique c'est quand la communauté qui le maintient disparaît d'elle-même et, souvent, on n'est pas forcément conscient de cela. Est-ce qu'il y a d'autres réponses que je n’ai pas entendues ?

Public : D'une certaine manière, le commun se fait racheter, c’est un peu plus difficile : s'il y a trois personnes qui gèrent il y en a une qui est embauchée dans une boîte et finalement ça ??? [17 min 20].

Amélie Charles : Exactement. C'est exactement l'exemple que je vais donner juste après. Je crois que toutes les réponses ont été données.
Comment un commun numérique peut-il disparaître ?
En premier lieu, si ses utilisateurs disparaissent, on pourrait appeler ça la seule tragédie des anti-communs numériques, mais je crois que je n'ai entendu pas entendu cette réponse-là, désolée. Quand un commun numérique n'est pas suffisamment adapté à ses utilisateurs, les utilisateurs s'en détournent, tout simplement, et vont recourir à un autre outil, un autre un logiciel qui fait la même chose « en mieux », entre guillemets, de leur point de vue.
Le cas le plus fréquent c'est quand la communauté de maintenance du commun numérique disparaît elle-même. Quand on a des communs numériques maintenus par des bénévoles, comme c'est le cas des projets Wikimedia, il peut arriver que les bénévoles s'épuisent – je vais venir un peu plus tard aux raisons pour lesquelles la communauté de Wikipédia peut s’épuiser – et, dans ce cas-là, les tâches qui étaient accomplies par ces bénévoles ne sont plus réalisées par d'autres personnes, surtout si les tâches en question sont particulièrement difficiles et épuisantes ; je vais donner quelques exemples après.
Et enfin, la troisième voie de disparition, qui a été beaucoup citée : si des intérêts nationaux ou privés s’emparent des communs numériques et modifient ses règles de gouvernance.

On va justement donner quelques exemples.
L’exemple type de la tragédie des communs numériques, celui qui est le plus largement cité par Maurel, c'est celui de la faille Heartbleed. Je ne suis absolument pas spécialiste de ce sujet, je peux donc manquer de précision, parce que je ne suis pas trop ??? [18 min 58], je suis en sciences de l'information ce n'est pas vraiment ça que j'étudie. Grosso modo comment la faille Heartbleed est-elle arrivée ? On a un programme qui s'appelle OpenSSL, qui est devenu beaucoup trop populaire par rapport à la petite équipe de maintenance qui le gérait et qui est utilisé par de très gros sites web dont ceux des GAFAM, dans le monde entier, et ce qui devait arriver « arriva », entre guillemets. Une faille critique est donc découverte en 2014, ce qui compromet les sites web d’Amazon, de Google et de Facebook notamment. Réaction des GAFAM : ils financent une alternative à laquelle est donnée le nom de LibreSSL et, surtout, ils dédient du temps salarié. C'est donc là que se produit en fait le changement de gouvernance. Avant, on avait un commun numérique maintenu par une équipe de bénévoles désintéressés, qui n’étaient pas là pour favoriser les intérêts notamment des GAFAM. Ensuite, on a un commun numérique maintenu par des salariés du secteur marchand qui dédient leur temps salarié, donc qui ont forcément un lien d'intérêt poiur rapport à leur employeur. Donc « le but », entre guillemets, du commun numérique peut être modifié pour cette raison-là et on a un commun numérique maintenu par les intérêts du secteur marchand. C’est exactement ça la tragédie des communs numériques telle qu'elle est décrite par Maurel : ce commun numérique va être mis au service des intérêts du secteur marchand, donc, est-ce toujours un commun numérique ? Vaste question. Et surtout, est-ce qu'il y a un moment, une espèce de moment de bascule où on peut se dire « le commun numérique n'est plus au service de l'intérêt général à partir de ce point précis, là il est au service d’intérêts du secteur marchand. » C'est cela qui est très compliqué à définir.

Parlons de Wikipédia. L’avantage de Wikipédia c'est que absolument personne ne peut l'acheter, même pas le monsieur qui est sur la photo [Elon Musk], parce que nous avons une magnifique licence Creative Commons qui, en théorie en tout cas, garantit que personne ne peut s'approprier la totalité du contenu de Wikipédia.
Comment ça fonctionne ? En fait, fait chaque personne qui va ajouter du contenu dans Wikipédia, qu’il s'agisse d'une simple virgule ou de centaines et de centaines d'articles, va placer sa contribution sous licence Creative Commons, donc reste l'auteur ou l‘autrice, reconnu comme tel, du contenu qui a été ajouté. Si quelqu'un, comme le monsieur en photo, pas du tout au hasard, voulait s'approprier Wikipédia, il faudrait que la totalité des auteurs et des autrices accepte de lui vendre le contenu qui a été créé. Et évidemment une telle chose, en tout cas je l'espère, n'est pas possible. On pourrait donc se dire que c'est génial, que la licence Creative Commons, en fait, protège totalement Wikipédia de l’appropriation par les intérêts du secteur marchand.

Je vais d'abord commencer par les points forts et après je vais présenter les points faibles du modèle de Wikipédia.
Les points forts de ce modèle c'est que tant qu'il y a plus de personnes bénévoles, ou non d'ailleurs, qui contribuent à Wikipédia dans l'objectif d'améliorer ce commun numérique, eh bien ça va perdurer et, surtout, ça va perdurer dans le même objectif que celui qui a été défini au départ, c'est-à-dire mettre la connaissance en libre accès pour le plus grand monde de personnes, pour résumer très grossièrement. On a également, sur Wikipédia, des règles internes qui vont garantir que les personnes qui ont le plus de droits sont également les personnes les plus fiables.

Je vais vous parler de la manière dont se passe une élection d'administrateur, ou administratrice, sur Wikipédia : vous vous présentez en tant qu'admin et là va y avoir des votes de confiance. Si vous êtes connu de la communauté depuis très longtemps comme quelqu'un de fiable, qui ne rajoute pas de bêtises, qui comprend très bien les règles, qui lutte contre le vandalisme sur les articles, il y a de bonnes chances pour que vous soyez élu admin et que vous ayez, comme cela, des droits supplémentaires : le droit de supprimer des pages et le droit de bloquer les gens qui, notamment, dégradent Wikipédia. Il y a donc peu de chances que quelqu'un de la société ??? [23 min] qui crée un compte sur Wikipédia pour améliorer les articles de ??? arrive jusqu'au niveau d’admin, parce que tout le monde va le voir.
Par contre, ce modèle laisse une vulnérabilité qui été très bien décrite par Maurel : si le contributorat, lui-même, change de nature. Imaginons un point de bascule, encore une fois c’est un scénario fictif : vous avez sur Wikipédia moins de bénévoles désintéressés et désireux de partager leurs connaissances et plus de personnes qui sont salariées discrètement par exemple par les GAFAM et qui veulent améliorer les articles des GAFAM. À partir de là, comme le contributorat change de nature, qu’on a des personnes qui sont au service des intérêts du secteur marchand, eh bien on peut avoir, potentiellement, une modification de la gouvernance, puisque la gouvernance est définie par les personnes qui contribuent à Wikipédia.
Il faut savoir que les projets Wikimedia sont très régulièrement ciblés par des agences de e-réputation. Là j'ai mis des noms en clair, je n'aurais pas dû parce que je peux potentiellement avoir des problèmes, bref ! Là, ce sont des agences de e-réputation. qui ont été identifiées comme intervenants sur Wikipédia. On les a identifiées en interne grâce au formidable travail d’un bénévole que peut-être certains parmi vous connaissent, qui s'appelle Jules, qui s'est vraiment spécialisé dans le repérage des modifications réalisées par des agences de e-réputation. Toutes ces agences ont, en fait, salarié ou acheté en auto-entrepreneur les services de personnes qui contribuent à Wikipédia soit pour embellir l'image de leurs clients – imaginons que je sois le PDG de la société Total, je trouve que Total n'est pas suffisamment bien représentée sur Wikipédia, est trop présentée comme un gros méchant en fait, je vais payer une personne pour présenter la société Total de manière beaucoup plus valorisante. Comme j'ai un capital financier extrêmement important, je peux même salarier tout un tas de personnes qui vont intervenir sur l'article Wikipédia de Total au point que le contributeur ??? [25 min 05] va être débordé en fait. Tu es admin, tu peux bloquer quelqu'un, un compte dont tu te rends compte qu'il fait des modifications commerciales, mais s’il y en a 15 qui arrivent, qui se concertent, qui s'arrangent entre eux, qui communiquent entre eux dans un but bien précis, tu vas te retrouver un peu seul ! Et, comme sur Wikipédia il y a beaucoup de discussions, de recherche de consensus par discussions, si les comptes représentant les intérêts du secteur marchand sont plus nombreux et mieux organisés que les comptes de bénévoles qui défendent la gouvernance de Wikipédia et les communs numérique, eh bien, malheureusement, on arrive à ce point de bascule dont je vous parlais tout à l'heure.

On a également de nouvelles formes de vandalisme potentiel qui pourraient arriver sur Wikipédia, également sur Wikidata, ce sont des tentatives de tromper les modèles de deep learning. Je ne suis pas du tout spécialiste des modèles de deep learning, je parle d’un sujet que je ne maîtrise pas tout à fait. En gros, ce que j'ai plus ou moins compris, c'est que ces modèles vont prendre des informations dans les communs numériques, donc dans Wikipédia, dans Wikidata, pour ensuite générer des réponses qui soient « les plus correctes possible », entre guillemets. On pourrait donc avoir une nouvelle forme de vandalisme qui se développe sur Wikipédia et sur Wikidata qui consisterait à introduire, à un instant t, un nombre très important d'erreurs pour que le modèle de deep learning au moment précis où il prend ses informations, prennent des informations erronées et, comme cela, sabotert la société des concurrents. Il faut que les bénévoles de Wikipédia et Wikidata soient au courant de cela, se préparent à cela et c'est très compliqué, surtout parce que nombre de bénévoles n'est pas extensible à l'infini.

Il y a également un contexte social à prendre en compte.
Parmi les bénévoles qui contribuent aux communs numériques des projets Wikimédia, on a parfois des personnes précaires. Le cas le plus fréquent, c'est celui d'une personne qui a une activité salariée à côté et qui va contribuer à Wikipédia sur son temps libre, parfois même sur son temps de travail. On a aussi des personnes qui sont très précaires. On a pas mal d'étudiants, on a un certain de personnes qui touchent des minima handicap, on a aussi des personnes retraitées qui constituent une grande partie des bénévoles de Wikipédia.
Là, je vais rejouer le gros capitaliste. Quel est le prénom qu'on avait, tout à l’heure ? Bernard : «  « Bonjour, je suis Bernard, représentant de la société Onsenfout. Tu es précaire ? Tu gagnes 800 euros par mois, moi je te permets de tripler ton salaire si tu travailles pour moi. Je te donne 1500 balles si tu dis, dans mon article, que je suis un bienfaiteur et un homme merveilleux. Qu'en penses-tu ? » Je ne vais pas jeter la pierre aux bénévoles qui, à un moment, vont se dire « j'en ai ras-le-bol de vivre dans des conditions ultra-précaires, de ne rien pouvoir faire, de ne pas pouvoir me déplacer, etc., parce que je n'ai pas un rond, ne pas pouvoir manger » et accepter la proposition de Bernard, même si ça se discute, mais c'est pas forcément le sujet précis du jour. Le sujet précis du jour c'était surtout que ces intérêts privés ont des moyens financiers colossaux et bien supérieurs aux nôtres en fait, bien supérieurs à ceux dont disposent les personnes qui maintiennent les communs numériques dans leur forme de gouvernance originelle.
Les GAFAM s'intéressent beaucoup au projet Wikipédia, beaucoup trop à notre goût d'ailleurs, à un point qui est souvent mis en avant, notamment par Maurel. Wikidata c’est la base de connaissances des projets Multimédia, si vous avez besoin que je vous la décrive un peu plus en détail, n'hésitez pas à me demander, parce que j’ai créé le MOOC Wikidata,en fait. Donc, présenter Wikidata c’est mon taf.

Public : Moi, je veux bien deux mots.

Amélie Charles : Wikidata, c'est une base de connaissances. En général, vous connaissez déjà très bien Wikipédia qui est une encyclopédie libre, participative, vous pouvez créer des articles encyclopédiques sur Wikipédia en amenant du contenu écrit. Wikidata, en gros, c'est comme une base de données, mais dont la fonction première va être d'organiser des connaissances, je ne vais pas rentrer dans la différence entre base de données et base de connaissances parce que je n’aurai pas forcément le temps. En gros, quand vous contribuez à Wikidata, vous ne rentrez pas des phrases avec des sources, vous entrez des données avec des sources.
Wikidata est énormément convoitée par les GAFAM, voire plus encore que Wikipédia, pour beaucoup de raisons, encore une fois on peut en discuter après la conférence. Les GAFAM ont, en fait, un intérêt stratégique majeur à garantir que le contenu des projets Wikimédia soit de bonne qualité. Déjà, parce que quand vous demandez à Alexa de générer du contenu, si ce contenu vient des projets Wikimédia, Amazon va passer pour une truffe si jamais la réponse donnée n’est pas « de qualité », entre guillemets. Il y a aussi énormément d'entraînement maintenant de modèles de deep learning sur les données Wikidata, sur le contenu Wikipédia et, de plus en plus, sur les données utilisateurs en fait. Donc, on sait, on peut anticiper que les GAFAM vont de plus en plus s'intéresser à nous, très probablement pour notre plus grand malheur, mais ne soyons pas pessimistes !

Maintenant je vous propose, pendant la demi-heure qui suit, d'avoir un échange avec toute la salle par rapport à ces questions-là. Vous avez quelques propositions de points de réflexion. N’hésitez surtout pas, si vous avez des questions par rapport à tout ça, à les poser, je suis là pour ça. Encore une fois, sachant que je ne suis pas spécialiste de tous les sujets. Donc n'hésitez pas.
On peut sortir du contexte des projets Wikiéedia, ce sont les projets que je connais, mais vous avez sûrement vos propres projets libres, que vous soutenez, et vous n'aimeriez pas subir la tragédie des communs numériques, en tout cas j'imagine, donc discutons.

Quelques points de réflexion 31’ 00

Public : Désolé