L’engagement au temps du numérique

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Titre : L’engagement au temps du numérique

Intervenant·e·s : Magaly Mathys - Édouard Bugnion - Dominique Boullier - François Marthaler - Journaliste

Lieu : ArtLab - École polytechnique fédérale de Lausanne

Date : novembre 2019

Durée : 1 h 30 min

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Licence de la transcription : Verbatim

Illustration :

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcription : MO

Transcription

Animatrice : Bienvenue pour cette deuxième rencontre « Au temps du numérique » organisée par la RTS et le Collège des Humanités de l’EPFL [École polytechnique fédérale de Lausanne] donc au sein de l’ArtLab. « Au temps du numérique, l'engagement », « L’engagement au temps du numérique », c’est notre thème aujourd’hui. Quel impact le numérique a-t-il sur notre conscience politique et sur nos engagements ? Comment est-ce qu’on s’engage, au fond, au temps du numérique ? Il y a peut-être trois façons d’entendre cette notion d’engagement en lien avec le numérique. D’abord on peut se servir du numérique pour diffuser, partager son combat, ses convictions, donc là c’est le numérique comme outil mobilisateur, disons, de masse. On peut aussi s’assurer que le numérique soit disponible au plus grand nombre, considérer qu’il doit relever des biens communs, au fond, aujourd’hui, en tant qu’outil de développement, d’intégration, de démocratie. Et puis on peut aussi considérer qu’à l’ère du numérique il est urgent de s’engager contre des exploitations de nos données qui mettraient en danger nos valeurs démocratiques.
Voilà donc en gros les trois volets de cet engagement au temps du numérique que nous allons explorer ici avec nos quatre invités.
Pour ouvrir une même question que je vais poser à chacun, chacune d’entre vous pour vous présenter et faire entendre d’où vous parlez.
Magaly Mathys, on commence avec vous. Vous êtes co-responsable de Powercoders Lausanne. Powercoders est une association qui a été fondée à Berne en 2017, avant de se développer à Zurich, Lausanne et Bâle. Son objectif c’est de former les réfugiés au codage informatique et de les mettre en lien ensuite avec des entreprises susceptibles de les recruter. Pour vous, Magaly Mathys, le numérique est-il un outil démocratique ?

Magaly Mathys : Bonjour à tous. Merci. C’est moi qui ouvre le bal avec une question bien philosophique. Pour moi c’est clair que l’outil numérique s’est démocratisé, ça c’est sûr, vu qu’on voit actuellement qu’il se trouve dans tous les types de métier, que c’est quelque chose qu’il est indispensable de maîtriser pour toute personne qui souhaite effectuer n’importe quel type de métier, que ce soit un métier diplômé ou un métier qui soit non diplômé.
Maintenant, est-ce que ça favorise la démocratie ? Ça aide certainement à la diffusion d’informations si tant est qu’on puisse avoir accès à cette information, ça dépend des pays, ça dépend des outils. Est-ce qu’il favorise la démocratie ? Il faut le voir comme un outil en tant que tel, comme du papier et un crayon, je pense, et après ça dépend de ce qu’on en fait et de comment est-ce que les gens peuvent y avoir accès.

Animatrice : Est-ce que les réfugiés que vous formez le considèrent, eux, globalement à votre avis, comme un outil démocratique ?

Magaly Mathys : J’ai posé la question à mes étudiants et j’ai eu des réponses très diverses. Pour certains oui, pour d’autres non, ça dépend vraiment des pays, ça dépend comment ils le perçoivent.

Animatrice : Pourquoi ça dépend des pays ?

Magaly Mathys : Disons qu’ls ont vu dans certains pays ils n’avaient pas forcément accès à certaines informations, mais du moment qu’ils pouvaient sortir de leur pays, ils pouvaient vraiment commencer à diffuser beaucoup plus d’informations, ils avaient accès à beaucoup plus d’outils, de plateformes. Ça dépend comment on le perçoit. Pour certains c’est extrêmement négatif, pour certains c’est extrêmement positif, mais ils ont cette conscience que la plupart des gouvernements ont la mainmise sur leurs données, ce qui fait qu’ils ne sont pas du tout en confiance vis-à-vis de l’utilisation de ces plateformes d’une manière générale je dirais.

Animatrice : Je crois qu’on va en reparler assez souvent dans cette conversation.
Édouard Bugnion, vous êtes vous vice-président pour les systèmes d’information à l’EPFL. Vous êtes professeur au Laboratoire des systèmes de centres de calcul. Du fait de votre formation à Stanford notamment et de vos expériences de chef d’entreprise, vous avez fondé des startups, vous êtes donc un fin connaisseur du fonctionnement des centres de données ; comment les rendre toujours plus efficaces et sécurisés ? C’est ça votre préoccupation professionnelle disons majeure. Même question Édouard Bugnion : le numérique est-il un outil démocratique ?

Édouard Bugnion : D’abord c’est essentiellement un outil. Il peut être utilisé à des fins démocratiques. Il peut être utilisé à des fins de subversion du processus démocratique et puis, aussi, il peut être utilisé pour des fins autoritaires. Donc en soi la technologie est totalement neutre par rapport à la valeur qu’elle apporte, il n’y a pas de biais contre ou pour la démocratie. Il y a des beaux exemples où la communication et les moyens de communication ont permis des avancées démocratiques. Il y a un engagement participatif qui est beaucoup plus facile de nos jours grâce aux technologies de communication. Et puis il y a évidemment des contre-exemples, notamment dans certains pays qui sont régis par un monde numérique très différent du nôtre. Je crois qu’on ne s’en rend pas forcément compte en Suisse, on a l’impression qu’Internet est un réseau mondial universel et en fait, finalement, l’accès à l’Internet et l’accès aux informations que l’on reçoit sur Internet dépend du pays dans lequel on se trouve et on a, pour faire très simple, au minimum trois internets assez distincts en fonction de la région du monde dans laquelle on se trouve et nous on est dans l’Internet américain.

Animatrice : Merci.
François Marthaler, vous êtes ancien conseiller d’État vaudois du parti Les Verts, vous êtes entrepreneur, vous avez fondé en 1980 la Bonne Combine, tous les Lausannois ici connaissent La Bonne Combine, une entreprise de réparations en tout genre tels que des téléphones et des ordinateurs, afin de lutter contre le gaspillage et, depuis 2012, vous êtes directeur de Why!, que vous avez créée, qui fait la promotion du logiciel libre contre les systèmes informatiques privatisés auprès des institutions et des entreprises suisses. D’après vous, François Marthaler, le numérique est-il un outil démocratique ?

François Marthaler : Ma première réponse serait évidemment oui, avec une condition qui me semble assez évidente c’est l’utilisation prioritaire des logiciels libres et des solutions open source. Ma réponse, si elle concernait principalement les solutions propriétaires ou les plateformes de type Facebook et autres, elle serait négative. Donc moi je fais clairement un lien, pour reprendre ce que monsieur Bugnion disait tout à l’heure, entre l’outil lui-même et puis la manière dont on l’utilise : s’il s’agit d’un outil open source que je peux ausculter, que d’autres peuvent étudier, analyser, orienter, améliorer, etc. et que je peux contribuer à ceci, la réponse est oui, c’est plus démocratique ; si on passe par des systèmes où, au fond, l’utilisateur est espionné en permanence, n’a aucune maîtrise sur la manière dont ses données sont utilisées, rediffusées, etc., mais réponse est non.

Animatrice : Vous avez dit « plus démocratique » au sujet des logiciels libres, parce que c’est bien beau qu’ils soient ouverts, mais encore faut-il maîtriser, comprendre ce langage informatique. Tout le monde ne peut pas, quand même, comprendre ce qui se dit dans ces codes sources.

François Marthaler : Non, mais il y a plusieurs niveaux. À part ça, moi qui n’ai aucune compétence en informatique je commence à bien toucher sur pas mal de sujets. En fait, avec un internet ouvert et cet espace collaboratif et de partage des connaissances, pour celui ou celle qui cherche à s’intéresser et à comprendre, c’est parfaitement possible. Voilà ! Donc même si on n’en a pas les compétences et je pense que c’est ça le message essentiel, c’est qu’à l’ère du numérique il faudrait tout un chacun à un degré ou à un autre se dise «  non, je ne suis pas l’esclave de ces technologies, je vais chercher à les maîtriser dans toute la mesure où cela m’est nécessaire ».

Animatrice : Merci.
Dominique Boullier, vous êtes sociologue, professeur des Universités, chercheur, vous avez d’ailleurs travaillé durant plusieurs années à l’Institut des humanités digitales ici à l’EPFL avant de retourner tout récemment, l’été dernier, en France à Paris à l’Institut d’études politiques et au Centre d’études européennes et de politique comparée. Vous avez signé plusieurs ouvrages dont, en 2016, chez Armand Colin, Sociologie du numérique, c’est votre spécialité. Donc devinez quoi, je vais vous poser la même question Dominique Boullier : le numérique est-il un outil démocratique ?

Dominique Boullier  : La réponse que je donne habituellement c’est avant tout de dire que c’est un amplificateur, c’est-à-dire que, de fait, il va amplifier toutes les tendances des sociétés existant donc les tendances démocratiques et puis les tendances autoritaires, Édouard Bugnion avait tout à fait raison aussi, il peut aussi amplifier toutes celles-là. Il amplifie ça de façon assez impressionnante, mais la façon dont on va organiser les choix d’architecture que l’on va faire – on peut parler des machines, du calcul, mais on peut aussi parler du réseau – tout cela va jouer dans le sens où on amplifie certaines tendances plus que d’autres. Donc quand on fait chacun des choix qu’on fait, y compris dans notre internet américain comme le disait Édouard Bugnion, effectivement on peut favoriser certaines démarches, certaines approches plutôt que d’autres. Rappelez-vous quand même qu’historiquement les gens qui ont créé Internet, si vous voulez, c’était quand même une culture. Il y avait les militaires qui étaient derrière, évidemment, mais il y avait aussi des universitaires et beaucoup avaient une philosophie très hippie on dirait à l’époque, très hacker aussi pour certains côtés, et qui étaient vraiment dans l’idée de distribuer. Donc les architectures distribuées sont nées là dans cette idéologie de « on doit arrêter avec les systèmes centralisés et on doit les ouvrir ». Cette idée-là un peu libertaire reste, quand même, au fond, dans la culture et dans l’espoir de tout le monde autour d’Internet. En réalité on voit bien qu’elle a été à la fois radicalement supprimée dans certains pays, en Chine par exemple, et dans d’autres pays elle a été complètement détournée, petit à petit, dans l’ensemble de l’Internet que l’on connaît ici, elle a été complètement altérée j’allais dire par la puissance des plateformes et du fait qu’on se retrouve avec des systèmes centralisés, avec des systèmes qui, du coup, exploitent nos données, qui exploitent à des fins commerciales, etc.
Ça ne veut pas dire pour autant que l’utopie du départ a disparu parce qu’il y a tout un tas de gens qui continuent à la faire vivre, y compris avec le logiciel libre, etc., mais ce principe démocratique-là a quand même été radicalement altéré pour des raisons commerciales et aussi pour des raisons de surveillance, on pourrait le dire, c’est un autre aspect sur lequel on reviendra sans doute.

Animatrice : Est-ce qu’il a été si altéré que ça ? Parce que même sur ces plateformes commerciales, il y a un discours qui peut être tout à fait démocratique. On peut rappeler que des mouvements comme les gilets jaunes en France ou les Printemps arabes n’auraient sans doute pas eu lieu, en tout cas pas avec la même ampleur sans Facebook pour ne pas le citer.

Dominique Boullier : C’est tout à fait juste que ces systèmes ont pu amplifier là aussi ces mouvements-là, mais le problème c’est que du coup on pousse quelquefois le bouchon un peu loin en parlant par exemple de révolution Facebook, ce qui a été le cas pour les Révolutions arabes, notamment, ce qui est complètement faux. C’est-à-dire qu’en réalité vous avez un système de coordination extrêmement performant à travers Facebook qui a amplifié la capacité des différents publics à se coordonner pour agir et pour manifester en public. Mais s’ils n’étaient pas sortis dans la rue d’une part, si, par exemple en Tunisie vous n’aviez pas non plus 90 % des gens qui ont le bac ce qui est quand même extraordinaire, ce qui n’est pas le cas dans le reste des autres pays arabes, on ne comprend rien de ce qui se passe dans une révolution comme celle-là si on ne s’appuie pas à la fois sur des facteurs structuraux, à la fois sur des facteurs de leadership et de circulation d’informations et, du coup, le réseau vient, pour certaines fonctions, appuyer tout cela. Mais ce n’est pas plus que ça. Il faut quand même ! Sinon il y aurait eu d’autres manifestations, des mouvements sociaux, des révolutions, il y en a eu avant, ce n’est pas le problème, ils auraient trouvé d’autres moyens ! Sauf que là, effectivement, ça accélère les choses et surtout il y a un effet qui est intéressant c’est que du coup, comme tout le monde est au courant dans le monde entier, et on le voit en ce moment précisément, tout le monde finit par copier aussi les méthodes d’action de ceux qui ont agi à droite, à gauche, à Hong-Kong, au Chili, etc. Donc il y a un effet de mimétisme qui est à la fois fascinant et intéressant et en même temps qui peut, justement, quelquefois, ne pas forcément déboucher sur des vraies solutions parce que les vraies solutions politiques ce n’est pas sur Internet, ce n’est pas sur Facebook qu’on va les trouver.

13’21

Animatrice : On parle de démocratie.