Jeunes et écrans : quelles pistes pour échapper à la captation de l'attention

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Titre : Jeunes et écrans : quelles pistes pour échapper à la captation de l'attention ?

Intervenant·e·s : Célia Zolynski - Jean Cattan - Karl Pineau - Juliette Devaux - François Saltiel

Lieu : Émission Le Meilleur des mondes - Radio France

Date : 3 mai 2024

Durée : 1 h 00 min 45

Podcast

Présentation du podcast

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir

NB : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.


Description

Mardi 30 avril, les experts de la commission "écrans" ont remis leur rapport sur l’impact de l’exposition des jeunes aux écrans au président de la République Emmanuel Macron. Quelles en sont les conclusions ? Quelles mesures envisagées pour rendre les plateformes moins addictives ?

Transcription

François Saltiel : Bonsoir et bienvenue à toutes et à tous dans Le Meilleur des mondes, l’émission de France Culture qui s’intéresse aux bouleversements suscités par le numérique et les nouvelles technologies.
Il était attendu, il est enfin arrivé le rapport de la commission écran initiée en janvier par Emmanuel Macron. Son objectif : analyser les risques de l’exposition des jeunes aux écrans dans un contexte de panique morale, alors autant dire que la tâche était lourde tant les usages de ces écrans sont protéiformes. Que retenir de ces travaux menés pendant plusieurs mois ? Les experts se sont-ils accordés sur un consensus scientifique ? L’approche simplement médicale ou pathologisante du sujet a-t-elle été dépassée ? Et si les recommandations les plus reprises font état d’une interdiction des réseaux sociaux avant 15 ans, celle-ci est-elle applicable et même souhaitable ? Et au-delà des interdits, comment mieux comprendre les mécanismes de captation de l’attention et de marchandisation des jeunes sur les plateformes ? Que peut-on attendre de la régulation pour rendre ces espaces moins toxiques ? Comment, aussi, harmoniser les ambitions nationales avec les directives européennes ? Enfin quelles pourraient être les pistes pour repenser des réseaux sociaux en favorisant des acteurs éthiques qu’il conviendra de bien définir ? Beaucoup de questions et ce soir trois invités pour y répondre.
Célia Zolynski, bonsoir.

Célia Zolynski Bonsoir

François Saltiel : Vous êtes professeur de droit à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et coautrice de l’ouvrage Pour une nouvelle culture de l’attention – Que faire de ces réseaux sociaux qui nous épuisent ? qui vient de paraître aux Éditions Odile Jacob. Vous êtes également l’une des membres de cette commission vous pourrez donc revenir sur l’élaboration des travaux et l’approche écosystémique nécessaire pour alerter sur la marchandisation des mineurs.
À vos côtés Jean Cattan. Bonsoir.

Jean Cattan : Bonsoir.

François Saltiel : Vous êtes secrétaire général du Conseil national du numérique, le CNNum et auteur, avec Serge Abiteboul, de Nous sommes les réseaux sociaux paru en 2022 chez Odile Jacob. Vous pourrez analyser les dérives de l’économie de l’attention à l’ère des réseaux sociaux et évoquer le fonctionnement des réseaux sociaux dits éthiques. Vous appelez d’ailleurs à une ouverture de ces fameux réseaux sociaux.
Enfin, Karl Pineau complète ce trio. Bonsoir.

Karl Pineau : < /b>Bonsoir.

François Saltiel : Vous êtes directeur du Media Design Lab de l’École de Design de Nantes Atlantique et membre des Designers Éthiques Vous pourrez donc nous expliquer les mécanismes du design persuasif avec, notamment, les dark patterns qu’on pourra donc définir avec vous, et nous détailler aussi les pistes pour tenter de redonner la main à l’utilisateur.
Au programme, également, une chronique de Marie Turcan rédactrice en chef à Numerama. Marie nous parlera de The Phone, une initiative française censée œuvrer pour une déconnexion salutaire. On verra donc ce qui se cache derrière cette belle promesse. Quant à Juliette Devaux elle nous livrera les nouvelles d’un monde meilleur.
Le Meilleur des mondes s’écoute à la radio, évidemment en podcast sur l’application Radio France, n’hésitez pas à vous abonner, et se regarde sur la chaîne Twitch de France Culture. C’est parti.

Diverses voix off : Sur la base de recommandations, nous déterminerons le bon usage des écrans pour nos enfants dans les familles à la maison comme en classe.
Eh bien les scientifiques sont catégoriques, c’est dangereux, et leur recommandation : interdire les écrans avant trois ans et les smartphones avant onze ans.
Seulement 13 % des parents disent appliquer la recommandation de l’OMS : pas d’écran avant deux ans. De plus en plus de familles sont donc aujourd’hui confrontées à des addictions précoces qu’il est parfois difficile de diagnostiquer.
Au début, j’ai commencé à mettre des comptines et petites comptines avec des chiffres, parfois des petites comptines avec des danses. On ne pense pas que ça peut altérer le développement d’un enfant.
Comment on interdit dans les familles les écrans ? C’est juste impossible !
C’est juste impossible, sans doute, en tout cas on peut faire prendre conscience à tout le monde des choses.
Facebook, YouTube, Snapchat, Instagram, TikTok, toutes ces plateformes sont en compétition permanente pour extraire le temps d’attention des enfants et des adultes.
Ça, c’est une pompe à dopamine et je l’ai avec moi 24 heures sur 24.
La dopamine surgit dans notre cerveau et nous vivons une expérience très agréable. Les gens veulent savoir ce qu’il y a de nouveau, la nouveauté excite notre cerveau.
Donc tout l’enjeu, aujourd’hui, c’est d’avoir et de penser une éducation au numérique, aux écrans, avoir peut-être une position qui soit moins simpliste, ce n’est pas « pas d’écran » ou « oui, tous les écrans que vous voulez », c’est réellement d’essayer d’expliquer à l’enfant quels sont les effets de l’utilisation des écrans sur son cerveau et sur son comportement.

François Saltiel : Célia Zolynski, on commence avec vous. Vous faites partie des dix membres de cette commission qui, au moment de sa constitution, a d’ailleurs fait l’objet de certaines critiques, car elle a été présidée par un addictologue et une neurologue. Certains ont vu une approche un peu trop pathologisante du sujet et de la question. Quel est votre avis sur ces critiques qui ont été formulées au début et, surtout, sur les conclusions de ce rapport qui ont peut-être réussi à sortir uniquement de ce prisme-là ?

Célia Zolynski La commande qui nous avait été confiée par le président de la République, par Emmanuel Macron, était, comme vous l’avez dit en introduction, de faire un état des lieux des connaissances scientifiques sur les conséquences des écrans sur la santé des jeunes en premier lieu. Ça explique peut-être d’avoir confié cette coprésidence à deux représentants du monde de la santé.
Cette mission était constituée également de spécialistes de l’épidémiologie, de neurosciences, de droit, c’était mon cas, également des acteurs du secteur du monde associatif. Les travaux que nous avons menés pendant trois mois et demi, de façon très intense je dois bien vous l’avouer, se sont conduits en toute collégialité et ont été enrichis à deux niveaux.
Tout d’abord et surtout, j’allais dire, on a eu à cœur d’aller à la rencontre et à l’écoute des jeunes, des premiers concernés, et, à cet égard, on a pu échanger avec différentes classes de collégiens, de lycéens, qui nous ont fait part de l’intérêt, pour eux, d’utiliser ces réseaux sociaux.

François Saltiel : C’est vrai que, souvent, on a tendance à parler à leur place. On parle beaucoup des jeunes sans forcément toujours leur donner la parole. Là, vous nous dites « ces jeunes », et encore faudrait-il dire quels jeunes, quel milieu, de quel âge, avec quelles pratiques, mais vous avez été attentive et soucieuse de pouvoir recueillir, justement, leur parole.

Célia Zolynski Il était fondamental d’aller dialoguer avec eux, d’aller les écouter, d’aller les entendre. D’ailleurs, on retrouve dans nos recommandations, la nécessité, dans une instance que l’on appelle de nos vœux, d’aller constituer un collège des jeunes, je sais pas si l’expression est heureuse, pour donner toute leur place à ces utilisateurs, les premiers concernés, c’est d’ailleurs ce que fait le eSafety Commissioner, en Australie, pour adapter les mesures qui seront prises tant sur le fond, mais aussi sur la forme, et puis être à l’écoute de tout l’imaginaire, de toutes les propositions que ces publics plus jeunes que nous, en tout cas que moi, peuvent nous formuler. C’est un point véritablement central et j’insiste particulièrement.
Et puis la commission a été également enrichie d’un grand nombre d’auditions, les plus diverses, pour écouter le plus grand nombre possible d’acteurs du monde académique, des services numériques, des administrations, des ministères, des ONG, donc nous avons ici pu enrichir nos différentes analyses de l’ensemble de ces missions.

François Saltiel : Voilà. Une dizaine de membres et également beaucoup de personnes auditionnées dont vous, Jean Cattan, vous avez été auditionné en tant que secrétaire général du CNNum. Juste sur cette question de santé publique telle qu’elle a été abordée dans le cadre de cette commission, une question qui est complexe parce que c’est difficile de la traiter sans plonger dans une certaine forme de manichéisme.

Jean Cattan : Ce qui était très intéressant dans la constitution de cette mission, c’est justement qu’il y avait des points de vue, à priori différents, qui se réunissaient autour de la table et nous, en tant que Conseil national du numérique, nous sommes toujours très heureux de voir ce genre de collège se constituer, y compris, et c’est très bien, en dehors du conseil lui-même, évidemment, puisque, à chaque question, il nous faut, justement, réunir un pool d’acteurs qui va être pertinent pour parvenir, ici, à un consensus qui va porter sur un point de vue scientifique ou sur d’autres questions.

François Saltiel : Justement, vous parlez de consensus scientifique, c’était la mission première. On parle beaucoup d’addiction et c’est un addictologue, je le rappelle, qui était coprésident, qui lui, d’ailleurs, n’hésitait pas à employer le terme d’addiction pour spécifier la relation des jeunes. Or, est-ce qu’il y a vraiment un consensus scientifique sur ce terme d’addiction ? Qu’est ce qui ressort du rapport sur cette question qui est une question qui convoque, finalement, tout un tas d’imaginaires, de fantasmes, de peurs et puis aussi un intérêt médiatique qui est fort ?

Célia Zolynski Le point sur lequel on peut considérer qu’il y a aujourd’hui une certaine forme de consensus, ce n’est peut-être pas sur la définition de l’addiction qui résulte d’une définition scientifique que l’on peut caractériser pour certaines drogues, voire pour les jeux vidéo, pour les réseaux sociaux, ça demeure, en l’état, débattu, tant en France que, d’ailleurs, aux États-Unis. En revanche, ce qui semble le plus facilement identifiable, en l’état actuel, c’est l’existence de processus addictogènes ou addictifs. D’ailleurs le Parlement européen, dans une résolution de décembre dernier, entend que l’Union européenne se saisisse de ces processus addictifs qu’il nous faut mieux identifier. On parle, par exemple, des scrolls infinis, de mécanismes d’AutopPlay et de comportements possiblement compulsifs qui seraient encouragés par différentes fonctionnalités de services numériques. Certains en font d’ailleurs la une de l’actualité, je pense par exemple à TikTok Lite qui a fait l’objet d’une enquête formelle de la Commission européenne par rapport à ce nouveau service qui semblait caractériser, en tout cas fortement réunir des indices dans le sens d’une potentialité addictive mise en place par le service.

François Saltiel : On pourra justement reparler un peu plus tard de cette version de TikTok, peut-être pour mieux comprendre quel était son objectif premier. Mais, pour revenir sur vos termes de processus addictogène, Karl Pineau, vous qui analysez, décortiquez aussi par le design tous ces mécanismes qui peuvent justement susciter une dépendance, déjà, êtes-vous à l’aise avec ce terme de « processus addictogène » ?

Karl Pineau : Je ne me situe pas trop dans une perspective de santé où on va, effectivement, parler d’addiction, moi je parle plutôt de persuasion, parce que, en fait, ce qu’on cherche à décrire c’est ce que les interfaces produisent ou cherchent à produire sur leurs utilisateurs, c’est-à-dire à les persuader de réaliser une action. En fait, ce que décrit Célia, c’est un ensemble de composants qui ont pour objectif de persuader les utilisateurs de réaliser des actions, ça va être de continuer à regarder des vidéos quand on regarde Netflix, ça va être continuer à scroller quand on est sur Instagram, ça va être remplir son panier de consommateur quand on est sur Amazon. Bref, c’est tout un ensemble de méthodes qui ont pour objectif de faire réaliser, par l’utilisateur, les actions qui sont souhaitées par la plateforme.

François Saltiel : Ce que vous nous dites c’est que c’est compliqué d’arriver à retrouver l’intentionnalité de la plateforme. On peut se dire, effectivement, que là il y a un effet qui est produit, parfois ça nous paraît un peu évident, mais lorsqu’on va nous pousser à l’achat ou nous pousser à un comportement, or, il faut quand même le prouver. Il faut se demander si, vraiment, le designer, derrière, voulait nous induire vers tel ou tel comportement.

Karl Pineau : Exactement et c’est tout l’enjeu qu’on a aujourd’hui sur ce champ de travail, c’est d’être capable de se dire : est-ce que c’était véritablement intentionnel ? Est-ce que l’objectif c’est de persuader l’utilisateur ? Ou est-ce que c’est juste d’être dans un usage facilitant pour l’utilisateur ? Si on prend un exemple : nos téléphones portables, quand on veut faire un selfie, eh bien généralement le bouton d’augmentation/diminution du volume va servir à déclencher les photos. Est-ce que ça a été fait pour faciliter la vie des utilisateurs ou est-ce que ça a été fait pour les pousser à prendre des selfies, parce que c’est dans l’intérêt des marques de smartphones qui nous vendent ces smartphones ?

François Saltiel : Après, on peut quand même avoir des éléments de réponse à cet enjeu lorsqu’on sait que ces réseaux sociaux fonctionnent sur une économie, en l’occurrence l’économie de l’attention, que c’est donc un moteur, donc plus on arrive à glaner du temps de cerveau disponible, plus on arrive à maintenir l’attention de l’utilisateur, plus, quelque part, on fait fonctionner la machine.

Karl Pineau : Complètement, mais ça c’est valable pour les services qui dépendent d’une économie d’attention, or, il y a plein de services numériques qui ne dépendent pas d’une économie d’attention. Je citais Amazon. À priori, Amazon se fiche de savoir si vous passez cinq minutes ou une demi-heure sur la plateforme, ce qui compte c’est vous achetiez quelque chose. C’est pareil si vous allez acheter un billet d’avion ou un billet de train ou n’importe quoi. Sur ce type de plateforme, la question de l’attention n’est pas vraiment un sujet, par contre la question de : est-ce que vous allez acheter quelque chose ?, est un sujet. D’où l’intérêt de ne pas parler de design de l’attention ou du sujet de l’attention, mais bien de parler de persuasion et du design persuasif qui cherche à pousser l’utilisateur à réaliser une action.

François Saltiel : Tout cela c’est ce qu’on peut donc potentiellement appeler les dark patterns en partie ?

Karl Pineau : Le dark pattern, c’est vraiment une facette visuelle persuasive, c’est quand la persuasion se fait vraiment au détriment de l’utilisateur et qu’il n’en a souvent pas conscience.

François Saltiel : Un exemple ?

Karl Pineau : Par exemple quand vous êtes sur le tunnel d’achat d’Amazon, vous avez un écran qui est « inscrivez-vous à Amazon Prime, vous allez voir, c’est super, vous allez recevoir votre colis beaucoup plus rapidement », eh bien le bouton de souscription à cet abonnement Prime est situé exactement au même endroit que tous les autres boutons du parcours utilisateur, donc, en fait, tout le monde clique dessus par erreur, alors que la plupart du temps on voulait juste dire non, mais le bouton « non », lui, change tout le temps d’endroit sur la page, c’est extrêmement compliqué de le trouver ; ça c’est vraiment fait pour pousser l’utilisateur à souscrire à Amazon Prime.

François Saltiel : Tout cela fait effectivement l’objet d’études, d’analyses, même de textes qui sont censés les réglementer, les réguler, on aura l’occasion d’en reparler.
Pour revenir justement à ce rapport qui s’intitule « À la recherche du temps perdu », au-delà de la sympathique référence littéraire à Proust, qui était, d’ailleurs, à son époque un grand amateur de nouvelles technologies, on en a fait une émission entière du Meilleur des mondes, c’est tout de même une vision assez négative, Jean Cattan, « À la recherche du temps perdu », ça veut dire que les écrans ne peuvent pas nous permettre d’en gagner ?

Karl Pineau : Déjà, je pense que dans le rapport il y a ces éléments de consensus sur certains aspects de santé publique qui sont, en effet, très importants à prendre en compte, mais il y a aussi d’autres perspectives qui sont apportées dans le rapport et qui sont de l’ordre du champ des possibles, peut-être aussi en dehors des écrans, et c’est là-dessus aussi que l’on peut insister. C’est dire que, en fait, on ne pourra pas aborder cette relation des enfants aux écrans uniquement en abordant la question de l’enfant aux écrans. Il nous faut aborder l’espace, il nous faut aborder l’espace public, il nous faut aborder l’espace relationnel, il nous faut aborder notre relation à nous en tant qu’adultes au travail et, là, je trouve qu’un effort a été fait pour nous fournir des pistes qui sont quand même très heureuses, en fait, sur les politiques qui sont à mener, en rapport avec le numérique, mais qui le dépassent très largement.

14’ 35

François Saltiel : C’est effectivement