JRES 2021 : Enjeux géopolitiques, externalités environnementales et chaînes de dépendance

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Titre : Enjeux géopolitiques, externalités environnementales et chaînes de dépendance

Intervenante : Ophélie Coelho

Lieu : Marseille, 14èmes JRES (Journées Réseaux Enseignement Supérieur)

Date : mai 2022

Durée : 1h04'22

Lien vers la vidéo : [1]


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Merci beaucoup, ravie d'être là.

La conférence s'intitule « Numérique, chaînes de dépendance, des enjeux géopolitiques et environnementaux ». C'est assez large mais au final, vous allez voir, ça s'imbrique assez bien.

Mon champ de recherche concerne la théorisation de la mise en dépendance globalement, comprenant les phénomènes de territorialisation comme enjeu de pouvoir, notamment la territorialisation des infrastructures — mais pas seulement. Et dans mon travail, je n'ai pas seulement un côté recherche, j'essaie aussi d'agir sur le terrain. Moi-même, ça fait depuis 2009 que je suis dans le secteur du numérique en étant passée par un parcours de dev frontend avant de devenir chef de produit puis chargée de recherche utilisateur aujourd'hui à la Direction interministérielle du numérique.

Donc, forcément, à côté de ce travail de recherche, j'ai envie de faire des propositions concrètes et donc d'associer le penser et le faire d'une certaine manière.

Je vous parlerai aussi beaucoup de l'objet Big Tech pour la simple et bonne raison que, dans mon domaine de recherche, dans la théorisation de la mise en dépendance, ce sont des objets très intéressants, notamment parce qu'ils mettent en place des stratégies de mise en dépendance et que ces stratégies de mise en dépendance ont des conséquences réelles sur l'équilibre économique, politique et social et qu'ils ont une influence sur les enjeux de pouvoirs et capacités de négociation des acteurs.

En trois parties. La première partie, je vais d'abord vous parler des chaînes de dépendances et de leurs relations au territoire. Dans la deuxième partie, des risques géopolitiques et environnementaux que ces chaînes de dépendances et les stratégies de mise en dépendance ont sur les pays, sur les entreprises et sur les citoyens. Et ensuite nous définirons ensemble en quelque sorte une stratégie industrielle en voyant quelques points — on ne les verra pas tous mais on essaiera d'avoir quelques axes de réflexion là-dessus.

Quand on parle de chaînes de dépendance, évidemment, on pourrait en prendre plusieurs familles : la chaîne de dépendances industrielle, infrastructurelle, la chaîne de dépendances technique primaire qu'on verra un petit peu aussi, la dépendance au marché — quand on dit que les entreprises sont dépendantes à leur marché, est-ce l'entreprise qui est dépendante à son marché ou le marché qui est dépendant à l'entreprise ? —, la dépendance aux usages et de manière plus globale les dépendances technologiques.

Concernant la dépendance industrielle, d'abord, ça va vous paraître très simple, mais petit rappel tout de même : au final quand on parle de dépendance industrielle on peut d'abord parler des dépendances à l'intérieur du secteur industriel — donc intra-industrielles — qui vont être la chaîne logistique et la chaîne de production. Partant par exemple, dans le secteur du numérique, des matières premières, de l'exploitation de ces matières premières, de la création des composants techniques, des logiciels et des produits finis, qu'il s'agisse des produits logiciels ou des produits device des supports que nous utilisons au quotidien.

Mais à côté de ces dépendances intra-industrielles, les dépendances inter-industrielles qui finalement augmentent, agrandissent, les chaînes de dépendances pour prendre en compte les industries sœurs en quelque sorte : l'industrie du génie industriel, qui permet de fabriquer les machines extrayant les minerais par exemple, ou les machines lithographiques qui permettent de fabriquer les composants électroniques ; la production et le transport d'énergie ; l'industrie du transport en général, maritime pour beaucoup, tant la distance entre les minerais et les usines de production de produits finis sont éloignés ; l'industrie informatique qui aujourd'hui compte énormément d'acteurs en sous-traitance, le commerce, etc. etc.

Dans le cas par exemple d'acteurs industriels dans une chaîne comme celle des câbles sous-marins, pour illustrer un petit peu les choses dans les matières premières, en général, l'industrie minière peut être utilisée pour le cuivre, l'aluminium et la silice utilisée dans les fibres optiques.

Passons aux fabricants de câbles dont les grands leaders par exemple vont être ZTT[1], Brugg[2] et d'autres. Donc ZTT, société chinoise, qui est l'un des leaders dans la fabrication des câbles aujourd'hui.

Les poseurs de câbles sous-marins ou les armateurs, c'est quelque chose qu'on connaît très bien en France, avec Alcatel Submarine Networks[3]. On parle un peu moins d'Orange Marine[4] qui reste sous giron français, si on peut dire les choses comme ça ; SubCom LLC[5], Huawei Marine[6] qui prend de plus en plus en ampleur, et puis des armateurs comme Louis Dreyfus[7] par exemple, puisqu'en France on est quand même assez bien pourvus de ce côté-là en ingénierie marine, c'est l'un de nos points avantageux.

Ensuite, bien sûr, derrière les exploitants, il va y avoir les entreprises de télécommunications pour les réseaux, ou aujourd'hui, de plus en plus, les géants du numérique.

Quelque chose qui est très facile à utiliser pour montrer la dépendance entre l'industrie et les territoires, ça pourrait être de partir de la localisation des minerais qui nous permettrait de voir que les gisements sont partout sur la planète, mais tout de même de manière déséquilibrée, des gisements favorisant certains acteurs par rapport à d'autres.

Le cuivre, c'est l'un des minerais qu'on retrouve un peu partout sur la planète. Là, je vous ai mis uniquement les gros gisements, c'est-à-dire ceux qui font vraiment la différence avec les petits gisements où là on tombe à 500(000), 200(000), 300(000) (tonnes par an).

On arrive avec des avantages clairement pour le Pérou et le Chili. De même, dans leurs pays, il y a beaucoup de lithium ; je vous conseille un travail de recherche d'Audrey Serandour[8] qui est chercheuse et qui a beaucoup travaillé sur le triangle du lithium[9] en Amérique du sud ; on va avoir des rapports de force intéressants en leur faveur sur ces deux minerais.

Les terres rares, où là, on va avoir une prédominance de la Chine à la fois dans les gisements mais aussi dans les exploitants ; le Brésil — et on voit la différence —, j'ai mis les États-Unis parce qu'on voit quand même bien la différence dans les terres rares notamment sur le fait qu'on peut trouver des terres rares un peu partout dans le monde, mais le problème c'est que selon le territoire évidemment, la qualité et la quantité n'est pas la même, ce qui bien sûr avantage certains acteurs.

Le cobalt, c'est un cas vraiment exceptionnel ; on va avoir des gisements de cobalt, aujourd'hui, qui sont principalement extrait en République démocratique du Congo, sachant que la terre de gisement n'est pas celle de l'exploitant, puisque l'exploitant est en très grande majorité chinois.

Donc la dépendance industrielle, c'est une chose ; on voit déjà la difficulté quand on aborde les sujets de souveraineté numérique : où s'arrête la souveraineté numérique ? À quel moment de la chaîne je considère que je dois être souverain dans ma souveraineté numérique ou pas, ou dépendant ?

Ensuite, dépendance infrastructurelle et territoires. Là, on rentre dans quelque chose de plus en plus intéressant à mon sens. On a certes une répartition inégale des réseaux et des infrastructures de données avec des configurations géographiques qui vont être avantageuses pour les uns, problématique pour les autres. Ces configurations géographiques sont accentuées par les conditions climatiques qui aujourd'hui représentent un enjeu majeur, notamment pour l'installation des datacenters. Et tout cela conduit à une inégale répartition des pouvoirs et des rapports de force notamment des pouvoirs qui aujourd'hui sont détenus par des entreprises privées et qui ont fait de la territorialisation des infrastructures de manière générale un enjeu stratégique majeur mais aussi un enjeu de survie pour leur entreprise.

Avant de parler des entreprises qui impliquent le territoire, déjà, à la base, sur les infrastructures, il y a le fait, tout simplement, d'être dans un pays enclavé, c'est-à-dire qui n'a pas d'accès à la mer, à l'océan, et qui du coup se trouve dans l'impossibilité d'accéder aux câbles sous-marins par lesquels passent 98% de nos communications internet. Évidemment, ces pays pourront tout à fait bénéficier des réseaux satellitaires à orbite basse, de Kuiper[10] ou Starlink[11], mais ils créeront d'autres dépendances. La dépendance aux câbles sous-marins se transformera en dépendance aux satellites d'une manière ou d'une autre.

En Europe, ces pays vont être par exemple la Slovaquie, la Tchéquie, l'Autriche, la Suisse, le Luxembourg. Concernant la suisse, ce qui est assez intéressant, c'est que leur localisation en tant que pays enclavé a aussi des conséquences sur les performances de certaines pratiques puisque aujourd'hui la place de marché suisse se trouve en concurrence, par exemple, avec la place de marché de Singapour dans le secteur du trading à haute fréquence, où le fait d'accéder, comme Singapour, directement aux câbles de fibre optique sous-marins a une importance sur les performances finales.

Donc c'est intéressant de voir aussi comment le territoire au final a une influence économique forte.

Les conditions climatiques, on va y revenir ensuite avec d'autres pays, mais commençons par les États-Unis, puisque pas mal de chercheurs ont commencé à travailler ces dernières années sur ce sujet-là suite à de plus en plus de controverses au Texas, en Arizona, en Californie sur la consommation en eau, car les États-Unis sont un pays où il va y avoir de plus en plus de tension sur le territoire à cause de la sécheresse, et on voit évidemment que les datacenters ont une consommation exponentielle en termes de consommation d'eau et d'énergie.

Je sais ce qu'on peut me dire déjà à ce niveau-là, c'est de dire : « oui mais les performances aujourd'hui des datacenters permettent de pallier… » C'est vrai d'une certaine manière : les performances et l'innovation peuvent permettre de pallier un certain nombre d'excès de consommation en eau et en électricité. Néanmoins, il y a tout le poids de l'existant qui majoritairement fonctionne sur des énergies fossiles, par exemple, et qui va être assez consommateur en eau — on va revenir sur le calcul de la consommation en eau.

Partant de là, quand on parle de territorialisation des infrastructures et comme enjeu de pouvoir, de quoi parle-t-on ?

Il y a un cas que j'aime beaucoup, c'est celui des câbles sous-marins qui appartiennent tout ou partie aux Big Tech étasuniennes (même si on pourrait aussi parler de ceux qui appartiennent à Hengtong[12] et Huawei côté chinois).

Ce que vous voyez sur la carte, dans le fond, ce sont les câbles sous-marins qui appartiennent déjà aux Big Tech. Quand je parle de Big Tech, je parle des GAFAM dans leur nouvelle version, c'est-à-dire des grandes sociétés multinationales qui aujourd'hui ne se limitent pas seulement à la communication et aux logiciels, mais sont allées sur le terrain des infrastructures, donc, sur des enjeux majeurs de géopolitique.

Dans le nombre de câbles total dans le monde, on en a 436 connus ; on pourrait se dire : « 436 connus, au final, si on regarde le nombre de câbles que possèdent les Big Tech, c'est pas grand chose », mais en fait ils ont commencé simplement à les construire depuis six ans, depuis 2016. Donc, c'est une évolution très rapide ; ils ont les câbles les plus performants. Là, par exemple, on va avoir Google qui a déjà 20 câbles en partie ou en totalité, sachant que Google est la seule entreprise qui possède à elle seule des câbles en entier, c'est-à-dire qu'elle a la capacité financière — et surtout elle a ciblé ce secteur industriel pour construire, financer à elle seule la construction, et la sécurisation, le management de ces câbles, ce qui est énorme. Meta en possède en partie 12, Microsoft 5, et Amazon Web Services 5, sachant qu'Amazon toute façon veut se développer au niveau infrastructurel sur la partie satellitaire. Donc en gros, on pourrait se dire que Google fait des câbles et Amazon le satellite, les deux étant au final liés, on va aussi voir pourquoi.

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On va voir trois cas de territorialisation d'infrastructures. Je vais commencer par la France, ensuite l'Europe du nord et ensuite l'Afrique.

La France, pourquoi ? Parce qu'on a une configuration territoriale très intéressante, due au fait qu'on a beaucoup de côtes, ce qui fait qu'on a pas mal de possibilités de connexion au câble. Nos premières connexions au câble ont été beaucoup avec le Royaume-Uni, et puis progressivement on a développé des câbles à l'ouest et au sud, sachant qu'à l'ouest on va avoir des câbles connectés à d'autres pays d'Europe, et on va avoir quatre très gros câbles qui sont connectés aux États-Unis. Au sud, on va avoir tous les câbles qui connectent le continent africain et la France, et également ceux qui viennent d'Asie, comme par exemple le câble PEACE qui a été construit très récemment, et qui atterrit à Marseille, et qui est construit par Hengtong et Huawei. Mais ce n'est pas seulement pour alimenter la France ; ça va être une porte d'entrée pour l'ensemble de l'Europe, les pays enclavés, mais aussi ceux qui n'ont pas beaucoup d'accès au câble et qui vont donc passer par les réseaux terrestres.

Ce qui est assez intéressant ensuite, c'est de voir comment ça s'est fait. Comme vous le savez peut-être, il y a environ 33% de la totalité des datacenters qui sont localisés aux États-Unis, le reste étant éparpillé un peu dans le monde. On a une concentration de datacenters pour les États-Unis. Ce n'est pas une bonne nouvelle, vu les enjeux climatiques auxquels ils vont faire face de plus en plus. La question du coût de l'installation de serveurs qui, en plus, traitent des données d'autres pays devient un souci, notamment pour le citoyen américain à qui on demande, au Texas et en Arizona de faire des efforts sur sa consommation en eau.

Donc, progressivement, à la fois pour des raisons économiques mais aussi pour des questions stratégiques et environnementales, les grandes sociétés américaines veulent exporter en quelque sorte leur modèle ailleurs et s'étendent. Sur les quatre gros câbles entre la France et les États-Unis, on voit deux gros câbles des Big Tech, Dunant[13] et Amitié[14], Dunant étant de Google et Amitié très majoritairement financé par Meta.

La manière dont ça s'est fait, c'est que sur notre territoire européen, ces Big Tech ont une stratégie de partenariat avec les entreprises des télécoms. Les entreprises des télécoms n'ont plus les moyens financiers aujourd'hui de financer la construction de nouveaux câbles parce que ce sont des investissements énormes ; par ailleurs, après les avoir construits, il faut aussi les gérer. Donc elles se disent qu'elles vont bénéficier de ces partenariats pour faire des économies, tout simplement. Pour les Big Tech, c'est un renversement total au niveau historique des relations qu'ils avaient pu avoir avec les entreprises de télécoms, puisque jusqu'à présent, ils devaient négocier les prix d'usage du réseau, d'usage du trafic, avec les entreprises de télécoms.

Aujourd'hui les choses se renversent puisque c'est eux qui vont faire payer aux télécoms l'accès au câble, avec certes des accords qui se jouent dans ce fameux partenariat. En France, on a donc Orange qui a négocié à la fois avec Google et avec Meta pour la construction de ces câbles et pour avoir un certain nombre de privilèges à la fois sur les prix et sur la gestion de la station d'atterrissement, ce qui est assez intéressant. La station d'atterrissement, qu'est-ce que c'est ? C'est ce qu'on va avoir sur la côte, à l'arrivée — dans les deux sens, en fait il y a des stations d'atterrissement. Chez nous, ça va rester l'acteur télécom qui va gérer ces stations d'atterrissement.

Autre bénéfice pour les Big Tech, c'est que ce qu'ils n'aiment pas gérer, c'est la paperasse administrative, et dans un pays comme la France, c'est assez compliqué en plus. Ça les ennuie, quelque part ça leur permet de laisser la paperasse administrative aux locaux. C'est pas une blague, c'est quelque chose que j'ai pu entendre à plusieurs reprises dans des échanges et entretiens.

Pour les Big Tech, à ce partenariat sur les câbles, s'ajoutent en fait les fameux partenariats stratégiques dont on a beaucoup entendu parler ces dernières années dans l'industrie du cloud. Et pour l'acteur télécom, le fait de devenir simple client limite sa capacité d'action sur la gouvernance des câbles ; il y a moins de possibilités de décider de l'avenir et de l'usage du câble, du coup, également, et par ailleurs en faisant ses partenariats avec une multinationale puissante sur l'adoption du cloud il participe en fait à l'expansion du cloud en Europe de manière générale.

Et si je parle de niveau européen, c'est parce qu'en effet on a des partenariats dans toute l'Europe avec les Big Tech que ce soit en Allemagne (Deutsche Telekom), Telefonica en Espagne, Telenet[15] en Belgique, les télécoms italiens également. Vraiment, les grosses entreprises de télécoms en Europe ont fait ces partenariats stratégiques au niveau du cloud.

Là où ça devient intéressant, c'est de voir que ça ne concerne pas seulement les Big Tech, mais d'autres entreprises américaines comme les centres de données. Ce sont des entreprises dont on entend moins parler que les fameuses GAFAM, mais au final ce sont des leaders de marché également : Equinix[16], Digital Realty[17] qu'on peut aussi trouver sous nombre d'Interxion[18] puisqu'ils les ont achetés, NTT[19] (qui est moins présent chez nous) et qui sont les détenteurs majoritaires de ces fameux 33% de datacenters aux États-Unis et qui se développent fortement en Europe.

On n'a pas tous les jours un datacenter qui s'ouvre, mais néanmoins vous voyez des signes ; vous avez bien sûr Equinix qui a ouvert son fameux centres de données justement à côté du cable Amitié, c'est assez pratique d'avoir une connexion pratiquement directe au câble à Bordeaux alors que jusqu'à présent Equinix avait ses dizaines de datacenters à centralisés à Paris, en France.

Au niveau de l'Europe du nord, on a de plus en plus de datacenters qui sont construits par Digital Realty (Interxion).

Ce qu'on voit, c'est que les Big Tech font des partenariats avec ces entreprises leaders de datacenters. Qui a le dessus sur qui ? On pourrait se dire que c'est le datacenter qui a le dessus : ils ont l'infrastructure, donc quelque part les Big Tech sont dépendants de leurs infrastructures ; au-delà de leurs propres serveurs, ils peuvent être dépendants de leur infrastructure. En fait, non, pas tant que ça puisque Equinix et Digital Realty, pour se développer de cette manière-là, ils ciblent beaucoup ce qu'il appelle le cloud OnRamp, des solutions de cloud partagé. C'est la possibilité, pour un acteur, d'accéder aux différents services de cloud, et c'est une proposition qu'ils vendent comme proposition commerciale forte et qui reste un argument très fort, très puissant, pour convaincre les décideurs européens aujourd'hui. Donc en fait, c'est un accord win-win en quelque sorte qui va plutôt en faveur des Big Tech puisque ça les aide à étendre leurs technologies logicielles.

Pour ceux qui connaissent, c'est un schéma relativement simple, mais ça permet quand même de voir un petit peu l'échiquier des pouvoirs, en tout cas des acteurs. Au départ on a l'informatique en plateforme, le cloud computing, qui sont plutôt des systèmes centralisés à distance et qui petit à petit ont été régionalisés. On peut trouver sur tous les sites des entreprises la fameuse régionalisation de service sachant que cette régionalisation n'est pas complètement détaillée ; on ne sait jamais exactement ce qui régionalisé ou pas. Ensuite, le développement du edge computing qui est l'informatique en périphérie. Pour cette informatique en périphérie, les Big Tech ont développé des sous-services, enfin ce ne sont pas des sous-services, c'est de services très importants, mais disons des branches comme Amazon Web Services Wavelength, Google Cloud Anthos, Microsoft Azure Edge Zone, avec lesquels ils travaillent plus particulièrement avec le secteur des télécoms.

Ils ne sont pas seuls ; il y a évidemment des concurrents comme Mobile Edge qui fait des choses intéressantes également.

Et ensuite, on va avoir en bout de file les socles physiques de périphérie qui, via les partenariats et les nouveaux rapports de force se trouvent dépendants de l'ensemble de l'informatique en plateforme. On peut se dire, enfin en tout cas sur certains aspects, je dis pas sur tous, il y a des dépendances qui se font à ce niveau-là et surtout des rapports de force entre les différents acteurs depuis que les Big Tech ont comme cela pris de l'importance sur le domaine infrastructurel, donc les réseaux télécoms mais également les réseaux appliqués comme Cisco, Intel, Dell, les centres de données comme on a pu le voir : Equinix, Edge Connect, Interxion (plutôt Digital Realty). Donc en fait, on a quelque chose aujourd'hui qui est de l'ordre de l'infrastructure territorialisée qui tente aussi de convaincre de la territorialisation des briques logicielles.

24'36

On reviendra sur le logiciel, mais tout de même, d'abord, sur l'Europe du nord : pourquoi est-ce qu'on parle de l'Europe du nord ? Pour revenir sur le réchauffement climatique et l'importance qu'il va avoir à l'avenir. Depuis quelques années, à côté du développement des câbles, des datacenters un peu partout en Europe, il y a un développement particulièrement important des centres de données en Europe du nord. Ces chantiers sont très bien accueillis par ces pays-là ; ils ne sont pas du tout contre, au contraire, ils le voient comme une opportunité économique majeure. On peut voir sur la photo le centre de données Facebook à Odense. Il se trouve que, la semaine dernière, j'étais au Danemark et j'ai pu voir des choses assez intéressantes sur place mais aussi la place des énergies renouvelables et la manière de voir la transformation numérique et les Big Tech au Danemark. Pour l'instant, il y a assez peu de dimension critique. On est vraiment dans cette idée que la transformation numérique va tous nous sauver, l'innovation va permettre de pallier les problèmes écologiques du numérique etc. etc. La particularité de ce centre de données à Odense, c'est que Facebook réutilise la chaleur de son centre de données pour chauffer la ville d'Odense, qui est une charmante ville, d'ailleurs. C'est assez connu, il y a quand même quelques petites controverse, j'ai entendu des discours, je ne sais pas s'ils sont vrais, s'ils sont dignes de foi, d'après lesquels ce centre de données appartiendrait en réalité à la NSA. Il y a beaucoup de paranoïa aussi derrière ça, avec peu de faits concrets, même si évidemment on sait quelles sont les législations américaines et pourquoi elles créent de la crainte, mais voilà...

Donc, on a un produit Facebook comme ça au Danemark, et puis on a un certain nombre de datacenters qui appartiennent à Google. Apple, historiquement, il y avait un datacenter, sinon le Danemark, pour l'instant, quand on regarde le nombre de datacenters important qu'ils ont sur leur territoire, on voit qu'ils sont assez bien pourvus en datacenters danois. Leur problème c'est, comme partout en Europe, les datacenters associé au cloud. La consommation d'eau, c'est le gros point positif des pays d'Europe du nord ; quand on regarde les prévisions de sécheresse à +1.5°, +2°, +3°, on comprend assez bien. Le problème pour les États-Unis, c'est que tout ce qui est rouge, ce sont des taux de sécheresse extrême, en tout cas pas tenable. À trois degrés, on est dans une situation assez catastrophique dans la plupart des états.

En europe on prend quand même pas mal aussi, mais l'Europe du nord, selon les prévisions, serait quand même assez protégée de ce réchauffement, de cette sécheresse, de ces périodes de sécheresse. Ça ne veut pas dire qu'ils n'en auront pas mais ils seront moins face à ce problème-là. En revanche ils auront le problème de la montée des eaux, puisque leurs pays étant au niveau de la mer très souvent, ils vont perdre un petit peu de territoire, c'est notamment le cas pour les Pays-Bas. Si vous regardez les cartes, ça va être assez compliqué.

L'Europe du nord, c'est donc un eldorado pour la simple et bonne raison qu'ils ont beaucoup d'eau et moins de problèmes de sécheresse. Ce qu'il faut savoir sur la consommation d'eau — aujourd'hui en fait, on fait beaucoup de discours sur le fait que l'innovation va permettre de réduire la consommation d'eau des datacenters ; mais le calcul de la consommation de l'eau aujourd'hui ne prend pas du tout en compte l'usage indirect de l'eau, c'est-à-dire que quand Google, Amazon ou même des sociétés européennes font le compte de la consommation d'eau, ils ne prennent en compte que le WUE[20] (water usage effectiveness) qui est en fait l'usage direct du datacenter pour refroidir ses infrastructures. Ils ne prennent pas en compte l'eau qui est utilisée pour produire l'énergie qu'ils utilisent. Selon un rapport américain — je vous ai mis la référence ici si vous souhaitez allez voir c'est très intéressant —, l'usage indirect de l'eau représenterait à peu près 85-90% de la consommation globale en eau. Évidemment, ça reste un chiffre à modérer puisque cela va dépendre de la source d'énergie. On sait très bien que les énergies fossiles consomment bien plus que les énergies renouvelables par exemple. En termes de prélèvement d'eau, on est à peu près à 230 milliards de mètres cubes au niveau mondial pour les énergies fossiles, on serait à 113-115 milliards de mètres cubes de prélèvement pour l'énergie nucléaire, et on serait à 10 milliards de mètres cubes en prélèvement pour les énergies renouvelables.

Évidemment, ceux qui connaissent me diront : « oui mais attention ça c'est le prélèvement c'est pas la consommation ». Et en effet il y a un gros écart entre prélèvement et consommation. La consommation, par exemple, du nucléaire par rapport au prélèvement, donc 115 milliards de mètres cube au niveau du prélèvement, ça va être 4 milliards de consommation, finalement. On peut se dire : « OK, bon ». Mais le prélèvement, c'est très important : ce qu'on va prélever à la terre à un moment donné, c'est ce qu'on ne va pas donner à d'autres activités, comme l'activité agricole ou même les usages courants. Donc en période de sécheresse, ça a son importance. Dans un pays comme la France, pour vous donner un ordre d'idée, 60% des prélèvements en eau sont dédiés à l'énergie nucléaire. Donc augmenter les les chantiers de datacenters et augmenter le nucléaire, pourquoi pas ? Mais à un moment donné ça va finir par coincer.

Aujourd'hui on a donc besoin de clarifier ces notions de calcul — comment calculer la consommation en eau ? —, on a besoin d'améliorer les technologies de refroidissement, d'améliorer la consommation en énergie, mais tout cela au final aura toujours un impact sur le terrain. On commence d'ailleurs à voir pas mal de controverses en Europe et en Europe du nord, en Suède par exemple où ils se sont rendu compte qu'il y avait énormément de consommation en eau et qu'il fallait à un moment donné faire un moratoire qui n'a pas du tout été pris en compte. De même en Irlande, pas plus tard que l'année dernière, où on s'est rendu compte qu'il y avait des alertes de black-out, 11 alertes de blackout par an. C'est très compliqué pour ces pays-là, sachant qu'ils ont eu des hausses de construction de datacenters en très peu de temps. Ils se sont retrouvés face à des situations, dans certains territoires, où il a manqué de l'eau pour d'autres industries, où il y a des restrictions pour les citoyens également. On voit que ces controverses qui, au départ, étaient présentes plutôt aux États-Unis sont en train de venir en Europe dans les territoires qui justement ont construit beaucoup de datacenters ces dernières années.

Par rapport à l'Europe du nord, évidemment, les prévisions climatiques jouent, mais également le développement des énergies renouvelables. La Suède, par exemple, utilise 60% d'énergies renouvelables ; 40% pour la Lettonie et l'Autriche. C'est assez énorme par rapport à la France, où on est à 18%. Il faudrait avoir déjà une attitude au développement des énergies renouvelables qui soit meilleure, ça c'est évident, et c'est devenu un argument commercial pour ces pays pour accueillir les grands datacenters. En revanche, ce qu'on voit dans ces pays — c'est Eurostat qui nous le dit, pas plus tard que l'année dernière ; c'est vraiment très bien qu'ils aient fait cette étude même s'il y a des lacunes —, on voit quand que dans le même temps ces pays sont les pays qui ont le plus de dépendance, une dépendance très forte aux technologies de cloud, dont les leaders, comme vous le savez, sont les Big Tech. On voit que la Suède, le Danemark, la Finlande, les Pays-Bas, tous ces pays du nord qui accueillent aujourd'hui de plus en plus de datacenters et vont probablement devenir le territoire des datacenters en Europe sur les dix prochaines années, dans le même temps eux-mêmes sont très dépendants aux technologies cloud qu'il ne maîtrisent pas, dans le sens où il ne les ont pas fabriquées, ils ne les designent pas et n'ont donc pas de pouvoir de négociation vis-à-vis de ces acteurs qui construisent des datacenters sur leur territoire et puisent leur eau et énergie. Ils vont donc probablement se retrouver, à un moment donné, face à des questions de gouvernance face à des problèmes politiques, face à des problèmes de négociation face à des multinationales qui puisent sur leur territoire suite à des contrats faits avec les autorités locales, et qui en plus de cela rendent dépendantes une partie de leurs entreprises et de leurs services publics numériques, donc ça c'est le souci.

Passons ensuite sur le continent africain. Pour quelle raison je fais ce grand écart ? Parce qu'avec le continent africain, on n'est pas du tout dans la même situation. Autant, en Europe, on a une forte transformation numérique, pas forcément bien menée puisqu'on se rend compte qu'on a énormément de dépendance, le continent africain, lui, est en plein boom est en pleine transformation numérique. Comment ça se passe pour les Big Tech lors de leur développement en Afrique ? C'est un changement encore une fois historique qui revient aux changements qu'on a pu voir tout à l'heure entre les télécoms et les Big Tech. Il y avait un modèle traditionnel qui, des années 2000 aux années 2012, était que les câbles sous-marins étaient détenus par des larges consortiums d'entreprises de télécoms : par exemple SAT3[21], ça représente 23 acteurs qui négocient ensemble et qui paient ensemble des câbles ; EASSy[22] ça va être 19, WACS[23], ça va être 10 et ACE[24] 20. On se rend compte qu'on a des consortiums assez large, ce qui permet de partager la décision, ce qui complexifie aussi les échanges évidemment, mais au moins on a la possibilité de se faire entendre d'une certaine manière dans de larges consortiums. Après, on pourrait les critiquer, évidemment ; pour ceux qui connaissent, on sait que les acteurs les plus puissants, c'est ceux qui ont le plus d'argent dans ces consortiums ; c'est toujours la même chose mais au moins il y a quand même une possibilité de parole.

Aujourd'hui, on est sur un nouveau modèle où on se retrouve soit avec des tout petits consortiums, soit avec des entreprises qui sont capables et qui veulent avoir le contrôle de l'ensemble de leurs câbles. On va avoir le câble Equiano qui est en train de prendre toute la côte ouest du continent africain, qui pour l'instant est relié seulement à quelques pays comme le Nigéria et la République démocratique du Congo dont on parlait tout à l'heure pour le cobalt ; 2Africa, détenu en majorité par Facebook mais aussi par d'autres acteurs dont des acteurs télécoms, qui là fait complètement le tour de tout le continent ; et PEACE qui fonctionne sur un autre modèle, le modèle chinois qui n'est pas un financement par les entreprises mais par les banques nationales et qui donc est détenu administrativement par Huawei et Hengtong. Donc on voit d'ailleurs le câble qui arrive à l'est de l'Afrique, mais on le voit aussi remonter et il vient se connecter à Marseille par ici.

Ce qui est très intéressant, quand on étudie les dépendances infrastructurelles, ensuite c'est de définir des seuils. Dans le cas de l'Afrique, on pourrait se dire que l'un des critères de ces seuils, c'est tout simplement le nombre de câbles connectés à un pays ; ensuite il faudrait comparer les performances des câbles. Mais d'abord, en termes de nombre : on va avoir de grandes diversités ; le Sénégal, par exemple, est assez bien connecté, et il a maintenant une connexion supplémentaire de 2Africa, mais très vite, on tombe sur des pays qui sont peu connectés et qui subissent d'ailleurs régulièrement, lorsqu'un câble est coupé, de vrais problèmes pour leur connexion Internet : la République du Congo qui en a deux depuis l'arrivée de 2Africa, la Namibie qui en avait un, qui en a maintenant un autre avec Equiano, le Mozambique qui se retrouve avec trois câbles, et puis il y a tout un tas de pays africains qui n'ont qu'un seul câble, ce qui les rend du coup extrêmement vulnérables : la Mauritanie, la Guinée, la Guinée-Bissau, le Togo, le Liberia, et la Sierra Leone ; pour l'instant pas de connexion sur les gros câbles, sur les nouveaux câbles. Ensuite, il y a les pays enclavés, comme le Botswana par exemple, le Tchad, la Zambie, le Niger. Comme on l'a vu tout à l'heure pour la Suisse, ils se retrouvent dépendants des réseaux terrestres, des réseaux des pays frontaliers pour accéder à Internet, ce qui fait que ces pays pourront être intéressés par des offres satellitaires dans l'avenir, puisqu'ils n'auront plus à dépendre des pays frontaliers, par contre ils devront dépendre d'une technologie et donc d'un acteur privé.

On a passé pas mal de temps sur la première partie ; c'est la plus longue, je vous rassure, mais ça permet quand même de savoir pourquoi, après, on peut parler de risques géopolitiques et environnementaux.

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Comme nous l'avons vu, il y a une multitude d'acteurs techniques et encore, comme vous le voyez, je me concentre vraiment sur les gros acteurs alors qu'en réalité l'écosystème numérique est extrêmement large, il y a énormément de technologies différentes ; il y a une multitude d'acteurs numériques, simplement, il y a une concentration des pouvoirs sur les socles critiques et au bénéfice aujourd'hui des multinationales. Cette gouvernance d'Internet est largement transatlantique pour des questions historiques, pour des questions aussi d'organisation politique puisqu'on sait très bien que la plupart des organisations de gouvernance d'Internet sont très majoritairement atlantistes, et à côté de ça, de notre côté, on a un droit du numérique que je qualifie de « passif » et de « défensif », c'est-à-dire que notre droit du numérique, c'est le droit du numérique vu de la place du client et non pas du producteur de technologie, et c'est un droit du numérique extrêmement sensible à la puissance des lobbies puisqu'aujourd'hui les lobbies du numérique sont bien plus puissants que les lobbies du pétrole.

Là-dedans, le modèle de la Big Tech, on pourrait le définir en quatre points assez rapidement : impérialiste dans le sens où on a bien vu qu'il y a une forme de néocolonialisme, une recherche d'expansion territoriale et de mise en dépendance, donc un rapport de domination ; productiviste dans le sens où il encourage un consumérisme passif, faire du citoyen un consommateur passif et également une forme d'avidité avec une absorption quasi systématique d'un secteur attenant, c'est le fameux Extinguish de la société Microsoft dans les années 2000 ; totalitaire dans le sens où ils ont en fait leur gouvernement interne décidant de leurs propres règles, dans le sens où ils décident comment concevoir leurs produits, comment vont circuler les données et ce qu'ils vont faire en R&D ; individualiste, car ils promeuvent au final une individualisation du droit, laissant le consommateur seul face à ses responsabilités, face à son contrat vis-à-vis de l'entreprise, et puis aussi parce qu'ils fonctionnent sur les zones de confort qui l'emportent sur l'intérêt collectif. Je pourrais passer beaucoup de temps sur ce point uniquement mais je n'ai pas énormément de temps donc je vais faire l'impasse ce coup-ci.

Sur les risques géopolitiques de la mise en dépendance, je vais en voir trois principaux qu'on a pu voir récemment. Là vous voyez, c'est une photo de Russie quand Apple Pay et Google Pay ont coupé leurs services ; les Russes n'étaient pas complètement bloqués, mais il fallait qu'ils s'adaptent à la machine, il fallait qu'ils utilisent un autre mode de paiement comme la carte bancaire tout simplement pour payer leur ticket de transport. On peut couper un service quand on est producteur de technologie. On peut couper l'accès au réseau, là encore par exemple Cogent Communications[25] qui a coupé son service en Russie, ce qui est énorme puisqu'en fait ça représentait, si je me souviens bien, 30 ou 40% du réseau au niveau russe, donc il y a une très forte baisse du trafic en Russie à cause de la coupure de Cogent Communications qui, je le rappelle, est une entreprise américaine.

Et il peut y avoir aussi autre chose qu'on va retrouver dans les plateformes centralisées, donc le cloud : la possibilité de couper les mises à jour voire de corrompre un logiciel centralisé à distance. Là, ce que je vous montre ici, issu d'une de mes notes sur les États-Unis[26] — sachant que les États-Unis sont extrêmement dépendants de leurs propres acteurs technologiques, c'est assez intéressant — par exemple même Azure Government, qui n'existe que pour les États-Unis, n'est pas complètement régionalisé. Il y a certaines briques qui sont régionalisées et d'autres qui sont centralisées.

Chez nous, c'est un classement extrêmement simple qui permet de voir les dépendances majeures au service cloud, Amazon étant le plus fort globalement en Europe et dans tous les pays. Si vous connaissez Amazon Web Services, vous savez pourquoi. Microsoft arrive en deuxième position un peu partout. On a une petite variation pour le troisième acteur en France, où OVH est quand même assez présent, mais je pense que maintenant — comme ce sont des chiffres de 2020 il faudrait que je remette à jour sur l'année dernière pour voir comment ça se passe maintenant sur les acteurs locaux.

Grosso modo, on voit que les très très grands acteurs aux technologies propriétaires, c'est-à-dire globalement sur ce qu'on appelle IaaS[27], PaaS[28] et cloud privé vont être plutôt les Big Tech. Et quand on parle de dépendance, il est très intéressant de parler de quelle dépendance. Parce que s'il s'agit juste d'une dépendance où j'ai stocké mes données quelque part mais que je peux vite les récupérer, ça va à peu près, je peux le corriger, en tout cas c'est réversible. Le problème c'est ce qu'ils ont appelé dans ce fameux rapport Eurostat la sophistication[29], je parlerai plutôt de la criticité, mais ça, c'est un terme à trouver, à adapter, sur le fait que dans les services cloud il y a des services logiciels qui sont critiques, qui sont complexes, qui ne sont pas faciles à reproduire et d'autres réversibles.

Dans le degré de sophistication, c'est-à-dire le traitement des données, ce qui est utilisé pour le traitement des données, ce qui est utilisé comme outil de développement, donc les machines virtuelles par exemple qui font qu'en fait une entreprise est particulièrement dépendante et ne va pas pouvoir sortir facilement d'une technologie cloud, on se rend compte que 73% des entreprises et des acteurs selon les activités, vous pouvez le voir ici au niveau des listes d'activités, sont fortement dépendants du cloud. Les utilisateurs du cloud sont plutôt fortement dépendants du cloud, ils ne font pas que stocker leurs données, évidemment, ils utilisent toute la plateforme et généralement ils l'utilisent aussi dans les outils de développement, de traitement, de gestion de leurs données etc.

Le niveau intermédiaire, ça va être plutôt les services d'usages d'outils bureautiques, et les services cloud de base, il s'agit plutôt de l'email et du stockage.

Voilà, 73%, 10%, 15%, c'est très intéressant à voir cette répartition sur l'ensemble de l'Europe.

Ensuite les risques environnementaux de la mise en dépendance : pourquoi envisager le risque environnemental au même titre que le risque géopolitique ? Parce que, comme on a pu le voir, les problématiques de dépendance sont les mêmes avec des impacts directs sur le territoire et donc sur nous, sur les citoyens. La stratégie d'expansion territoriale qu'on va retrouver dans les rapports de force géopolitiques sont liés à la gestion des risques environnementaux puisque, contrairement à beaucoup d'États et beaucoup d'entreprises européennes, ces entreprises-là, les Big Tech, ont déjà prévu, en quelque sorte ils ont un coup d'avance, ils ont fait pas mal de prospective sur comment développer leur réseau dans une situation de crise climatique.

Sur les controverses : vous connaissez probablement le cas de Nestlé Waters, qui est donc le cas d'une multinationale qui va puiser dans les nappes phréatiques dans les Vosges, en Allemagne, etc.

On a mis trente ans pour fermer une usine Nestlé Waters en Allemagne, pas encore dans les Vosges pour reconnaître le problème, alors qu'il s'agissait seulement en quelque sorte d'un commerce de bouteilles d'eau, c'est-à-dire sans conséquences sur le tissu industriel local, le produit c'est la bouteille d'eau.

Qu'est-ce qu'il en est lorsqu'on se retrouve avec une multinationale qui tape dans les nappes phréatiques mais qui en plus de ça met en dépendance un réseau industriel local ?

Son pouvoir augmente encore ; donc, au lieu de 30 ans, combien de temps va-t-on mettre pour réussir à négocier avec ces puissances économiques ?

En plus de cela, le problème qu'on voit, c'est la soumission politique aux États-Unis, qu'on voit encore plus aujourd'hui avec la guerre en Ukraine ; le modèle délétère de la multinationale et de l'entreprise monopolistique est qu'elle cumule à la fois des pouvoirs de négociation mais aussi la capacité d'échapper aux droits nationaux — ce qui est quand même assez pratique.

Face à cela, on peut se dire : comment on fait pour réduire ces dépendances ? Comment on fait pour retrouver un peu le contrôle sur tout ça ? À mon sens, il y a plusieurs choses à définir, mais ce qui est évident c'est que définir une stratégie industrielle au long cours est aujourd'hui nécessaire. On pourrait se dire qu'on va contrôler la chaîne de dépendances, ce serait la souveraineté numérique maximale. Dans le cas des entreprises du numérique, c'est ce qu'elles essaient de faire : les géants du numérique se développent horizontalement et verticalement pour contrôler l'ensemble de leur chaîne de production et mettre les autres en dépendance.

C'est ce qu'essaie de faire aussi la Chine dans sa stratégie nationale lorsqu'elle travaille sur les technologies critiques, ce qu'elle appelle les Qiā bó zi jishū (掐脖子 技术) c'est-à-dire les technologies de cou coincé. Mais le problème, c'est que ça s'accompagne d'un excès de totalitarisme, puisque ça reste au niveau national que ça se décide et que le niveau national impose aux entreprises et aux citoyens avec toutes les dérives que cela comporte.

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Comment on fait, dans une société où l'on veut pouvoir conserver son autodétermination, pour se protéger et garantir une capacité d'autodétermination à tous les niveaux de la société, à la fois au niveau de l'état mais au niveau aussi de l'entreprise, du citoyen ? Évidemment, les communs sont une piste intéressante, Stallman parlait du fait d'avoir des communs, de rendre libre les logiciels, les médicaments, les semences, maintenant restent quand même des questions intéressantes pour les logiciels ouverts : est-ce qu'on peut tous devenir des citoyens éclairés du commun, donc capables de coder et de transformer le code ? Et ensuite la question des socles collectifs, c'est-à-dire les infrastructures là-dedans ; si le logiciel libre est un bon exemple de gestion du commun, comment est-ce qu'on fait pour gérer en commun une infrastructure et un socle technique critique matériel ? On voit qu'on a encore des modèles à construire pour nous réapproprier le commun.

Ensuite, les communs et le territoire évidemment. À mon sens, on ne peut pas aujourd'hui opposer la gestion des communs et la valorisation d'un tissu industriel territorial. C'est peut-être quelque chose qu'on pourra faire plus tard, mais aujourd'hui on n'est pas encore assez mature pour le faire ; il faut donc jouer sur les deux plans : à la fois développer la gestion des communs comme on le fait aujourd'hui, comme on essaie de le faire, mais aussi valoriser un tissu industriel territorial, pour la simple et bonne raison que le maillage territorial a un sens stratégique très fort aujourd'hui ; l'adaptation au terrain environnemental et social qui nécessite d'être proche du territoire et de ses problématiques économiques, climatiques, etc. Privilégier un maillage d'acteurs nombreux sur le territoire, ce fameux tissu industriel local, qui permet finalement une meilleure adaptabilité et résilience comme c'est le cas sur un réseau. Si un acteur local ne fonctionne pas, on peut passer chez l'autre. Contrôle sur les acteurs privés, en évitant les phénomènes de concentration et des monopoles économiques, là on voit l'intérêt politique de la chose, c'est-à-dire de ne jamais, en tant qu'État ou en tant que citoyen, être dépendant d'une force trop grande, pouvoir négocier avec un acteur plus petit, qu'il soit soumis à notre réglementation ; en fait c'est un rapport de force. Et évidemment le fait d'avoir un maillage territorial favorise également l'interopérabilité puisque celle-ci devient obligatoire pour passer de l'un à l'autre. Enfin, le maillage territorial est particulièrement intéressant parce qu'il permet de prévenir les phénomènes de dépendance liés à l'adoption qu'il y a et qu'il va y avoir probablement de plus en plus des technologies satellitaires à orbite basse qui nécessitent un maillage territorial au sol des datacenters. Ces maillages satellitaires ont besoin d'un maillage répondant au sol, d'où développement aussi des datacenters.

Au niveau des chantiers juridiques, je passe quand même un petit peu de temps là-dessus mais très rapidement ; si vous êtes au courant du Digital Services Act[30], il y a deux articles extrêmement importants qui sont un peu cachés dans la masse qui sont le 54 et le 57, qui sont des tentatives de permettre au régulateur européen d'effectuer des contrôles sur le code sur place sur les infrastructures, donc sur l'ensemble des éléments techniques, ce qui est quand même assez énorme comme demande, assez énorme disons en tout cas une très bonne nouvelle, en tout cas on peut le voir comme ça. Néanmoins, il y a énormément de freins, comme par exemple le fait qu'avant de pouvoir appliquer les articles 54 et 57 on propose en fait aux entreprises de financer elles-mêmes des audits indépendants sur leur code et leurs infrastructures, donc autant dire qu'on peut se retrouver avec le même phénomène que les Big Pharma ou les entreprises énergétiques où les audits sont faits mais sont payés favorablement à l'entreprise ; il faut donc quand même continuer à faire évoluer le droit du numérique dans ce sens mais évidemment en évitant le phénomène de capture du régulateur qui est principalement dû à la force des lobbies.

Continuer à lutter pour l'ouverture du code parce qu'en réalité c'est la vraie solution, la meilleure solution, qui pose le problème éventuel de la propriété intellectuelle quand on est dans une vision marchande mais en revanche qui est une réponse idéale pour le citoyen et le régulateur (même si reste la question de savoir : serons-nous tous des développeurs ? Je ne pense pas) ; cela répondra également à la logique d'individualisation du droit, donc le fait de rester seul devant son interface à accepter un contrat avec une entreprise privée sans avoir la possibilité de voir ce qu'il y a derrière.

Également très important dans le chantier juridique, c'est d'arrêter de se borner à la notion de données personnelles qui sont aujourd'hui trop limitées aux données nominatives alors que certaines données personnelles ne sont aujourd'hui pas prises en compte dans le RGPD, comme par exemple la possibilité de tracer le parcours d'un utilisateur, par certaines applications utilisées dans l'UX design.

Également la notion de données stratégiques, qui là sont complètement absentes aujourd'hui du droit européen.

Inclure comme obligation légale le diagnostic de dépendance numérique des États membres de l'UE ; je vous ai montré tout à l'heure quelques screens du rapport Eurostat sur les dépendances au cloud ; c'est un bon début et il serait très intéressant de voir cette démarche systématisée afin de mieux gérer les dépendances à l'avenir. Et ensuite, l'élargissement du plan de vigilance au niveau des entreprises ; quelque chose de très intéressant qui existe déjà, ce serait juste d'enrichir l'obligation du plan de vigilance qui aujourd'hui concerne des règles de sécurité globales standard, qui concerne un petit peu les dépendances au niveau informatique, et qui en fait pourrait être beaucoup plus enrichi sur cette question des dépendances technologiques. Il pourrait y avoir toute une partie de plan de vigilance là-dessus qui permettrait aussi à l'État d'avoir une vision plus globale des dépendances sur son territoire.

Une réglementation anti-monopolistique supposant, dans le cas présent de déséquilibre — puisqu'on est vraiment dans un déséquilibre de forces en notre défaveur — d'assumer un protectionnisme ciblé qui, lui, est très utilisé par les pays dominants.

Dans le chantier politique, évidemment, le développement de politiques de contribution aux logiciels ouverts. Il y a des efforts qui ont été faits, notamment à la direction interministérielle du numérique, mais ça ne suffit pas, c'est-à-dire qu'aujourd'hui on est plus dans une idéologie du libre même à la Dinum que dans une politique de contribution. La contribution aujourd'hui se fait beaucoup dans le volontariat au niveau du secteur public sur le volontariat, il n'y a pas de financement dédié à la contribution ou très très peu, à la marge.

La lutte anti-monopoles qui pourrait être encouragée par la commande publique, cette commande publique qui plutôt qu'être simplement un don d'argent public à un acteur privé, devrait plutôt être une possibilité d'améliorer les logiciels, c'est-à-dire un levier d'amélioration mais également de diffusion des produits numériques. Au lieu d'acheter un produit sur étagère, en gros, qu'on participe en tant qu'État à améliorer le logiciel par la commande publique.

Sortir de la logique de transformation numérique à tout prix, tout simplement parce qu'on voit bien où elle nous mène : elle nous mène à devenir des consommateurs, elle nous mène à choisir des produits sur étagère pour aller plus vite.

Sur le chantier technologique, je mets quelques priorités : reprendre le contrôle sur les logiciels et les OS de la vie de tous les jours, et pas forcément investir sur l'intelligence artificielle. Évidemment c'est intéressant, mais si vous n'avez pas la propriété des socles critiques, comment peut-on parler d'indépendance, de souveraineté numérique ? Donc revenir sur les logiciels basiques, la bureautique, le mail, les OS ; déjà, de base.

Les centres de données dans leur adaptation au territoire : une réflexion possible au niveau européen mais également au niveau national. Au niveau européen, parce que si les pays d'Europe du nord ont des conditions climatiques intéressantes, il y aurait peut-être des partenariats à faire sur ces sujets-là au niveau européen.

Remplacer progressivement les couches logicielles des plateformes cloud par des technologies locales et du logiciel ouvert ; ça existe déjà.

Dépendance inter-industrielle de l'industrie des semi-conducteurs parce que pour construire des semi-conducteurs, il faut aussi avoir la technologie de pointe qui permet de le faire et d'avoir une avance technologique sur les autres. C'est ce qui nous a souvent désavantagés dans ces secteurs-là innovants, c'est qu'en fait les machines étant produites par les Américains et puis aujourd'hui de plus en plus par les Chinois, on est toujours dépendants du degré de sophistication de l'outil. Là aussi, on a des acteurs.

Ingénierie, marine, et spatial, parce qu'évidemment dans le cas des infrastructures, garder notre ingénierie marine, nos armateurs, c'est un pouvoir ; c'est un pouvoir technologique, c'est un pouvoir géopolitique. Et spatial parce que même si je n'en ai pas beaucoup parlé, je pense que vous avez compris que je fais quand même le lien entre ce qui se passe aujourd'hui au niveau des technologies satellitaires et ce qu'on a sur le territoire.

La bonne nouvelle, c'est que tout existe déjà ; je dois finir — je suis vraiment désolée, j'ai juste un dernier point parce que c'est quand même très important et je n'en ai pas du tout parlé — c'est qu'aujourd'hui il y a aussi une autre stratégie de mise en dépendance au-delà de ce dont on a déjà parlé, c'est celle de la formation. Ce n'est pas seulement aujourd'hui, ça fait évidemment depuis un certain temps ; l'ANPE avait déjà des contrats en 2006 avec des formateurs Microsoft pour la bureautique, etc. Aujourd'hui, on a les Google ateliers numériques dans les universités et à destination des familles, et quand je parle des universités c'est à la fois les petites comme les très grandes et très connues comme la Sorbonne par exemple. Microsoft Simplon qui forme des techniciens de plateforme, c'est-à-dire qui favorise en fait l'enfermement dès l'entrée dans le métier à une plateforme, le cyber tour des chambres de commerce et d'industrie de Google, les centres de formations professionnelle d'Amazon Web Services. En fait, ces entreprises désormais font notre éducation au numérique ; quand je vous parle des Google ateliers numériques pour les familles il y a vraiment des Google ateliers locaux pour les familles, il y en a à Saint-Étienne, à Lyon, à Marseille qui vont permettre aux parents de montrer à leurs enfants quels services ils vont pouvoir utiliser pour faire leurs recherches, pour jouer, etc.

Donc la solution, c'est quoi ? Peut-être revenir à des choses qu'on avait un peu testées à l'époque, dans les années 70 : ouvrir la boîte noire dès l'école en privilégiant l'interdisciplinarité dans l'appréhension des savoirs techniques essentiels. Des expérimentations, de 1970 à 1976, on en a eu. C'était l'expérimentation 58 lycées[31], sous Georges Pompidou, qui a été arrêtée avec Giscard d'Estaing ensuite et qui était le fait de pouvoir, dans 58 lycées, former des profs. On les emmenait donc dans des usines, sur le terrain voir comment on construisait des ordinateurs, et on leur apprenait également ce qu'on appelle le Langage symbolique d'enseignement, LSE[32], qui était un langage informatique simplifié et qui leur a permis de faire en six ans 400 logiciels. Ces 400 logiciels et ce temps de formations étaient rémunérés par l'État ; ce n'était pas volontaire, ce n'était pas sur le temps libre, c'était de l'argent, les profs étaient payés par l'État pour faire cela.

L'interdisciplinarité, c'est aussi pouvoir parler aux enfants des réseaux, des câbles, de toute la matérialité du numérique, pas pour en faire des professionnels des réseaux mais en les intégrant tout simplement aux cours qu'ils ont déjà : la géographie, l'histoire. C'est déjà le cas dans certaines filières techniques ; pourquoi ne pas le faire chez tous puisque le programme d'histoire est pratiquement identique sauf que dans certains cas on peut ajouter une information supplémentaire, montrer une carte des câbles, tout simplement. On peut faire cela, on peut également parler, lors des cours d'éducation civique, des réseaux sociaux mais pas seulement ; expliquer comment ça fonctionne, montrer (désolé pour ceux qui se disent que c'est pas possible) une ligne de code, voir comment ça fonctionne. Ils sont pas bêtes ; je l'ai testé avec des étudiants en art : je passais 30% de l'ensemble du cours à leur fournir des connaissances techniques et leur permettre de lire des lignes très simples de code ; ça marche très bien et ça leur permet de comprendre mieux les choses ensuite.

Et ensuite, former des citoyens, des professionnels et des décideurs aux risques et aux externalités négatives du numérique, de leur choix : quelle est la conséquence de leurs choix technologiques. Ça pourrait par exemple être inclus dans les formations de sécurité obligatoires qui existent déjà. J'ai terminé.