Internet et libertés publiques : qu’est ce qui a changé depuis Snowden - Félix Tréguer

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Titre : Internet et libertés publiques : qu’est ce qui a changé depuis Snowden ?

Intervenant·e·s : Félix Tréguer - Edward Snowden, voix off - Julian Assange, voix off - Olivia Gesberg

Lieu : Émission La Grande table, France Culture

Date : 20 septembre 2019

Durée : 32 min 47

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Présentation de l'émission

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration :

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcrit : MO

Description

Les révélations d'Edward Snowden ont-elles provoqué plus qu'une prise de conscience ? Que nous disent-elles de l'utopie déchue d'Internet? Félix Tréguer, co-fondateur de la Quadrature du Net, nous en parle dans L’utopie déchue(Fayard, 2019).

Transcription

Olivia Gesberg : Alors qu’Edward Snowden publie ses Mémoires vives, autobiographie de l’homme qui a tout risqué pour dénoncer la surveillance globale selon Le Seuil son éditeur, ces révélations ont-elles provoqué plus qu’une prise de conscience ? Les États-Unis ne menacent-ils plus d’être à la tête d’un système de surveillance de masse en collectant nos données ? En d’autres termes Internet et libertés publiques, depuis Snowden qu’est-ce qui a changé?
On en parle avec notre invité, fin connaisseur du milieu, sociologue et hacktiviste comme il le dit, c’est-à-dire hacktiviste avec un « h », un peu hacker sur les bords, chercheur associé au Centre Internet et Société du CNR, cofondateur de la Quadrature du Net. Félix Tréguer bonjour.

Félix Tréguer : Bonjour.

Olivia Gesberg : Vous publiez aujourd’hui L’utopie déchue chez Fayart une contre-histoire d’Internet du 15e au 20e siècles. vous remontez loin !

Félix Tréguer : Oui. Je reviens à la création de l’imprimerie qui correspond aussi à la genèse de l’État moderne donc pour retracer un peu les stratégies de contrôle des moyens de communication et de comprendre un petit comment Internet a pu en faire les frais,

Olivia Gesberg : Ça a toujours fonctionné de la même manière ? Chaque fois qu’un a moyen de communication est né on a tenté de le contrôler ?

Félix Tréguer : Il y a eu d’abord des appropriations subversives, contestataires, par des groupes qui contestaient les pouvoirs et puis, effectivement, la remise en place de logiques similaires à travers les époques pour réamorcer des dispositifs de surveillance, de censure, de propagande, donc on assiste, effectivement, à des mécanismes un peu similaires avec Interner.

Olivia Gesberg : Et pour tant l’imprimerie reste une invention géniale, ce n’est pas vous qui publiez aujourd’hui un livre qui allez dire le contraire.

Félix Tréguer : En effet.

Olivia Gesberg : Est-ce que vous en diriez autant d’Internet ?

Félix Tréguer : Est-ce qu’Internet reste une invention géniale ? J’avoue que je suis dans une période un petit peu sceptique. Je crois qu’on a absolument besoin des livres. Je pense que c’est un moyen de communication beaucoup plus low tech comme on dirait, c’est-à-dire une technologique beaucoup plus simple, et je crois de plus en plus que dans les technologiques extrêmement complexes, Internet en est une, il y a des formes de pouvoir qui s’immiscent et des problèmes essentiels liés à ces technologies. Ce qui est sûr aussi c’est qu’Internet comme réseau et l’ordinateur qui compose ce réseau, l’ordinateur en tant que machine, ça reste des outils qui sont le fruit d’une époque en fait et on aurait pu penser des machines alternatives.
Internet a constitué un réseau informatique alternatif qui portait beaucoup d’espoirs et de potentialités, mais il a été modelé par le monde saturé de rapports de domination dans lequel il a été introduit c’est pour ça que c’est aussi devenu un instrument de pouvoir, même s’il sert encore évidemment les mobilisations, les formes d’organisation, la libération de la parole de certains groupes. Donc c’est l’outil dont on se saisit aujourd’hui pour porter ces revendications, porter ces discours contestataires. Peut-être qu’on aurait pu très bien le faire aussi avec des livres, avec du courrier. C’est une question que je me pose en effet.

Olivia Gesberg : Vous parlez presque maintenant comme mon grand-père alors que vous n’avez même pas 40 ans, que vous faites partie de ceux qui y ont cru, de ceux aussi qui dominaient la technologie. Imaginez ceux qui, en plus, ne la comprennent pas et ne la manipulent pas comme vous êtes capable aussi de le faire, Félix Tréguer, dans quelle incompréhension ils doivent être aujourd’hui. En 1989, quand le 3W voit le jour derrière Tim Berners Lee, quel âge avez-vous ?

Félix Tréguer : Trois ans.

Olivia Gesberg : Trois ans. Donc là c’est un peu le livre de la maturité qui rassemble quand même vos illusions perdues. On va comprendre comment elles se sont alimentées, par quoi ces déceptions ont été nourries.
Internet est une technologie pensée à ses débuts, vous l’évoquiez aussi, comme libératrice, plutôt égalitariste ou émancipatrice. Ses concepteurs n’avaient pas prévu qu’elle ferait l’objet d’une telle instrumentalisation aujourd’hui ?

Félix Tréguer : Non. C’est peut-être ce qui surprend en fait lorsqu’on considère un peu l’histoire des enjeux politiques autour de l’informatique depuis les années 50/60. En fait, je crois que ce qui change et ce qui conduit à l’apparition de ces discours plein d’espoir et plein de projets démocratiques dans les années 80, fin des années 80 et au début des années 90 avec l’apparition d’Internet et du Web, ce qui s’est passé c’est sans doute l’apparition d’une machine particulière, une incarnation particulière de l’informatique qu’est l’ordinateur personnel qui apparaît au début des années 80 et qui, du coup, transforme complètement la perception que l’on peut avoir de cette technologie. C’est-à-dire qu’avant, l’ordinateur c’était des grosses machines qui équipaient les grandes bureaucraties publiques et privées, donc c’était une machine associée, une technologie associée à l’ordre technocratique. L’ordinateur personnel porte la potentialité de distribuer le pouvoir, d’avoir cet outil extrêmement puissant entre les mains des individus, donc effectivement avec l’horizon d’une appropriation plus égalitaire d’une technologie extrêmement puissante, d’où de grands espoirs.

Olivia Gesberg : Le pouvoir et le savoir, c’est ça ?

Félix Tréguer : En effet. C’est vrai que dans les utopies internet il y a évidemment cette idée de pouvoir construire une bibliothèque universelle, transfrontière, qui recèlerait l’ensemble des savoirs de l’humanité sous forme numérisée. Moi, ce que m’a apporté un peu à cette recherche historique c’est de comprendre à quel point il y avait, je l’avais d’ailleurs un peu perçu dans mon expérience militante, une mémoire en fait oubliée des luttes passées et de cette critique de l’informatique.
Peut-être que si cette histoire avait été mieux connue on aurait su avoir des discours peut-être plus mesurés quant à l’aspect politique d’Internet et aux enjeux qui se nouaient dès les années 90 autour de cette technologie. Peut-être qu’on aurait pu voir que les risques de recentralisation – peut-être qu’on pourra revenir sur la manière dont tout cela se passe –, les formes de recentralisation de l’architecture qui sous-tend Internet comment elles étaient porteuses de graves dangers qui avaient été très bien repérés par les groupes militants des années 60/70 qui voyaient clairement l’informatique comme une technologie dangereuse, d’où déjà des scandales à l’époque autour des questions de surveillance, d’où la création par exemple de la CNIL en 1978 en réponse à ces scandales. Donc je pense qu’il y a un enjeu autour. C’est ce que j’essaye un peu de faire dans ce livre, c’est un outil de débat et c’est aussi une manière de retracer une histoire complexe parce que je pense qu’on agit mieux dans le présent lorsqu’on comprend cette histoire et la manière dont elle structure nos sociétés et nos manières de penser.

Olivia Gesberg : Certains ont donc un peu, à vous entendre, quand même pêché par naïveté ou par orgueil, des militants du départ ou des concepteurs trop naïfs, vous dites « gonflés par leur dédain du vieux monde, ces hackers ont ignoré les mises en garde de ceux qui le sont précédés ». C’était qui ces hackers ?

Félix Tréguer : Je pense à des personnages dont on parle souvent, pas tant hackers et je ne suis pas non plus hacker. C’est vrai que le qualificatif d’hacktiviste avec un « h » est un peu usurpé s’agissant de moi ; je ne suis pas quelqu’un qui maîtrise grandement la technique, j’ai beaucoup fréquenté des hackers à La Quadrature du Net et ailleurs. J’allais vous parler de John Perry Barlow qui est un des paroliers du Grateful Dead, icône de la contre-culture américaine, qui a ce célèbre texte, cette célèbre déclaration en 1996, alors que les États-Unis s’apprêtent à adopter l’une des premières lois de censure d’Internet, où il s’adresse aux géants du vieux monde et il fait la déclaration d’indépendance du cyberespace. Il y avait effectivement cette idée d’un espace qui était, par essence, impossible à réguler, à contrôler, qui, du coup, allait renvoyer les États et les grandes organisations industrielles aux poubelles de l’histoire. C’est l’un des discours peut-être un peu emphatique, d’ailleurs John Perry Barlow qui est mort l’an dernier a mis de l’eau dans son vin à la fin de sa vie en revenant notamment sur cette déclaration un peu tonitruante qui, en même temps, a captivé .

Olivia Gesberg : Et qui a capté l’esprit d’une époque aussi, l’élan, l’utopie qui pouvait être portée à ce moment-là. Du coup, les porteurs de cette contre-culture n’ont pas préparé suffisamment de garde-fous pour transformer le rapport de force. Ils ont acté dès le départ qu’ils allaient prendre le pouvoir avec cet outil citoyen, au lieu de penser aux failles qu’ils étaient déjà en train de laisser ou de créer.

Félix Tréguer : Non, je ne leur ferais pas ce grief puisque je pense qu’alors même qu’ils étaient en train de nourrir cet imaginaire utopiste de cet affranchissement des veilles lois politiques de ce monde, ils étaient déjà dans la lutte, déjà dans le combat. De fait, comme je le disais, John Perry Barlow à l’époque est déjà engagé dans un combat juridique contre cette loi de censure qui, d’ailleurs, se soldera par un succès puisqu’elle aboutit à l’époque à une jurisprudence très favorable à la liberté d’expression sur Internet de la part de la Cour suprême des États-Unis, donc je pense qu’on ne peut pas faire le reproche à cette génération. Moi je m’y retrouve complètement, c’est ce que je dis dans ce livre, je m’inclus dans ce groupe de gens ayant entretenu des discours utopiques et qui, face aux discours techno-critiques qui étaient déjà opposés par certains intellectuels, certains militants, même s’ils restaient, malheureusement, un peu marginaux dans le débat, on leur a expliqué que c’étaient des luddites et qu’ils voulaient revenir à la bougie et ce genre de choses. Le grief n’est pas tant sur le fait qu’il y ait une démission et qu’on a oublié de lutter, c’est sans doute certaines œillères que ça a pu provoquer et la manière dont on a écarté des débats importants sur la technologie en tant que telle.

Olivia Gesberg : Vous dites qu’on ne peut pas comprendre ce qui se joue aujourd’hui si on ne pense pas Internet aussi en termes de nouvel espace public à la manière à la fois d’Habermas, tel qu’il le définissait, ou encore de Michel Foucault. Pourquoi ? Comment comprendre cet espace que l’État va tenter de contrôler ?

Félix Tréguer : Parce que je pense effectivement que ce concept d’espace public qui renvoie à l’espace de circulation des idées, des opinions et qui façonne du coup un peu les représentations que l’on se fait, les idées qui nous animent, cet espace public comme le décrit très bien Habermas a joué un rôle fondamental dans l’histoire de la démocratie, dans la démocratisation de nos sociétés. Du coup, il m’a semblé que c’était un terrain intéressant pour, justement, comprendre la manière dont il a toujours été soumis à des rapports de pouvoir, à des formes d’opposition entre pouvoir et résistance. D’ailleurs c’est une dimension que Habermas néglige un peu dans son histoire de l’espace public, son archéologie de l’espace public plus exactement qui est, en fait, sa thèse publiée en 1962. C’est un ouvrage qui a eu beaucoup d’influence. J’ai commencé ces recherches par le relire et j’étais frustré, en fait, de voir à quel point justement ces questions auxquelles on se heurtait déjà s’agissant d’internet, de censure, de surveillance, l’utilisation des droits de l’homme pour résister aux politiques de contrôle mises en place par les États, comment cette histoire était en fait négligée dans la trajectoire qu’il propose. Donc j’ai été lire beaucoup d’historiens, retrouver quelques archives qui permettent de vraiment mettre en exergue la manière dont l’espace public comme espace démocratique de nos sociétés est en prise à des rapports de pouvoir qui l’éloignent un peu de l’idéal démocratique qu’il est censé servir.

11’27

Olivia Gesberg : Et vous racontez aussi comment les premiers à avoir alerté