Internet devient-il un Minitel 2.0 ou un bien commun - Benjamin Bayart - RTS

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Titre : Internet devient-il un Minitel 2.0 ou un bien commun ?

Intervenants : Benjamin Bayart - Sarah Dirren -

Lieu : Émission Versus lire et penser RTS

Date : mai 2019

Durée : 37 min 50

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Présentation de l'émission

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration :

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Statut : Transcrit MO

Description

Nous fêtons cette année les 50 ans dʹInternet et les 30 ans du WEB conçu au CERN par Tim Berners Lee. Que reste-t-il de ce réseau décentralisé et libre des origines ? Quelles sont les alternatives aux géants du Net que sont les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) et autres Airbnb ou Alibaba en Chine ? Eléments de réponse avec notre invité Benjamin Bayart spécialiste des réseaux, président de la Fédération des fournisseurs d'Accès à Internet associatifs et cofondateur de la Quadrature du Net.

Transcription

Voix off : Penser.

Journaliste : On pourrait commencer par souhaiter un joyeux anniversaire, on pourrait chanter Joyeux anniversaire pour Internet qui fête son demi-siècle d’existence et puis surtout pour le World Wide Web, le Web quoi en gros !

Sarah Dirren : Un système.

Journaliste : Hypertexte c’est ça ?

Sarah Dirren : Exactement.

Journaliste : Qui permet aux ordinateurs de communiquer entre eux. Ça a commencé sur de bêtes terminaux, rappelez-vous. Surtout ça a été au CERN, donc pas très loin de chez nous à Genève, près de l’accélérateur de particules, par Tim Berneers-lee ça fait 30 ans, c’est vrai qu’on ne souvient même pas de son nom alors que c’est quelque chose de totalement fondamental et qu’est-ce qui reste justement des origines d’Internet, de cet Internet-là ? C’est ce qu’on va voir avec vous, Sarah, et surtout votre invité, Benjamin Bayart, qui normalement, si tout va bien, est en direct avec nous depuis Paris. Bonjour à vous.

Benjamin Bayart : Bonjour.

Journaliste : Merci d’être avec nous en duplex de notre studio de Paris. Vous êtes spécialiste des réseaux, cofondateur de La Quadrature du Net. Quelle est donc cette association que vous avez fondée en 2008 ?

Benjamin Bayart : La Quadrature du Net est une association qu’on a créée pour essayer d’orienter un petit peu les politiques en matière de numérique, parce que, régulièrement, nos politiciens essayent de résoudre la quadrature du cercle en matière de régulation d’Internet et ils ont une grosse tendance à faire n’importe quoi ou de la merde, selon le moment !

[Rires]

Journaliste : Carrément. D’accord. C’est clair au moins.

Sarah Dirren : Mais spécialement en 2008 parce qu’il y avait urgence ?

Benjamin Bayart : En 2008 on avait plusieurs dossiers sur le feu. On venait de sortir de la tentative d’instaurer le brevet logiciel au Parlement européen, qui avait fort heureusement échoué. Il y avait en France une actualité assez chaude sur la création de la HADOPI qui est apparue rapidement derrière. Il y avait, au niveau européen, toute la discussion sur le paquet Télécom où il y avait beaucoup de textes dangereux dessus. Il y a eu, juste après, les discussions sur ACTA qui étaient aussi assez dangereuses.

Sarah Dirren : Deux mots sur la loi HADOPI que vous avez combattue.

Benjamin Bayart : HADOPI ça consiste à dire que partager la culture ce n’est pas bien et c’est une bêtise. C’est aussi simple que ça.

Sarah Dirren : On est ???. On défend le copyright et non pas le copyleft.

Benjamin Bayart : Ce n’est pas seulement défendre le copyright c’est considérer que, quand les gens échangent de la musique entre eux ou quand ils échangent des contenus culturels, ils font quelque chose qui est dommageable à la culture. Il se trouve que ce n’est pas vrai. En partant de cette pensée qui n’est pas vraie on transforme les fournisseurs d’accès à Internet en policiers, ce qui est une très mauvaise idée sur le principe. Et puis on autorise à faire une forme de surveillance assez généralisée de la population, ce qui n’est pas non plus une bonne idée, mais je pense qu’on en reparlera après de ces histoires de surveillance généralisée.

Sarah Dirren : Justement Benjamin Bayart, vous parlez des fournisseurs d’accès. Pour bien comprendre, vous êtes président de la Fédération des fournisseurs d’accès à Internet associatifs, la FFDN, donc d’un côté on a les tuyaux, l’information qui circule, donc vous, c’est-à-dire les fournisseurs d’accès, et puis de l’autre nous avons les fournisseurs de contenu, les YouTube, les sites de la RTS, les Netflix, etc. Vous disiez « les fournisseurs d’accès pourraient devenir des policiers ». Quel est le rôle de ces fournisseurs d’accès ? Est-ce qu’ils ont finalement tout pouvoir ?

Benjamin Bayart : Oui, ils ont tout pouvoir et ils ont tout pouvoir très au-delà de ce qu’on entend normalement par ce genre de phrase.
Internet est un espace immatériel. Les fournisseurs d’accès à Internet, en vrai, sont les opérateurs du réseau ; ils fabriquent cet espace immatériel. En fait ils ont tout pouvoir au sens où ils peuvent changer les lois de la physique de cet espace immatériel. Ils peuvent changer la façon dont le monde numérique se comporte. Ils ont tout pouvoir un peu au sens où Dieu aurait tout pouvoir, si vous voulez.

Sarah Dirren : Il existe ?

Benjamin Bayart : Ils peuvent changer les lois de la physique du monde numérique, c’est très puissant comme pouvoir etc en particulier, ils peuvent par exemple surveiller la totalité de ce que vous faites, ils peuvent vous empêcher de faire les choses. Il y a un gros problème qui est que, venant avec ce grand pouvoir, il devrait y avoir une très grande responsabilité sur le fait qu’ils ne vont pas en abuser. Et très souvent on leur demande d’en abuser, c’est-à-dire qu’on leur demande d’utiliser les pouvoirs qu’ils détiennent sur le réseau pour faire tout un tas de choses qui satisfont un agenda politicien, alors qu’il devrait y avoir à côté des règles contraignantes, de manière très ferme, sur ce qu’ils ont le droit de faire et pas le droit de faire.

Sarah Dirren : Si j’entends bien, ça veut dire, Benjamin Bayart, que notre Swisscom, réseau Swisscom par exemple, ou Salt, ou chez vous Bouygues Telecom, ont tout pouvoir, ils ont le pouvoir de prioriser ou pas, de restreindre notre accès à Internet ?

Benjamin Bayart : En fait ils fabriquent le réseau. Il faut bien comprendre. Si vous voulez une image d’Internet il faut prendre celle un peu du réseau des rues et des routes. Un opérateur du réseau il fabrique des connexions entre ordinateurs qui sont vraiment l’équivalent des rues, si vous voulez, d’une ville, c’est sa ville à lui qu’il a fabriquée. Et Internet, c’est le fait que les villes sont interconnectées entre elles, forment un très vaste réseau et qu’on peut aller d’un bout à l’autre du réseau en passant d’un opérateur à l’autre.
En fait, l’opérateur qui vous raccorde au réseau est en général unique. C’est très rare que les gens aient chez eux deux fournisseurs d’accès à Internet totalement différents. Donc vous ne voyez le réseau qu’au travers de ce que l’opérateur veut bien vous laisser voir. Si l’opérateur que vous utilisez ne vous permet pas d’aller visiter un site web ou un autre, eh bien vous n’y avez plus accès. Point.
Si l’opérateur par lequel vous passez veut décider que, je ne sais pas, l’application Skype ne lui plaît pas, alors il l’enlève donc vous n’y avez pas accès. Vous pouvez installer le logiciel Skype sur votre ordinateur, mais vous n’aurez pas accès à l’application. Un peu comme votre opérateur de téléphonie peut décider que vous pouvez appeler tous les numéros de téléphone sauf celui de Pierre, celui de Paul et celui de Jacques, parce qu’il n’a pas envie.

Sarah Dirren : C’est ce qu’on appelle la neutralité du Net. C’est bien de ça dont il s’agit lorsqu’on parle de neutralité du Net, ça veut dire qu’on va prioriser certains contenus ou pas ; en tant que fournisseur d’accès, on priorise certains contenus. Depuis mars dernier, la neutralité du Net est inscrite dans la loi suisse, c’est-à-dire qu’on n’a pas le droit de prioriser.

Benjamin Bayart : Ça devrait être la neutralité, justement.

Sarah Dirren : Justement elle est inscrite dans la loi suisse. Au niveau européen, eh bien il existe un règlement qui protège la neutralité du Net, donc les fournisseurs d’accès à Internet n’ont pas le droit de limiter, de prioriser un contenu. Tout va bien, Benjamin Bayart ! Contrairement aux États-Unis où cette neutralité du Net a été levée ; il n’existe plus de neutralité du Net.

Benjamin Bayart : Si, elle existe encore, mais la loi qui la protège n’existe plus. Ce n’est pas parce qu’on cesse de rendre les choses illégales que tout de suite les gens font toutes les pires saletés ; ils mettent plusieurs semaines quand même à s’adapter ; il faut s’y faire !
Il faut comprendre que ce n’est pas qu’une question de priorisation. Pour le coup je ne connais pas du tout le droit suisse, donc je ne sais pas ce que dit la loi suisse sur le sujet, en revanche le texte européen est extrêmement intéressant parce qu’il parle effectivement de problèmes de priorisation mais pas que. Il définit la neutralité du Net comme une liberté de l’internaute et il interdit à l’opérateur réseau d’y porter atteinte. C’est par exemple la liberté de consulter les contenus de son choix et de publier les contenus de son choix. C’est la liberté d’utiliser les applications de son choix et de proposer les applications de son choix. Et c’est toujours défini en symétrique. C’est-à-dire que du point de vue d’Internet, moi et YouTube c’est la même chose : nous sommes des utilisateurs du réseau. YouTube est un peu plus gros que moi, parce qu’il pèse financièrement un peu plus que moi, mais nous sommes tous les deux utilisateurs du réseau, à égalité. Et ça c’est extrêmement important. C’est typiquement ça qui différencie Internet de tous les autres réseaux : le fait qu’il n’y a pas de point privilégié.
Le Minitel en cela était très différent. Il y avait bien les serveurs d’un côté, qui fournissaient des services, qui fournissaient du contenu, et puis les terminaux passifs de l’autre que les gens utilisaient pour pouvoir consulter. Internet c’est radicalement différent. N’importe quel ordinateur connecté à Internet, vous installez dessus un programme de serveur web, c’est une application comme une autre, et tout d’un coup c’est un serveur web. C’est-à-dire que tout d’un coup cet ordinateur-là est accessible par n’importe quel navigateur web sur terre en tapant la bonne adresse dans la barre d’adresse.

Sarah Dirren : Oui. C’est-à-dire que je peux construire un site web pédophile ou terroriste ?

Benjamin Bayart : Je ne sais pas si c’est de ça dont vous avez envie de parler à titre personnel ! Par exemple mon blog est hébergé sur l’ordinateur qui est posé sur mon bureau, chez moi. Et c’est le fonctionnement normal du réseau. Bien évidemment il y a des gens qui veulent faire des choses sales, mais ils sont plutôt minoritaires en vrai. Il y a plus de gens pas méchants que de gens méchants sur terre.

Sarah Dirren : Mais cette loi, justement, de la neutralité du Net qui est inscrite, je le rappelle, depuis mars dernier dans la loi suisse, donc chez nous, cette loi est contournée. Je prends juste l’exemple du Portugal pour qu’on comprenne bien. Il y a des opérateurs qui proposent des abonnements avec accès illimité par exemple à WhatsApp ou à Skype, ou des forfaits Neflix ou YouTube. Donc là on contourne allégrement cette neutralité du Net ?

Benjamin Bayart : Très clairement. En fait ça dépend complètement de comment c’est réalisé techniquement. Faire du marketing en disant « l’abonnement internet est à 30 euros et pour 40 euros vous avez Internet et Netflix ». Et comme l’abonnement de Netflix est à 15 euros, eh bien ça fait une petite ristourne de 5 euros, c’est chouette et voilà ! Ça c’est du marketing, il n’y a rien techniquement derrière.
En revanche, si l’accès à Netflix fonctionne très mal parce que l’opérateur a mal dimensionné son réseau et que, en échange d’un peu plus d’argent, il va vous permettre d’accéder à Netflix dans de bonnes conditions, ça ce n’est pas normal. Ça ce n’est pas normal, il n’a pas à faire de genre de choses-là. En fait ça, ça vient d’un mode de pensée que j’ai rencontré à l’époque où je travaillais chez certains opérateurs dont je ne donnerai pas le nom, en France. Je me souviens que mon directeur technique était très triste parce que l’opérateur en question dépensait des sommes folles à poser des câbles, des fibres, à faire des trous dans les trottoirs ; on dépensait des centaines de millions d’euros tous les ans, en investissement pour le réseau. Et puis, en échange de tout ça, tout le travail, les abonnés soit donnaient 30 euros par mois. À la même époque, c’était il y a longtemps, Meetic, je ne sais pas si vous connaissez, un site de rencontre.

Sarah Dirren : Oui, c’est du Tinder.

Benjamin Bayart : Un site qui ne fait rien. Oui c’est du Tinder un peu ancien, c’était il y a une dizaine d’années, ils ne font rien ces gens-là, ils fournissent une base de données, mais ce n’est pas eux qui fournissent le contenu ; ce sont les abonnés qui fournissent le contenu intéressant. Donc en échange du rien qu’ils fabriquent, à savoir deux ou trois serveurs, quelques pages web et une base de données derrière, ils perçoivent 30 euros par mois. Et ça, ça mettait mon directeur technique hors de lui et lui était d’avis, puisqu’il peut empêcher l’accès à ce service, eh bien il veut une part. Comme il peut empêcher le service de tourner il veut une petite part !

Sarah Dirren : C’est légitime.

Benjamin Bayart : C’est à peu près aussi légitime que le racket, c’est une forme de racket. C’est-à-dire : je suis en mesure de vous faire du mal, pour que je vous laisse la vie sauve, vous devrez me donner une partie de votre salaire. Merci Bisous. Voilà ! Ce n’est que ça !

12’ 00

Sarah Dirren : Et c’est pour ça, vous le disiez Benjamin Bayart