Internet : neutre mais pas trop

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Titre : Internet : neutre mais pas trop ?

Intervenants : Serge Abiteboul - Benjamin Bayart - Nicolas Martin

Lieu : Émission la méthode scientifique - France Culture

Date : septembre 2018

Durée : 58 min

Écouter ou télécharger le podcast

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration :

NB : transcription réalisée par nos soins.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas forcément celles de l'April.

Statut : Transcrit MO

Description

Qu’appelle-t-on neutralité du net ? Pourquoi a-t-elle été supprimée aux États-Unis ? Quelles seraient les conséquences de la fin de la neutralité du net ? Faut-il l'inscrire dans la Constitution française ? En défendant la neutralité du net, défend-on un internet immuable ?

Transcription

Nicolas Martin : On reprend le fil de nos mercredis consacrés au numérique et aux nouvelles technologies.
Entre Roland Garros, le mondial de football, les vacances et la canicule, l’information est passée relativement inaperçue dans la torpeur estivale. Et pourtant, la décision prise aux États-Unis concernant la neutralité du Net pourrait bien constituer un précédent, voire la porte ouverte à une nouvelle ère du réseau, où les fournisseurs d’accès auraient tout pouvoir ; le pouvoir de favoriser leurs propres contenus au détriment des autres, de limiter la bande passante pour certaines catégories de sites, bref, de discriminer les usages et les pratiques sur le réseau.

« Internet : neutre mais pas trop ». C’est le problème dont nous allons nous saisir dans l’heure qui vient. Bienvenue dans La méthode scientifique.

Et pour bien comprendre l’importance et la nature de ce virage depuis la création au CERN en 1989 de ce qu’on appelle aujourd’hui et peut-être à juste titre maintenant les internets, nous avons le plaisir de recevoir aujourd’hui Serge Abiteboul. Bonjour.

Serge Abiteboul : Bonjour.

Nicolas Martin : Vous êtes membre du collège de l’Arcep, l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes et directeur de recherche à Inria et le camarade Benjamin Bayart. Bonjour.

Benjamin Bayart : Bonjour.

Nicolas Martin : Président de l’association Fonds de Défense de la Neutralité du Net, et cofondateur de La Quadrature du Net.
Vous pouvez nous suivre comme chaque jour sur les ondes de France culture, sur les ondes radiophoniques et sur le fil Twitter, @lamethodefc, profitez-en tant que vous y avez un accès illimité ; ça ne va peut-être pas durer, c’est ce dont nous allons parler aujourd’hui. Parce que si vous pensiez que la fin de la fin de la neutralité du Net c’est quelque chose d’abstrait qui ne nous concerne finalement pas vraiment, eh bien aux États-Unis son abrogation est entrée en vigueur le 11 juin, le lundi 11 juin. Écoutez ce reportage à propos des incendies en Californie quelques semaines plus tard.

Voix off du traducteur : La diminution du flux des données de Verizon est arrivée peu de temps après l’incendie dans le complexe de Mendocino. La restriction du flux internet, pratique du fournisseur d’accès, a délibérément réduit le débit des données.
Les pompiers de Santa Clara en Californie ont vu le débit de leur flux internet réduit de manière dramatique : « La vitesse de notre connexion a été réduite de deux cents fois par rapport au haut débit habituel ». Le Conseil de Santa Clara le dit d’une autre façon : « C’est un bond dans le passé, comme si on avait reculé de 20 à 30 ans en arrière et ceci pendant que les pompiers de Santa Clara étaient en train de lutter contre ce qui allait devenir le plus grand incendie de l’histoire du Comté. Leur capacité à lutter contre le feu a été sévèrement perturbée par cette baisse du débit. »

Nicolas Martin : Un reportage de la chaîne EBC à propos de cet incident autour des pompiers de Santa Clara, dont la lutte contre l’incendie géant a été compliquée par cette limitation du débit. Une réaction ? Alors c’est évidemment très spectaculaire les pompiers contre un incendie. On voit l’injustice à l’œuvre, mais c’est évidemment plus complexe que ça, Benjamin Bayart ?

Benjamin Bayart : Oui. En fait c’est à peine un problème de neutralité du Net. C’est beaucoup plus un problème de définition des contrats. C’est-à-dire que les pompiers utilisent un abonnement grand public et donc dans l’abonnement grand public il y a un certain nombre de limitations prévues au contrat et qui sont appliquées. C’est un peu ridicule que les infrastructures essentielles ne servent pas de manière prioritaire et inclue dans les obligations de service public. Ce sont des histoires de réglementation. Aux États-Unis il y a très peu ce type de réglementation qui prévoient les usages publics, les usages prioritaires, etc.

Nicolas Martin : Serge Abiteboul, on se retrouve tout de même effectivement face à un contrat avec une diminution du réseau qui est quand même une conséquence de cette entrée en vigueur de ce qu’on appelle la fin de la neutralité du Net et qu’on va définir dans quelques instants.

Serge Abiteboul : Je ne serais pas aussi affirmatif que ça. Pour moi c’est une grosse bêtise de Verizon et puis, comme disait Benjamin, c’est aussi une erreur : des services de sécurité comme les pompiers ne doivent pas partager un réseau grand public qui, par définition du réseau grand public, peut être amené à avoir des variations. Donc là c’est le fait qu’on retrouve des pompiers sur un réseau grand public, ce qui n’est quand même pas forcément une bonne idée, et puis que Verizon a réagi n’importe comment en ne tenant pas compte des problèmes de sécurité. Là je dirais que ce sont des problèmes sérieux, mais ce n’est pas exactement un problème de neutralité du Net.
Par contre, ce qui est vrai dans le problème de neutralité du Net, c’est qu’il y a des conséquences qui peuvent être dramatiques pour nous en tant que citoyens, comme de ne pas pouvoir avoir accès à des services qui nous intéressent parce qu’ils n’ont pas le bon contrat avec notre provider ; ça peut être aussi des problèmes de commerciaux extrêmement sévères comme le fait que Internet devient, du coup, une espèce de jungle où tout peut se passer, mais je crois que l’exemple des pompiers de Californie n’est pas forcément le meilleur exemple pour la neutralité du réseau.

Nicolas Martin : Disons que c’est un peu le petit bout de la lorgnette. On va essayer de comprendre surtout, peut-être pour commencer, ce qui s’est passé ce lundi 11 juin aux États-Unis où on annonce la neutralité du Net. Ça veut dire concrètement Benjamin Bayart, qu’est-ce qui s’est passé ? Ou Serge Abiteboul, comme vous voulez.

Benjamin Bayart : Je pense que je préfère laisser le régulateur s’exprimer.

Nicolas Martin : Serge Abiteboul, qu’est-ce qui s’est passé ce lundi 11 juin aux États-Unis ?

Serge Abiteboul : On est dans une situation qui est quand même assez étrange parce que le Net c’est quelque chose d’international et les réglementations sont des réglementations nationales. En Europe on a un grand avantage c’est qu’on est au-delà du national : au niveau européen on a reconnu la neutralité du Net comme une valeur, comme quelque chose qu’il fallait défendre.

Nicolas Martin : C’est un règlement du Parlement ? De la Commission ?

Serge Abiteboul : Voilà. C’est un règlement qui est repris par les différents pays de la communauté européenne. On n’est pas les seuls : il y a des pays d’Amérique du Sud, il y a l’Inde ; c’est quand même quelque chose qui est plutôt une tendance générale internationale. Aux États-Unis c’était aussi le cas, le gouvernement américain respectait la neutralité du Net, et puis le gouvernement de Trump est revenu là-dessus. Encore une fois, il faut reconnaître, excusez-moi le mot, c’est un peu le bordel, parce qu’en ce moment en Californie on est en train de revoter la neutralité du réseau ; donc on va se retrouver dans une situation ! Moi je ne comprends rien, je ne comprends pas comment ça peut être réglable d’un point de vue juridique où les États-Unis seront contre, la Californie elle, sera pour ; elle implémentera. Donc je ne sais pas très bien ce que ça veut dire, mais ça prouve bien que si en Europe il n’y a pas une véritable question de défense de la neutralité du Net parce que la neutralité est appliquée en Europe, et encore une fois il y a quand même des soucis ici et là, des points ; c’est un compliqué de savoir exactement ce que ça veut dire ; on pourra revenir sur les détails. Mais en gros c’est respecté en Europe, ça ne l’est pas aux États-Unis.

Nicolas Martin : On va revenir sur la situation américaine, mais j’aimerais tout de même qu’on définisse pour dire de quoi on parle quand on parle de neutralité du Net. Ça veut dire quoi exactement « en finir avec la neutralité du Net », Benjamin Bayart ?

Benjamin Bayart : Pour comprendre ce qu’est la neutralité du Net en fait il faut comprendre que c’est un problème plus large ; c’est la question du pouvoir et de la responsabilité des intermédiaires techniques. Les intermédiaires techniques, dans le monde du numérique, ont un pouvoir colossal et donc ils doivent avoir une certaine responsabilité, ils doivent avoir des comptes à rendre sur la façon dont ils usent et dont ils abusent de ce pouvoir.

Nicolas Martin : La parabole de Spider-Man.

Benjamin Bayart : Oui. C’est la phrase de grande philosophie qu’on trouve dans Spider-Man : « De grands pouvoirs entraînent de grandes responsabilités. »
En fait il faut comprendre, dans le monde du numérique le fournisseur d’accès à Internet dispose d’un pouvoir absolu qui n’a pas d’équivalent dans le monde physique. Là on est en train de discuter, on est trois autour de la table, on s’entend tous les trois parce que ma voix fait vibrer l’air. Personne sur terre n’a le pouvoir de modifier ça. Ce qui fait que les auditeurs m’entendent c’est qu’il y a un micro, c’est qu’il y a quelqu’un en régie, toute une installation technique, et cet intermédiaire technique a un pouvoir. C’est -à-dire que les gens qui sont en régie appuient sur un bouton et tout d’un coup plus personne ne m’entend. Ce pouvoir est assez puissant. Là, dans le cadre de l’émission de radio, le pouvoir des personnes en régie est absolu. Il se trouve que je ne parle en émission de radio que quelques heures de-ci de-là dans ma vie donc c’est très rare.
Sur Internet, le fournisseur d’accès à Internet a ce même pouvoir absolu, même plus grand. Il peut modifier mes propos à la volée, ce qui en régie n’est pas simple à faire.

Nicolas Martin : C’est-à-dire ?

Benjamin Bayart : Eh bien par exemple, j’ai publié un billet de blog sur mon site qui raconte machin ; les fournisseurs d’accès peuvent faire en sorte que quiconque visite le site voit autre chose que ce que j’ai écrit. Ils peuvent remplacer « Manu » par « président de la République ». Ça c’est un pouvoir absolu.

Nicolas Martin : Dont ils ne font pas usage, en tout cas en France ou en Europe.

Benjamin Bayart : Dont ils ne font en moyenne pas usage, parce que les usages sont très chers, parce que c’est complètement délirant, mais il faut comprendre que ce n’est pas si délirant que ça. C’est comme ça que le régime Ben Ali contrôlait sa population. C’est comme ça que le régime chinois censure les gens qui veulent accéder à l’information : c’est en intervenant sur le réseau. Pas en fermant les sites, c’est trop compliqué, en intervenant le réseau et en utilisant le réseau comme outil de censure.

Nicolas Martin : Qu’on comprenne bien, juste pour le préciser une fois pour toute l’émission, peut-être qu’on le redira, mais les fournisseurs à Internet ce sont les grands opérateurs qui vous donnent accès à Internet, en l’occurrence on va en citer plusieurs : ça peut être Free, ça peut être Bouygues, ça peut être Orange, ça peut être SFR.

Benjamin Bayart : Oui, c’est ça. C’est ça et puis ce sont ce qu’on appelle les opérateurs de réseau, c’est-à-dire les opérateurs qui interconnectent les différentes plaques du réseau. C’est-à-dire que Orange, Free, etc., sont interconnectés avec d’autres opérateurs qui sont eux-mêmes interconnectés avec d’autres, tout ça forme un grand patchwork qui est le réseau mondial. Et en fait, un opérateur sur sa zone à lui, a tout pouvoir. Il est dieu, en fait, sur le réseau. Il se trouve que le plus souvent ils n’interviennent pas trop, ils ne font pas trop de cochonneries, mais en fait ce qu’on appelle protéger la neutralité du Net c’est dire dans quels cas ils ont le droit d’utiliser ce pouvoir extraordinaire et ce qu’ils ont le droit de faire dans ces cas-là. Qu’est-ce qui est autorisé, qu’est-ce qui est interdit ; qu’est-ce qui est possible et qu’est-ce qui n’est pas possible, etc. C’est ça en fait la définition de la neutralité du Net ; c’est ça.

Et il se trouve que la question se pose pour plein d’autres intermédiaires techniques. Typiquement Facebook a le même pouvoir absolu sur ce qui se passe dans Facebook. Il se trouve que ce qui se passe dans Facebook n’est qu’une partie de votre vie en ligne, alors que votre fournisseur d’accès à Internet voit tout de votre vie en ligne. Donc la neutralité du Net c’est vraiment définir les limites du pouvoir des opérateurs et ce qu’il faudra mettre en place dans les années qui viennent ça va s’appeler la loyauté des plateformes, ça va s’appeler le libre choix des terminaux, ça va porter des noms différents. C’est pareil pour les autres grands intermédiaires techniques, définir à quel moment ils ont le droit d’user de quel pouvoir.

Nicolas Martin : Serge Abiteboul, peut-être que vous voulez compléter ce que vient de dire Benjamin Bayart avant que je vous pose une autre question ?

Serge Abiteboul : Non, non c’était extrêmement bien expliqué, je n’ai pas grand-chose à rajouter.

Nicolas Martin : Moi je vais vous demander peut-être de préciser quelque chose. Quand on parle de la fin de la neutralité du Net, la première chose à laquelle on fait référence, ce pouvoir absolu dont disposent les fournisseurs d’accès, c’est celui, finalement, de privilégier certains couloirs à d’autres, de privilégier certains accès, c’est-à-dire de donner, grosso modo, de l’Internet à plusieurs vitesses avec des internets pour lesquels on paye plus cher pour avoir accès à des services non pas meilleurs, mais pour avoir accès à ce à quoi on a accès aujourd’hui normalement dans un internet entre guillemets « neutre » et avoir, finalement, d’autres services dégradés qui coûteraient moins cher mais pour lesquels on ne pourrait pas avoir accès exactement au même service. C’est cela ?

12’ 18

Serge Abiteboul : C’est cela et, en fait, il faut regarder le point de départ de tout ça, c’est que les fournisseurs d’accès à Internet, ceux qui vous amènent Internet chez vous, qui vous permettent de vous connecter à ce truc génial qu’est Internet, ce sont des entreprises dont le but est de maximiser leurs profits, bien sûr. Donc ils imaginent développer leur business en gagnant de l’argent de deux façons différentes. La première que vous avez citée c’est sur la qualité et dire « moi je vais vous filer une qualité supérieure contre plus d’argent et une qualité à l’Internet du pauvre, si vous voulez, si vous ne payez pas grand-chose ». C’est un petit peu contre l’esprit original du Web. Il y a aussi l’idée de dire on va pouvoir faire des services ; le cas des pompiers, on peut revenir dessus, on va vous faire des services qui sont des services de sécurité, qui demandent 100 % de sécurité, une perfection technique parfaite.

Nicolas Martin : Une bande passante extrêmement large.

Serge Abiteboul : Une bande passante, exactement, de la réactivité. En général ce n’est pas ça qu’on fait sur Internet. Internet c’est du best effort, c’est « on essaye de faire au mieux ; vous êtes en compétition avec tout le monde, on ne peut pas faire ce genre de chose. »

Le deuxième axe est plus délicat, et là on peut les comprendre, c’est de dire « écoutez ces services du Web rapportent énormément d’argent. Ça rapporte énormément d’argent à qui ? Aux grandes entreprises du Web, aux Google, aux Facebook, Apple, etc., et nous nous sommes des FAI, des fournisseurs d’accès à Internet, on est typiquement plus locaux et puis on voit passer tout ça, c’est nous qui fournissons le service d’une certaine façon puisque c’est sur nos tuyaux que ça passe, mais on n’en retient qu’une toute petite partie. Donc ce qu’on aimerait bien c’est pouvoir monétiser tout ça. » Donc là on arrive à dire ce qu’on va faire c’est qu’on va aller voir un fournisseur de services et on va lui dire « si vous voulez que votre service aille plus vite ».

Nicolas Martin : Typiquement YouTube ou Netflix, disons, par exemple.

Serge Abiteboul : Voilà, Netflix, on va aller voir Netflix, on va leur dire « Netflix on voudrait un petit bout du camembert, on voudrait un peu du gâteau, donnez-nous en un petit peu, sinon qu’est-ce qu’on va faire ? On va ralentir votre service. » Et il y a une espèce de jeu comme ça.
Personnellement je n’ai pas particulièrement envie de défendre Netflix, Google ou les autres, ce n’est pas forcément mon boulot, mais ce qu’il faut bien voir c’est l’idée générale de tout ça. Si vous commencez à mettre le doigt là-dedans, ça devient une espèce de jungle, c’est-à-dire qu’après il n’y a rien qui empêche un gros de dire « eh bien écoutez d’accord, moi je veux bien vous donner de l’argent, par contre tous ces petits qui me gênent, toutes ces start-ups qui sont un peu ennuyeuses, vous ne les laisser pas passer ou vous les ralentissez. » Donc on arrive à une espèce de jungle où tout est permis et, mon avis personnel, c’est qu’au final les seuls qui vont y perdre ce sont les utilisateurs parce qu’ils ne pourront choisir, ils n’auront plus la liberté de choix. On va leur dire « vous voulez écoutez de la musique chez Deezer, non, non ce n’est pas bon ; nous on a accord avec Spotify, vous n’avez qu’à écouter de la musique avec Spotify. » Donc c’est un peu la fin du Web comme on l’imaginait au départ, qui était un bien commun d’une certaine façon, quelque chose qui était partagé entre tous les internautes et on finit par un Web, différents Web privés sur lesquels il va falloir choisir ce que vous voulez.

Nicolas Martin : Benjamin Bayart.

Benjamin Bayart : En fait on peut présenter exactement la même chose avec d’autres mots c’est-à-dire en regardant ça comme étant du pouvoir de nuisance. Le fournisseur d’accès à Internet a, vis-à-vis du fournisseur de contenus, de Netflix ou de YouTube, un pouvoir de nuisance et en fait il dit « moi je peux saper ton business ; c’est-à-dire que je peux faire en sorte que les utilisateurs n’arrivent plus à bien utiliser ta plateforme sauf si tu me donnes de l’argent. » Ça rappelle un peu le concept de l’impôt révolutionnaire des mafias.

Nicolas Martin : Du racket, oui !

Benjamin Bayart : C’est ça, c’est vraiment le principe. Ce mouvement-là est extraordinairement malsain parce que c’est un accord commercial qui est passé entre le fournisseur d’accès à Internet et le fournisseur de service — après on peut se dire deux entreprises négocient un accord, elles sont en opposition, elles se bastonnent un peu, normal business. Oui, mais quel est le produit qui est échangé être ces deux entreprises ? L’objet de l’accord c’est moi utilisateur final. L’utilisateur final n’est plus sujet du contrat, parce que dans le contrat qui me lie à mon fournisseur d’accès je suis le sujet du contrat, c’est moi qui ai passé le contrat avec et l’accès à Internet est l’objet du contrat. C’est fondamentalement, philosophiquement, malsain que deux entreprises passent un accord dont les personnes sont l’objet. Quand vous devenez la marchandise vous allez être maltraité.
L’argument effectivement très classique mis en avant, je l’ai entendu à l’époque où je bossais chez un grand opérateur français dont je ne donnerai pas le nom, mon directeur technique se lamentait du fait qu’on dépensait des centaines de millions d’euros tous les ans à faire des trous dans les trottoirs, etc., pour récolter trente balles par mois alors que Meetic qui ne fait à peu près rien et où ce sont les gens qui amènent les données – c’est un site de rencontres pour les gens qui ne connaissent pas – donc ce sont les gens qui cherchent à faire des rencontres qui amènent leurs profils, qui renseignent la base de données, qui mettent de l’information et Meetic fait payer trente balles par mois. Il disait quand même ça fait chier, ils touchent autant que nous comme abonnement sauf qu’eux ne font pas le travail. Ça c’est le point de vue défendu par les opérateurs. Et en fait il ne tient pas. Économiquement il ne tient pas.

Nicolas Martin : Pourquoi ?

Benjamin Bayart : C’est-à-dire que les fournisseurs d’accès à Internet récoltent à peu près 50 % du gâteau, ce qui est énorme. La poste ne récolte pas 50 % du chiffre d’affaires du commerce en ligne. La poste transporte les colis d’Amazon ou de n’importe qui chez qui vous commandez quelque chose et ne récolte pas 50 % du chiffre d’affaires.
Il se trouve que dans le numérique les opérateurs représentent à peu près 50 % du chiffre d’affaires.

Nicolas Martin : De quel chiffre d’affaires ? Du chiffre d’affaires global ?

Benjamin Bayart : Du chiffre d’affaires du commerce numérique, global, de tout ce qui est dépensé en ligne. Évidemment quand on compare Orange et Google, on voit que Google est énorme, Orage est relativement petit. Eh oui ! Orange c’est régional ; Google c’est à échelle mondiale. Si on veut comparer il faut faire la somme des plateformes à échelle mondiale à comparer avec la somme de tous les opérateurs du monde. Et là on se rend compte que, finalement, ce que touchent les opérateurs n’est pas si négligeable que ça. En fait, fondamentalement, c’est l’abonné qui demande le contenu. Les opérateurs présentent toujours « YouTube déverse ses vidéos dans mon réseau ». C’est parfaitement faux. YouTube quand il se réveille le matin il n’envoie de la vidéo à personne. Il faut bien que l’utilisateur vienne, clique sur le bouton play de la vidéo pour que la vidéo arrive ; c’est bien à la demande de l’utilisateur que le contenu arrive. Or l’utilisateur pourquoi est-ce qu’il a payé Orange ou Free ? Ce n’est pas pour la déco, je sais bien les box sont un peu moins moches qu’il y a quelques années, mais enfin, ce n’est pas un élément central du salon. C’est bien pour avoir accès au réseau. C’est bien précisément parce que ça permet l’accès aux services. Si on paye EDF ce n’est pas parce qu’on a un vrai fantasme sur le compteur électrique, c’est pour avoir de l’électricité. Si on paye Orange ou Free c’est pour avoir du réseau. En fait les opérateurs sont payés. Et ils sont payés par leurs abonnés et c’est très bien comme ça.

Voix off : La méthode scientifique, Nicolas Martin.

Nicolas Martin : Et à 16 heures 20 nous parlons de la neutralité du Net et de sa possible fin, ce qui est déjà le cas aux États-Unis mais pas que aux États-Unis d’ailleurs. On en parle avec Serge Abiteboul et Benjamin Bayart.
Je vais reprendre l’argument que vous venez de démonter Benjamin Bayart, qui est tout de même l’un des arguments qu’on retrouve très souvent quand on parle de la fin de la neutralité du Net ; les fournisseurs d’accès disent finalement – Serge abiteboul je me retourne vers vous – que eux, comme le disait Benjamin tout à l’heure, ils font du dur, ils font des câbles ; ce réseau-là il faut l’entretenir, il faut réinvestir quoi ! Donc c’est logique, c’est légitime finalement que, à un moment donné, eh bien les gens qui mettent un peu plus la main au portefeuille bénéficient d’un service d’un peu meilleure qualité que ceux qui mettent moins la main au portefeuille. Où est le problème là-dedans ?

Serge Abiteboul : Le problème c’est d’en vouloir plus parce que, pour l’instant, comme disait Benjamin, on paye pour ça. Le principe est quand même assez simple, c’est que je paye pour mon fournisseur d’accès à Internet, je paye un certain prix, et je paye pour avoir accès aux services que je veux dans le monde entier et pas à des services particuliers.
Le problème là c’est de vouloir aller un peu plus loin ; d’une certaine façon on se retrouve encore dans une espèce de commerce multi-faces, c’est-à-dire ils ramènent de l’argent de nous, puisque nous payons ce service, et puis ils se disent : mais on pourrait aussi en récupérer de l’autre côté, des services du Web, qui pourraient payer aussi. Donc c’est un petit peu ça et c’est cette confusion qui, d’une certaine façon, est pernicieuse.
On va retrouver exactement le même système dans les grands services du Web, et là je vais peut-être m’écarter un peu du sujet, ce n’est pas uniquement la neutralité du tuyau qui est importante, si votre tuyau est neutre mais que les services auxquels vous aboutissez ne le sont pas, vous n’avez pas gagné grand-chose. Quand vous avez un service aussi important que le moteur de recherche Google par exemple – le moteur de recherche Google c’est 90 % du trafic des moteurs de recherche dans le monde –, vous avez ça, donc d’une certaine façon les classements qu’il vous donne vont déterminer vos choix, vont déterminer vos lectures, vont déterminer vos achats, vont déterminer plein de choses. Et là encore, économie biface, c’est-à-dire qu’il y a de la publicité, on vend votre attention avec de la publicité, mais on va compliquer encore le modèle en ne classant pas de façon neutre les résultats, donc autre forme de neutralité : on va privilégier certains services par rapport à d’autres.

Nicolas Martin : Ça c’est la question des algorithmes de classification des moteurs de recherche.

Serge Abiteboul : Exactement.

Nicolas Martin : On en a parlé plusieurs fois ici. Pour rester sur cette question, finalement de cet argument, vous y avez répondu partiellement Benjamin Bayart mais tout de même quand aujourd’hui on voit des études qui disent que Netflix c’est un tiers, 34, 40 %, 50 % par moments de la consommation de flux aux États-Unis en heures de pointe, les fournisseurs d’accès ne sont pas légitimes à dire « attendez, vous prenez beaucoup de bande passante ; nous on est obligés de remettre des câbles, on est obligés de remettre de la fibre pour pouvoir soutenir cette consommation-là », c’est normal qu’ils mettent un peu la main au portefeuille pour garantir la qualité de service ou pas ? oui, Serge Abiteboul.

Serge Abiteboul : Si je peux me permettre, ils mettent déjà la main au portefeuille. C’est quand même quelque chose qu’il ne faut pas oublier, c’est-à-dire que ces grands d’Internet ont déjà leur propre réseau parallèle. Si on revient au problème qui s’était passé entre Free et Netflix, par exemple, ce qu’a fait Netflix c’est qu’ils ont installé des serveurs près des serveurs de Free et, à partir de ce moment-là, le problème qui avait été remarqué de lenteur, de ralentissement de Netflix n’était plus vrai.
Donc il y a déjà une participation de ces grandes entreprises à Internet en créant leur propre réseau, en mettant leurs propres services avec des ??? provider, etc. Donc ils participent déjà énormément au réseau. La question là c’est directement avec votre provider, avec votre Internet service provider. Là, si vous voulez, vous avez un contrat ; moi j’ai un contrat avec une entreprise je lui demande de m’amener le réseau, je lui demande de m’amener un réseau neutre que je puisse choisir les services que je veux ; je ne veux pas qu’il y ait encore un niveau de complexité qui va premièrement m’empêcher d’être libre et de faire mes choix et deuxièmement, d’une certaine façon, nuire de façon majeure à la concurrence sur le réseau.

Nicolas Martin : Benjamin Bayart.

24’ 00

Benjamin Bayart : En fait, derrière cette analyse