Différences entre les versions de « Ingérences étrangères, opérations de déstabilisation : comment regagner la bataille sur les réseaux sociaux »

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<b>Dephine Sabattier : </b>Bonjour à tous. Vous écoutez <em>Politiques numériques</em> alias POL/N. Je suis Delphine Sabattier. Aujourd’hui, le débat avec quatre pointures. On va parler ensemble des risques d’ingérence étrangère à la veille d’échéances électorales ou comment les pires stratèges politiques s’emparent des nouveaux outils de communication pour influencer les opinions et mettre à mal notre esprit critique.<br/>
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En studio, Laurent Cordonier. Bonjour Laurent.
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<b>Laurent Cordonier : </b>Bonjour.
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<b>Dephine Sabattier : </b>Docteur en sciences sociales, directeur de la recherche de la Fondation Descartes, auteur de multiples rapports et papiers scientifiques, je vais en citer juste quelques-uns : le rapport « Comment les Français s’informent-ils sur Internet ? Analyse des comportements d’information et de désinformation en ligne », c’était pour la Fondation Descartes et puis on va citer, évidemment, ce rapport que vous avez écrit avec Gérald Bronner, commandité par le président de la République, « Les lumières à l’ère numérique ».<br/>
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Avec vous Thomas Huchon, journaliste d’investigation. Bonjour Thomas.
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<b>Thomas Huchon : </b>Bonjour.
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<b>Dephine Sabattier : </b>Cher confrère, auteur, réalisateur. Pareil, je ne vais pas tout citer, mais j’avais envie de citer quand même <em>Comment Trump a manipulé l’Amérique</em> ou encore <em>Conspi Hunter – Comment nous avons piégé les complotistes</em>. Vous êtes également consultant, enseignant, spécialiste du Web, des infox et des théories du complot.<br/>
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Autour de la table également Camille Grenier, Directeur des opérations du Forum sur L’Information et la Démocratie. Bonjour Camille.
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<b>Camille Grenier : </b>Bonjour.
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<b>Dephine Sabattier : </b>Vous collaborez avec de nombreux gouvernements signataires du partenariat pour l’information et la démocratie, un accord intergouvernemental qui a été initié par Reporters sans frontières et qui publie un nouveau rapport « Pour un contrôle démocratique de l’intelligence artificielle » ; ça fera partie, évidemment, de notre conversation.<br/>
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Et enfin Romain Pigenel. Bonjour Romain.
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<b>Romain Pigenel : </b>Bonjour.
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<b>Dephine Sabattier : </b>Directeur du développement des publics et de la communication à Universcience, institution publique qui réunit la Cité des sciences et de l’industrie et le Palais de la découverte. Vous êtes également enseignant en communication politique digitale à Science Po Paris, ancien directeur-adjoint du service d’information du gouvernement en charge du numérique et conseiller du président de la République à l’époque de François Hollande.
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Bonjour à tout le monde. Est-ce que, selon vous, nous sommes à un moment vraiment crucial, aujourd’hui, pour notre démocratie face, justement, à ces stratèges politiques qui utilisent les outils du numérique pas toujours à des fins très transparentes ? Thomas.
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<b>Thomas Huchon : </b>Je crois que tout va bien. On vit dans une période hyper apaisée, les informations de qualité circulent vraiment de manière très pondérée ! Non, ça va pas du tout, on est dans un moment de panique totale. Je crois que tous les manques, en termes de régulation, qu’on a pu observer depuis une dizaine d’années dans l’espace numérique et dans l’espace informationnel, vont être encore plus amplifiés par l’apparition de l’intelligence artificielle et la possibilité de fabriquer des contenus, de générer des contenus sans qu’ils soient vrais, mais en ayant l’air de plus en plus vrais.
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<b>Dephine Sabattier : </b>Là, tu parles au futur, n’est-ce pas déjà un peu le présent.
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<b>Thomas Huchon : </b>Si, c’est déjà le présent. Un journaliste de France 24 s’est fait usurper son identité en <em>deepfake</em> la semaine dernière, on a une campagne de Trump qui a lancé ses premiers visuels, fabriqués par IA, où monsieur Trump est soutenu par des dizaines d’Afro-américains qui ont l’air de le trouver absolument génial alors qu’il n’en est probablement rien, on est quand même assez loin de la réalité là-dessus. Je crois, en fait, que nous sommes confrontés à un problème qu’on n’a pas voulu régler depuis dix ans qui est la nouvelle forme de la circulation de l’information, qui n’est pas régulée. En fait, le problème, ce sont plus les réseaux sociaux que l’IA.
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<b>Dephine Sabattier : </b>Comment ça, ce n’est pas régulé ?
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<b>Thomas Huchon : </b>Il n’y a absolument aucune forme de régulation concrète sur la circulation de l’information en ligne aujourd’hui, en tout cas pas du tout suffisamment. Les plateformes ne respectent pas ce qu’elles devraient respecter, on continue à les considérer comme ???
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<b>Dephine Sabattier : </b>Parce que du côté des médias, du côté de l’information contrôlée par les médias officiels, il y a cette régulation.
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<b>Thomas Huchon : </b>Je n’utiliserais pas le terme de « médias officiels ».
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<b>Dephine Sabattier : </b>C’est vrai, je dois faire attention, je parle avec un spécialiste de la théorie des complots.
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<b>Thomas Huchon : </b>Si on imagine l’idée de médias officiels, on peut parler de l’ORTF, on peut parler des médias russes, on peut parler de la Corée du Nord, je n’ai aucun problème, mais en France il y a des médias professionnels et des désinformateurs professionnels, mais il n’y pas de médias officiels, ça n’existe pas, sinon il y aurait des médias officieux et là ça nous poserait un autre type de problème.
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<b>Dephine Sabattier : </b>Laurent.
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<b>Laurent Cordonier : </b>Peut-être, pour nuancer un peu le tableau, je suis d’accord dans les grandes lignes, mais il faut pas oublier non plus qu’en France, quand nos concitoyens s’informent sur Internet, ils s’informent avant tout par le biais des médias traditionnels et de façon extrêmement massive. C’est ce que j’ai pu montrer dans l’étude que vous avez citée « Comment les Français s’informent-ils sur Internet » où on voit que les grands médias traditionnels, en France, restent la source numéro une d’information des Français. Après, on va dire que la difficulté ce sont les réseaux sociaux parce que, là, on est on ne sait pas très bien à quoi leurs utilisateurs sont confrontés en termes de contenu informationnel puisque c’est très difficile à étudier simplement. Chacun a un mur personnalisé sur lequel apparaissent des posts qui lui sont propres, on ne peut pas faire des mesures d’audience comme on le ferait sur d’autres médias. Sur les réseaux sociaux, on a bien l’impression, en effet, que la part d’information de mauvaise qualité, trompeuse, voire manipulée, est plus importante que dans le reste de l’environnement informationnel, évidemment, donc mécaniquement, le fait de s’y trouver, d’y circuler pour s’informer, ou non d’ailleurs, mais d’y être exposé à des formes de manipulation d’informations, augmente le risque d’être induit en erreur. C’est ce qu’on observe, par exemple, dans d’autres études que j’ai pu faire sur l’information et la santé ou l’information et le climat.
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<b>Dephine Sabattier : </b>Ça augmente le risque d’avoir de fausses informations, d’être confronté à la désinformation, mais est-ce que ça n’augmente pas, aussi, la possibilité d’être davantage informé, d’entendre plus de points de vue ?
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<b>Laurent Cordonier : </b>En tout cas, ce n’est tellement ce qu’on mesure. Quand je mesure, par exemple, la connaissance sur des questions de santé ou la connaissance sur des questions climatiques, j’observe que les personnes qui s’informent avant tout sur les réseaux sociaux ont de plus faibles niveaux de connaissance sur ces sujets, seront donc plus sensibles à des informations fausses qui circulent sur ces réseaux. Par contre, vous avez raison de souligner le fait que rien n’est mécanique. Ce n’est pas parce qu’on est exposé à une information fausse qu’on va y croire. De même que ce n’est pas non plus parce qu’on est exposé à une information vraie qu’on va y croire. Il y a des facteurs individuels, des facteurs sociaux aussi qui protègent ou qui rendent, au contraire, davantage sensibles à des informations fausses ou trompeuses.
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<b>Dephine Sabattier : </b>Romain.
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<b>Romain Pigenel : </b>Je vais aussi un peu nuancer. Thomas a raison ; c’est vrai qu’il y a une espèce d’accélération qui fait qu’on a l’impression, ce n’est pas qu’une impression, que les problèmes se multiplient dans tous les sens. Je crois qu’il y a deux choses : il y a d’abord une révolution qui a, en réalité, plus de 20 ans quasiment 30 ans, qui a été l’arrivée d’Internet, même avant les réseaux sociaux, et qui a fracassé ce qui était avant le monopole de l’accès à l’information. La dérégulation est donc ancienne et pas que mauvaise. Ça me frappe toujours de voir comment, pour reprendre un anglicisme horrible, en dix ans on est passé d’un narratif à un autre : dans les années 2000, le discours ambiant c’était « Internet c’est formidable, ça donne la parole à tout le monde », c’était l’époque des blogs, c’était aussi toutes les utopies avec la démocratie participative qui allait être permise par ces nouveaux moyens ; il y a aussi eu toute cette idée qui n’était pas totalement fausse, pas totalement vraie non plus, que le Printemps arabe avait été permis par internet. Il y a eu tout ce discours-là qui était mirifique et puis, depuis quelques années, et je crois que le point de bascule c’est Cambridge Analytica, on a basculé, de mon point de vue, dans un discours qui est n’est pas beaucoup plus exact mais qui est radicalement inverse, où, finalement, tout est la faute à Internet, les réseaux sociaux sont catastrophiques, etc. Ce qui n’est pas faux, mais qui n’est pas complètement vrai non plus.<br/>
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Deux choses en réaction.<br/>
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La propagande politique a toujours existé et, comme dans toute course à l’armement, elle s’empare des nouveaux outils. Je ne suis pas certain que les stratégies d’influence à l’ancienne, par exemple de lobbies industriels ou autres, qui pouvaient payer des élus ou essaye de faire de l’infiltration dans les médias, étaient beaucoup moins efficaces que les techniques actuelles. Je pense que c’est un jeu du chat et de la souris. Il y a, je ne dirais pas un camp du bien et du mal puisque ce n’est évidemment pas ça, mais il y a des gens qui essayent de faire de l’information sérieuse, il y a des propagandistes de tous ordres, ça va depuis la communication politique jusqu’à la propagande, et ils s’emparent des nouveaux moyens.<br/>
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Il y a aussi un autre sujet qui m’intéresse et je pense qu’il va être à creuser qui est en deux temps : c’est d’abord quelle est l’efficacité tout cela ? Je dis cela aussi en tant que communicant d’abord politique et, aujourd’hui, dans le domaine scientifique et culturel, ça se saurait si la com’ fonctionnait tout le temps à 100 %. Évidemment qu’il faut combattre les dérives, surtout quand elles prennent la forme de stratégies d’État pour déstabiliser des démocraties, mais ce n’est pas aussi simple de dire « on va arroser de vidéos et ça va transformer l’opinion, ça va faire basculer une élection ». D’ailleurs, quand on regarde la littérature, qui est complexe parce que, en fait, c’est à la connexion des sciences d’information, de la sociologie, des sciences politiques, c’est compliqué d’arriver à établir le poids précis d’une campagne numérique ou d’une campagne de communication en général. Vous connaissez sans doute Hugo Mercier, un chercheur en sciences cognitives, qui a sorti, je crois il y a un peu plus d’un an, un petit ouvrage formidable qui s’appelle </em>Pas né de la dernière pluie</em>. C’est un grand chercheur en sciences cognitives, mais il a fait un peu une revue de littérature, de bonne vulgarisation, sur tout ce qui démontre que, au fond, on n’est pas si dupe ou si crédule qu’on pourrait le croire. C’est assez orienté puisque la thèse d’Hugo Mercier c’est d’aller à contre-sens du courant dominant, mais c’est intéressant de voir, et il le rappelle avec beaucoup de choses qu’on oublie parfois, que ce n’est pas parce qu’il y a une propagande qu’elle fonctionne forcément. Après, évidemment, ce n’est pas parce qu’elle ne fonctionne pas ou qu’elle ne fonctionne pas totalement qu’il ne faut rien faire.

Version du 25 mars 2024 à 16:28


Titre : Ingérences étrangères, opérations de déstabilisation : comment regagner la bataille sur les réseaux sociaux

Intervenant·e·s : Laurent Cordonier - Thomas Huchon - Camille Grenier - Romain Pigenel - Delphine Sabattier

Lieu : Podcast Politiques Numériques, alias POL/N

Date : 15 mars 2024

Durée : 51 min

Podcast

Présentation du podcast

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir

NB : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Quelle est la réelle efficacité des campagnes d'influence des opinions sur les réseaux sociaux ? Quels sont les objectifs visés dans les cas d'ingérences étrangères ? Et nos armes, à nous, face aux manipulations politiques ?

Transcription

Dephine Sabattier : Bonjour à tous. Vous écoutez Politiques numériques alias POL/N. Je suis Delphine Sabattier. Aujourd’hui, le débat avec quatre pointures. On va parler ensemble des risques d’ingérence étrangère à la veille d’échéances électorales ou comment les pires stratèges politiques s’emparent des nouveaux outils de communication pour influencer les opinions et mettre à mal notre esprit critique.
En studio, Laurent Cordonier. Bonjour Laurent.

Laurent Cordonier : Bonjour.

Dephine Sabattier : Docteur en sciences sociales, directeur de la recherche de la Fondation Descartes, auteur de multiples rapports et papiers scientifiques, je vais en citer juste quelques-uns : le rapport « Comment les Français s’informent-ils sur Internet ? Analyse des comportements d’information et de désinformation en ligne », c’était pour la Fondation Descartes et puis on va citer, évidemment, ce rapport que vous avez écrit avec Gérald Bronner, commandité par le président de la République, « Les lumières à l’ère numérique ».
Avec vous Thomas Huchon, journaliste d’investigation. Bonjour Thomas.

Thomas Huchon : Bonjour.

Dephine Sabattier : Cher confrère, auteur, réalisateur. Pareil, je ne vais pas tout citer, mais j’avais envie de citer quand même Comment Trump a manipulé l’Amérique ou encore Conspi Hunter – Comment nous avons piégé les complotistes. Vous êtes également consultant, enseignant, spécialiste du Web, des infox et des théories du complot.
Autour de la table également Camille Grenier, Directeur des opérations du Forum sur L’Information et la Démocratie. Bonjour Camille.

Camille Grenier : Bonjour.

Dephine Sabattier : Vous collaborez avec de nombreux gouvernements signataires du partenariat pour l’information et la démocratie, un accord intergouvernemental qui a été initié par Reporters sans frontières et qui publie un nouveau rapport « Pour un contrôle démocratique de l’intelligence artificielle » ; ça fera partie, évidemment, de notre conversation.
Et enfin Romain Pigenel. Bonjour Romain.

Romain Pigenel : Bonjour.

Dephine Sabattier : Directeur du développement des publics et de la communication à Universcience, institution publique qui réunit la Cité des sciences et de l’industrie et le Palais de la découverte. Vous êtes également enseignant en communication politique digitale à Science Po Paris, ancien directeur-adjoint du service d’information du gouvernement en charge du numérique et conseiller du président de la République à l’époque de François Hollande.

Bonjour à tout le monde. Est-ce que, selon vous, nous sommes à un moment vraiment crucial, aujourd’hui, pour notre démocratie face, justement, à ces stratèges politiques qui utilisent les outils du numérique pas toujours à des fins très transparentes ? Thomas.

Thomas Huchon : Je crois que tout va bien. On vit dans une période hyper apaisée, les informations de qualité circulent vraiment de manière très pondérée ! Non, ça va pas du tout, on est dans un moment de panique totale. Je crois que tous les manques, en termes de régulation, qu’on a pu observer depuis une dizaine d’années dans l’espace numérique et dans l’espace informationnel, vont être encore plus amplifiés par l’apparition de l’intelligence artificielle et la possibilité de fabriquer des contenus, de générer des contenus sans qu’ils soient vrais, mais en ayant l’air de plus en plus vrais.

Dephine Sabattier : Là, tu parles au futur, n’est-ce pas déjà un peu le présent.

Thomas Huchon : Si, c’est déjà le présent. Un journaliste de France 24 s’est fait usurper son identité en deepfake la semaine dernière, on a une campagne de Trump qui a lancé ses premiers visuels, fabriqués par IA, où monsieur Trump est soutenu par des dizaines d’Afro-américains qui ont l’air de le trouver absolument génial alors qu’il n’en est probablement rien, on est quand même assez loin de la réalité là-dessus. Je crois, en fait, que nous sommes confrontés à un problème qu’on n’a pas voulu régler depuis dix ans qui est la nouvelle forme de la circulation de l’information, qui n’est pas régulée. En fait, le problème, ce sont plus les réseaux sociaux que l’IA.

Dephine Sabattier : Comment ça, ce n’est pas régulé ?

Thomas Huchon : Il n’y a absolument aucune forme de régulation concrète sur la circulation de l’information en ligne aujourd’hui, en tout cas pas du tout suffisamment. Les plateformes ne respectent pas ce qu’elles devraient respecter, on continue à les considérer comme ???

Dephine Sabattier : Parce que du côté des médias, du côté de l’information contrôlée par les médias officiels, il y a cette régulation.

Thomas Huchon : Je n’utiliserais pas le terme de « médias officiels ».

Dephine Sabattier : C’est vrai, je dois faire attention, je parle avec un spécialiste de la théorie des complots.

Thomas Huchon : Si on imagine l’idée de médias officiels, on peut parler de l’ORTF, on peut parler des médias russes, on peut parler de la Corée du Nord, je n’ai aucun problème, mais en France il y a des médias professionnels et des désinformateurs professionnels, mais il n’y pas de médias officiels, ça n’existe pas, sinon il y aurait des médias officieux et là ça nous poserait un autre type de problème.

Dephine Sabattier : Laurent.

Laurent Cordonier : Peut-être, pour nuancer un peu le tableau, je suis d’accord dans les grandes lignes, mais il faut pas oublier non plus qu’en France, quand nos concitoyens s’informent sur Internet, ils s’informent avant tout par le biais des médias traditionnels et de façon extrêmement massive. C’est ce que j’ai pu montrer dans l’étude que vous avez citée « Comment les Français s’informent-ils sur Internet » où on voit que les grands médias traditionnels, en France, restent la source numéro une d’information des Français. Après, on va dire que la difficulté ce sont les réseaux sociaux parce que, là, on est on ne sait pas très bien à quoi leurs utilisateurs sont confrontés en termes de contenu informationnel puisque c’est très difficile à étudier simplement. Chacun a un mur personnalisé sur lequel apparaissent des posts qui lui sont propres, on ne peut pas faire des mesures d’audience comme on le ferait sur d’autres médias. Sur les réseaux sociaux, on a bien l’impression, en effet, que la part d’information de mauvaise qualité, trompeuse, voire manipulée, est plus importante que dans le reste de l’environnement informationnel, évidemment, donc mécaniquement, le fait de s’y trouver, d’y circuler pour s’informer, ou non d’ailleurs, mais d’y être exposé à des formes de manipulation d’informations, augmente le risque d’être induit en erreur. C’est ce qu’on observe, par exemple, dans d’autres études que j’ai pu faire sur l’information et la santé ou l’information et le climat.

Dephine Sabattier : Ça augmente le risque d’avoir de fausses informations, d’être confronté à la désinformation, mais est-ce que ça n’augmente pas, aussi, la possibilité d’être davantage informé, d’entendre plus de points de vue ?

Laurent Cordonier : En tout cas, ce n’est tellement ce qu’on mesure. Quand je mesure, par exemple, la connaissance sur des questions de santé ou la connaissance sur des questions climatiques, j’observe que les personnes qui s’informent avant tout sur les réseaux sociaux ont de plus faibles niveaux de connaissance sur ces sujets, seront donc plus sensibles à des informations fausses qui circulent sur ces réseaux. Par contre, vous avez raison de souligner le fait que rien n’est mécanique. Ce n’est pas parce qu’on est exposé à une information fausse qu’on va y croire. De même que ce n’est pas non plus parce qu’on est exposé à une information vraie qu’on va y croire. Il y a des facteurs individuels, des facteurs sociaux aussi qui protègent ou qui rendent, au contraire, davantage sensibles à des informations fausses ou trompeuses.

Dephine Sabattier : Romain.

Romain Pigenel : Je vais aussi un peu nuancer. Thomas a raison ; c’est vrai qu’il y a une espèce d’accélération qui fait qu’on a l’impression, ce n’est pas qu’une impression, que les problèmes se multiplient dans tous les sens. Je crois qu’il y a deux choses : il y a d’abord une révolution qui a, en réalité, plus de 20 ans quasiment 30 ans, qui a été l’arrivée d’Internet, même avant les réseaux sociaux, et qui a fracassé ce qui était avant le monopole de l’accès à l’information. La dérégulation est donc ancienne et pas que mauvaise. Ça me frappe toujours de voir comment, pour reprendre un anglicisme horrible, en dix ans on est passé d’un narratif à un autre : dans les années 2000, le discours ambiant c’était « Internet c’est formidable, ça donne la parole à tout le monde », c’était l’époque des blogs, c’était aussi toutes les utopies avec la démocratie participative qui allait être permise par ces nouveaux moyens ; il y a aussi eu toute cette idée qui n’était pas totalement fausse, pas totalement vraie non plus, que le Printemps arabe avait été permis par internet. Il y a eu tout ce discours-là qui était mirifique et puis, depuis quelques années, et je crois que le point de bascule c’est Cambridge Analytica, on a basculé, de mon point de vue, dans un discours qui est n’est pas beaucoup plus exact mais qui est radicalement inverse, où, finalement, tout est la faute à Internet, les réseaux sociaux sont catastrophiques, etc. Ce qui n’est pas faux, mais qui n’est pas complètement vrai non plus.
Deux choses en réaction.
La propagande politique a toujours existé et, comme dans toute course à l’armement, elle s’empare des nouveaux outils. Je ne suis pas certain que les stratégies d’influence à l’ancienne, par exemple de lobbies industriels ou autres, qui pouvaient payer des élus ou essaye de faire de l’infiltration dans les médias, étaient beaucoup moins efficaces que les techniques actuelles. Je pense que c’est un jeu du chat et de la souris. Il y a, je ne dirais pas un camp du bien et du mal puisque ce n’est évidemment pas ça, mais il y a des gens qui essayent de faire de l’information sérieuse, il y a des propagandistes de tous ordres, ça va depuis la communication politique jusqu’à la propagande, et ils s’emparent des nouveaux moyens.
Il y a aussi un autre sujet qui m’intéresse et je pense qu’il va être à creuser qui est en deux temps : c’est d’abord quelle est l’efficacité tout cela ? Je dis cela aussi en tant que communicant d’abord politique et, aujourd’hui, dans le domaine scientifique et culturel, ça se saurait si la com’ fonctionnait tout le temps à 100 %. Évidemment qu’il faut combattre les dérives, surtout quand elles prennent la forme de stratégies d’État pour déstabiliser des démocraties, mais ce n’est pas aussi simple de dire « on va arroser de vidéos et ça va transformer l’opinion, ça va faire basculer une élection ». D’ailleurs, quand on regarde la littérature, qui est complexe parce que, en fait, c’est à la connexion des sciences d’information, de la sociologie, des sciences politiques, c’est compliqué d’arriver à établir le poids précis d’une campagne numérique ou d’une campagne de communication en général. Vous connaissez sans doute Hugo Mercier, un chercheur en sciences cognitives, qui a sorti, je crois il y a un peu plus d’un an, un petit ouvrage formidable qui s’appelle Pas né de la dernière pluie. C’est un grand chercheur en sciences cognitives, mais il a fait un peu une revue de littérature, de bonne vulgarisation, sur tout ce qui démontre que, au fond, on n’est pas si dupe ou si crédule qu’on pourrait le croire. C’est assez orienté puisque la thèse d’Hugo Mercier c’est d’aller à contre-sens du courant dominant, mais c’est intéressant de voir, et il le rappelle avec beaucoup de choses qu’on oublie parfois, que ce n’est pas parce qu’il y a une propagande qu’elle fonctionne forcément. Après, évidemment, ce n’est pas parce qu’elle ne fonctionne pas ou qu’elle ne fonctionne pas totalement qu’il ne faut rien faire.