Inclure davantage les femmes - avec Isabelle Collet

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Titre : Inclure davantage les femmes

Intervenant·e·s : Isabelle Collet - Perrine Tanguy

Lieu : (Dé)clics responsables

Date : 30 juin 2021

Durée : 49 min

Podcast

Page de présentation du podcast

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration :

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Dans ce huitième épisode de (Dé)clics responsables, j’ai le plaisir de recevoir Isabelle Collet, informaticienne, enseignante-chercheuse à l'université de Genève et romancière française. Elle s'intéresse aux questions de genre et aux discriminations des femmes dans l'informatique et dans les sciences. À ce titre, elle a récemment sorti un livre Les oubliées du numérique. Vous l’aurez compris, elle y parle donc de la place des femmes dans le monde du digital. Un sujet qui me tient particulièrement à cœur évoluant moi-même en tant que femme dans ce secteur.

Transcription

Perrine Tanguy, voix off : Salut et bienvenue à toi dans ce huitième épisode du podcast (Dé)clics responsables, le podcast qui met à l’honneur les initiatives responsables dans le secteur du numérique.
Je suis Perrine Tanguy, consultante en stratégie digitale et e-commerce responsable. En tant qu’experte, je m’intéresse beaucoup aux impacts sociaux, éthiques et environnementaux du numérique sur nos sociétés et notre planète. Il me tient à cœur d’éveiller les consciences sur ces dangers qu’on n’évoque pas ou trop peu aujourd’hui et de valoriser les nombreuses initiatives positives qui existent déjà.
Mon invitée du jour s’appelle Isabelle Collet. Isabelle est informaticienne, enseignante-chercheuse à l’université de Genève et romancière française. Elle s’intéresse aux questions de genre et aux questions de discrimination des femmes dans l’informatique et dans les sciences. À ce titre elle a récemment sorti un livre Les oubliées du numérique, oubliées é, e, s. Vous l’aurez compris, elle y parle donc de la place des femmes dans le monde du digital.
Après plus de dix ans à travailler dans le numérique je dois dire que j’ai moi-même été souvent confrontée à des univers plutôt masculins où les hauts postes sont rarement occupés par des femmes, et encode j’ai plutôt un background marketing, alors que dire des startups dans la Tech. Mon côté parité/féminisme m’a souvent amenée à m’interroger sur ces questions. J’ai trouvé des réponses grâce à Isabelle et je tenais absolument à ce qu’elle vous les partage aussi, chez auditeurs et auditrices, parce que le numérique responsable ça doit aussi être ça, un numérique inclusif, mixte, ayant fait de la diversité une force.
On ouvre grand ses oreilles pour écouter Isabelle. Le discours est passionnant, c’est mon avis. N’hésitez pas à me partager le vôtre une fois l’épisode écouté et à tout à l’heure pour le wrap-up. Bonne écoute.

Perrine Tanguy : Hello à tous. Bonjour Isabelle. Comment vas-tu?

Isabelle Collet : Bonjour. Ça va bien, merci. Et toi Perrine ?

Perrine Tanguy : Très bien. Merci beaucoup. Est-ce que je peux te demander déjà de commencer par te présenter, nous dire qui tu es et nous raconter ton parcours ?

Isabelle Collet : Je suis Isabelle Collet et je suis maintenant professeure de sciences de l’éducation à l’université de Genève. Ma spécialité ce sont les questions de genre dans le numérique et, à l’université de Genève, je forme tous les enseignants et enseignantes du primaire et du secondaire, et pas seulement les enseignants de sciences et techniques, à la pédagogie de l’égalité, c’est-à-dire à prendre en compte les questions de genre en classe.
Mon parcours. Je suis informaticienne de formation initiale, ça remonte à un moment vu que j’ai eu ma licence au début des années 90 et je pense que je suis probablement une des très rares sociologues, très rare personne à avoir trouvé du travail comme sociologue et pas comme informaticienne ; ce qui est un peu paradoxal, en général c’est l’inverse. Je suis arrivée sur le marché de l’emploi informatique à un moment assez particulier, c’était en France le moment où il y a eu une crise dans l’informatique, un des rares moments où non seulement ça n’embauchait pas mais ça avait même tendance à débaucher. À ce moment-là je venais d’être diplômée, j’étais une jeune femme mariée et j’étais absolument convaincue que les questions d’inégalité homme/femme ça remontait à l’époque de ma mère qui en avait souffert au sens où elle n’avait pas pu faire les études qu’elle voulait mais que pour moi c’était bon. Plus de problèmes. Et puis, au bout d’un moment, je voyais que c’était toujours moi qui étais en CDD ou qui étais vacataire, les embauches autour de moi c’était des hommes et j’ai compris qu’être une jeune femme mariée, en capacité de faire probablement un grand nombre d’enfants, ne me rendait pas très concurrentielle sur le marché du travail. Alors j’ai cessé de croire que je pouvais faire une carrière dans l’informatique. Je travaillais comme formatrice, mais je n’avais pas de diplômes de la formation. J’ai repris des études en sciences de l’éducation à l’université Paris Ouest Nanterre et là j’ai découvert – on n’appelait pas ça les ??? de genre à l’époque, on appelait ça les rapports sociaux de sexe en éducation –, j’ai compris beaucoup de choses sur mon parcours, sur pourquoi j’ai arrêté l’informatique, pourquoi soudain j’avais l’impression que ce n’était pas la peine que j’insiste dans ce domaine. Ça m’a plu, je suis restée, j’ai fait un doctorat avec Nicole Mosconi qui est un grand nom des sciences de l’éducation en termes de rapports sociaux de sexe justement. Ma thèse était sur la masculinisation des études d’informatique. J’ai fini par trouver un poste à Genève en sciences de l’éducation, non pas directement sur l’informatique mais sur la formation des enseignants et des enseignantes au genre.
Il faut bien reconnaître qu’au moment où j’a soutenu mon doctorat c’était un sujet qui n’intéressait à peu près personne à part ma directrice de thèse, tant mieux pour moi et mon jury, mais sinon ce n’était vraiment pas un sujet. Quand j’allais interviewer par exemple des directeurs de filières ou quand je rencontrais des personnes travaillant dans l’informatique, on me disait « oui bon, effectivement il n’y a pas beaucoup de femmes en informatique, c’est dommage, mais qu’est-ce que vous voulez, elles n’aiment pas ça, elles n’aiment pas ça ! On ne va pas les forcer, si elles ne veulent pas venir, c’est comme ça ! » Alors évidemment, si c’était vu comme une fatalité biologique, à ce moment-là il n’y a aucune raison de faire en sorte que les choses changent. Donc ce n’était pas facile d’avoir de la marge manœuvre, de travailler là-dessus, donc ça restait difficile de travailler là-dessus. J’ai travaillé sur la pédagogie de l’égalité et formé les enseignants aux questions de genre dans l’éducation.
C’est depuis 2015 qu’une prise de conscience s’est faite et que j’ai recommencé à travailler sur cette question, en particulier aussi parce que je suis tombée sur des études plus anciennes, remontant au début des années 2000 mais que je ne connaissais pas, des études se passant en Norvège, par exemple, ou aux États-Unis sur des établissements d’enseignement supérieur qui avaient décidé qu’ils n’allaient pas se satisfaire d’un modeste 7 ou 8 % de femmes en informatique, qui avaient saisi le problème et qui étaient passé très vite, en un an, deux ans, trois ans, à un 30/40 %.
En voyant quelque chose comme ça, je me suis dit c’est possible. On m’a beaucoup dit « les choses avancent c’est l’espace d’une génération ». Alors quand on me dit ça à 25 ans et qu’ensuite, 20 ans plus tard, je vois que l’espace d’une génération il ne s’est rien passé, j’y croyais beaucoup moins, et là je voyais des actions concrètes qui n’attendaient pas l’espace d’une génération puisqu’en trois ou quatre ans le nombre de femmes dans leurs filières avait fait bon. Donc j’ai recommencé à travailler là-dessus.

Perrine Tanguy : Je voulais juste te demander, du coup, ta thèse c’était en quelle année ?

Isabelle Collet : Ma thèse c’était en 2005. Donc je ne connaissais ces études. C’était une expérience en train de se faire et je ne les connaissais pas du tout.

Perrine Tanguy : OK.

Isabelle Collet : En 2015, outre le fait que je suis tombée sur ces travaux, il s’est passé pour moi quelque chose de très important quand la Société informatique de France a décidé de consacrer sa journée annuelle sur la place des femmes en informatique. Ils m’ont invitée et ce sujet qui, jusqu’à présent, ne semblait pas exister était soudain au cœur du conseil d’administration de cette société savante qui commençait à se dire, alors qu’il n’y a pas de cerveaux roses et qu’il n’y a pas de cerveaux bleus, que c’était vraiment très curieux qu’ils se retrouvent entre hommes et de plus en plus. Très curieux, par exemple, des pères qui se demandaient pourquoi leurs filles ne pourraient pas faire le même métier, qu’est-ce qui se passait. Et là, ce que m’a dit une des personnes qui m’a invitée, au lieu de me dire « elles ne veulent pas venir, elles ne veulent pas venir, qu’est-ce que vous voulez qu’on y fasse ! », elle m’a dit : « Il faudrait quand même qu’on comprenne de quelle manière on est involontairement discriminants de sorte que les femmes ne veulent pas venir ». Là, évidemment, ça change tout ! Si c’est la posture nouvelle ça change tout. À partir de là, j’ai recommencé à travailler là-dessus.

Perrine Tanguy : Très bien. Donc tu as sorti très récemment un ouvrage qui s’appelle Les oubliées du numérique, oubliées é, e, s, qui est sorti en 2019, c’est ça, si je ne me trompe pas ?

Isabelle Collet : C’est ça.

Perrine Tanguy : Où tu dénonces, du coup, l’absence des femmes dans le secteur. Tu le racontes très bien dans ton livre, mais est-ce que tu peux nous faire un petit résumé de pourquoi et comment est-ce qu’on en est arrivé là ? Pourquoi il y a si peu de femmes dans le secteur du numérique ?

Isabelle Collet : En gros, je dirais qu’il y a eu une association de malfaiteurs,. Il y a eu deux causes simultanées qui se sont associées pour produire ce pourcentage absolument microscopique.
La première cause c’est un changement de la place du numérique dans la société et, en particulier, des activités les plus techniques comme la programmation. Au début, dans les années 50/60, dans l’histoire du numérique c’est le tout début, les tâches qui avaient un certain prestige étaient les tâches qu’on reliait à l’ingénierie et qui étaient reliées au matériel. Construire les ordinateurs c’était un boulot d’ingénieur, c’était un boulot prestigieux, il y avait des hommes.
Programmer ces ordinateurs c’était vu comme étant des tâches d’exécution pour des petites mains qu’on n’allait pas nécessairement bien payer, sachant que la programmation, évidemment, n’existait pas. Au tout début on inventait la programmation en la faisant, en quelque sorte.
Ce sont essentiellement des mathématiciennes qui ont été recrutées, qui étaient par définition autodidactes en programmation vu que ça n’existait pas. Peu à peu, ce sont essentiellement des femmes qui ont investi le champ de la programmation avec, en particulier, Grace Hopper qui a inventé la compilation, qui est quand même quelque chose d’absolument fondamental dans le fait que l’informatique a pu se diffuser au-delà d’une poignée de spécialistes. Et, pour programmer ces ordinateurs, on a imaginé que des femmes feraient tout à fait l’affaire.
C’est très drôle parce qu’on peut lire dans des magazines féminins des articles expliquant que les femmes ont tout intérêt à aller en informatique, en programmation, parce que, déjà, ça se fait sur des claviers comme pour les machines à écrire, donc elles ne sont pas dépaysées et puis aussi, finalement, programmer c’est un peu comme suivre une recette de cuisine, donc elles ont tout à fait les compétences pour ça ; programmer un ordinateur ou programmer un dîner c’est la même chose !

Perrine Tanguy : C’est très cliché tout ça !

11’ 40

Isabelle Collet : Pensez donc ! Évidemment, c’était surtout qu’on avait besoin de petites mains qu’on n’allait pas payer cher. Ce qui est intéressant avec cette histoire, comme tu dis c’est très cliché, c’est qu’on voit bien qu’on a en train de fabriquer un stéréotype tout neuf, c’est-à-dire le stéréotype qui dit que les femmes sont naturellement douées pour la programmation. Stéréotype qui, soit dit entre nous, a pris un sacré coup de vieux aujourd’hui. Mais voilà le stéréotype tout neuf qu’on a fabriqué dans les années 60. Et puis la programmation prend de plus en plus d’importance dans le champ de l’informatique et l’informatique, de manière générale, prend de plus en plus d’importance dans la société, le tournant se passe en gros dans les années 80. La première personne à porter le titre d’ingénieur logiciel c’est une femme, j’ai oublié son et pourtant elle a un personnage en Lego à son effigie [Margaret Hamilton], c’est la première personne à porter le nom d’ingénieur logiciel et, à partir de là, dans les universités se sont ouverts de plus en plus des diplômes de programmation en informatique et, à ce moment-là, la programmation prend ses lettres de noblesse et devient ce qu’on connaît aujourd’hui.
Chaque fois qu’un champ de savoirs prend de l’importance dans la société, on s’aperçoit qu’il se masculinise. À l’inverse quand un champ de savoirs perd de son importance dans la société il se féminise, c’est ce qu’on voit avec la médecine de ville, avec un certain nombre de métiers juridiques ou avec l’enseignement. Dans l’informatique c’est l’inverse qui se passe. L’informatique prend de plus en plus d’importance. C’est un bon métier, ce sont des carrières, c’est un emploi assuré, c’est un bon salaire ; ce métier se masculinise.
Simultanément arrivent les micro-ordinateurs. Ils arrivent dans les années 80 et ce sont, évidemment, les hommes, les garçons qui sont équipés les premiers – pas tous parce que ça coûtait cher et puis ce n’était pas si facile de justifier ce à quoi ça servait à l’époque –, mais ce sont les garçons qui sont équipés les premiers et se créent autour des micro-ordinateurs des petites sociétés de garçons – aujourd’hui on dirait des geeks, mais on ne connaissait pas le terme à l’époque – très investis dans le rapport à la machine qui programment, qui jouent et qui sont adolescents, c’est-à-dire aussi à un moment où le rapport avec l’autre sexe ne tombe pas sous le sens et inversement. C’est-à-dire que ça a créé des sociétés masculines autour de ces micro-ordinateurs et simultanément le micro-ordinateur arrive en entreprise à la place des gros systèmes.
Avant, l’informatique était vue comme une discipline scientifique qu’on exerçait dans le domaine tertiaire, les administrations, les banques, etc., donc finalement approprié pour des femmes scientifiques vu que ce n’était pas l’industrie, les bottes, le chantier, le casque, etc., et soudain, avec ce micro-ordinateur, la représentation se transforme. Il y a une fausse continuité qui se crée entre le micro-ordinateur de jeu dans les familles et le micro-ordinateur dans l’entreprise. Je dis une fausse continuité parce que, évidemment, en entreprise on ne joue pas.

Perrine Tanguy : On n’est pas censé en tout cas.

Isabelle Collet : Oui, pardon on n‘est pas censé, je suis d’accord. On a l’impression, puisque c’est la même machine, que ce qu’on fait à l’époque c’est un peu la même activité, ce sont les mêmes personnes, les mêmes gens, et une nouvelle représentation de l’informatique se crée : ce serait qu’en entreprise on aurait les versions adultes de ces jeunes garçons.
J’ai retrouvé de cette première personne à porter le titre d’ingénieur logiciel c’est Margaret Hamilton qui a donc un personnage Lego devant une pile de papier qui représente son code informatique.

Perrine Tanguy : D’accord. Très bien.

Isabelle Collet : Margaret Hamilton.
Donc on a ce croisement qui se fait entre les représentations autour du micro-ordinateur et le fait que ce serait un objet pour les garçons et que ce que l’on fait avec son micro-ordinateur chez soi on aura la continuité en entreprise, donc la création, en quelque sorte, d’une image du geek petit génie de l’informatique, portée d’ailleurs par une culture de science-fiction, une culture de films, une culture américaine qui représente effectivement des garçons génies de l’informatique et puis cette montée en puissance des métiers de l’informatique. Les deux éléments se rencontrent. Ils se rencontrent dans les années 80 et c’est là où on voit la part des femmes, en tout cas en France, diminuer drastiquement et la part des hommes augmenter énormément parce que c’est aussi le moment où les filières informatiques s’élargissent de plus en plus. On avait avant des promos avec 20/30 étudiants et puis soudain on a des promos avec 100 ou 120 étudiants, mais ce sont les hommes qui viennent occuper ces places, cette différence.

Perrine Tanguy : Très bien. Bon ! Pourquoi, en fait, ce sont les hommes ? Pourquoi les femmes sont-elles exclues comme ça, globalement ? Tu parlais des métiers comme la médecine de ville, par exemple, qui se féminise parce que ce sont des métiers qui ne sont plus aussi prestigieux qu’ils l’ont été avant. Est-ce que c’est parce que c’est la femme qui ne s’autorise à faire un métier de prestige ou est-ce qu’on l’en empêche ? Qu’est-ce qui fait que les femmes sont exclues ?

Isabelle Collet : Ça c’est assez bien vu en Grande-Bretagne où il y avait un certain nombre de femmes dans ces métiers de la programmation, autodidactes, et puis voilà qu’on forme dans les universités de sciences des programmeurs. Dans les universités de sciences il y a déjà essentiellement des hommes, des hommes parce qu’il y a une division sexuée des savoirs qui, depuis extrêmement longtemps, imagine d’abord que les savoirs savants appartiennent plutôt aux hommes parce que les femmes seraient supposées être plus proches de la nature, de la famille, du domestique, du personnel, alors que les hommes iraient chercher une espèce de postérité par la transmission du savoir. Ça, on va dire que c’est une histoire que par exemple ??? fait remonter au Moyen Âge chrétien européen.
Cette division des savoirs se poursuit en particulier selon le prestige des savoirs, c’est-à-dire quand les Humanités avec un grand « H » étaient prestigieuses tel que le latin, le grec et la philosophie c’était essentiellement des hommes. Il y a eu une bascule vers les sciences et techniques donc dans ces universités de sciences, au moment où on commence à enseigner, à diplômer en programmation, ce sont essentiellement des hommes qui y sont et qui récupèrent des diplômes.
Ils sont embauchés dans l‘entreprise et là ils deviennent quasi mécaniquement les chefs de ces femmes qui ne sont jamais montées en grade parce que le plafond de verre qui s’exerce envers les femmes en général, dans l’entreprise, s’exerce également à ce moment-là. Donc ils arrivent avec le diplôme, ils deviennent leurs chefs et ensuite, comme les compétences de ces femmes ne sont plus nécessaires, ce sont les premières licenciées.
Ce n’est pas tant qu’elles sont parties ou qu’elles n’ont plus voulu, mais c’est qu’on les a poussées dehors dans les années 60.
On a le même phénomène aux États-Unis. Pendant la Deuxième Guerre mondiale les femmes sont appelées à prendre des postes dans l’industrie, à prendre des postes scientifiques, à devenir, par exemple mais pas seulement, informaticiennes, programmeuses, etc. Et ensuite, quand la guerre s’arrête, il faut recaser ces vétérans et, dans ce cas-là, on prie les femmes de quitter leurs postes pour devenir, par exemple, des professeurs de mathématiques, pour former les futures générations et pour que les hommes qui reviennent du front puissent retrouver des postes. Donc une vraie volonté de revenir à l’état initial, c’est-à-dire comme si ce moment où les femmes arrivaient dans cette discipline nouvelle n’était qu’une parenthèse le temps qu’on ait des hommes et des personnes compétentes.
Ensuite on a une espèce de spirale négative, c’est-à-dire que moins on retrouve de femmes plus on imagine qu’il est normal qu’elles n’y soient pas. Je te disais qu’on avait créé un premier stéréotype qui disait que les femmes sont naturellement douées pour la programmation et là, comme manifestement le métier se masculinise, ce stéréotype ne va plus donc on le jette et on en fabrique un autre qui est de dire que la programmation c’est de la logique, ça a rapport à la machine, ce sont des mathématiques, c’est une rationalité, alors que les femmes sont plus dans la relation, dans l’émotivité, etc., elles ne sont pas faites pour ça. On parle bien de la même programmation et du même métier, ce n’est évidemment pas propre ni aux hommes ni aux femmes ni à la programmation elle-même, ce sont des stéréotypes qu’on fabrique pour rationaliser un ordre social. Donc, ma foi, en partie ça fonctionne, c’est-à-dire que quand on est une élève et qu’on réfléchit à son orientation professionnelle, on s’inspire, on cherche autour de soi, on demande auprès de ses parents, ses enseignants/enseignantes, conseillers ou conseillères d’orientation et, somme toute, on commence à avoir de la peine à imaginer que des femmes feraient de la programmation, iraient en informatique.

Perrine Tanguy : Très bien. Il va falloir détricoter tout ça du coup.
Tout à l’heure tu as parlé de Margaret Hamilton comme femme illustre mais pour autant un peu oubliée malgré le fait qu’elle ait son effigie Lego, ce qui est déjà top. Est-ce que tu pourrais nous donner un ou deux exemples de femmes, comme ça, qui ont fait des découvertes majeures mais qu’on a oubliées, dans le secteur de l’informatique ?

Isabelle Collet : Margaret Hamilton est intéressante parce qu’en fait on s’est souvenue d’elle au moment où on a fêté l’anniversaire de l’alunissage, parce qu’on commence aussi à se demander est-ce qu’il y avait vraiment si peu de femmes à tous les moments, à toutes les époques de la science et technique. En fait on est dans cette idée, puisqu’on a un progrès régulier vers plus d’égalité, plus de parité, etc., que la situation d’avant est nécessairement pire que la situation d’aujourd’hui. S’il y a peu de femmes aujourd’hui ça veut dire qu’avant il y en avait zéro, ce qui n’est pas vrai. Mais, dans cette croyance-là, on ne pense même pas à regarder avant pour voir si, par hasard, on n’aurait pas oublié des gens. C’est vrai dans un peu toutes les disciplines, on oublie très régulièrement des femmes, mais en informatique en fait oui, on peut tout à fait découvrir, et plutôt dans la programmation, qu’il y ait eu des femmes.
Après, des fois, on a le syndrome de « on en trouve une, elle est exceptionnelle, on en fait une espèce de mythe et c’est l’exception qui confirme la règle ». Ça a c’est Ada Lovelace. Ada Lovelace, fin du 19e siècle, première personne à écrire un programme informatique sur une machine mécanique. Là encore on retrouve la programmation. L’ingénieur, le concepteur, c’était Charles Babbage, celui qui a conçu la machine. La personne qui a écrit le programme pour la machine ce n’est pas la première personne dont on se souvient, ce n’était pas la tâche principale et c’était donc une jeune mathématicienne, Ada Lovelace. Elle a inventé la boucle, la boucle avec condition de sortie qui, pareil, est une brique complètement essentielle en informatique. Maintenant on la connaît, il y a un Ada Lovelace Day, on parle beaucoup d’elle et puis c’est comme si on avait fait le travail, c’est la seule, c’est l’exception qui conforme la règle, c’est le même effet qu’avec Marie Curie. En physique il y a une seule femme, Marie Curie, deux prix Nobel, elle est extraordinaire, c’est fini.
En fait, c’est un peu le danger de citer des figures, comme ça, extraordinaires. Dès qu’on fouille et qu’on ne s’arrête pas parce qu’on en a trouvé une ou deux, eh bien on s’aperçoit qu’il y en a quand même un certain nombre. J’ai évoqué Grace Hopper tout à l’heure qui a inventé la compilation et qui a aussi inventé le terme de « bug » ce qui, mine de rien, est significatif parce que c’est vraiment un terme qui est maintenant passé dans le langage public. On peut tout à fait l’utiliser en classe, quand on parle à des élèves, en leur parlant de la personne qui a inventé le terme bug, que c’est une femme informaticienne, amiral de l’armée américaine après la Seconde Guerre mondiale. Ça fait quand même des personnages qui frappent.
En France on a aussi, dans l’histoire de l’informatique, une informaticienne remarquable qui s’appelait Alice Recoque, qui est morte il y a environ un an, qui a fait beaucoup pour le développement de l’informatique en France, qui a travaillé, déjà à l’époque, on devait être à la fin des années 60, sur l’intelligence artificielle, c’est elle qui a créé la Commission nationale informatique et libertés dont la nécessité sur l’éthique des algorithmes, etc. nous apparaît de plus en plus évidente aujourd’hui. Donc il y a quand même un certain nombre de femmes dans l’informatique.

Perrine Tanguy : Très bien. C’est rassurant.

Isabelle Collet : Oui, c’est moins rassurant qu’on les oublie mais c’est en soi rassurant.

Perrine Tanguy : Oui. C’est ça. D’après toi quelles sont les solutions pour inclure davantage les femmes dans le numérique, dans l’informatique ?

25’ 53

Isabelle Collet : Le vouloir vraiment !