Henri Verdier : La racine du problème, c’est le design des réseaux sociaux

De April MediaWiki
Aller à la navigationAller à la recherche


Titre : La racine du problème, c’est le design des réseaux sociaux.

Intervenants : Henri Verdier - Frédéric Bardolle

Lieu : Podcast Hackers publics

Date : 3 février 2021

Durée : 1 h 03 min

Podcast

Présentation du podcast

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration :

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Henri Verdier est l’ambassadeur pour le numérique. Il évoque les débuts de l’Internet en France, et raconte la création d’Etalab et du portail data.gouv.fr. Nous échangeons également sur les nouvelles formes de management dans la fonction publique et sur la modération des réseaux sociaux.

Transcription

Henri Verdier, voix off : Quand on a aussi un peu éprouvé les méthodes agiles, on ne comprend pas qu’on ose faire une politique publique sans la tester d’abord, qu’on ose faire une loi sans prévoir que les dispositions vont s’améliorer au fur et à mesure de l’usage.

Frédéric Bardolle, voix off : Bonjour. C’est Frédéric Bardolle. Bienvenue dans Hackers publics, le podcast dans lequel nous allons à la rencontre de celles et ceux qui transforment la culture numérique de l’administration.
Dans ce 6e épisode, nous recevons Henri Verdier, ambassadeur pour le numérique. Il nous raconte les débuts de l’Internet en France ainsi que la création d’Etalab et du portail data.gouv.fr. Nous échangeons également sur les nouvelles formes de management de la fonction publique et sur la modération des réseaux sociaux.
Bonne écoute.

Frédéric Bardolle : Bonjour à tous et bienvenue dans ce nouvel épisode de Hackers publics. Aujourd’hui nous recevons Henri Verdier qui est ambassadeur du numérique.
Bonjour Henri.

Henri Verdier : Bonjour. Je suis ambassadeur pour le numérique. Je ne représente pas le numérique, je représente la France dans des négociations qui ont trait au numérique.

Frédéric Bardolle : D’accord. Donc ambassadeur pour le numérique. Merci.
Henri, tu as commencé à être entrepreneur à partir de 1995. Tu as ensuite cofondé Cap Digital qui est un pôle de compétitivité, en 2006, tu as présidé ensuite Cap Digital de 2008 à 2013. Tu as coécrit L'âge de la multitude en 2012 avec Nicolas Colin. Tu as créé Etalab en janvier 2013. Tu es devenu ensuite administrateur général des données en 2014, lechief data officer de la France. Puis DINSIC, donc directeur...

Henri Verdier : Directeur de la Direction interministérielle du numérique et des systèmes d’information et de communication de l’État.

Frédéric Bardolle : Merci beaucoup pour ton aide, je suis sur la DINUM [Direction interministérielle du numérique ] maintenant. C’est vrai que j’ai oublié l’ancien acronyme. En tout cas en 2015 tu es devenu DINSIC, donc ambassadeur pour le numérique, en 2018, auprès du ministère des Affaires étrangères et de l’Europe.

Henri Verdier : Absolument. Sauf que je n’ai pas créé Etalab qui a été créée en 2011 par François Fillon, dirigée d’abord par Séverin Naudet, dont j’ai pris la direction en 2013.

Frédéric Bardolle : Très bien. Merci pour cette précision.
Je vais revenir un petit peu sur le début de ton parcours, j’aime bien commencer par là. Tu as fait l’École normale supérieure et j’ai vu que tu avais à la fois un diplôme en sociologie et un diplôme en biologie et que, pour toi, c’est parce que sont les deux, sciences humaines et sciences dures, sont importantes de manière égale. C’est pour ça que tu as fait ce choix-là ?

Henri Verdier : Oui et non. Quand j’ai été pris à Normale Sup en biologie, j’ai découvert l’incroyable privilège qu’offrait cette école de pouvoir construire son parcours pratiquement d’année en année, le fait qu’on avait le droit d’aller voir d’autres disciplines et de les commencer assez tard. J’ai aussi fait une maîtrise de philo. J’ai commencé la philo en licence, j’ai commencé la socio en DEA. J’ai un peusuivi mon cœur. J’étais assez passionné par les questions de bioéthique et j’ai vu très vite que la biologie n’apportait pas toutes les réponses. Je me suis fait le plaisir de faire une maîtrise de philo sur la bioéthique. Et puis, un jour, j’ai compris que les gens qui fabriquaient concrètement la bioéthique ne faisaient pas de la philosophie, qu’il y avait des rapports de force, des identités, des institutions, et j’ai repris cette même question par la sociologie. En fait, j’ai suivi mon envie d’apprendre. Toutes ces années-là, ce sont les années 90, c’est l’émergence de l’Internet en France. Il se trouve que là aussi, en suivant mes pulsions, je coopérais avec les éditions Odile Jacob qui venaient d’être créées et, petit à petit je me suis retrouvé un peu en charge des sujets numériques et un jour un monsieur dont je me souviens très bien m’a dit : « Henri qu’est-ce que tu attends ? C’est l’aventure de ta génération cet Internet, il faut y aller maintenant, il faut se retrousser les manches. C’est le début de la vague, il faut la prendre. » J’ai proposé à Odile Jacob de créer une toute petite activité numérique, c’était une Web Agency à l’époque parce qu’on n’avait pas la moindre idée de comment gagner de l’argent avec tout ça, mais on savait qu’il y avait des gens prêts à payer pour être sur Internet. Donc on a créé la Web Agency en 1995 ; il y avait 15 000 internautes en France ! Le discours d’Hourtin où Jospin dit « on va arrêter le Minitel, on va aller vers Internet », c’est deux ans plus tard.
Maintenant que je suis un vieux diplomate c’est assez drôle de rencontrer des gens et de leur dire « vous savez, moi j’étais là, j’ai vu les débuts avant Google, avant Facebook, avant Twitter, avant l’iPhone ». Il y a une petite secrète connivence dans Paris des gens qui ont commencé avant l’an 2000 parce qu’en 2000 il y a eu une grande crise et l’explosion de la bulle internet.

Frédéric Bardolle : La fameuse bulle !

Henri Verdier : Cette explosion-là a été très dure, parce que le vieux monde s’est dit « c’est bon, ça c’était une hypothèse inutile, on peut s’en passer et on peut revenir comme avant ». Quelque part on a subi une espèce de mépris assez implacable en 2000.
Ceux qui avaient rêvé, avant 2000, puis qui se sont tapé 2000 et qui ont continué – j’en connais une petite douzaine – il y a cette espèce de souvenir de temps héroïques aussi. J’amenais des gens dans un cybercafé rue de Médicis pour leur montrer Internet. On allait à la Library Of Congress. Comme c’était souvent des auteurs d’Odile Jacob ils me disaient : « Est-ce que mon livre est dedans ? » Ils voyaient leur livre et ils disaient : « C’est bien Internet, j’ai vu mon livre ! » Je me rappelle qu’on avait des séminaires entiers avec des gens du ministère de la Culture pour savoir l’écriture qui allait s’inventer avec les liens hypertextes. Il y avait déjà le Centre Pompidou, l’INA, c’était le temps de la pure invention. Une graphiste qui travaille avec moi a inventé le GIF animé, il n’y avait pas encore Flash, elle faisait des dessins animés où elle enchaînait 12 images et ça faisait une animation. On faisait des sites web avec des gifs animés. C’était une jolie époque.

Frédéric Bardolle : Du coup, pour toi, c’est quoi la principale différence entre l’état d’esprit qu’il y avait avec à l’époque, par rapport à Internet, et l’état d’esprit qu’on peut avoir maintenant ?

Henri Verdier : Je pense qu’il y a eu plusieurs séries de différences successives.
D’abord, les évènements (???) sociaux économiques. Ces années-là sont des années d’invention. On a une possibilité, on explore avec bonheur ce qu’on peut faire avec.
Ensuite, on a vu arriver l’époque de la disruption, de Software Is Eating the World, comme le célèbre article que j’ai cité si souvent de Marc Andreessen, où un certain nombre de filières ont eu peur du numérique, le cinéma, la musique, la presse et ensuite les banques, les assurances, parfois l’État.
Après on a vu arriver le moment des externalités négatives. Il faut dire que, quand même aujourd’hui, il y a des monopoles trop gros, il y a des abus de position dominante, il y a des effets imprévus, des difficultés à conduire le débat public, d’ingérence dans les élections. J’ai envie de dire que maintenant ça devient même de la géopolitique, c’est-à-dire qu’aujourd’hui l’avenir du continent africain, le conflit d’hégémonie entre la Chine et les États-Unis se jouent dans la maîtrise de l’intelligence artificielle, la neutralité des infrastructures. Donc ça a vraiment beaucoup changé.
Politiquement aussi ça a changé. Internet, on l’oublie parfois, est né au début des années 1970 d’une position politique qui était que ce pouvoir qu’a l’armée ne peut pas rester aux militaires, on va le diffuser, le donner aux gens, on va empower the people, on va partager la puissance de calcul et la puissance de création au plus grand nombre. On a quand même vécu des années de belle utopie. Il y avait des grincheux, mais moi je fais partie de ceux qu partageaient l’utopie. Je la partage toujours d’ailleurs, je pense toujours qu’en dessous de tout ça il y a toujours l’Internet neutre, libre et ouvert qui est la pus belle infrastructure d’innovation qu’ait jamais eue l’humanité. Mais on a vu arriver l’appropriation du numérique par les ennemis de la démocratie, que ce soit des pays ou des entreprises. On a vu arriver ces externalités négatives auxquelles je faisais allusion. On a vu poindre une sorte d’hubris d’entreprises qui se sentent pousser des ailes et qui disent « je vais gérer l’identité, émettre la monnaie, harmoniser les rapports sociaux, je vais faire le job des États », mais qui n’ont pas compris les règles qui s’imposent aux États, la démocratie, l’État de droit, la séparation des pouvoirs, le contrôle, la transparence, qui ne se sont pas reconnus ces devoirs-là. Et on a vu les États s’inquiéter de plus en plus. Déjà dès les années 2000 ils ont commencé à dire à l’ONU c’est à nous d’organiser le futur d’Internet. Ils ont cette grande responsabilité. C’est quand même l’État, surtout dans une démocratie, qui est le véhicule pour exprimer la souveraineté du peuple souverain et notre puissance publique collective. Donc il a une responsabilité, il a à dire « les Français veulent qu’on protège la vie privée, ils sont contre le travail des enfants, ils veulent le pluralisme de l’information, la laïcité de l’espace public ». C’est à l’État de défendre ça. En même temps l’État n’a pas inventé cette infrastructure supranationale ou transnationale, il ne comprend pas si bien que ça les sous-jacents profonds et il peut se tromper, il pourrait tout casser.
Aujourd’hui, politiquement, la question du numérique est très différente d’il y a 20 ans et probablement qu’on est à un âge où il faut réinventer une forme de gouvernance impliquant les États, la société civile, les entreprises, la science. Tout est à bâtir parce qu’en fait il y a des organes où on débat du numérique, il y en a même trop, j’en connais une trentaine, mais il n’y a pas de vrai processus de décision clair, incontestable, qui s’assure qu’il y a une règle du jeu qui est la même pour tous et qui a été respectée.

Frédéric Bardolle : D’accord. L’âge de la maturité en quelque sorte.

Henri Verdier : Oui. C’est plus compliqué maintenant. C’est intéressant.

Frédéric Bardolle : Quand tu dis que l’État a eu peur à un moment du software is eating the world dont parle Andreessen, est-ce que tu penses que cette peur est suffisamment forte pour pousser l’État à transformer ?

Henri Verdier : Je pense qu’elle n’est pas assez forte.
Quand j’ai rejoint l’administration, en 2013, je suis allé écouter de grands et respectables anciens haut fonctionnaires, et l’un d’entre eux m’a dit un jour « l’État c’est status, c’est ce qui ne change pas ». D’ailleurs c’est important, c’est son rôle dans la société, c’est le repère, c’est la balise, c’est le truc auquel on s’articule et on n’est pas là pour épouser les modes, on est là pour être un point fixe. Je pense que cette idée est encore très prévalente. Beaucoup de gens pensent qu’ils sont indispensables et que ce seront toujours eux qui feront le job. Ils se trompent. Je ne veux pas forcément brandir le spectre de l’État qui se fasse sortir de ses prérogatives régaliennes, mais il y a un autre problème qu’il ne faut pas oublier, c’est l’État qui deviendrait inefficace, qui n’arriverait plus à recruter les bons talents, qui enclencherait donc une spirale l’infernale, qui deviendrait donc non crédible.
Je me dis souvent que dans toutes les protestations que nous avons en France depuis un moment – le refus du traité de Maastricht, le refus du traité constitutionnel européen, les gilets jaunes, le vote protestataire, l’absentéisme – il y a aussi une dimension de gens qui disent « en fait vous ne faites rien pour moi et si vous faites quelque chose je ne comprends pas ce que vous faites ». La qualité du service public, sa capacité à accompagner chacun dans sa vie, à montrer qu’on est là, fait partie du pacte social. Pour moi le plus grand risque, en vérité, ce n’est pas tellement que demain ce ne soit plus l’État qui fasse la monnaie, qu’on privatise la Sécu ou l’armée, ça peut arriver, mais le plus grand risque c’est que les Français considèrent que l’État est une espèce de couche parasite qui ne sait pas servir la nation. Ça, ça peut arriver très vite, on en sent quand même les prémisses un peu partout.

Frédéric Bardolle : Je veux revenir un petit peu sur la phase de ton parcours où tu rentres dans l’administration. Ma première question : pourquoi est-ce que tu décides de rentrer dans l’administration finalement ? Est-ce que ton but était de hacker l’administration ou avais-tu un autre objectif en tête ?

13’ 41

Henri Verdier : C’est sûrement un des cinq ou dix plus beaux jours de ma vie.