Différences entre les versions de « Henri Verdier : La racine du problème, c’est le design des réseaux sociaux »

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<b>Henri Verdier : </b>C’est sûrement un des cinq ou dix plus beaux jours de ma vie. Je rêvais depuis longtemps de revenir vers l’administration. Tu as fait allusion au fait que je viens d’une école dans laquelle on se prépare à être fonctionnaire. Je me préparais à ça, il y avait une passion pour ça et une tradition familiale. J’ai juste pris la vague internet parce que c’était trop fascinant, mais très vite j’ai toujours eu un petit goût de l’action collective. Créer Cap Digital c’est créer une sorte de syndicat ou de mutuelle d’entreprises et de chercheurs pour essayer de créer un écosystème puissant et prospère pour la région Île-de-France. C’était déjà de l’action collective. Dans <em>L’âge de la multitude</em>, avec Nicolas, on a dépiauté les stratégies, on ne disait pas encore des plateformes à l’époque, les Big Tech. Ils avaient tous un point commun, c’était des stratégies de plateformes et on a montré, c’était la conclusion, que l’État aussi peut s’approprier les stratégies de plateformes et le faire au bénéfice de l’intérêt général.<br/>
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Donc j’avais super envie et le jour où on m’a proposé de diriger Etatlab j’étais super heureux et j’ai dit oui. J’étais même dans un entretien d’embauche avec un grand VC [Venture Capital] de la place, je suis sorti prendre le coup de fil, je suis rentré et j’ai dit [en criant, NdT] « bonne nouvelle, je pars dans l’État. » Il a dit ah bon ! — Oui, désolé.
  
<b>Henri Verdier : </b>C’est sûrement un des cinq ou dix plus beaux jours de ma vie.
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<b>Frédéric Bardolle : </b>Cool. Est-ce que tu peux nous raconter un petit peu, en quelques mots, la fondation d’Etalab ?
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<b>Henri Verdier : </b>Tu as fait allusion à une culture un peu hacker. C’est vrai que je suis arrivé dans l’État avec la conviction qu’il y avait, dans le monde de l’économie numérique, des startups, j’en avais créées trois, et des grands communs, des Wikipédia, qu’il y avait une puissance d’action, une puissance stratégique, une énergie aussi, qu’il fallait faire rentrer dans l’État. Il y avait aussi un peu un petit côté matamore : on va leur montrer comment on peut être impactant quand on est audacieux, agile, quand on sait coder, quand on écoute ceux qui savent coder. En plus je suis arrivé dans un projet, Etalab, qui avait le mérite d’avoir déjà ouvert des tas de portes puisqu’il y avait déjà un cadre juridique, un portail data.gouv.fr, la certitude que l’administration, que l’État à son plus haut niveau, que c’était un sujet primo ministériel, qu’il fallait le faire, etc.<br/>
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J’ai trouvé un portail qui était fait par une grosse SS2I, qui coûtait 1,5 million par an. Chaque fois que je voulais changer trois signes, il fallait que j’attende le bond de commande, que je passe la commande, il fallait six semaines et ça me coûtait une fortune. J’ai demandé à ma hiérarchie si j’avais le droit de le refaire et on a eu le droit de recruter un développeur, Emmanuel Raviart, et, avec lui, on a refait le truc avec le coaching de Pierre ??? et les méthodes agiles. Avec eux on a refait ça en six mois en divisant la facture par dix.
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<b>Frédéric Bardolle : </b>En <em>open source</em> en plus !
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<b>Henri Verdier : </b>En <em>open source</em> évidemment !<br/>
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L’hébergement coûtait 400 000 euros par an. On a tout posé chez OVH pour 20 000 euros par an, donc on a divisé la facture par 20. Et surtsans tambour ni trompetteout, il y a quelque chose de plus subtil que les gens n’ont pas tous vu, en fait l’<em>open data</em> c’était quand même difficile et douloureux. J’avais amené de ma culture numérique l’idée que le numérique pouvait partie de la réponse. Au fond, au risque d’être paradoxal, je dirais que l’équation de l’<em>open data</em>, même s’il y avait un portail data.gouv.fr, n’avait pas été posée comme une équation numérique. C’était un problème de décret, de cadre juridique, de circulaires et à la fin les administrations devaient déverser un truc dans un portail.<br/>
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Une fois encore je salue, le portail avait été fait en un an, il y a beaucoup de mérite aussi à l’équipe qui a déchiffré, mais il n’est pas très facile d’usage, on n’y retrouvait pas ce qu’on cherchait et le back-office était atroce. On pouvait passer quatre ou cinq heures à partager les données parce que, notamment, on avait repris la tradition archivistique de l’État, les règles d’indexation dans des thésaurus de 70 000 mots et il y en avait plusieurs, il y avait celui d’Eurostat, celui des Archives nationales. En plus il fallait couper les trucs en petits paquets, passer les paquets un par un et les ré-indexer après.<br/>
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J’avais la conviction que l’outil et la politique sont très proches dans le numérique,. Jeff Bezos considère qu’il est une boite de tech et quand il veut sauver le <em>Washington Post</em> il y a une stratégie tech. Donc on a pris le temps de repenser en profondeur l’outil data.gouv.fr. On l’a fait de manière très ouverte avec plein d’ateliers, on avait même dit aux gens « si vous montez, vous, un atelier on viendra s’asseoir dans le fond de la salle et on écoutera sagement ». L’Open Knowledge Foundation, Regards Citoyens ou La Cantine Brestoise ont fait des ateliers data.gouv et on se contentait d’écouter. Là on a eu plein d’idées dont cette grande idée que les citoyens aussi et les entreprises pouvaient partager les données publiques. Il n’a pas fallu 24 heures pour que Tesla mette sur data.gouv les bornes où on pouvait recharger les voitures électriques.<br/>
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Après qu’on eut décidé qu’on ouvrait, on a décidé qu’on pouvait partager les réutilisations parce que c’est quand même important (???) un portail plein de data et on ne voit pas le sens que tout ça porte tout ça, le réel que ça décrit. Dès qu’on mettait les réutilisations ça donnait du sens.<br/>
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On a décidé de travailler un back-office en un clic, les citoyens ne l’ont pas vu, mais on a permis aux administrations de partager les données en cinq minutes au lieu de quatre heures.<br/>
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On est rentré dans une logique de contrôle <em>a posteriori</em> sur data.gouv. Ce n’est pas pré-modéré. Pendant que je vous parle, postez un jeu de données et si c’est pourri quelqu’un l’enlèvera dans deux heures.<br/>
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Il a fallu aller voir le politique et lui dire « vous savez on fait ça, on va doubler la vitesse d’<em>open data</em>, vous avez conscience que peut-être un jour il y aura un canular, un type qui éclatera de rire, une brève dans <em>Le Canard enchaîné</em> et on a eu l’accord politique pour faire ça.<br/>
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Voilà le début. Il y avait quand même un peu une culture « on va leur amener la culture du numérique ». Après oui, cette équipe a gonflé. Très vite Etalab a un peu grossi, à côté se fondaient les startups d’État. Pierre, qui avait fait data.gouv, a accompagné après le SGMAP [Secrétariat Général pour la Modernisation de l'action Publique] à l’époque, pour faire d’autres projets en mode agile. On a vite théorisé qu’on pouvait faire un programme qui s’appelait l’incubateur de startups d’État.<br/>
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Aujourd’hui je regrette d’avoir appelé ça startup. Il y a aussi des gens qui pensent que les startups sont des sales gosses mal élevés qui rêvent d’entrer en bourse quitte à tout détruire sur leur passage.
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<b>Frédéric Bardolle : </b>Il y a d’ailleurs encore des débats en interne, chaque semaine ça revient.
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<b>Henri Verdier : </b>Si c’était à refaire, on changerait peut-être. On aurait pu dire je ne sais pas quoi, usine à intrepreneurs ou incubateur de projets qui marchent, ça aurait été largement suffisant.<br/>
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En revanche, de temps en temps on s’est autorisé la culture du hacker. Des gens nous disaient « ça c’est impossible, on ne le fera jamais ». On le faisait nous-mêmes. On revenait le voir trois semaines après en disant « désolés, on l’a fait, on fait quoi maintenant ?» Quand on a fait France Connect je n’arrivais pas à l’expliquer, la DISIC avant, bref ! De temps en temps on n’arrivait pas expliquer donc on faisait, on montrait qu’on avait raison et puis on a essayé, je crois, de cultiver cette culture d’ouverture, un petit peu d’insolence dans le bon sens du terme, de respect des <em>makers</em>, d’exploration, de plaisir aussi et d’autonomie. On savait aussi qu’on amenait dans l’État quelque chose dont je pense – j’essaie de le mettre en ordre, j’essaie d’écrire comme tout le monde, je profite du confinement, on n’a pas le choix et je me permets de dire ça. Je suis très frappé par une idée qui plus je la raconte plus elle est simple. On a inventé la bureaucratie à une époque où 80 % des Français ne savaient pas lire et écrire, où il n’y avait pas d’infos, quand on voulait produire de l’info ça coûtait très cher, où il n’y avait pas évidemment pas de Télécoms et pas d’outils pour se synchroniser et réagir vite. Donc on a inventé une forme de puissance très puissante. On formait une élite. Il y a un livre de ??? où il appelle les mégalo-athlètes. On les formait, on les entraînait très jeunes à brasser beaucoup d’informations, à faire des synthèses, à prendre des décisions. On les mettait tout en haut, puis on faisait une chaîne de commandement assez rigide et on veillait à ce qu’en bas ça applique.
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<b>Frédéric Bardolle : </b>Et ça marchait bien à l’époque !
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<b>Henri Verdier : </b>Ça marchait bien et David Graeber, dans son livre sur la bureaucratie, rappelle que le privé, au début du 20e siècle, découvre ces méthodes incroyablement puissantes et que ça a permis d’inventer les multinationales. Les deux pays qui l’ont fait le plus vite, l’Allemagne et des États-Unis, se sont retrouvés ensuite en conflit dans une guerre mondiale parce qu’il y avait aussi une hégémonie industrielle qui se jouait derrière.<br/>
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Ce sont des techniques très puissantes qui, d’ailleurs, ont nourri le privé. C’est juste que c’est tout le contraire aujourd’hui. La plupart des gens non seulement savent lire et écrire mais sont éduqués. Ils savent. Même moi je suis frappé de voir que la génération de mes enfants en sait dix fois plus que moi au même âge sur comment va le monde. Ils savent des choses sur le Japon ou sur les États-Unis que je ne savais pas. Donc la plupart des gens ont un certain niveau d’instruction. Certains vont nous dire « oui, mais scrogneugneu le niveau du bac a baissé », mais le niveau moyen de connaissances de la société a explosé. On nage dans l’information, il n’y a qu’à se baisser pour la ramasser. On peut savoir en trois clics la population carcérale, la température de l’eau à Bayonne la hauteur du Mont-blanc, tout ce que vous voulez. Et on a ces outils extrêmement puissants de synchronisation qui permette de lancer des tas de mouvements, y compris d’envahir le Capitole, puisque c’est l’actualité de ce mois de janvier 2021. Il n’y a pas de raison que le format inventé à la fin du 19ᵉ siècle soit le meilleur. Si on n’arrive pas à emprunter au monde du numérique les méthodes agiles, l’observation de l’usage réel des outils, cette espèce de compréhension consciente ou inconsciente que <em>Code is Law</em>, que beaucoup de décisions se jouent dans des couches très profondes, dans des choix initiaux d’architecture. Après c’est bien joli de dire qu’on veut protéger la vie privée et tout, mais si on a créé un réseau où les données circulent partout, la force de la loi ne suffira pas.<br/>
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Il y a aussi un rapport au dedans/dehors, ce qui est dans le boulot et ce qui est à l’extérieur. J’aime aussi beaucoup l’espèce de placidité des très bons développeurs qui savent qu’ils sont bons, qu’ils retrouveront du boulot, qu’ils sont là parce que ce qu’ils font à du sens, mais que s’il faut, sans tambour ni trompette, ils peuvent changer de boulot. Le rapport à la hiérarchie et à l’autorité n’est pas du tout le même.<br/>
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Il faut absolument qu’on arrive à injecter un peu de tout ça dans l’État et bien au-delà du numérique. Quand on s’est un peu éprouvé aux méthodes agiles, on ne comprend pas qu’on ose faire une politique publique sans la tester d’abord ; qu’on ose faire une loi sans prévoir que les dispositions vont s’améliorer au fur et à mesure de l’usage. Ça devient fou ! Ce ne sont pas du tout des choses pour faire du code, ce sont des choses pour agir, pour produire de l’impact.
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<b>Frédéric Bardolle : </b>Justement, il y a un truc que j’ai toujours du mal à comprendre, c’est que quand tu es arrivé avec des produits comme data.gouv, même d’autres produits qui sont, depuis, réalisés par beta.gouv, il y a plein de programmes comme Entrepreneurs d’Intérêt Général qui montrent que ces techniques marchent, elles coûtent moins cher, elles font qu’on a des produits qui sont à la fois incroyables, pourquoi ces idées-là ne se diffusent-elles pas largement ? Qu’est-ce qui bloque encore pour qu’on arrive à passer à l’échelle, simplement ? J’ai l’impression qu’on est encore tout petits, on est de plus en plus nombreux, mais on n’arrive pas à franchir le cap pour que ça devienne la norme en fait. Comment fait-on pour y arriver ?
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<b>Henri Verdier : </b>Il y a plein de raisons, effectivement.

Version du 29 mars 2021 à 17:08


Titre : La racine du problème, c’est le design des réseaux sociaux.

Intervenants : Henri Verdier - Frédéric Bardolle

Lieu : Podcast Hackers publics

Date : 3 février 2021

Durée : 1 h 03 min

Podcast

Présentation du podcast

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration :

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Henri Verdier est l’ambassadeur pour le numérique. Il évoque les débuts de l’Internet en France, et raconte la création d’Etalab et du portail data.gouv.fr. Nous échangeons également sur les nouvelles formes de management dans la fonction publique et sur la modération des réseaux sociaux.

Transcription

Henri Verdier, voix off : Quand on a aussi un peu éprouvé les méthodes agiles, on ne comprend pas qu’on ose faire une politique publique sans la tester d’abord, qu’on ose faire une loi sans prévoir que les dispositions vont s’améliorer au fur et à mesure de l’usage.

Frédéric Bardolle, voix off : Bonjour. C’est Frédéric Bardolle. Bienvenue dans Hackers publics, le podcast dans lequel nous allons à la rencontre de celles et ceux qui transforment la culture numérique de l’administration.
Dans ce 6e épisode, nous recevons Henri Verdier, ambassadeur pour le numérique. Il nous raconte les débuts de l’Internet en France ainsi que la création d’Etalab et du portail data.gouv.fr. Nous échangeons également sur les nouvelles formes de management de la fonction publique et sur la modération des réseaux sociaux.
Bonne écoute.

Frédéric Bardolle : Bonjour à tous et bienvenue dans ce nouvel épisode de Hackers publics. Aujourd’hui nous recevons Henri Verdier qui est ambassadeur du numérique.
Bonjour Henri.

Henri Verdier : Bonjour. Je suis ambassadeur pour le numérique. Je ne représente pas le numérique, je représente la France dans des négociations qui ont trait au numérique.

Frédéric Bardolle : D’accord. Donc ambassadeur pour le numérique. Merci.
Henri, tu as commencé à être entrepreneur à partir de 1995. Tu as ensuite cofondé Cap Digital qui est un pôle de compétitivité, en 2006, tu as présidé ensuite Cap Digital de 2008 à 2013. Tu as coécrit L'âge de la multitude en 2012 avec Nicolas Colin. Tu as créé Etalab en janvier 2013. Tu es devenu ensuite administrateur général des données en 2014, lechief data officer de la France. Puis DINSIC, donc directeur...

Henri Verdier : Directeur de la Direction interministérielle du numérique et des systèmes d’information et de communication de l’État.

Frédéric Bardolle : Merci beaucoup pour ton aide, je suis sur la DINUM [Direction interministérielle du numérique ] maintenant. C’est vrai que j’ai oublié l’ancien acronyme. En tout cas en 2015 tu es devenu DINSIC, donc ambassadeur pour le numérique, en 2018, auprès du ministère des Affaires étrangères et de l’Europe.

Henri Verdier : Absolument. Sauf que je n’ai pas créé Etalab qui a été créée en 2011 par François Fillon, dirigée d’abord par Séverin Naudet, dont j’ai pris la direction en 2013.

Frédéric Bardolle : Très bien. Merci pour cette précision.
Je vais revenir un petit peu sur le début de ton parcours, j’aime bien commencer par là. Tu as fait l’École normale supérieure et j’ai vu que tu avais à la fois un diplôme en sociologie et un diplôme en biologie et que, pour toi, c’est parce que sont les deux, sciences humaines et sciences dures, sont importantes de manière égale. C’est pour ça que tu as fait ce choix-là ?

Henri Verdier : Oui et non. Quand j’ai été pris à Normale Sup en biologie, j’ai découvert l’incroyable privilège qu’offrait cette école de pouvoir construire son parcours pratiquement d’année en année, le fait qu’on avait le droit d’aller voir d’autres disciplines et de les commencer assez tard. J’ai aussi fait une maîtrise de philo. J’ai commencé la philo en licence, j’ai commencé la socio en DEA. J’ai un peusuivi mon cœur. J’étais assez passionné par les questions de bioéthique et j’ai vu très vite que la biologie n’apportait pas toutes les réponses. Je me suis fait le plaisir de faire une maîtrise de philo sur la bioéthique. Et puis, un jour, j’ai compris que les gens qui fabriquaient concrètement la bioéthique ne faisaient pas de la philosophie, qu’il y avait des rapports de force, des identités, des institutions, et j’ai repris cette même question par la sociologie. En fait, j’ai suivi mon envie d’apprendre. Toutes ces années-là, ce sont les années 90, c’est l’émergence de l’Internet en France. Il se trouve que là aussi, en suivant mes pulsions, je coopérais avec les éditions Odile Jacob qui venaient d’être créées et, petit à petit je me suis retrouvé un peu en charge des sujets numériques et un jour un monsieur dont je me souviens très bien m’a dit : « Henri qu’est-ce que tu attends ? C’est l’aventure de ta génération cet Internet, il faut y aller maintenant, il faut se retrousser les manches. C’est le début de la vague, il faut la prendre. » J’ai proposé à Odile Jacob de créer une toute petite activité numérique, c’était une Web Agency à l’époque parce qu’on n’avait pas la moindre idée de comment gagner de l’argent avec tout ça, mais on savait qu’il y avait des gens prêts à payer pour être sur Internet. Donc on a créé la Web Agency en 1995 ; il y avait 15 000 internautes en France ! Le discours d’Hourtin où Jospin dit « on va arrêter le Minitel, on va aller vers Internet », c’est deux ans plus tard.
Maintenant que je suis un vieux diplomate c’est assez drôle de rencontrer des gens et de leur dire « vous savez, moi j’étais là, j’ai vu les débuts avant Google, avant Facebook, avant Twitter, avant l’iPhone ». Il y a une petite secrète connivence dans Paris des gens qui ont commencé avant l’an 2000 parce qu’en 2000 il y a eu une grande crise et l’explosion de la bulle internet.

Frédéric Bardolle : La fameuse bulle !

Henri Verdier : Cette explosion-là a été très dure, parce que le vieux monde s’est dit « c’est bon, ça c’était une hypothèse inutile, on peut s’en passer et on peut revenir comme avant ». Quelque part on a subi une espèce de mépris assez implacable en 2000.
Ceux qui avaient rêvé, avant 2000, puis qui se sont tapé 2000 et qui ont continué – j’en connais une petite douzaine – il y a cette espèce de souvenir de temps héroïques aussi. J’amenais des gens dans un cybercafé rue de Médicis pour leur montrer Internet. On allait à la Library Of Congress. Comme c’était souvent des auteurs d’Odile Jacob ils me disaient : « Est-ce que mon livre est dedans ? » Ils voyaient leur livre et ils disaient : « C’est bien Internet, j’ai vu mon livre ! » Je me rappelle qu’on avait des séminaires entiers avec des gens du ministère de la Culture pour savoir l’écriture qui allait s’inventer avec les liens hypertextes. Il y avait déjà le Centre Pompidou, l’INA, c’était le temps de la pure invention. Une graphiste qui travaille avec moi a inventé le GIF animé, il n’y avait pas encore Flash, elle faisait des dessins animés où elle enchaînait 12 images et ça faisait une animation. On faisait des sites web avec des gifs animés. C’était une jolie époque.

Frédéric Bardolle : Du coup, pour toi, c’est quoi la principale différence entre l’état d’esprit qu’il y avait avec à l’époque, par rapport à Internet, et l’état d’esprit qu’on peut avoir maintenant ?

Henri Verdier : Je pense qu’il y a eu plusieurs séries de différences successives.
D’abord, les évènements (???) sociaux économiques. Ces années-là sont des années d’invention. On a une possibilité, on explore avec bonheur ce qu’on peut faire avec.
Ensuite, on a vu arriver l’époque de la disruption, de Software Is Eating the World, comme le célèbre article que j’ai cité si souvent de Marc Andreessen, où un certain nombre de filières ont eu peur du numérique, le cinéma, la musique, la presse et ensuite les banques, les assurances, parfois l’État.
Après on a vu arriver le moment des externalités négatives. Il faut dire que, quand même aujourd’hui, il y a des monopoles trop gros, il y a des abus de position dominante, il y a des effets imprévus, des difficultés à conduire le débat public, d’ingérence dans les élections. J’ai envie de dire que maintenant ça devient même de la géopolitique, c’est-à-dire qu’aujourd’hui l’avenir du continent africain, le conflit d’hégémonie entre la Chine et les États-Unis se jouent dans la maîtrise de l’intelligence artificielle, la neutralité des infrastructures. Donc ça a vraiment beaucoup changé.
Politiquement aussi ça a changé. Internet, on l’oublie parfois, est né au début des années 1970 d’une position politique qui était que ce pouvoir qu’a l’armée ne peut pas rester aux militaires, on va le diffuser, le donner aux gens, on va empower the people, on va partager la puissance de calcul et la puissance de création au plus grand nombre. On a quand même vécu des années de belle utopie. Il y avait des grincheux, mais moi je fais partie de ceux qu partageaient l’utopie. Je la partage toujours d’ailleurs, je pense toujours qu’en dessous de tout ça il y a toujours l’Internet neutre, libre et ouvert qui est la pus belle infrastructure d’innovation qu’ait jamais eue l’humanité. Mais on a vu arriver l’appropriation du numérique par les ennemis de la démocratie, que ce soit des pays ou des entreprises. On a vu arriver ces externalités négatives auxquelles je faisais allusion. On a vu poindre une sorte d’hubris d’entreprises qui se sentent pousser des ailes et qui disent « je vais gérer l’identité, émettre la monnaie, harmoniser les rapports sociaux, je vais faire le job des États », mais qui n’ont pas compris les règles qui s’imposent aux États, la démocratie, l’État de droit, la séparation des pouvoirs, le contrôle, la transparence, qui ne se sont pas reconnus ces devoirs-là. Et on a vu les États s’inquiéter de plus en plus. Déjà dès les années 2000 ils ont commencé à dire à l’ONU c’est à nous d’organiser le futur d’Internet. Ils ont cette grande responsabilité. C’est quand même l’État, surtout dans une démocratie, qui est le véhicule pour exprimer la souveraineté du peuple souverain et notre puissance publique collective. Donc il a une responsabilité, il a à dire « les Français veulent qu’on protège la vie privée, ils sont contre le travail des enfants, ils veulent le pluralisme de l’information, la laïcité de l’espace public ». C’est à l’État de défendre ça. En même temps l’État n’a pas inventé cette infrastructure supranationale ou transnationale, il ne comprend pas si bien que ça les sous-jacents profonds et il peut se tromper, il pourrait tout casser.
Aujourd’hui, politiquement, la question du numérique est très différente d’il y a 20 ans et probablement qu’on est à un âge où il faut réinventer une forme de gouvernance impliquant les États, la société civile, les entreprises, la science. Tout est à bâtir parce qu’en fait il y a des organes où on débat du numérique, il y en a même trop, j’en connais une trentaine, mais il n’y a pas de vrai processus de décision clair, incontestable, qui s’assure qu’il y a une règle du jeu qui est la même pour tous et qui a été respectée.

Frédéric Bardolle : D’accord. L’âge de la maturité en quelque sorte.

Henri Verdier : Oui. C’est plus compliqué maintenant. C’est intéressant.

Frédéric Bardolle : Quand tu dis que l’État a eu peur à un moment du software is eating the world dont parle Andreessen, est-ce que tu penses que cette peur est suffisamment forte pour pousser l’État à transformer ?

Henri Verdier : Je pense qu’elle n’est pas assez forte.
Quand j’ai rejoint l’administration, en 2013, je suis allé écouter de grands et respectables anciens haut fonctionnaires, et l’un d’entre eux m’a dit un jour « l’État c’est status, c’est ce qui ne change pas ». D’ailleurs c’est important, c’est son rôle dans la société, c’est le repère, c’est la balise, c’est le truc auquel on s’articule et on n’est pas là pour épouser les modes, on est là pour être un point fixe. Je pense que cette idée est encore très prévalente. Beaucoup de gens pensent qu’ils sont indispensables et que ce seront toujours eux qui feront le job. Ils se trompent. Je ne veux pas forcément brandir le spectre de l’État qui se fasse sortir de ses prérogatives régaliennes, mais il y a un autre problème qu’il ne faut pas oublier, c’est l’État qui deviendrait inefficace, qui n’arriverait plus à recruter les bons talents, qui enclencherait donc une spirale l’infernale, qui deviendrait donc non crédible.
Je me dis souvent que dans toutes les protestations que nous avons en France depuis un moment – le refus du traité de Maastricht, le refus du traité constitutionnel européen, les gilets jaunes, le vote protestataire, l’absentéisme – il y a aussi une dimension de gens qui disent « en fait vous ne faites rien pour moi et si vous faites quelque chose je ne comprends pas ce que vous faites ». La qualité du service public, sa capacité à accompagner chacun dans sa vie, à montrer qu’on est là, fait partie du pacte social. Pour moi le plus grand risque, en vérité, ce n’est pas tellement que demain ce ne soit plus l’État qui fasse la monnaie, qu’on privatise la Sécu ou l’armée, ça peut arriver, mais le plus grand risque c’est que les Français considèrent que l’État est une espèce de couche parasite qui ne sait pas servir la nation. Ça, ça peut arriver très vite, on en sent quand même les prémisses un peu partout.

Frédéric Bardolle : Je veux revenir un petit peu sur la phase de ton parcours où tu rentres dans l’administration. Ma première question : pourquoi est-ce que tu décides de rentrer dans l’administration finalement ? Est-ce que ton but était de hacker l’administration ou avais-tu un autre objectif en tête ?

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Henri Verdier : C’est sûrement un des cinq ou dix plus beaux jours de ma vie. Je rêvais depuis longtemps de revenir vers l’administration. Tu as fait allusion au fait que je viens d’une école dans laquelle on se prépare à être fonctionnaire. Je me préparais à ça, il y avait une passion pour ça et une tradition familiale. J’ai juste pris la vague internet parce que c’était trop fascinant, mais très vite j’ai toujours eu un petit goût de l’action collective. Créer Cap Digital c’est créer une sorte de syndicat ou de mutuelle d’entreprises et de chercheurs pour essayer de créer un écosystème puissant et prospère pour la région Île-de-France. C’était déjà de l’action collective. Dans L’âge de la multitude, avec Nicolas, on a dépiauté les stratégies, on ne disait pas encore des plateformes à l’époque, les Big Tech. Ils avaient tous un point commun, c’était des stratégies de plateformes et on a montré, c’était la conclusion, que l’État aussi peut s’approprier les stratégies de plateformes et le faire au bénéfice de l’intérêt général.
Donc j’avais super envie et le jour où on m’a proposé de diriger Etatlab j’étais super heureux et j’ai dit oui. J’étais même dans un entretien d’embauche avec un grand VC [Venture Capital] de la place, je suis sorti prendre le coup de fil, je suis rentré et j’ai dit [en criant, NdT] « bonne nouvelle, je pars dans l’État. » Il a dit ah bon ! — Oui, désolé.

Frédéric Bardolle : Cool. Est-ce que tu peux nous raconter un petit peu, en quelques mots, la fondation d’Etalab ?

Henri Verdier : Tu as fait allusion à une culture un peu hacker. C’est vrai que je suis arrivé dans l’État avec la conviction qu’il y avait, dans le monde de l’économie numérique, des startups, j’en avais créées trois, et des grands communs, des Wikipédia, qu’il y avait une puissance d’action, une puissance stratégique, une énergie aussi, qu’il fallait faire rentrer dans l’État. Il y avait aussi un peu un petit côté matamore : on va leur montrer comment on peut être impactant quand on est audacieux, agile, quand on sait coder, quand on écoute ceux qui savent coder. En plus je suis arrivé dans un projet, Etalab, qui avait le mérite d’avoir déjà ouvert des tas de portes puisqu’il y avait déjà un cadre juridique, un portail data.gouv.fr, la certitude que l’administration, que l’État à son plus haut niveau, que c’était un sujet primo ministériel, qu’il fallait le faire, etc.
J’ai trouvé un portail qui était fait par une grosse SS2I, qui coûtait 1,5 million par an. Chaque fois que je voulais changer trois signes, il fallait que j’attende le bond de commande, que je passe la commande, il fallait six semaines et ça me coûtait une fortune. J’ai demandé à ma hiérarchie si j’avais le droit de le refaire et on a eu le droit de recruter un développeur, Emmanuel Raviart, et, avec lui, on a refait le truc avec le coaching de Pierre ??? et les méthodes agiles. Avec eux on a refait ça en six mois en divisant la facture par dix.

Frédéric Bardolle : En open source en plus !

Henri Verdier : En open source évidemment !
L’hébergement coûtait 400 000 euros par an. On a tout posé chez OVH pour 20 000 euros par an, donc on a divisé la facture par 20. Et surtsans tambour ni trompetteout, il y a quelque chose de plus subtil que les gens n’ont pas tous vu, en fait l’open data c’était quand même difficile et douloureux. J’avais amené de ma culture numérique l’idée que le numérique pouvait partie de la réponse. Au fond, au risque d’être paradoxal, je dirais que l’équation de l’open data, même s’il y avait un portail data.gouv.fr, n’avait pas été posée comme une équation numérique. C’était un problème de décret, de cadre juridique, de circulaires et à la fin les administrations devaient déverser un truc dans un portail.
Une fois encore je salue, le portail avait été fait en un an, il y a beaucoup de mérite aussi à l’équipe qui a déchiffré, mais il n’est pas très facile d’usage, on n’y retrouvait pas ce qu’on cherchait et le back-office était atroce. On pouvait passer quatre ou cinq heures à partager les données parce que, notamment, on avait repris la tradition archivistique de l’État, les règles d’indexation dans des thésaurus de 70 000 mots et il y en avait plusieurs, il y avait celui d’Eurostat, celui des Archives nationales. En plus il fallait couper les trucs en petits paquets, passer les paquets un par un et les ré-indexer après.
J’avais la conviction que l’outil et la politique sont très proches dans le numérique,. Jeff Bezos considère qu’il est une boite de tech et quand il veut sauver le Washington Post il y a une stratégie tech. Donc on a pris le temps de repenser en profondeur l’outil data.gouv.fr. On l’a fait de manière très ouverte avec plein d’ateliers, on avait même dit aux gens « si vous montez, vous, un atelier on viendra s’asseoir dans le fond de la salle et on écoutera sagement ». L’Open Knowledge Foundation, Regards Citoyens ou La Cantine Brestoise ont fait des ateliers data.gouv et on se contentait d’écouter. Là on a eu plein d’idées dont cette grande idée que les citoyens aussi et les entreprises pouvaient partager les données publiques. Il n’a pas fallu 24 heures pour que Tesla mette sur data.gouv les bornes où on pouvait recharger les voitures électriques.
Après qu’on eut décidé qu’on ouvrait, on a décidé qu’on pouvait partager les réutilisations parce que c’est quand même important (???) un portail plein de data et on ne voit pas le sens que tout ça porte tout ça, le réel que ça décrit. Dès qu’on mettait les réutilisations ça donnait du sens.
On a décidé de travailler un back-office en un clic, les citoyens ne l’ont pas vu, mais on a permis aux administrations de partager les données en cinq minutes au lieu de quatre heures.
On est rentré dans une logique de contrôle a posteriori sur data.gouv. Ce n’est pas pré-modéré. Pendant que je vous parle, postez un jeu de données et si c’est pourri quelqu’un l’enlèvera dans deux heures.
Il a fallu aller voir le politique et lui dire « vous savez on fait ça, on va doubler la vitesse d’open data, vous avez conscience que peut-être un jour il y aura un canular, un type qui éclatera de rire, une brève dans Le Canard enchaîné et on a eu l’accord politique pour faire ça.
Voilà le début. Il y avait quand même un peu une culture « on va leur amener la culture du numérique ». Après oui, cette équipe a gonflé. Très vite Etalab a un peu grossi, à côté se fondaient les startups d’État. Pierre, qui avait fait data.gouv, a accompagné après le SGMAP [Secrétariat Général pour la Modernisation de l'action Publique] à l’époque, pour faire d’autres projets en mode agile. On a vite théorisé qu’on pouvait faire un programme qui s’appelait l’incubateur de startups d’État.
Aujourd’hui je regrette d’avoir appelé ça startup. Il y a aussi des gens qui pensent que les startups sont des sales gosses mal élevés qui rêvent d’entrer en bourse quitte à tout détruire sur leur passage.

Frédéric Bardolle : Il y a d’ailleurs encore des débats en interne, chaque semaine ça revient.

Henri Verdier : Si c’était à refaire, on changerait peut-être. On aurait pu dire je ne sais pas quoi, usine à intrepreneurs ou incubateur de projets qui marchent, ça aurait été largement suffisant.
En revanche, de temps en temps on s’est autorisé la culture du hacker. Des gens nous disaient « ça c’est impossible, on ne le fera jamais ». On le faisait nous-mêmes. On revenait le voir trois semaines après en disant « désolés, on l’a fait, on fait quoi maintenant ?» Quand on a fait France Connect je n’arrivais pas à l’expliquer, la DISIC avant, bref ! De temps en temps on n’arrivait pas expliquer donc on faisait, on montrait qu’on avait raison et puis on a essayé, je crois, de cultiver cette culture d’ouverture, un petit peu d’insolence dans le bon sens du terme, de respect des makers, d’exploration, de plaisir aussi et d’autonomie. On savait aussi qu’on amenait dans l’État quelque chose dont je pense – j’essaie de le mettre en ordre, j’essaie d’écrire comme tout le monde, je profite du confinement, on n’a pas le choix et je me permets de dire ça. Je suis très frappé par une idée qui plus je la raconte plus elle est simple. On a inventé la bureaucratie à une époque où 80 % des Français ne savaient pas lire et écrire, où il n’y avait pas d’infos, quand on voulait produire de l’info ça coûtait très cher, où il n’y avait pas évidemment pas de Télécoms et pas d’outils pour se synchroniser et réagir vite. Donc on a inventé une forme de puissance très puissante. On formait une élite. Il y a un livre de ??? où il appelle les mégalo-athlètes. On les formait, on les entraînait très jeunes à brasser beaucoup d’informations, à faire des synthèses, à prendre des décisions. On les mettait tout en haut, puis on faisait une chaîne de commandement assez rigide et on veillait à ce qu’en bas ça applique.

Frédéric Bardolle : Et ça marchait bien à l’époque !

Henri Verdier : Ça marchait bien et David Graeber, dans son livre sur la bureaucratie, rappelle que le privé, au début du 20e siècle, découvre ces méthodes incroyablement puissantes et que ça a permis d’inventer les multinationales. Les deux pays qui l’ont fait le plus vite, l’Allemagne et des États-Unis, se sont retrouvés ensuite en conflit dans une guerre mondiale parce qu’il y avait aussi une hégémonie industrielle qui se jouait derrière.
Ce sont des techniques très puissantes qui, d’ailleurs, ont nourri le privé. C’est juste que c’est tout le contraire aujourd’hui. La plupart des gens non seulement savent lire et écrire mais sont éduqués. Ils savent. Même moi je suis frappé de voir que la génération de mes enfants en sait dix fois plus que moi au même âge sur comment va le monde. Ils savent des choses sur le Japon ou sur les États-Unis que je ne savais pas. Donc la plupart des gens ont un certain niveau d’instruction. Certains vont nous dire « oui, mais scrogneugneu le niveau du bac a baissé », mais le niveau moyen de connaissances de la société a explosé. On nage dans l’information, il n’y a qu’à se baisser pour la ramasser. On peut savoir en trois clics la population carcérale, la température de l’eau à Bayonne la hauteur du Mont-blanc, tout ce que vous voulez. Et on a ces outils extrêmement puissants de synchronisation qui permette de lancer des tas de mouvements, y compris d’envahir le Capitole, puisque c’est l’actualité de ce mois de janvier 2021. Il n’y a pas de raison que le format inventé à la fin du 19ᵉ siècle soit le meilleur. Si on n’arrive pas à emprunter au monde du numérique les méthodes agiles, l’observation de l’usage réel des outils, cette espèce de compréhension consciente ou inconsciente que Code is Law, que beaucoup de décisions se jouent dans des couches très profondes, dans des choix initiaux d’architecture. Après c’est bien joli de dire qu’on veut protéger la vie privée et tout, mais si on a créé un réseau où les données circulent partout, la force de la loi ne suffira pas.
Il y a aussi un rapport au dedans/dehors, ce qui est dans le boulot et ce qui est à l’extérieur. J’aime aussi beaucoup l’espèce de placidité des très bons développeurs qui savent qu’ils sont bons, qu’ils retrouveront du boulot, qu’ils sont là parce que ce qu’ils font à du sens, mais que s’il faut, sans tambour ni trompette, ils peuvent changer de boulot. Le rapport à la hiérarchie et à l’autorité n’est pas du tout le même.
Il faut absolument qu’on arrive à injecter un peu de tout ça dans l’État et bien au-delà du numérique. Quand on s’est un peu éprouvé aux méthodes agiles, on ne comprend pas qu’on ose faire une politique publique sans la tester d’abord ; qu’on ose faire une loi sans prévoir que les dispositions vont s’améliorer au fur et à mesure de l’usage. Ça devient fou ! Ce ne sont pas du tout des choses pour faire du code, ce sont des choses pour agir, pour produire de l’impact.

Frédéric Bardolle : Justement, il y a un truc que j’ai toujours du mal à comprendre, c’est que quand tu es arrivé avec des produits comme data.gouv, même d’autres produits qui sont, depuis, réalisés par beta.gouv, il y a plein de programmes comme Entrepreneurs d’Intérêt Général qui montrent que ces techniques marchent, elles coûtent moins cher, elles font qu’on a des produits qui sont à la fois incroyables, pourquoi ces idées-là ne se diffusent-elles pas largement ? Qu’est-ce qui bloque encore pour qu’on arrive à passer à l’échelle, simplement ? J’ai l’impression qu’on est encore tout petits, on est de plus en plus nombreux, mais on n’arrive pas à franchir le cap pour que ça devienne la norme en fait. Comment fait-on pour y arriver ?

26’ 25

Henri Verdier : Il y a plein de raisons, effectivement.