Différences entre les versions de « Gratuité, données, publicité - Le prix du gratuit »

De April MediaWiki
Aller à la navigationAller à la recherche
(Contenu remplacé par « Catégorie:Transcriptions Publié [https://www.april.org/le-prix-du-gratuit-gratuite-donnees-publicite-emission-entendez-vous-l-eco ici] - Août 2019 »)
 
(12 versions intermédiaires par le même utilisateur non affichées)
Ligne 1 : Ligne 1 :
 
[[Catégorie:Transcriptions]]
 
[[Catégorie:Transcriptions]]
  
'''Titre :''' Le prix du gratuit (3/4) - Gratuité, données, publicité
+
Publié [https://www.april.org/le-prix-du-gratuit-gratuite-donnees-publicite-emission-entendez-vous-l-eco ici] - Août 2019
 
 
'''Intervenants :''' Fabrice Rochelandet - Benjamin Bayart - Antonio Casilli (voix off) - Amaelle Guitton (voix off) - Arjuna Andrade 
 
 
 
'''Lieu :''' Émission <em>Entendez-vous l'éco ?</em> France Culure
 
 
 
'''Date :''' avril 2019
 
 
 
'''Durée :''' 58 min
 
 
 
'''[http://media.radiofrance-podcast.net/podcast09/10081-17.04.2019-ITEMA_22038200-0.mp3 Écouter ou télécharger le podcast]'''
 
 
 
[https://www.franceculture.fr/emissions/entendez-vous-leco/le-prix-du-gratuit-34-publicites-donnees-gratuite Présentation de l'émission]
 
 
 
'''Licence de la transcription :''' [http://www.gnu.org/licenses/licenses.html#VerbatimCopying Verbatim]
 
 
 
'''Illustration :'''
 
 
 
'''NB :''' <em>transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.<br />
 
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.</em>
 
 
 
'''Statut :''' Transcrit MO
 
 
 
==Description==
 
 
 
« Si c’est gratuit, c’est vous le produit » : un adage vieux comme Internet pourtant sans cesse renouvelé, de scandales en tentatives de légiférer sur un « droit à l’oubli ». Que peuvent faire les individus face à la marchandisation de leurs données ? Quelles mesures de régulation envisager ?
 
 
 
==Transcription==
 
 
 
<b>Voix off : </b><em>Entendez-vous l’éco ?</em> Arjuna Andrade.
 
 
 
<b>Arjuna Andrade : </b>Troisième mouvement de notre semaine consacrée au véritable prix de la gratuité. Après nous être intéressés à l’histoire de la charité et aux logiques du travail sans contrepartie, nous revenons aujourd’hui sur l’illusion entretenue d’un Internet gratuit. Il faut dire que la toile fut pensée, à ses origines, comme un espace utopique du partage des savoirs et de la gratuité. Mais la multiplication de nos pratiques du numérique démultiplie les indices de notre vie en ligne.<br/>
 
Autant de traces numériques, phéromones de données, laissées à notre insu sur des réseaux privés. La production exponentielle des données personnelles change la donne, aiguise les appétits et les avidités, à commencer par celles des géants du numérique, Facebook, Apple et autres Google, qui voient dans ces données librement échangées une source potentiellement infinie de profits. La capture et la monétisation de nos informations deviennent alors la règle et servent à financer ce régime apparent de la gratuité.<br/>
 
Alors sommes-nous collectivement impuissants face à ces nouveaux géants, ou reste-t-il un espace pour retrouver le contrôle de notre vie privée ? Il est 14 heures sur France Culture et c’est l’heure d’<em>Entendez-vous l’éco?</em>
 
 
 
C’est donc sur cet océan de données collectées que nous vous proposons aujourd’hui de naviguer en compagnie de Fabrice Rochelandet, professeur à l’université Sorbonne Paris III, auteur notamment de l’ouvrage <em>Économie des données personnelles et de la vie privée</em>publié à La Découverte. Avec nous également Benjamin Bayart, coprésident [cofondateur NdT] de la Quadrature du Net, une association de défense des droits numériques.
 
 
 
<b>Arjuna Andrade : </b>Fabrice Rochelandet, Benjamin Bayart, bonjour.
 
 
 
<b>Fabrice Rochelandet et Benjamin Bayart : </b>Bonjour.
 
 
 
<b>Arjuna Andrade : </b>Benjamin Bayart nous aurions donc perdu ce paradis du partage et de la gratuité qu’était Internet à ses débuts ?
 
 
 
<b>Benjamin Bayart : </b>Perdu, pas vraiment parce qu’en fait il est toujours là. Vous le retrouvez de manière très commune dans quelque chose comme Wikipédia par exemple. Donc cette espèce de paradis n’est absolument pas perdu. On y a rajouté quelques dépotoirs à côté, mais on n’a pas enlevé la partie intéressante.
 
 
 
<b>Arjuna Andrade : </b>S’il reste ces espaces perdus et retrouvés, ce qui est intéressant c’est aussi de dire que les données qui sont sur ces espaces comme Wikipédia ou comme l’Internet à ses débuts ont une caractéristique un peu particulière ; on peut les considérer comme des biens publics. Est-ce que vous pourriez nous dire pourquoi Fabrice Rochelandet ? Quelles caractéristiques ils ont et qui font d’eux des biens publics ?
 
 
 
<b>Fabrice Rochelandet : </b>Oui, ce sont des biens collectifs plus particulièrement qui sont en fait non-rivaux souvent en usage, c’est-à-dire que je peux utiliser un média social et quelqu’un d’autre peut également l’utiliser. Donc de ce point de vue-là, ils sont des biens collectifs.
 
 
 
<b>Arjuna Andrade : </b>Ils sont à la fois promus par tout le monde et, en même temps, tout le monde peut les récupérer et cela produit des économies d’échelle de demandes. Ce qui est intéressant c’est qu’à un moment les acteurs de ce numérique florissant vont se rendre compte qu’ils peuvent faire de l’argent sur ces données privées ; ils vont donc commencer à chercher un modèle économique viable. Comment est-ce qu’ils vont faire Benjamin Bayart pour commencer à créer de la valeur à partir de ces informations produites par nous et par les utilisateurs d’Internet ?
 
 
 
<b>Benjamin Bayart : </b>En fait ça c’est un modèle qui est plus récent, qui est celui qu’on voit apparaître à la fin des années 90, au début des années 2000. Pour faire simple, ils ont fait comme faisaient déjà d’autres avant eux, c’est-à-dire qu’ils ont regardé comment faisait la télévision pour gagner de l’argent sans faire payer d’abonnement et c’est le moment où ça a commencé à glisser, c’est le moment où on a commencé à fournir des services contre de la publicité. Ça c’est une des racines profondes du mal mais qui n’est pas spécifique à Internet, ce n’est pas quelque chose qui est venu avec le numérique. La publicité on trouve ça à la radio et à la télévision avec les mêmes effets pervers. C’est un ancien patron de TF1 qui expliquait que son client c’est Coca-Cola et que ce qu’il vend comme produit c’est du temps de cerveau disponible. Cette inversion de rapport est ancienne et elle vient à partir du moment où il y a un marché publicitaire et où une activité ne vit que de publicité ; on inverse le rapport entre le client et la marchandise.
 
 
 
<b>Arjuna Andrade : </b>Alors dans le même mouvement ça veut dire que non seulement on va commencer à proposer des informations ou plutôt des publicités faites sur mesure pour répondre à des utilisateurs qui auront certaines données spécifiques qu’ils auront laissées sur Internet, mais, dans le même temps on va aussi offrir aux géants du numérique et surtout aux annonceurs des publics qui vont être intéressés potentiellement par leurs outils, par leurs usages.
 
 
 
<b>Benjamin Bayart : </b>Ça c’est le moment où ça dérape. C’est le moment où ça dérape vraiment. Financer un site web en mettant de la publicité sur des pages c’est relativement courant, c’est plutôt agaçant, mais ce n’est pas très dangereux. Le moment où ça dérape c’est le moment où on commence à profiler les visiteurs, c’est-à-dire qu’on cherche à déterminer qui est en train de regarder la publicité pour lui proposer non pas une publicité générique mais une publicité qui vous cible, vous. Pour le coup tout est intéressant : savoir avec qui vous couchez, savoir ce que vous mangez, savoir vos goûts politiques, savoir vos goûts philosophiques, savoir est-ce que vous êtes croyant ou pas, de quelle religion, selon quel rite et selon quelle pratique, ça changera les publicités qu’on va vous montrer. Et là on commence à mettre la population en fiches. Et là on commence à chercher à glaner un maximum de données sur les gens pour savoir ce qu’on va pouvoir leur présenter comme publicité et ??? les profils. Ça c’est le moment où ça dérape et ensuite ça empire.
 
 
 
<b>Arjuna Andrade : </b>On verra ça dans une seconde. Mieux connaître ses clients, Fabrice Rochelandet, c’est aussi une méthode pour les fidéliser avec ces offres personnalisées. Mais ce qui est intéressant c’est que même des informations à priori indolores comme le simple fait de l’espace de localisation ou les pratiques sur Internet sans qu’il n’y ait ni nom ni préférence personnelle peuvent aussi être utiles à ces sites qui vont améliorer l’ergonomie, l’usage de ces différents sites. Même nos données à priori les plus élémentaires.
 
 
 
<b>Fabrice Rochelandet : </b>Les plus élémentaires, les plus anodines, servent à coconstruire en réalité la valeur. On parlait de publicité ciblée, c’est vrai que c’est une des choses que l’on peut observer sur l’exploitation des données personnelles, de ce qui est fait des données qu’on collecte sur nous en fait, en tant qu’auditeur, en tant qu’internaute, en tant que mobinaute, mais il faut voir aussi que ces données personnelles c’est un peu plus pernicieux. Les données personnelles servent aussi, comme je le disais, à coconstruire les services. Par exemple, on va citer quelques noms, Facebook n’a pas de valeur si je ne donne pas, pour moi en tout cas, si je ne donne pas mes données personnelles. Certes il y a un danger, certes il y a des menaces, certes il y a des préjudices potentiels, mais je suis aussi un peu à la source de tout cela puisque lorsque je divulgue mes données, je me géolocalise avec mes amis, etc., finalement, je tends la perche pour être battu quelque part, puisque je participe à la construction de ce bien collectif.
 
 
 
<b>Arjuna Andrade : </b>Nous verrons dans un instant comment cette participation plus ou moins volontaire peut-être vue comme un travail plus ou moins visible et reconnu comme tel. Ce qui est intéressant, d’abord, c’est de voir que les personnes qui vont aller donner leurs informations et leurs données sur ces différents sites, on pense notamment aux réseaux sociaux, elles vont le faire, car ils ont une forme de présence et de familiarité qui ne leur fait pas peur, qui leur donne envie de s’épancher dessus. Je vous propose d’écouter ce qu’en dit l’auteur Alain Damasio.
 
 
 
<b>Voix off de Alain Damasio : </b>On est arrivés à un système encore plus subtil avec l’arrivée des réseaux, d’Internet, smartphones, etc., c’est ce que moi j’appelle le régime de traces, la société de traces où, du coup, eh bien on n’est plus du tout dans le <em>big brother</em> c’est-à-dire que ce n’est pas le grand-frère, ce n’est pas cette espèce de figure de dictateur qui nous surplombe et qui nous surveille, mais c’est plutôt une sorte, au départ moi je disais <em>big mother</em> c’est-à-dire une sorte de mère couvante qui nous cajole, une espèce de cocon autour de nous qui est devenu de plus en plus épais, de plus en plus tissé et qui est constitué sur la première couche je pense aux smartphones et ensuite tous les écrans qui sont autour de nous et qui fait que, effectivement, entourés d’applis, entourés de logiciels, entourés d’outils en fait à fluidifier nos vies, à les rendre commodes, on se retrouve dans cette espèce de couveuse. Et après ça dérive un peu, je dirais sur big data, mais parce que c’est ça, c’est un peu l’attente flippante qui est celle qui récupère les données qu’on donne très tranquillement à <em>big mother</em>, qu’on cède tranquillement à <em>big mother</em> parce qu’on ne voit pas en quoi notre vie privée est attaquée réellement, on ne voit pas ce qu’ils font de ces données, donc on les lègue dans la douceur et puis derrière, big data les récupère et puis, évidemment, fait tous les systèmes de corrélation pour nous cerner, pour nous profiler, pour nous proposer des pubs dont on est censé avoir envie et nous pousser vers les directions qui sont les plus profitables pour eux.
 
 
 
<b>Arjuna Andrade : </b>On entendait l’auteur de science-fiction Alain Damasio dans un entretien donné au média indépendant <em>Thinkerview</em> le 11 avril dernier. Il évoque ici l’idée, pourtant bien réelle, selon laquelle les internautes et plus largement les individus se seraient livrés corps et âme à des entités familières. Non plus ce <em>big brother</em> terrifiant de George Orwell, mais bien ces <em>big mothers</em> enveloppantes, cajolantes, rassurantes même. Benjamin Bayart, qu’est-ce que vous pensez de cette idée ?
 
 
 
<b>Benjamin Bayart : </b>C’est une vision qui est relativement juste. C’est-à-dire que si Facebook était désagréable ou était trop désagréable les gens n’y seraient pas ! On fait très attention à ce qu’on donne comme informations quand on va sur le site du fisc, parce que le fisc ce n’est pas notre copain ! Quand on va sur Facebook pour parler avec ses amis et sa famille, on n’est pas sur la défensive, on est plutôt dans un cercle familier et de confiance. C’est ce qui fait d’ailleurs la force de ces entreprises, c’est l’effet de réseau. Juste comme ça, pour rappeler et reposer cette idée-là, l’effet de réseau c’est le fait qu’un réseau social ou autre a un intérêt qui croît en lien avec le nombre de liens que vous avez. Facebook n’est intéressant que parce que vos copains y sont. Si ni votre famille, ni vos amis, ni personne que vous connaissez n’est sur Facebook, Facebook ne vous sert à rien. Vous allez y aller, vous allez poster vos deux photos de vacances, personne ne va les regarder, personne ne va les commenter, ça ne sert rien.
 
 
 
<b>Arjuna Andrade : </b>C’est non seulement intéressant dans l’usage qu’on en a au quotidien, mais ça devient aussi une évidence sociale et presque psychologique puisque dans un groupe d’amis, il faut que j’y sois.
 
 
 
<b>Benjamin Bayart : </b>Oui. Dans un groupe donné c’est attendu. C’est-à-dire que si dans votre famille l’usage c’est de poster les vacances et de donner des nouvelles du baptême du petit dernier sur Facebook, eh bien si vous n’êtes pas sur Facebook vous ne savez pas, donc vous n’avez pas les photos du mariage, vous n’avez pas les photos de la Bar Mitzvah, vous n’avez pas les nouvelles de tata qui est malade, etc. Ça c’est ce qu’on appelle l’effet de réseau et c’est ce qui fait que très coûteux d’en sortir. Quitter un de ces réseaux, que ce soit Facebook, Twitter, etc., ça un coût, c’est-à-dire qu’il faut vous en extraire et il faut renoncer à des relations avec des gens. Il y a des amis dont vous n’aurez plus de nouvelles ou moins, il y a une partie de la famille que vous ne verrez plus ou moins, etc. Ça c’est quelque chose qui est d’extrêmement coûteux et qui fait qu’on reste même quand on sait que ce n’est pas bien. Tous les gens que je connais et qui disent : « Facebook ce n’est quand même pas terrible, ils font n’importe quoi avec nos données perso, ils les laissent utiliser par des Cambridge Analytica, ils les laissent en accès au gouvernement ; ils diffusent des cochonneries, ils propagent des <em>fake news</em> », tout ça, enfin les gens sont très fâchés, mais ils restent. En fait ils restent parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement parce qu’il y a un coût humain à quitter ces réseaux qui est extrêmement élevé.
 
 
 
<b>Arjuna Andrade : </b>On parlait notamment de Facebook, de Google et de ces réseaux sociaux, Google+ qui a vécu, mais ce qui est intéressant c’est de voir que ces personnes, plutôt ces entités qui captent nos données se sont complètement démultipliées ces dernières années. On pense toujours aux géants du numérique, mais on peut aussi citer les banques ou même la grande distribution. Quand on fait une carte de fidélité dans un grand magasin c’est une manière aussi de donner nos données.
 
 
 
<b>Fabrice Rochelandet : </b>Tout à fait, oui. Les cagnottes c’est un très bon exemple de ce qu’on appelle le paradoxe de la vie privée, parce que c’est ancien en fait, c’est plus ancien de Facebook. C’est-à-dire que j’ai une carte de fidélité, j’achète, je reçois une petite cagnotte, je la veux ou je ne la veux pas avec la caissière, et en fait pour, je ne sais pas, une poignée d’euros par mois, je livre des données qui valent extrêmement cher, c’est-à-dire mes listes de courses qui disent exactement mes besoins, qui disent également plus que mes besoins. Elles disent également si je suis une femme enceinte, si je suis végétarien, si je mange tel type d’alimentation on peut même en déduire parfois ma religion. Quelque part, effectivement, ça s’inscrit dans le quotidien mais dans le quotidien au-delà des médias sociaux.<br/>
 
Pour réagir aussi par rapport à ce qui a été dit précédemment, ça ne concerne pas que les médias en ligne, ça ne concerne pas que les médias sociaux, ça ne concerne pas que Facebook. Par exemple un acteur comme Apple est assez friand de données personnelles. On n’attend pas des acteurs comme Apple qui sont très sur la vente de matériel, mais qui sont très friands de données personnelles puisque ça fait vivre leur écosystème d’applications.
 
 
 
<b>Arjuna Andrade : </b>Alors même qu’ils se répandent en ce moment avec une immense campagne de publicité en disant que, pour eux, les informations personnelles sont absolument essentielles, et pourtant ce que l’on sait désormais c’est qu’il y a un certain nombre de données quand on donne l’autorisation aux applications qui sont utilisées sur l’Apple Store, et inversement. Donc il y a un véritable jeu de vases communicants entre le <em>device</em>, le hardware du téléphone et les données qui sont utilisées dessus.
 
 
 
<b>Fabrice Rochelandet : </b>C’est un modèle assez subtil, Apple. L’idée c’est de vendre du matériel, donc des tablettes, des smartphones, mais il faut des applications. Pour qu’il y ait des applications, il faut qu’il y ait du revenu pour les développeurs. Et les développeurs sur quoi ils vivent ? Ils vivent certes sur le grand jeu de la loterie de la vente d’applications mais ça ne suffit pas pour finir le mois, il faut souvent de la publicité. La publicité qui est proposée sur ces applications c’est de la publicité ciblée qui exploite des données personnelles. En fait on voit apparaître tout un tas d’intermédiaires, notamment dans l’écosystème d’Apple il s’appelle Flurry, il a un joli nom, f, l, u, r, r, y, et c’est ce qu’on appelle un agrégateur de données qui va collecter les données chaque fois qu’on utilise la moindre application : je vais faire mon <em>running</em>, je livre mon poids, mes performances, mes données de santé éventuellement ; des acteurs comme DoubleClick aussi collectent ces données, les agrègent, créent des profils, revendent ces profils à des annonceurs qui eux vont poster les annonces sur les applications. À partir de là la messe est dite, en quelque sorte, puisque la répartition de la valeur a lieu sur les recettes publicitaires personnalisées entre les développeurs d’applications qui trouvent leur compte, l’agrégateur et puis Apple qui vend des smartphones, qui vend des tablettes, comme ça.
 
 
 
==14’ 50==
 
 
 
<b>Arjuna Andrade : </b>À partir du moment où l’on sait que toutes ces données sont non seulement envoyées mais ensuite utilisées, toute la question est celle de l’arbitrage que nous devons faire entre le fait de savoir que ces données sont utilisées et l’inconvénient que je vais avoir si elles ne sont pas utilisées. Car dans un premier temps, Benjamin Bayart, on a l’impression avec le développement de cette nouvelle économie que c’est bénéfique pour tout le monde, non seulement du côté des développeurs et des gens du numérique qui voient, avec ces données qui se démultiplient, leur force de frappe se démultiplier aussi et, en face, les consommateurs qui ont l’impression que tout cela leur est donné gratuitement.
 
 
 
<b>Benjamin Bayart : </b>Oui. C’est très faux en fait. C’est bien l’impression qu’on a mais c’est une impression qui est très fausse. Il faut comprendre plusieurs morceaux qui ne sont pas intuitifs. D’abord, là-dedans, il y a une inversion des rapports. C’est-à-dire que quand vous avez un système économique qui se base sur la publicité, vous n’êtes plus sujet de la transaction, vous en êtes l’objet. Pour expliquer : quand vous allez acheter le pain, il y a deux sujets de la transaction, le boulanger et vous ; vous, vous détenez de l’argent, le boulanger détient du pain ; vous faites une transaction ; l’objet de cette transaction c’est le morceau de pain. Quand vous avez à faire à une appli qui vit de publicité, vous avez l’impression que l’objet de la transaction c’est l’appli, que vous êtes le client et que le développeur est le vendeur. Or ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai. Le client c’est le publicitaire ; le vendeur c’est bien le développeur de l’appli et le produit qu’on vend c’est vous. Et ça, ça change tout.
 
 
 
<b>Arjuna Andrade : </b>Les données étant une émanation directe de nous-mêmes.
 
 
 
<b>Benjamin Bayart : </b>Oui. Ça j’y reviendrai juste après. Ça change tout. Quand dans une transaction commerciale, vous n’êtes plus sujet de la transaction, sujet conscient, signant un contrat, acceptant de céder une certaine quantité d’argent contre un bien et que vous devenez un objet, quand on transforme les gens en objets ça se termine toujours mal. Ce n’est pas une bonne chose.<br/>
 
Après, sur le fait que les données personnelles c’est une partie de vous-même c’est pour moi une des façons de le comprendre. On dit souvent que mes données personnelles sont ma propriété. Ma propriété pas au sens comme ma maison ou mon manteau que je peux vendre, ma propriété comme la couleur de mes yeux ou comme mon ombre. Je ne peux pas vendre mon ombre ; ça n’a pas de sens !
 
 
 
<b>Arjuna Andrade : </b>On verra que certains pourtant le proposent !
 
 
 
<b>Benjamin Bayart : </b>Les données personnelles sont vous. Vos données personnelles c’est vous. En fait, quand on dit « données personnelles », ce que les gens ont en tête ce sont les photos de vacances qu’on a publiées, le petit mot qu’on a posté pour mamie pour son anniversaire ou pour la fête des grands-mères, etc. Mais ce n’est pas ça du tout. Ce n’est pas ça du tout ! C’est à quelle heure vous vous êtes levé, c’est quel trajet vous avez fait pour arriver au travail ; pour peu que vous ayez une montre connectée, ce sont les rythmes de vos pulsations cardiaques ; c’est à quel moment vous êtes tombé amoureux et de qui, parce qu’on le sait. On le sait parce que ça se voit, ça se mesure sur le nombre et la fréquence des messages. Il n’y a pas besoin de lire le contenu. Quelqu’un à qui vous ne parliez jamais et avec qui vous vous mettez à échanger de plus en plus de messages, puis 40 à 50 messages par jour ! Ou bien vous vous entendez vraiment très bien avec votre dealer ou bien vous êtes tombé amoureux. C’est vachement simple à lire et vous ne pouvez pas le masquer. Typiquement les algorithmes qui font ces mesures-là chez Facebook sont au courant avant vous parce que la courbe caractéristique qui change sur la fréquence d’échange des messages, elle commence à changer avant que vous n’ayez compris que c’était intéressant ou que c’était important ou que c’était une relation sérieuse. Vos données personnelles sont vous ; elles émanent de vous, elles sont une excroissance de vous.
 
 
 
<b>Arjuna Andrade : </b>Ce qui est intéressant tout de même c’est que si on a cette impression de gratuité, car au quotidien on a l’impression d’utiliser gratuitement Facebook et toutes ces autres applications, c’est qu’elles se financent grâce à ces données, nous l’avons compris, mais aussi grâce au travail que nous effectuons. Je vous propose d’écouter l’analyse qu’en fait le philosophe Antonio Casilli le 12 novembre 2015 dans <em>La Tête au carré</em> sur France Inter.
 
 
 
<b>Voix off de Antonio Casilli : </b>On peut arriver à une définition si on dit ce que le <em>digital labor</em> n’est pas, et c’est pourquoi on n’a pas choisi les termes français « travail numérique » ; ce n’est pas le travail des personnes qui sont employées, par exemple, dans le secteur du numérique, on ne parle de hackeurs, de codeurs, on parle d’un travail de faible intensité, à faible, voire à rémunération nulle, et surtout qui est un travail qui parfois échappe à la définition même de travail. C’est-à-dire que c’est un travail qui est implicite. C’est le travail de chacun d’entre nous dans la mesure où nous participons d’un énorme écosystème de plateformes numériques, un écosystème qui s’appuie sur des applications mobiles, sur des sites web, sur des services en ligne. Et, de ce point de vue-là, par exemple le fait même de contribuer à un média social par, que sais-je, la publication d’un post, d’une photo, d’une vidéo ou parfois tout simplement par nos likes nos clics, on participe certainement et la question est justement d’abord de savoir si on conçoit ça comme du travail et ensuite si on le sait, on le reconnaît en tant que tel. La question de la reconnaissance est la question centrale, tout un ensemble de luttes autour du <em>digital labor</em>.
 
 
 
<b>Arjuna Andrade : </b>Antonio Casilli nous parle donc du <em>digital labor</em>, un travail de faible intensité, gratuit, qui échapperait même à la définition du travail. Dès lors le simple fait de « liker », de commenter, de partager des informations sur Facebook ou ailleurs serait une manière de travailler pour ces plates-formes en leur fournissant des données, Fabrice Rochelandet ?
 
 
 
<b>Fabrice Rochelandet : </b>Moi je n’aime pas trop cette notion de travail gratuit, en fait, parce que le travail ça envoie aussi à une conception un peu philosophique où, quand je travaille, je possède finalement le produit de mon travail, ou j’ai un droit de propriété quelconque sur le fruit de mon travail. Là, comme le disait justement Benjamin Bayart, c’est qu’on n’est pas propriétaire, en fait, de ces données. Ça renvoie à un problème c’est que « données personnelles », on emploie la même expression pour deux choses un peu différentes, il y a une nature un peu double des données personnelles : d’un côté ça renvoie aux éléments de vie privée, donc aux droits de la personne, une extension de la personnalité, on retrouve un peu l’idée du droit des œuvres dans le domaine du droit d’auteur, mais également, « données personnelles » ça renvoie à des marchandises. Mais entre la donnée personnelle brute, celle que l’on peut livrer en utilisant, en travaillant puisqu’en utilisant, en bénéficiant en fait de ces réseaux sociaux, de leurs services, de pouvoir communiquer avec d’autres, etc., eh bien ces données brutes que l’on donne, en fait elles n’ont pas de valeur en tant que telles. La photo que je poste n’a pas de valeur. Ce qui a de la valeur, ce qui va devenir une donnée personnelle qui va devenir une marchandise, un bien informationnel comme on dit en économie, c’est la donnée traitée, la donnée qui va être traitée par les algorithmes, par les plates-formes, par les agrégateurs, etc.
 
 
 
<b>Arjuna Andrade : </b>C’est le recoupement des centaines de centaines de milliers de données qu’on a sur nous.
 
 
 
<b>Fabrice Rochelandet : </b>Exactement.
 
 
 
<b>Arjuna Andrade : </b>Avec ce qu’on appelle le big data, qui permet d’avoir une image quasiment holographique de nous dans le monde du numérique. Qu’est-ce que vous pensez, Benjamin Bayart, de cette idée d’un travail effectué malgré nous pour les plateformes qui récupèrent notre force de travail ?
 
 
 
<b>Benjamin Bayart : </b>En fait quand Antonio Casilli parle du <em>digital labor</em>, il recouvre toujours deux parties. Il y a une partie qui est du travail inconscient, c’est effectivement ce qui correspond à de la donnée personnelle. Quand vous regardez des vidéos ou des images et quand, par exemple, vous les « likez » ou pas, vous donnez de l’information. Si Facebook reçoit 150 millions de photographies, savoir lesquelles sont très intéressantes c’est très compliqué. Demander à un ordinateur de regarder les photos et de dire « celle-ci est rigolote », « celle-ci est chiante », « celle-ci est floue », « celle-ci n’est pas drôle », ce n’est pas pratique à faire. Vous présentez ça à des individus, ils vont vous dire si c’est drôle, ils vont vous dire si c’est intéressant à regarder. Donc ils vont classifier et hiérarchiser l’information et cette information, une fois enrichie de « c’est drôle », « ce n’est pas drôle », « c’est intéressant », « les gens qui ont aimé la photo bidule ont aussi aimé truc parce qu’il y avait aussi dessus un petit chat mignon qui se casse la gueule », ça Facebook, le plus souvent, ne s’embête pas à mettre des humains derrière. En fait il calcule : les gens qui ont « liké » telle photo ont aussi « liké » telle autre, donc elles doivent présenter un caractère similaire quelconque. Ça c’est toute une partie qu’on peut effectivement, ou pas, qualifier de travail. En fait c’est l’exploitation des données personnelles des gens.<br/>
 
Et puis il y a une deuxième partie qui est vraiment du travail. Ce qu’on nous vend sous le nom d’intelligence artificielle, c’est très souvent pas du tout de l’intelligence et pas du tout artificielle. Ce sont des gens qui sont rémunérés au clic à dire « ça c’est bien un animal », « ça c’est bien une chaise », « ça c’est bien un panneau indicateur », « ça c’est bien tel élément » ou qui sont rémunérés à fausser. C’est-à-dire que quand on veut promouvoir une publication sur Facebook pour faire croire qu’elle est intéressante, il va se trouver 50 000 personnes aux Philippines qui vont aller cliquer « like » sur la publication qu’ils ne comprennent pas parce qu’elle est en français, mais elle va quand même remonter dans les algorithmes de classement, donc l’entreprise de communication qui voulait mettre en avant l’information a réussi à la mettre en avant. Ça c’est du travail, c’est rémunéré, c’est un dixième de centime le clic, mais c’est rémunéré, c’est du travail.
 
 
 
<b>Arjuna Andrade : </b>Il y a même des cas où ce qui est mis en valeur ou ce qui est caractérisé par une qualité, une valeur, c’est l’être humain lui-même. On a vu récemment sortir une enquête qui montrait que des sites de rencontre comme Tinder réussissaient à donner une valeur à la personne et à la façon dont elle se projette dans le monde avec ce qu’on appelle un « Elo score » qui rendrait compte du nombre de personnes qui la trouvent jolie, pas jolie, intéressante, pas intéressante. Ils arrivent aussi à savoir, par exemple, si on parle bien français, mal français, avec des bonnes phrases, etc. Ça veut dire que nous-mêmes, à un moment, nous sommes mis dans ce marché et dans cette mise en concurrence de tous contre tous. Fabrice Rochelandet.
 
 
 
<b>Fabrice Rochelandet : </b>Justement, je pense qu’on n’est pas mis dans le marché. C’est bien là le problème. On parle souvent du marché des données personnelles. En réalité, il faut bien voir qu’il y a plusieurs étages. Si on reste dans l’exemple de la publicité, vous avez la collecte. La collecte, effectivement, il y a un premier niveau de transaction entre les individus et les collecteurs, ça peut être Facebook, les médias sociaux, etc. Le deuxième niveau c’est l’agrégation, on traite ces données, on leur donne de la valeur. Puis le troisième niveau c’est l’exploitation marchande ; ça peut être, par exemple, les annonceurs et les agrégateurs qui font leurs transactions. Sauf qu’il y a bien transaction marchande aux deux derniers niveaux, entre les agrégateurs et les collecteurs, etc., mais au premier niveau ? Il n’y a pas de transaction marchande. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas de vendeur. Moi quand je vais utiliser un média social, je ne suis pas vendeur, juridiquement je ne signe aucun contrat de vente. En plus mon consentement n’est pas du tout éclairé, il n’est pas du tout informé. Il y a quelque part une relation qui serait à la rigueur une relation de troc entre moi et le service en ligne que j’utilise, aux termes duquel je livre des données mais un peu contraint parce que si je veux que le service existe je suis obligé, pour en profiter et créer de l’utilité avec ce service, de livrer mes données, mon âge, etc. Et de l’autre côté, celui qui m’offre ce service, d’autant plus s’il est gratuit, lui aussi est contraint quelque part parce qu’il faut qu’il le finance, donc il faut qu’il aille voir un annonceur, etc. Donc le marché est incomplet et c’est peut-être là le problème des données personnelles, c’est qu’on n’a pas à a faire à un marché comme le marché de la boulangerie qui était cité par Benjamin Bayart.
 
 
 
<b>Arjuna Andrade : </b>Benjamin Bayart.
 
 
 
<b>Benjamin Bayart : </b>Là je suis assez de l’avis opposé. Le marché est beaucoup trop complet. Je n’aime pas du tout l’expression, l’idée que ce soit une économie des données personnelles. C’est-à-dire qu’on les a cédées à une plateforme contre un consentement qui a été obtenu de manière fausse, puisqu’on me proposait un service, on ne me proposait pas que mes données soient maltraitées derrière, et ensuite les données sont revendues, échangées, etc.<br/>
 
Pour moi là il y a quelque chose qui ne va pas parce que ce ne sont pas les données qu’on revend. Vous voyez, ce qu’on revend c’est moi et on n’a pas le droit de faire le commerce des gens. Si j’ai donné mon sang pour sauver quelqu’un ce n’est pas pour qu’on en fasse commerce. Si vous faites un don organe à un moment dans votre vie, ce n’est pas pour que derrière quelqu’un aille en faire commerce. Donc pour moi, l’erreur est qu’il puisse exister un marché de la donnée personnelle, c’est pour aussi insupportable que le fait qu’il y ait un marché d’organes. C’est pareil : on vend les morceaux des gens, on vend les gens.
 
 
 
<b>Voix off : </b><em>Entendez-vous l’éco ?</em> Arjuna Andrade.
 
 
 
Pause musicale : <em>Victime des réseaux</em> d’Angèle
 
 
 
==29’ 50==
 
 
 
<b>Arjuna Andrade : </b>Nous écoutons <em>Victime des réseaux</em> d’Angèle.
 

Dernière version du 6 août 2019 à 15:08


Publié ici - Août 2019