Différences entre les versions de « Geek et digital addict : votre attention s’il vous plaît - Maif Social Club »

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'''Intervenant :''' Karl Pineau - Tristan Nitot - Yves Citton - Camille Diao . Chloé Tournier
 
'''Intervenant :''' Karl Pineau - Tristan Nitot - Yves Citton - Camille Diao . Chloé Tournier
  
'''Lieu :''' Maif Social Club -  Soirée 3x1
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'''Lieu :''' Maif Social Club -  Soirée 3x1 - Paris
  
 
'''Date :''' juin 2018
 
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<b>Chloé Tournier : </b>Bonsoir. Bonsoir à toutes et à tous. Bienvenue au Maif Social Club ce soir. Pour cette soirée 3 × 1 un autour du thème « Geek Digital Addict, votre attention s’il vous plaît ». Je suis Chloé, je m’occupe de la programmation du Maif Social Club ; je serai là ainsi que toute l’équipe du Maif Social Club pour vous parler du lieu tout au long de la soirée si vous le souhaitez, pour vous accompagner dans l’exposition si vous le souhaitez ; l’équipe qui a porté aussi le commissariat de cette exposition qui est l’équipe de l’Atelier Art et Sciences est à ma gauche, ils se signalent. Donc si vous avez besoin aussi d’être accompagné, si vous avez des questions à poser sur la partie qui est derrière vous donc l’exposition, n’hésitez pas.
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Juste sur cette soirée. Vous expliquer un tout petit peu comment elle va se passer. Comme toutes les soirées 3 × 1 elle va débuter par un temps de débat d’idées, puis on va prendre un petit temps pour boire ensemble et manger quelques petites choses et ensuite on va monter à l’étage pour le spectacle <em>Je clique donc je suis</em> de Thierry Collet ; c’est un spectacle interactif ; c’est un spectacle auquel on ne peut participer qu’après avoir envoyé un texto aux numéros qui sont affichées là-bas. Donc n’hésitez pas, s’il vous plaît, dès maintenant à envoyer des textos ou en tout cas à penser vraiment à le faire à la fin de la conférence. Voilà. Je laisse Camille Diao vous présenter à la fois les intervenants et puis le cadre de ce débat d’idées qu’on va lancer et je souhaite à tous et à toutes une bonne soirée.
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<b>Camille Diao : </b>Merci Chloé. Bonjour. Bonjour tout le monde. Merci d’être venus ce soir pour ceux qui sont là IRL [<em>In Real Life</em>] dans la salle et bonjour à ceux qui nous suivent virtuellement en Facebook live, puisque la soirée est retransmise en Facebook live.
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Donc « Geek digital addict, votre attention s’il vous plaît » ce sera le thème de la discussion qui va suivre. C’est assez marrant parce que pendant que Chloé était en train de vous présenter le Maif Social Club, j’avoue, je me suis laissée déconcentrer, j’ai regardé mon téléphone et là j’avais deux SMS, trois mails et une notification Instagram. Je ne sais pas si c’est votre cas aussi, mais je ne supporte pas de les laisser non lus, ces petites pastilles rouges là qui me disent que j’ai un message non lu ça m’énerve, donc j’ai dû l’ouvrir, je me suis laissée déconcentrer. Et donc on était déjà là en pleine guerre de l’attention, en fait. Chloé Tournier ou mes mails, mes mails ou Chloé Tournier, j’ai fini par trancher et par écouter Chloé, mais en tout cas on a tous connu ce genre de situation.
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L’attention c’est une denrée rare, précieuse, parce que sans attention pas de consommation, donc pas de production de valeur. Du coup aujourd’hui, à l’ère du numérique, les entreprises se livrent une véritable guerre pour capter et pour retenir notre attention. De quelle façon ? À quel prix ? Est-ce que les nouvelles technologies « piratent notre cerveau, l’esprit des gens », pour paraphraser Tristan Harris, un ingénieur, enfin un ancien employé de Google qui a démissionné pour protester contre ces pratiques ? Est-ce qu’on est condamné à ne plus jamais savoir nous concentrer ? Comment faire pour se réapproprier notre capacité d’attention ? Voilà quelques-unes des questions auxquelles on va tenter de répondre ce soir avec nos trois intervenants.
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Pour commencer Karl Pineau, tout au fond à droite, enfin à gauche pour vous. Vous êtes le cofondateur de l’association Designers Éthiques ; cette asso c’est l’histoire de trois étudiants à l’ENS Lyon qui commencent à s’interroger sur la manière dont le design influe sur le consommateur et vous avez décidé de porter haut ce débat en organisant des conférences qui s’appellent Ethics By Design. La première a eu lieu à Lyon en 2017 ; la prochaine ce sera à Paris en octobre, si je ne me trompe pas.
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Juste ici à ma droite Tristan Nitot, un autre militant pour des services numériques responsables et respectueux des utilisateurs, on va dire. Vous vous définissez comme un vieux natif du numérique sur votre blog.
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<b>Tristan Nitot : </b>Oui, parce qu’avec les cheveux blancs je ne peux pas camoufler. C’est vrai que je suis natif du numérique, je suis tombé dans l’informatique à 14 ans, en 1980.
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<b>Camille Diao : </b>Donc très précoce. Vous avez dirigé la Fondation Mozilla Europe, vous avez fait partie du Conseil national du numérique entre 2013 et 2016 et là vous venez tout juste, il y a quelques jours, de quitter une start-up qui s’appelle Cozy Cloud et qui propose aux utilisateurs de contrôler leurs données sur une seule et même plateforme et vous avez rejoint Qwant un moteur de recherche européen qui se veut respectueux de la vie privée, donc un peu le même genre de démarche.
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<b>Tristan Nitot : </b>C’est dans la droite ligne. Oui, tout à fait.
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<b>Camille Diao : </b>Voilà. Ce changement de poste, je vous le faisais remarquer tout à l’heure, est déjà signalé sur Wikipédia, deux jours plus tard. Et puis pour finir, au milieu Yves Citton. Bonjour.
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<b>Yves Citton : </b>Bonjour.
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<b>Camille Diao : </b>Vous êtes l’homme dont les travaux ont inspiré l’exposition qui est derrière vous <em>Attention intelligence</em>. Vous êtes professeur de littérature et de médias à l’université Paris 8. Vous codirigez une revue qui s’appelle <em>Multitudes</em> qui est une revue politique, artistique et philosophique et, en 2014, vous avez publié un essai qui nous intéresse beaucoup puisqu’il s’appelle <em>Pour une écologie de l’attention</em> dans lequel vous prônez le passage d’une économie à une écologie de l’attention ; on aura l’occasion d’en reparler un petit peu plus en détail, mais juste un mot pour dire que vous êtes quelque part plutôt optimiste sur cette crise de l’attention ou en tout cas vous imaginez des solutions et des manières de la gérer.
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Avant ça, avant de commencer à parler de tout ça, on va commencer peut-être commencer par des définitions ; ça fait dix fois que je répète « attention » dans cette intro. Yves Citton peut-être, qu’est-ce que ça veut dire l’attention ? Comment est-ce que vous définiriez cette notion ?
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<b>Yves Citton : </b>D’abord merci beaucoup pour l’invitation. Merci à vous tous et toutes d’être venus. Je commencerais par résister à la tentation de définir l’attention, en particulier l’attention au singulier. Moi j’ai fait un petit peu mon fonds de commerce de ces histoires d’attention, je fais des livres, je fais des conférences et plus ça va plus je me dis que c’est une imposture. Quand quelqu’un vient vous parler de l’attention, méfiez-vous. À mon avis il y une personne ou il y a un groupe de personnes qui peuvent parler de l’attention au singulier, ce n’est pas mon voisin, mais c’est le chef de Google, non pas de Qwant, mais de Google. Pourquoi ? Parce que du point de vue de Google ou de Facebook il y a quelque chose qui est de la masse d’attentions qu’on peut moissonner de chacun de nous et qui peut se vendre. Et c’est de l’attention, comme de l’eau. On boit de l’eau, on respire de l’air et là on peut le mettre au singulier, au partitif, il y a de l’attention qui s’achète et qui se vend. Dans nos vies à nous, je suis attentif à ma compagne, je suis attentif à ma route, je suis attentif au film, nous sommes attentifs à l’environnement. C’est chaque fois des genres, des modes, des types, des implications d’attentions qui sont qualitativement très différentes. Et donc peut-être que la première chose qu’on pourrait se dire, c’est si on parle de l’attention au singulier, on fait comme si c’était quelque chose d’homogénéisable, de l’attention qu’on achète et qu’on vend et il faut toujours se rappeler qu’il y a des types d’attentions très différents, ne serait-ce qu’en français vous savez qu’on a là deux adjectifs qui sont très proches et à la fois distincts : on est attentif ou on est attentionné. Le chasseur est attentif à la proie et il va la dézinguer ; l’infirmier est attentionné, si tout se passe bien, pour son patient ; il est attentif pour ne pas qu’il tombe malade, mais il est attentionné en lui faisant un petit sourire, en le touchant de façon un petit peu pas trop violente ou brutale.
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Donc commençons peut-être par nous demander, l’attention comme telle ça n’existe pas, il y a des modalités d’attention et après si on veut généraliser un petit peu – et après je me tais parce que j’ai tendance à parler beaucoup donc il faut m’interrompre – peut-être qu’on peut dire que l’attention c’est ce qui construit notre monde à l’intérieur de nos environnements. À savoir que nos environnements sont toujours pleins de choses qui potentiellement pourraient être très intéressantes. Je ne sais pas, on peut juste regarder ceci ; vous cadrez ceci et les plis de la chemise de mon voisin [manches retournées de Tristan Nitot, NdT].
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<b>Tristan Nitot : </b>C’est beaucoup de travail, j’y passe des heures.
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<b>Yves Citton : </b>On voit ! Mais en plus c’est de l’incontrôlé, on sent qu’il s’est passé quelque chose ; il y a toute une histoire là-dedans. Je pense que vous n’avez pas été très attentif à ça et pourtant on pourrait. Moi je suis prof de littérature et je peux passer des heures à expliquer n’importe quoi, et donc là je pourrais très bien faire un commentaire très poussé de ceci et ça deviendrait intéressant. C’était un autre type de littérature de quelqu’un qui s’appelle Flaubert qui dit : « Il suffit de regarder quelque chose assez longtemps pour que ça devienne intéressant. » Ça veut dire quoi ? Ça veut dire, et je finis là-dessus, ça renverse un petit peu ce qu’on pense habituellement des rapports entre économie et attention. D’habitude on se dit « tiens, c’est parce que je donne de la valeur à quelque chose que j’y suis attentif. » Par exemple vous aimez l’opéra – moi je n’aime pas l’opéra – mais si vous aimez l’opéra vous voyez le nom d’une cantatrice très célèbre, c’est parce que vous aimez l’opéra que vous voyez le nom sur l’affiche ; moi je vais passer à côté et je ne vais pas reconnaître ce nom. Donc c’est parce que vous aimez l’opéra, parce que vous valorisez l’opéra, que vous êtes attentif au nom de la chanteuse, de la cantatrice. Mais Flaubert nous dit le contraire : c’est parce qu’on regarde quelque chose, parce qu’on donne de l’attention, qu’on lui donne de la valeur. C’est parce qu’on regarde ça un peu en détail [manches retournées de Tristan Nitot, NdT] qu’on va s’apercevoir que c’est intéressant de regarder ça, qu’il y a toute une histoire là, par exemple. Et donc les rapports entre valeur et attention ils se mordent la queue en quelque sorte et là ça fait un problème économique très compliqué.
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<b>Camille Diao : </b>Justement, l’attention comme ressource économique, comme ressource limitée ; c’est la ressource que les nouvelles entreprises technologiques essayent de capter. Comment est-ce qu’on en est arrivé là ? Comment est-ce qu’on est entré dans ce qu’on appelle l’économie de l’attention ? Peut-être Tristan Nitot.
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<b>Tristan Nitot : </b>En fait ça existe depuis super longtemps. Il y a une quinzaine d’années un certain monsieur Le Lay, à l’époque patron de TF1, disait : « Le vrai métier de TF1 c’est de vendre du temps de cerveau humain disponible à Coca-Cola ». Donc vous voyez ! Pourtant lui il est plutôt <em>old school</em>, il regarde même dirais-je, d’ailleurs il est retiré du business, mais déjà c’était une certaine façon de monétiser, de commercialiser de l’attention, puisqu’il disait : « Moi j’ai besoin de cerveaux bien ramollis par la télévision », non, non, mais il faut relire l’interview et il dit des choses, pas ramollis, mais assouplis, enfin prédisposés à capter la publicité. J’ai retranscrit son interview, donc je peux vous le dire, elle est sur mon blog, standblog.org. Paf ! J’ai chopé votre attention ! Et donc vous allez chercher Le Lay sur standblog.org avec Qwant et vous allez trouver l’interview. Et effectivement il dit « Il faut proposer du truc pas très <em>challengeant</em> pour le cerveau humain et ensuite bim ! on met du Coca-Cola et c’est ça qu’on vend à Coca-Cola. » Et ça, ça existait déjà depuis longtemps. [Retentit une sonnerie de téléphone, NdT]. Là quelqu’un qui essaye d’atteindre notre attention avec une sonnerie téléphonique.
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Ensuite, eh bien on a complètement changé les choses avec de la publicité ciblée et donc c’est essayer de trouver ce à quoi on s’intéresse pour fournir quelque chose qui retienne notre attention et qu’on mémorise ; donc il y a des tas de méthodes comme ça. Un des champions français de cette chose-là, qui s’appelle par exemple <em>retargeting</em>, c’est la société Criteo qui est française et Criteo vous piste un peu partout sur Internet, voit que vous avez regardé un fer à repasser sur le site de la Fnac et après vous allez lire <em>Le Figaro</em>, <em>Le Point</em>, <em>Libération</em> ou <em>Le Monde</em> et vous avez un fer à repasser qui vous suit à la trace dans toutes les pages. Voilà, c’est ça ! C’est parce que vous lui avez montré que vous y étiez intéressé, de l’intérêt, et donc on essaye de recapturer, de <em>retargeter</em>, recibler et vous transformez ça en acte d’achat ; évidemment, ça vaut de l’argent pour les publicitaires.
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<b>Camille Diao : </b>On reviendra un petit peu plus tard, justement, sur toutes ces techniques pour essayer de capter notre attention. Je voudrais revenir à cette idée que, en fait, ce n’est pas si nouveau que ça l’économie de l’attention, est-ce que c’est même peut-être plus vieux que Patrick Le Lay et pourquoi est-ce qu’on est quand même rentré dans une nouvelle dimension avec les nouvelles technologies ?
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<b>Yves Citton : </b>Moi je vais peut-être faire un petit saut beaucoup plus en arrière. Il y a un beau livre, malheureusement il ne s’est pas encore fait traduire en français, de Tim WU, qui s’appelle <em>The Attention Merchants</em>, les marchands d’attention, et lui fait commencer cette histoire en 1833, c’est le début du 19e siècle ; c’est le moment des périodiques qui se développent.
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<b>Tristan Nitot : </b>Et même Patrick Le Lay n’était pas né, c’est dire que c’est très vieux !
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<b>Yves Citton : </b>Et donc 1833 quelqu’un a l’idée à New-York de vendre un quotidien à la moitié du prix de production du quotidien, donc il faut acheter le papier, il faut l’imprimer, etc., mettons que ça coûte 1 dollar, il le vend à 50 cents. Et forcément, vu que les gens ont le même produit que l’autre, tout le monde achète son journal qui explose et qui écrase tous les autres parce qu’il a l’idée de dire 50 cents on va payer avec ce que les gens nous donnent et puis 50 cents on va demander à des gens de mettre des annonces dedans et c’est à partir de ce moment-là où on vend l’attention de ceux qui vont acheter et lire le journal, on le vend à des annonceurs et on a donc un système de double marché. Il y a vous qui achetez le journal et puis il y a l’annonceur qui achète quoi ? Votre attention. Et donc à partir de 1833 ce modèle-là, c’est un modèle économique qui se met en place et qui se développe, après, jusqu’à ce qu’on connaît aujourd’hui.
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<b>Camille Diao : </b>Karl Pineau, vous qui travaillez sur les questions de design, quels sont justement ces mécanismes et ces techniques aujourd’hui, à l’heure des nouvelles technologies, qui permettent de retenir et de capter notre attention, peut-être de manière beaucoup plus sophistiquée qu’à l’époque de la réclame dans les journaux dans les années 1830 ?
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<b>Karl Pineau : </b>Oui, tout à fait. En fait il y a aussi une deuxième définition de l’économie de l’attention au sens où l’attention, si vous avez une personne et trois services qui réclament votre attention, vous avez donc un nouveau système économique qui se met en place au-delà même des systèmes monétaires, qui va être que chacun veut avoir votre attention, veut gagner votre attention. Et donc, pour gagner votre attention, on va mettre en place des technologies, des fonctionnalités, ce qu’on appelle du design, c’est-à-dire qu’elles sont conçues ces fonctionnalités pour capter votre attention, et il y en a un grand nombre qui vont se baser sur ce qu’on appelle des biais cognitifs. En fait un biais cognitif, pour le définir, c’est un raccourci que va prendre votre cerveau qui, la plupart du temps, va vous faire gagner du temps, mais qui, dans certains contextes particuliers, peut se retourner contre vous. Il y a un biais cognitif qu’on donne toujours en exemple qui est celui que Facebook utilise quand vous allez sur Facebook, quand vous avez une notification, vous cliquez sur Facebook pour voir la notification, parce qu’en fait vous ne savez pas ce qu’il y a derrière la notification. En fait c’est un jeu de hasard. C’est-à-dire que peut-être que ça va être un truc super intéressant, peut-être que vous allez avoir un nouvel ami, peut-être que vous avez 15 <em>like</em>, peut-être que, je ne sais pas, vous avez quelqu’un qui vous a cité et qui est super connu ; mais peut-être que ça va être quelque chose qui est totalement inintéressant, peut-être que c’est Facebook qui vous rappelle qui vous pourriez écrire quelque chose sur Facebook.
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<b>Camille Diao : </b>Une fois sur trois !
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<b>Karl Pineau : </b>Voilà ! Et donc ce jeu de hasard c’est exactement ce qui se passe dans un casino quand vous jouez à la machine à sous, que vous tirez la manette et que vous ne savez pas ce qui va se passer. Et comme vous ne savez pas ce qui va se passer eh bien en fait vous rejouez. C’est une expérience qui a été faite sur des rats qui montre que si on met un rat dans une cage et qu’on lui met un petit bouton sur lequel il peut appuyer, qu’il gagne de la nourriture ; si à chaque fois qu’il appuie sur le bouton il gagne de la nourriture eh bien il va se lasser au bout d’un moment. Par contre si c’est aléatoire, quand il tape sur le bouton c’est aléatoire le fait qu’il ait de la nourriture, là il va devenir fou, il va sans cesse taper sur le bouton pour gagner de la nourriture. Eh bien c’est exactement ce qui se passe avec notre cerveau.
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<b>Camille Diao : </b>Donc les mécanismes de jeu sont importants dans la captation de l’attention ?
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<b>Tristan Nitot : </b>Ça c’est un exemple qui est vraiment excellent et en fait c’est devenu à la fois une science et un art que de créer des services qui vous rendent complètement accros. Et on voit ce que ça donne aujourd’hui où vous étiez encore scotchée et je ne faisais pas mieux : moi j’étais en train de <em>twitter</em> qu’il fallait aller sur Facebook pour regarder ici en live donc vraiment il n’y en a pas un pour rattraper l’autre ici ! Mais c’est parce que c’est fait pour. On peut démonter le mécanisme : un scandale récent est lié par exemple à la dopamine. Il y a quelque mois Sean Parker, ancien président de Facebook disait : « Eh bien voilà, nous on avait trouvé un truc pour pirater votre cerveau, un truc à base de dopamine ». Il explique : la dopamine c’est une substance, c’est un neurotransmetteur, une hormone qui est dans le cerveau, et qui fait partie du circuit de la récompense. C’est-à-dire que quand on peut avoir une récompense, eh bien on a un lâché de dopamine qui donne un bien-être. Et il y a un certain nombre de cas où il y a des pics de dopamine qui nous font nous sentir bien et ces pics de dopamine c’est horrible parce que, en fait, ils sont liés à des comportements qui sont au plus profond de la race humaine. C’est-à-dire que ce ne sont pas des choses dont on a besoin aujourd’hui dans la vie pour survivre au 21e siècle dans une grande ville comme Paris, c’est quelque chose qui remonte à la période des hommes des cavernes et qui a trait vraiment à l’essence même de la survie de l’espèce ; parce qu’il faut savoir que la survie de l’espèce c’est la mission numéro 1 de l’individu d’une espèce. Son truc, au-delà de réussir sa vie, gagner des sous, etc., sa mission au plus profond de lui-même, dans le sens de la vie, de toute la vie, il faut reproduire l’espèce. Et pour ça il y a un certain nombre de choses qu’il doit faire. Premièrement il doit se reproduire ; c’est essentiel. Il doit manger pour pouvoir vivre jusqu’à la prochaine fois qu’il se reproduit et puis il doit se protéger d’un environnement qui, à l’époque, était dangereux. En fait il y a des pics de dopamine qui sont associés à ce trois choses-là.
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D’abord il y a des pics de dopamine quand on drague. C’est-à-dire quand il y a la perspective d’avoir un éventuel rapport sexuel, même pas immédiat, mais si j’ai peut-être « pécho », bim ! il y a un pic de dopamine. Donc c’est pour ça que vous avez des relous dans la rue c’est parce qu’ils se font des pics de dopamine à pas cher. C’est triste mais ça va être super dur de lutter contre ça, on part quand même avec un certain handicap ; ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas le faire ; ça veut dire juste que putain ! il y a du boulot ! Donc ils ont des pics de dopamine parce que la petite, là, peut-être chopée et tout ! Bon !
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<b>Camille Diao : </b>Les filles ont des pics de dopamine aussi et elles n’ont pas franchement le même comportement dans la rue ! Nous changeons de sujet !
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<b>Tristan Nitot : </b>Ont d’autres stratégies. Non, je sais bien ! On n’est pas mieux lotis d’un côté que de l’autre. C’est juste que moi ça m’énerve plus que d’autres, bon mais voilà ! Ça c’est un premier truc. Deuxièmement a nourriture. Pourquoi est-ce qu’on est là quand il y a un bon petit plat, une odeur de cuisine, etc. : pic de dopamine, parce que c’est quelque chose qui incite à se nourrir.
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Et le troisième truc qui est celui qui nous intéresse c’est vivre en groupe, être reconnu par le groupe, être intégré dans le groupe. Et les pics de dopamine sont donnés par Facebook quand on reçoit des <em>like</em> ou des commentaires, etc., ça montre qu’on fait partie du groupe et donc ça exite ce mécanisme de pics de dopamine qui nous récompense parce qu’on fait partie du groupe, parce que faire partie groupe c’est être plus fort, c’est se protéger d’un environnement qui est dangereux. Et donc ça c’est vraiment pire qu’ancestral et c’est ce mécanisme qu’ils ont trouvé en disant « regardez on arrive à donner des pics de dopamine aux gens et ça les rend accrocs à nos produits » et c’est comme ça qu’on en est à regarder les notifications pour savoir si oui ou non on est reconnu comme faisant partie du groupe. Combiné avec la partie aléatoire dont on parlait tout à l’heure, eh bien c’est ça qui nous rend complètement accros et c’est la thèse d’un livre qui est la bible de tous les startupers qui font des services à succès, ça s’appelle <em>Hooked</em>, accroc littéralement, <em>in english</em> et ça vous explique comment rendre des services addictifs et faire des choses que les gens ne pourront pas lâcher.
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<b>Camille Diao : </b>Donc c’est théorisé et assumé par les concepteurs mêmes de services numériques de plateformes en ligne ?
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<b>Tristan Nitot : </b>C’est un peu honteux mais entre eux ils en parlent, oui tout à fait. Ça fait partie de la performance quoi !
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<b>Camille Diao : </b>Est-ce que le design est vraiment le cœur du problème ou est-ce que c’est un des symptômes de ce mécanisme-là ?
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<b>Karl Pineau : </b>Pour nous c’est clairement un symptôme, c’est-à-dire que les designers dans les entreprises n’ont pas le pouvoir de décision. À la base il y a un modèle économique qui est celui de service gratuit : Facebook c’est gratuit, Google c’est gratuit, donc il faut se financer, effectivement, comme le disait Tristan, il faut se financer par la publicité, et donc, pour être sensible à la publicité il faut que vous ayez présent sur le service ; si vous n’êtes pas présent sur le service vous n’allez pas voir la publicité, vous n’allez pas faire gagner de l’agent à la plateforme qui vous propose cette publicité.
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Et donc pour nous, le problème vient en partie des designers parce que les designers pourraient imaginer d’autres manières de concevoir des services, mais pas que. C’est-à-dire que sans remettre en cause fondamentalement le modèle économique du service, on ne peut pas vraiment espérer avoir quelque chose d’autre. Et ça ne se réduit pas aux services gratuits. Il y a un exemple qui est assez frappant c’est celui de Netflix. Donc quand on regarde une série vous avez ce qu’on appelle l’<em>autoplay</em> ; donc quand vous avez fini un épisode, l’épisode suivant va se lancer tout seul. Ça c’est une fonctionnalité qui est vraiment une fonctionnalité de design de l’attention. Elle est uniquement présente pour que vous continuiez à regarder des séries et si elle est présente, alors même que vous payez un abonnement, c’est parce que votre abonnement n’a pas d’engagement donc vous pouvez arrêter tous les mois. Donc le fait que vous regardiez de plus en plus de séries est une justification de Netflix pour vous dire « regarde, si ! C’est intéressant que tu gardes ton abonnement parce qu’en fait tu regardes beaucoup de séries ! » Donc c’est un peu même encore plus vicieux.
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Et donc voilà : c’est ça qui est assez intéressant c’est que finalement c’est à la fois une question des designers, mais c’est aussi une question des modèles économiques.
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==22’ 05==
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<b>Camille Diao : </b>Netflix qui, c’est décrit dans la petite présentation de cette soirée, considère que son plus grand concurrent c’est le temps de sommeil de ses utilisateurs. Cette guerre de l’attention, ce qui est intéressant c’est qu’elle est souvent vécue comme quelque chose d’étouffant par les utilisateurs, malgré la dopamine qui nous fait plaisir quand on a une notification, il y a quelque chose d’étouffant ; enfin ça revient souvent, on est sur-sollicités, c’est presque une souffrance. Yves Citton, quelles conséquences ça a sur l’humain, sur notre cerveau ? Et pourquoi est-ce qu’on se sent étouffés parfois par tout ça ?
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<b>Yves Citton : </b>Là il y a plein de réponses possibles à plein de niveaux possibles. Ce que j’aime bien dire, comme j’ai commencé à le faire tout à l’heure, c’est que l’attention comme telle ça n’existe pas, il y a des niveaux à partir desquels on peut aborder les phénomènes attentionnels de façons différentes.
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Un des biais commun lorsqu’on parle de l’attention c’est qu’on imagine un individu, souvent même c’est plutôt un jeune avec un écran, et après on contraste « ah c’est mieux si le jeune a un livre papier plutôt qu’un écran » et on commence à faire plein de choses là-dessus. Ce dont on ne se rend pas compte c’est qu’on focalise le problème sur une question individualisée, comme si l’attention, à nouveau quand on la conjugue au singulier comme si ce n’était qu’une seule chose, c’était moi et telle chose à regarder ; moi et Netflix ; moi et ceci. Ce que j’aime bien faire c’est de dire qu’il y a toute une série de niveaux attentionnels et j’aime bien partir par le collectif : mon attention c’est le résultat très lointain de toute une série de choses qui se passent avec nos attentions. Il y a d’abord des attentions collectives, ce qui passe par les médias : on est tous rythmés par des choses qu’on regarde, ça sur TF1 avec Patrick Le Lay, qu’on regarde ça sur Facebook, qu’on voit ça à travers Facebook, qu’on voit ça à travers <em>Le Monde</em> ou à travers non voisins ou, etc., voilà ! Il y a un grand tremblement de terre quelque part, on l’a tous en tête. Il y a un attentat terroriste je ne sais pas où, on est tous paranoïaques. Donc il y a des sortes de grands rythmes et c’est à l’intérieur de ces choses dont on nous insuffle qu’elles sont pertinentes, qui rythment nos existences, qui rythment nos affects, nos angoisses, plutôt nos angoisses d’ailleurs que nos espoirs, à l’intérieur de ça <b>je</b> suis attentif. Mais qu’est-ce que ça veut dire <b>je</b> suis attentif au terrorisme ? Je ne suis pas attentif au terrorisme. Il y a toute une machine énorme, toute une idéologie, tout un pouvoir politique, tout un pouvoir économique qui a intérêt à faire peur parce que faire peur ça capte l’attention et ça fait vendre, qui fait que collectivement nous sommes attentifs au fait qu’un type sorte avec un couteau et puis attaque quelqu’un. Mais je veux dire que des cons fassent des conneries, que des gens soient blessés, qu’il y ait des gens qui souffrent, ça arrive partout et on élit un type de crime ; il y a plein de femmes qui se font trucider par leur mari ; ça existe ; beaucoup plus que de gens qui se font attaquer dans la rue avec des couteaux. Pourquoi est-ce qu’on parle toujours du type ? Il se trouve qu’il dit <em>Allahu akbar</em>, il se trouve qu’il est associé aux banlieues, et il se trouve qu’il y a tout ce passé colonial qui remonte là-derrière, alors ça, ça fait toujours les premières nouvelles ; mais qu’une femme se fasse tuer par son mari ! Qu’est-ce qui se passerait si tout d’un coup on faisait un truc national ? Ah ben tiens, à Nanterre une femme s’est faite tuer par son mari et puis on ramène tout depuis Netflix, etc. On ne le fait pas !
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<b>Tristan Nitot : </b>On a eu Maire Trintingnant, mais enfin c’était il y a longtemps.
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<b>Yves Citton : </b>Voilà ! C’était il y a longtemps et puis c’était Marie Trintignant, ce n’était pas une femme ! Donc ces espèces de gigantesques asymétries-là font que nous, collectivement, ce n’est pas moi, ce n’est pas Patrick Le Lay même, ce sont vraiment des logiques systémiques qui font que nous sommes attentifs à certaines choses. Et c’est à l’intérieur de ça, qu’effectivement, eh bien moi je suis attentif à cela. Donc il y a l’attention collective, dont je parle maintenant. Il y a l’attention qui s’appelle l’attention conjointe qui est ce qu’on a maintenant. À savoir on est ensemble au même moment dans le même espace et ce que je dis est fonction de la façon dont vous me regardez. Vous pouvez faire le jeu : tout d’un coup vous regardez tous là-bas eh bien nous on aura l’air con ! On ne va pas parler la même chose. De même si nous on commence à parler ente nous et puis on vous ignore ! Donc ce qui arrive maintenant entre nous c’est un phénomène d’échange attentionnel de l’attention conjointe. Et c’est très différent de TF1 ou de ce qu’on ???, c’est très différent de moi avec un écran. C’est pour ça qu’il y a des attentions différentes, il y a des niveaux d’attention.
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Maintenant je reviens à votre question. Est-ce qu’on est toujours à subir ? Est-ce que, justement, on est complètement livré pieds et poings liés par des gens qui veulent nous rendre addicts à tout et n’importe quoi ? Il y a des pressions, je crois qu’il y a une gigantesque pression dans le monde dans lequel on vit c’est la pression compétitive pour maximiser le profit. Donc parmi ces choses collectives, il se trouve qu’on vit dans un système capitaliste, sauf que ce système capitaliste non seulement il s’étend sur toute la planète, mais il pénètre de plus en plus de nos espaces et de nos moments de vie et il instille, il fait passer partout, une pression qui aligne nos attentions sur une pertinence qui est optimiser le profit.
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Moi je suis prof d’université. On me tient de plus en plus des discours sur la professionnalisation de mes étudiants. Ça veut dire quoi la professionnalisation de mes étudiants ? Ça veut dire que quand je fais des cours, ce à quoi je dois penser c’est de former des gens qui vont être bien alignés sur le marché de l’emploi. Lequel marché de l’emploi est aligné sur le profit actionnarial. Donc ce petit exemple du discours de la professionnalisation ça nous dit que tout doit s’aligner là-dessus. Donc oui il y a une pression compétitive, on pourrait appeler ça le capitalisme même si ça fait un petit père fouettard et puis on ne sait pas très bien s’il est barbu ou pas le capitalisme, mais appelons-le comme ça.
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<b>Tristan Nitot : </b>Non ! C’est Marx qui est barbu, tu confonds !
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<b>Yves Citton : </b>Et puis toi aussi ! Donc il y a quelque chose comme ça, et après il y a plein de petites couches où justement qu’est-ce qu’on peut faire au niveau individuel ? Moi autant que possible, sitôt que je vois de la publicité quelque part, je déconnecte. Voilà ! J’écoute pas mal France Culture ; maintenant je vois que France Culture commence à faire une sorte de sponsoring. Il commence, je ne sais pas, j’ai entendu ça une ou deux fois où avant l’émission on dit : « Ce programme a été soutenu par quelque chose ». Et moi j’hésite à les zapper, à faire d’autres choses ; je ne veux pas. Et là on a tous individuellement quand même une capacité. Dans l’économie de l’attention, il me semble qu’on a tous dit jusqu’à maintenant « on subit » l’économie de l’attention et c’est vrai ! Parce que j’ai besoin de prendre mes nouvelles et puis mes nouvelles souvent quand le les prends il y a de la pub, etc. N’empêche qu’une des leçons qu’on peut inverser dans l’économie de l’attention, et c’est un petit peu celle que je donnais tout à l’heure avec Flaubert, c’est : nous avons le pouvoir de donner de la valeur à quelque chose ou pas. Ce que nous disait Flaubert c’est : on regarde et puis ça devient intéressant ; on lui donne de la valeur parce qu’on le regarde.
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Les médias ne valent rien, zéro, tant qu’il n’y a pas de l’attention qui s’investit en eux ; tant que nous n’investissons pas notre attention dans une chaîne de télévision, dans Netflix, dans quelque chose, la valeur commerciale est zéro, zéro. Donc on pourrait très bien se dire « eh bien tiens ! nous tenons le couteau par le manche ». C’est nous qui avons ce qui fait la valeur. C’est nous, alors on peut dire en tant que travailleurs, le marxisme classique c’est le travailleur qui met son énergie et qui fait marcher l’usine ; sans travailleurs il n’y a pas de production, etc. Mais on peut renverser la chose : c’est nous, c’est notre attention qui donne de la valeur à tout le système médiatique. Donc si on est assez individuellement à se dire « eh bien tiens quand il y a de la pub on zappe », eh bien, à mon avis, ça va produire des effets.
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<b>Camille Diao : </b>On nous parle souvent aujourd’hui, quand on parle de cette question de l’attention, de maux de notre époque qui seraient une conséquence directe de cette guerre de l’attention, des maladies comme le burn-out ; ou on nous explique que l’humain est en train de perdre sa capacité de concentration. Est- ce que ça c’est étayé scientifiquement ? Est-ce que ce sont de véritables observations ? Est-ce qu’on est prisonnier de ça ? Karl Pineau par exemple.
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<b>Karl Pineau : </b>J’avoue que je ne saurais pas trop répondre sur le caractère scientifique de notre capacité à se focaliser sur quelque chose de précis. Il y a des études, des études ! en tout cas des chercheurs qui disent que quand on a une notification, que notre attention donc est cassée, on mettrait quelque chose comme 20 minutes à se re-concentrer. Et que du coup, comme maintenant on a des notifications tout le temps, en fait on n’est jamais concentré. Je ne pas si c’est vrai ou pas. Il y a aussi beaucoup de gens qui disent que l’attention c’est quelque chose qui se travaille, c’est l’exemple de la lecture, c’est plus on va prendre le temps de lire au quotidien plus on va avoir une facilité à lire au quotidien ; et que donc c’est quelque chose qui s’éduque. Après est-ce que les nouvelles technologies…
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<b>Tristan Nitot : </b>C’est un vrai problème d’ailleurs, puisque tu vois des enfants, c’est tellement fréquent, tu vas au restaurant un jour, à une heure qui est compatible avec les enfants dans un restaurant compatible avec les enfants : le nombre de gamins qui ont des tablettes et des téléphones sur les genoux ! Et même plus tôt tu vois ; à la maison papa ou maman font le repassage et ils ont besoin d’être tranquille, le gamin a une tablette dans les pattes et il a deux ans !
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<b>Karl Pineau : </b>Ouais ! C’est presque une délégation d’attention en fait.
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<b>Tristan Nitot : </b>Ouais ! Et je comprends. Moi, en tant que parent, je suis sûr que j’en aurais rêvé d’avoir mes enfants plus tard à une époque où les tablettes existaient ; mais bon ! Ça n’a pas été le cas. Évidemment ça a un impact, parce que le cerveau est plastique, il peut être déformé et d’autant plus qu’on est vraiment très jeune : tu prends un enfant et tu le matraques avec du design de l’attention, parce que là aussi, tout est fait dans des jeux pour le maintenir captif. Derrière tu vas essayer de lui apprendre la lecture. Tu vas essayer de lui dire : « Tiens mon garçon tu vas te concentrer pendant quatre heures sur du Flaubert ! » Tu pars de loin ! Déjà ce n’est pas facile Flaubert même quand tu as été élevé au milieu d’une bibliothèque, mais alors quand tu as été élevé par des tablettes, c’est limite inatteignable quoi ! Donc je ne suis pas très optimiste là-dessus. Je n’ai pas d’étude scientifique à produire, mais c’est évident, de la plasticité du cerveau et des jeunes cerveaux en particulier, qu’il y a un impact. Est-ce que cet impact est nécessairement négatif ? Je n’en sais rien. Mais en fait on est un peu en train de jouer aux apprentis sorciers avec le feu. Que va donner une société où les gens sont habitués à être shootés à la dopamine et au bricolage de l’attention ? C’est inquiétant. Je ne sais pas dans l’assistance qui a vu ce film, un navet totalement minable qui s’appelle <em>Idiocraty</em>. Donc levez la main, quand même, ça va je ne suis pas seul ! <em> Idiocraty</em> c’est terrifiant de bêtise et c’est magnifique en même temps, parce qu’autant c’est mauvais, autant c’est révélateur de ce qu’on vit ; c’est juste à deux-trois d’avance. Il faut voir le film où ça décrit une société où il n’y a que des crétins, en fait, et qui sont complètement abêtis par des multinationales. Notez bien, <em>Idiocraty</em>, c’est américain mais c’est un navet je vous ai prévenus.
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[Rires]
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<b>Camille Diao : </b>Un navet visionnaire.
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<b>Tristan Nitot : </b>Mais si on regarde limite de façon scientifique, on se dira oui, c’est un film d’anticipation ou c’est de la sociologie.
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==33’45==
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<b>Yves Citton : </b>Moi j’ai envie de prendre le contre-pied de ça,

Version du 16 juin 2018 à 19:00


Titre : Geek et digital addict : votre attention s’il vous plaît

Intervenant : Karl Pineau - Tristan Nitot - Yves Citton - Camille Diao . Chloé Tournier

Lieu : Maif Social Club - Soirée 3x1 - Paris

Date : juin 2018

Durée : 56 min

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Licence de la transcription : Verbatim

NB : transcription réalisée par nos soins. Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas forcément celles de l'April.

Statut : Transcrit MO

Description

Comment rester concentrés et attentifs dans un monde où nous sommes sans cesse sollicités ?

Transcription

Chloé Tournier : Bonsoir. Bonsoir à toutes et à tous. Bienvenue au Maif Social Club ce soir. Pour cette soirée 3 × 1 un autour du thème « Geek Digital Addict, votre attention s’il vous plaît ». Je suis Chloé, je m’occupe de la programmation du Maif Social Club ; je serai là ainsi que toute l’équipe du Maif Social Club pour vous parler du lieu tout au long de la soirée si vous le souhaitez, pour vous accompagner dans l’exposition si vous le souhaitez ; l’équipe qui a porté aussi le commissariat de cette exposition qui est l’équipe de l’Atelier Art et Sciences est à ma gauche, ils se signalent. Donc si vous avez besoin aussi d’être accompagné, si vous avez des questions à poser sur la partie qui est derrière vous donc l’exposition, n’hésitez pas.

Juste sur cette soirée. Vous expliquer un tout petit peu comment elle va se passer. Comme toutes les soirées 3 × 1 elle va débuter par un temps de débat d’idées, puis on va prendre un petit temps pour boire ensemble et manger quelques petites choses et ensuite on va monter à l’étage pour le spectacle Je clique donc je suis de Thierry Collet ; c’est un spectacle interactif ; c’est un spectacle auquel on ne peut participer qu’après avoir envoyé un texto aux numéros qui sont affichées là-bas. Donc n’hésitez pas, s’il vous plaît, dès maintenant à envoyer des textos ou en tout cas à penser vraiment à le faire à la fin de la conférence. Voilà. Je laisse Camille Diao vous présenter à la fois les intervenants et puis le cadre de ce débat d’idées qu’on va lancer et je souhaite à tous et à toutes une bonne soirée.

Camille Diao : Merci Chloé. Bonjour. Bonjour tout le monde. Merci d’être venus ce soir pour ceux qui sont là IRL [In Real Life] dans la salle et bonjour à ceux qui nous suivent virtuellement en Facebook live, puisque la soirée est retransmise en Facebook live.

Donc « Geek digital addict, votre attention s’il vous plaît » ce sera le thème de la discussion qui va suivre. C’est assez marrant parce que pendant que Chloé était en train de vous présenter le Maif Social Club, j’avoue, je me suis laissée déconcentrer, j’ai regardé mon téléphone et là j’avais deux SMS, trois mails et une notification Instagram. Je ne sais pas si c’est votre cas aussi, mais je ne supporte pas de les laisser non lus, ces petites pastilles rouges là qui me disent que j’ai un message non lu ça m’énerve, donc j’ai dû l’ouvrir, je me suis laissée déconcentrer. Et donc on était déjà là en pleine guerre de l’attention, en fait. Chloé Tournier ou mes mails, mes mails ou Chloé Tournier, j’ai fini par trancher et par écouter Chloé, mais en tout cas on a tous connu ce genre de situation.

L’attention c’est une denrée rare, précieuse, parce que sans attention pas de consommation, donc pas de production de valeur. Du coup aujourd’hui, à l’ère du numérique, les entreprises se livrent une véritable guerre pour capter et pour retenir notre attention. De quelle façon ? À quel prix ? Est-ce que les nouvelles technologies « piratent notre cerveau, l’esprit des gens », pour paraphraser Tristan Harris, un ingénieur, enfin un ancien employé de Google qui a démissionné pour protester contre ces pratiques ? Est-ce qu’on est condamné à ne plus jamais savoir nous concentrer ? Comment faire pour se réapproprier notre capacité d’attention ? Voilà quelques-unes des questions auxquelles on va tenter de répondre ce soir avec nos trois intervenants.

Pour commencer Karl Pineau, tout au fond à droite, enfin à gauche pour vous. Vous êtes le cofondateur de l’association Designers Éthiques ; cette asso c’est l’histoire de trois étudiants à l’ENS Lyon qui commencent à s’interroger sur la manière dont le design influe sur le consommateur et vous avez décidé de porter haut ce débat en organisant des conférences qui s’appellent Ethics By Design. La première a eu lieu à Lyon en 2017 ; la prochaine ce sera à Paris en octobre, si je ne me trompe pas.

Juste ici à ma droite Tristan Nitot, un autre militant pour des services numériques responsables et respectueux des utilisateurs, on va dire. Vous vous définissez comme un vieux natif du numérique sur votre blog.

Tristan Nitot : Oui, parce qu’avec les cheveux blancs je ne peux pas camoufler. C’est vrai que je suis natif du numérique, je suis tombé dans l’informatique à 14 ans, en 1980.

Camille Diao : Donc très précoce. Vous avez dirigé la Fondation Mozilla Europe, vous avez fait partie du Conseil national du numérique entre 2013 et 2016 et là vous venez tout juste, il y a quelques jours, de quitter une start-up qui s’appelle Cozy Cloud et qui propose aux utilisateurs de contrôler leurs données sur une seule et même plateforme et vous avez rejoint Qwant un moteur de recherche européen qui se veut respectueux de la vie privée, donc un peu le même genre de démarche.

Tristan Nitot : C’est dans la droite ligne. Oui, tout à fait.

Camille Diao : Voilà. Ce changement de poste, je vous le faisais remarquer tout à l’heure, est déjà signalé sur Wikipédia, deux jours plus tard. Et puis pour finir, au milieu Yves Citton. Bonjour.

Yves Citton : Bonjour.

Camille Diao : Vous êtes l’homme dont les travaux ont inspiré l’exposition qui est derrière vous Attention intelligence. Vous êtes professeur de littérature et de médias à l’université Paris 8. Vous codirigez une revue qui s’appelle Multitudes qui est une revue politique, artistique et philosophique et, en 2014, vous avez publié un essai qui nous intéresse beaucoup puisqu’il s’appelle Pour une écologie de l’attention dans lequel vous prônez le passage d’une économie à une écologie de l’attention ; on aura l’occasion d’en reparler un petit peu plus en détail, mais juste un mot pour dire que vous êtes quelque part plutôt optimiste sur cette crise de l’attention ou en tout cas vous imaginez des solutions et des manières de la gérer.

Avant ça, avant de commencer à parler de tout ça, on va commencer peut-être commencer par des définitions ; ça fait dix fois que je répète « attention » dans cette intro. Yves Citton peut-être, qu’est-ce que ça veut dire l’attention ? Comment est-ce que vous définiriez cette notion ?

Yves Citton : D’abord merci beaucoup pour l’invitation. Merci à vous tous et toutes d’être venus. Je commencerais par résister à la tentation de définir l’attention, en particulier l’attention au singulier. Moi j’ai fait un petit peu mon fonds de commerce de ces histoires d’attention, je fais des livres, je fais des conférences et plus ça va plus je me dis que c’est une imposture. Quand quelqu’un vient vous parler de l’attention, méfiez-vous. À mon avis il y une personne ou il y a un groupe de personnes qui peuvent parler de l’attention au singulier, ce n’est pas mon voisin, mais c’est le chef de Google, non pas de Qwant, mais de Google. Pourquoi ? Parce que du point de vue de Google ou de Facebook il y a quelque chose qui est de la masse d’attentions qu’on peut moissonner de chacun de nous et qui peut se vendre. Et c’est de l’attention, comme de l’eau. On boit de l’eau, on respire de l’air et là on peut le mettre au singulier, au partitif, il y a de l’attention qui s’achète et qui se vend. Dans nos vies à nous, je suis attentif à ma compagne, je suis attentif à ma route, je suis attentif au film, nous sommes attentifs à l’environnement. C’est chaque fois des genres, des modes, des types, des implications d’attentions qui sont qualitativement très différentes. Et donc peut-être que la première chose qu’on pourrait se dire, c’est si on parle de l’attention au singulier, on fait comme si c’était quelque chose d’homogénéisable, de l’attention qu’on achète et qu’on vend et il faut toujours se rappeler qu’il y a des types d’attentions très différents, ne serait-ce qu’en français vous savez qu’on a là deux adjectifs qui sont très proches et à la fois distincts : on est attentif ou on est attentionné. Le chasseur est attentif à la proie et il va la dézinguer ; l’infirmier est attentionné, si tout se passe bien, pour son patient ; il est attentif pour ne pas qu’il tombe malade, mais il est attentionné en lui faisant un petit sourire, en le touchant de façon un petit peu pas trop violente ou brutale.

Donc commençons peut-être par nous demander, l’attention comme telle ça n’existe pas, il y a des modalités d’attention et après si on veut généraliser un petit peu – et après je me tais parce que j’ai tendance à parler beaucoup donc il faut m’interrompre – peut-être qu’on peut dire que l’attention c’est ce qui construit notre monde à l’intérieur de nos environnements. À savoir que nos environnements sont toujours pleins de choses qui potentiellement pourraient être très intéressantes. Je ne sais pas, on peut juste regarder ceci ; vous cadrez ceci et les plis de la chemise de mon voisin [manches retournées de Tristan Nitot, NdT].

Tristan Nitot : C’est beaucoup de travail, j’y passe des heures.

Yves Citton : On voit ! Mais en plus c’est de l’incontrôlé, on sent qu’il s’est passé quelque chose ; il y a toute une histoire là-dedans. Je pense que vous n’avez pas été très attentif à ça et pourtant on pourrait. Moi je suis prof de littérature et je peux passer des heures à expliquer n’importe quoi, et donc là je pourrais très bien faire un commentaire très poussé de ceci et ça deviendrait intéressant. C’était un autre type de littérature de quelqu’un qui s’appelle Flaubert qui dit : « Il suffit de regarder quelque chose assez longtemps pour que ça devienne intéressant. » Ça veut dire quoi ? Ça veut dire, et je finis là-dessus, ça renverse un petit peu ce qu’on pense habituellement des rapports entre économie et attention. D’habitude on se dit « tiens, c’est parce que je donne de la valeur à quelque chose que j’y suis attentif. » Par exemple vous aimez l’opéra – moi je n’aime pas l’opéra – mais si vous aimez l’opéra vous voyez le nom d’une cantatrice très célèbre, c’est parce que vous aimez l’opéra que vous voyez le nom sur l’affiche ; moi je vais passer à côté et je ne vais pas reconnaître ce nom. Donc c’est parce que vous aimez l’opéra, parce que vous valorisez l’opéra, que vous êtes attentif au nom de la chanteuse, de la cantatrice. Mais Flaubert nous dit le contraire : c’est parce qu’on regarde quelque chose, parce qu’on donne de l’attention, qu’on lui donne de la valeur. C’est parce qu’on regarde ça un peu en détail [manches retournées de Tristan Nitot, NdT] qu’on va s’apercevoir que c’est intéressant de regarder ça, qu’il y a toute une histoire là, par exemple. Et donc les rapports entre valeur et attention ils se mordent la queue en quelque sorte et là ça fait un problème économique très compliqué.

Camille Diao : Justement, l’attention comme ressource économique, comme ressource limitée ; c’est la ressource que les nouvelles entreprises technologiques essayent de capter. Comment est-ce qu’on en est arrivé là ? Comment est-ce qu’on est entré dans ce qu’on appelle l’économie de l’attention ? Peut-être Tristan Nitot.

Tristan Nitot : En fait ça existe depuis super longtemps. Il y a une quinzaine d’années un certain monsieur Le Lay, à l’époque patron de TF1, disait : « Le vrai métier de TF1 c’est de vendre du temps de cerveau humain disponible à Coca-Cola ». Donc vous voyez ! Pourtant lui il est plutôt old school, il regarde même dirais-je, d’ailleurs il est retiré du business, mais déjà c’était une certaine façon de monétiser, de commercialiser de l’attention, puisqu’il disait : « Moi j’ai besoin de cerveaux bien ramollis par la télévision », non, non, mais il faut relire l’interview et il dit des choses, pas ramollis, mais assouplis, enfin prédisposés à capter la publicité. J’ai retranscrit son interview, donc je peux vous le dire, elle est sur mon blog, standblog.org. Paf ! J’ai chopé votre attention ! Et donc vous allez chercher Le Lay sur standblog.org avec Qwant et vous allez trouver l’interview. Et effectivement il dit « Il faut proposer du truc pas très challengeant pour le cerveau humain et ensuite bim ! on met du Coca-Cola et c’est ça qu’on vend à Coca-Cola. » Et ça, ça existait déjà depuis longtemps. [Retentit une sonnerie de téléphone, NdT]. Là quelqu’un qui essaye d’atteindre notre attention avec une sonnerie téléphonique.

Ensuite, eh bien on a complètement changé les choses avec de la publicité ciblée et donc c’est essayer de trouver ce à quoi on s’intéresse pour fournir quelque chose qui retienne notre attention et qu’on mémorise ; donc il y a des tas de méthodes comme ça. Un des champions français de cette chose-là, qui s’appelle par exemple retargeting, c’est la société Criteo qui est française et Criteo vous piste un peu partout sur Internet, voit que vous avez regardé un fer à repasser sur le site de la Fnac et après vous allez lire Le Figaro, Le Point, Libération ou Le Monde et vous avez un fer à repasser qui vous suit à la trace dans toutes les pages. Voilà, c’est ça ! C’est parce que vous lui avez montré que vous y étiez intéressé, de l’intérêt, et donc on essaye de recapturer, de retargeter, recibler et vous transformez ça en acte d’achat ; évidemment, ça vaut de l’argent pour les publicitaires.

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Camille Diao : On reviendra un petit peu plus tard, justement, sur toutes ces techniques pour essayer de capter notre attention. Je voudrais revenir à cette idée que, en fait, ce n’est pas si nouveau que ça l’économie de l’attention, est-ce que c’est même peut-être plus vieux que Patrick Le Lay et pourquoi est-ce qu’on est quand même rentré dans une nouvelle dimension avec les nouvelles technologies ?

Yves Citton : Moi je vais peut-être faire un petit saut beaucoup plus en arrière. Il y a un beau livre, malheureusement il ne s’est pas encore fait traduire en français, de Tim WU, qui s’appelle The Attention Merchants, les marchands d’attention, et lui fait commencer cette histoire en 1833, c’est le début du 19e siècle ; c’est le moment des périodiques qui se développent.

Tristan Nitot : Et même Patrick Le Lay n’était pas né, c’est dire que c’est très vieux !

Yves Citton : Et donc 1833 quelqu’un a l’idée à New-York de vendre un quotidien à la moitié du prix de production du quotidien, donc il faut acheter le papier, il faut l’imprimer, etc., mettons que ça coûte 1 dollar, il le vend à 50 cents. Et forcément, vu que les gens ont le même produit que l’autre, tout le monde achète son journal qui explose et qui écrase tous les autres parce qu’il a l’idée de dire 50 cents on va payer avec ce que les gens nous donnent et puis 50 cents on va demander à des gens de mettre des annonces dedans et c’est à partir de ce moment-là où on vend l’attention de ceux qui vont acheter et lire le journal, on le vend à des annonceurs et on a donc un système de double marché. Il y a vous qui achetez le journal et puis il y a l’annonceur qui achète quoi ? Votre attention. Et donc à partir de 1833 ce modèle-là, c’est un modèle économique qui se met en place et qui se développe, après, jusqu’à ce qu’on connaît aujourd’hui.

Camille Diao : Karl Pineau, vous qui travaillez sur les questions de design, quels sont justement ces mécanismes et ces techniques aujourd’hui, à l’heure des nouvelles technologies, qui permettent de retenir et de capter notre attention, peut-être de manière beaucoup plus sophistiquée qu’à l’époque de la réclame dans les journaux dans les années 1830 ?

Karl Pineau : Oui, tout à fait. En fait il y a aussi une deuxième définition de l’économie de l’attention au sens où l’attention, si vous avez une personne et trois services qui réclament votre attention, vous avez donc un nouveau système économique qui se met en place au-delà même des systèmes monétaires, qui va être que chacun veut avoir votre attention, veut gagner votre attention. Et donc, pour gagner votre attention, on va mettre en place des technologies, des fonctionnalités, ce qu’on appelle du design, c’est-à-dire qu’elles sont conçues ces fonctionnalités pour capter votre attention, et il y en a un grand nombre qui vont se baser sur ce qu’on appelle des biais cognitifs. En fait un biais cognitif, pour le définir, c’est un raccourci que va prendre votre cerveau qui, la plupart du temps, va vous faire gagner du temps, mais qui, dans certains contextes particuliers, peut se retourner contre vous. Il y a un biais cognitif qu’on donne toujours en exemple qui est celui que Facebook utilise quand vous allez sur Facebook, quand vous avez une notification, vous cliquez sur Facebook pour voir la notification, parce qu’en fait vous ne savez pas ce qu’il y a derrière la notification. En fait c’est un jeu de hasard. C’est-à-dire que peut-être que ça va être un truc super intéressant, peut-être que vous allez avoir un nouvel ami, peut-être que vous avez 15 like, peut-être que, je ne sais pas, vous avez quelqu’un qui vous a cité et qui est super connu ; mais peut-être que ça va être quelque chose qui est totalement inintéressant, peut-être que c’est Facebook qui vous rappelle qui vous pourriez écrire quelque chose sur Facebook.

Camille Diao : Une fois sur trois !

Karl Pineau : Voilà ! Et donc ce jeu de hasard c’est exactement ce qui se passe dans un casino quand vous jouez à la machine à sous, que vous tirez la manette et que vous ne savez pas ce qui va se passer. Et comme vous ne savez pas ce qui va se passer eh bien en fait vous rejouez. C’est une expérience qui a été faite sur des rats qui montre que si on met un rat dans une cage et qu’on lui met un petit bouton sur lequel il peut appuyer, qu’il gagne de la nourriture ; si à chaque fois qu’il appuie sur le bouton il gagne de la nourriture eh bien il va se lasser au bout d’un moment. Par contre si c’est aléatoire, quand il tape sur le bouton c’est aléatoire le fait qu’il ait de la nourriture, là il va devenir fou, il va sans cesse taper sur le bouton pour gagner de la nourriture. Eh bien c’est exactement ce qui se passe avec notre cerveau.

Camille Diao : Donc les mécanismes de jeu sont importants dans la captation de l’attention ?

Tristan Nitot : Ça c’est un exemple qui est vraiment excellent et en fait c’est devenu à la fois une science et un art que de créer des services qui vous rendent complètement accros. Et on voit ce que ça donne aujourd’hui où vous étiez encore scotchée et je ne faisais pas mieux : moi j’étais en train de twitter qu’il fallait aller sur Facebook pour regarder ici en live donc vraiment il n’y en a pas un pour rattraper l’autre ici ! Mais c’est parce que c’est fait pour. On peut démonter le mécanisme : un scandale récent est lié par exemple à la dopamine. Il y a quelque mois Sean Parker, ancien président de Facebook disait : « Eh bien voilà, nous on avait trouvé un truc pour pirater votre cerveau, un truc à base de dopamine ». Il explique : la dopamine c’est une substance, c’est un neurotransmetteur, une hormone qui est dans le cerveau, et qui fait partie du circuit de la récompense. C’est-à-dire que quand on peut avoir une récompense, eh bien on a un lâché de dopamine qui donne un bien-être. Et il y a un certain nombre de cas où il y a des pics de dopamine qui nous font nous sentir bien et ces pics de dopamine c’est horrible parce que, en fait, ils sont liés à des comportements qui sont au plus profond de la race humaine. C’est-à-dire que ce ne sont pas des choses dont on a besoin aujourd’hui dans la vie pour survivre au 21e siècle dans une grande ville comme Paris, c’est quelque chose qui remonte à la période des hommes des cavernes et qui a trait vraiment à l’essence même de la survie de l’espèce ; parce qu’il faut savoir que la survie de l’espèce c’est la mission numéro 1 de l’individu d’une espèce. Son truc, au-delà de réussir sa vie, gagner des sous, etc., sa mission au plus profond de lui-même, dans le sens de la vie, de toute la vie, il faut reproduire l’espèce. Et pour ça il y a un certain nombre de choses qu’il doit faire. Premièrement il doit se reproduire ; c’est essentiel. Il doit manger pour pouvoir vivre jusqu’à la prochaine fois qu’il se reproduit et puis il doit se protéger d’un environnement qui, à l’époque, était dangereux. En fait il y a des pics de dopamine qui sont associés à ce trois choses-là.

D’abord il y a des pics de dopamine quand on drague. C’est-à-dire quand il y a la perspective d’avoir un éventuel rapport sexuel, même pas immédiat, mais si j’ai peut-être « pécho », bim ! il y a un pic de dopamine. Donc c’est pour ça que vous avez des relous dans la rue c’est parce qu’ils se font des pics de dopamine à pas cher. C’est triste mais ça va être super dur de lutter contre ça, on part quand même avec un certain handicap ; ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas le faire ; ça veut dire juste que putain ! il y a du boulot ! Donc ils ont des pics de dopamine parce que la petite, là, peut-être chopée et tout ! Bon !

Camille Diao : Les filles ont des pics de dopamine aussi et elles n’ont pas franchement le même comportement dans la rue ! Nous changeons de sujet !

Tristan Nitot : Ont d’autres stratégies. Non, je sais bien ! On n’est pas mieux lotis d’un côté que de l’autre. C’est juste que moi ça m’énerve plus que d’autres, bon mais voilà ! Ça c’est un premier truc. Deuxièmement a nourriture. Pourquoi est-ce qu’on est là quand il y a un bon petit plat, une odeur de cuisine, etc. : pic de dopamine, parce que c’est quelque chose qui incite à se nourrir.

Et le troisième truc qui est celui qui nous intéresse c’est vivre en groupe, être reconnu par le groupe, être intégré dans le groupe. Et les pics de dopamine sont donnés par Facebook quand on reçoit des like ou des commentaires, etc., ça montre qu’on fait partie du groupe et donc ça exite ce mécanisme de pics de dopamine qui nous récompense parce qu’on fait partie du groupe, parce que faire partie groupe c’est être plus fort, c’est se protéger d’un environnement qui est dangereux. Et donc ça c’est vraiment pire qu’ancestral et c’est ce mécanisme qu’ils ont trouvé en disant « regardez on arrive à donner des pics de dopamine aux gens et ça les rend accrocs à nos produits » et c’est comme ça qu’on en est à regarder les notifications pour savoir si oui ou non on est reconnu comme faisant partie du groupe. Combiné avec la partie aléatoire dont on parlait tout à l’heure, eh bien c’est ça qui nous rend complètement accros et c’est la thèse d’un livre qui est la bible de tous les startupers qui font des services à succès, ça s’appelle Hooked, accroc littéralement, in english et ça vous explique comment rendre des services addictifs et faire des choses que les gens ne pourront pas lâcher.

Camille Diao : Donc c’est théorisé et assumé par les concepteurs mêmes de services numériques de plateformes en ligne ?

Tristan Nitot : C’est un peu honteux mais entre eux ils en parlent, oui tout à fait. Ça fait partie de la performance quoi !

Camille Diao : Est-ce que le design est vraiment le cœur du problème ou est-ce que c’est un des symptômes de ce mécanisme-là ?

Karl Pineau : Pour nous c’est clairement un symptôme, c’est-à-dire que les designers dans les entreprises n’ont pas le pouvoir de décision. À la base il y a un modèle économique qui est celui de service gratuit : Facebook c’est gratuit, Google c’est gratuit, donc il faut se financer, effectivement, comme le disait Tristan, il faut se financer par la publicité, et donc, pour être sensible à la publicité il faut que vous ayez présent sur le service ; si vous n’êtes pas présent sur le service vous n’allez pas voir la publicité, vous n’allez pas faire gagner de l’agent à la plateforme qui vous propose cette publicité.

Et donc pour nous, le problème vient en partie des designers parce que les designers pourraient imaginer d’autres manières de concevoir des services, mais pas que. C’est-à-dire que sans remettre en cause fondamentalement le modèle économique du service, on ne peut pas vraiment espérer avoir quelque chose d’autre. Et ça ne se réduit pas aux services gratuits. Il y a un exemple qui est assez frappant c’est celui de Netflix. Donc quand on regarde une série vous avez ce qu’on appelle l’autoplay ; donc quand vous avez fini un épisode, l’épisode suivant va se lancer tout seul. Ça c’est une fonctionnalité qui est vraiment une fonctionnalité de design de l’attention. Elle est uniquement présente pour que vous continuiez à regarder des séries et si elle est présente, alors même que vous payez un abonnement, c’est parce que votre abonnement n’a pas d’engagement donc vous pouvez arrêter tous les mois. Donc le fait que vous regardiez de plus en plus de séries est une justification de Netflix pour vous dire « regarde, si ! C’est intéressant que tu gardes ton abonnement parce qu’en fait tu regardes beaucoup de séries ! » Donc c’est un peu même encore plus vicieux.

Et donc voilà : c’est ça qui est assez intéressant c’est que finalement c’est à la fois une question des designers, mais c’est aussi une question des modèles économiques.

22’ 05

Camille Diao : Netflix qui, c’est décrit dans la petite présentation de cette soirée, considère que son plus grand concurrent c’est le temps de sommeil de ses utilisateurs. Cette guerre de l’attention, ce qui est intéressant c’est qu’elle est souvent vécue comme quelque chose d’étouffant par les utilisateurs, malgré la dopamine qui nous fait plaisir quand on a une notification, il y a quelque chose d’étouffant ; enfin ça revient souvent, on est sur-sollicités, c’est presque une souffrance. Yves Citton, quelles conséquences ça a sur l’humain, sur notre cerveau ? Et pourquoi est-ce qu’on se sent étouffés parfois par tout ça ?

Yves Citton : Là il y a plein de réponses possibles à plein de niveaux possibles. Ce que j’aime bien dire, comme j’ai commencé à le faire tout à l’heure, c’est que l’attention comme telle ça n’existe pas, il y a des niveaux à partir desquels on peut aborder les phénomènes attentionnels de façons différentes.

Un des biais commun lorsqu’on parle de l’attention c’est qu’on imagine un individu, souvent même c’est plutôt un jeune avec un écran, et après on contraste « ah c’est mieux si le jeune a un livre papier plutôt qu’un écran » et on commence à faire plein de choses là-dessus. Ce dont on ne se rend pas compte c’est qu’on focalise le problème sur une question individualisée, comme si l’attention, à nouveau quand on la conjugue au singulier comme si ce n’était qu’une seule chose, c’était moi et telle chose à regarder ; moi et Netflix ; moi et ceci. Ce que j’aime bien faire c’est de dire qu’il y a toute une série de niveaux attentionnels et j’aime bien partir par le collectif : mon attention c’est le résultat très lointain de toute une série de choses qui se passent avec nos attentions. Il y a d’abord des attentions collectives, ce qui passe par les médias : on est tous rythmés par des choses qu’on regarde, ça sur TF1 avec Patrick Le Lay, qu’on regarde ça sur Facebook, qu’on voit ça à travers Facebook, qu’on voit ça à travers Le Monde ou à travers non voisins ou, etc., voilà ! Il y a un grand tremblement de terre quelque part, on l’a tous en tête. Il y a un attentat terroriste je ne sais pas où, on est tous paranoïaques. Donc il y a des sortes de grands rythmes et c’est à l’intérieur de ces choses dont on nous insuffle qu’elles sont pertinentes, qui rythment nos existences, qui rythment nos affects, nos angoisses, plutôt nos angoisses d’ailleurs que nos espoirs, à l’intérieur de ça je suis attentif. Mais qu’est-ce que ça veut dire je suis attentif au terrorisme ? Je ne suis pas attentif au terrorisme. Il y a toute une machine énorme, toute une idéologie, tout un pouvoir politique, tout un pouvoir économique qui a intérêt à faire peur parce que faire peur ça capte l’attention et ça fait vendre, qui fait que collectivement nous sommes attentifs au fait qu’un type sorte avec un couteau et puis attaque quelqu’un. Mais je veux dire que des cons fassent des conneries, que des gens soient blessés, qu’il y ait des gens qui souffrent, ça arrive partout et on élit un type de crime ; il y a plein de femmes qui se font trucider par leur mari ; ça existe ; beaucoup plus que de gens qui se font attaquer dans la rue avec des couteaux. Pourquoi est-ce qu’on parle toujours du type ? Il se trouve qu’il dit Allahu akbar, il se trouve qu’il est associé aux banlieues, et il se trouve qu’il y a tout ce passé colonial qui remonte là-derrière, alors ça, ça fait toujours les premières nouvelles ; mais qu’une femme se fasse tuer par son mari ! Qu’est-ce qui se passerait si tout d’un coup on faisait un truc national ? Ah ben tiens, à Nanterre une femme s’est faite tuer par son mari et puis on ramène tout depuis Netflix, etc. On ne le fait pas !

Tristan Nitot : On a eu Maire Trintingnant, mais enfin c’était il y a longtemps.

Yves Citton : Voilà ! C’était il y a longtemps et puis c’était Marie Trintignant, ce n’était pas une femme ! Donc ces espèces de gigantesques asymétries-là font que nous, collectivement, ce n’est pas moi, ce n’est pas Patrick Le Lay même, ce sont vraiment des logiques systémiques qui font que nous sommes attentifs à certaines choses. Et c’est à l’intérieur de ça, qu’effectivement, eh bien moi je suis attentif à cela. Donc il y a l’attention collective, dont je parle maintenant. Il y a l’attention qui s’appelle l’attention conjointe qui est ce qu’on a maintenant. À savoir on est ensemble au même moment dans le même espace et ce que je dis est fonction de la façon dont vous me regardez. Vous pouvez faire le jeu : tout d’un coup vous regardez tous là-bas eh bien nous on aura l’air con ! On ne va pas parler la même chose. De même si nous on commence à parler ente nous et puis on vous ignore ! Donc ce qui arrive maintenant entre nous c’est un phénomène d’échange attentionnel de l’attention conjointe. Et c’est très différent de TF1 ou de ce qu’on ???, c’est très différent de moi avec un écran. C’est pour ça qu’il y a des attentions différentes, il y a des niveaux d’attention.

Maintenant je reviens à votre question. Est-ce qu’on est toujours à subir ? Est-ce que, justement, on est complètement livré pieds et poings liés par des gens qui veulent nous rendre addicts à tout et n’importe quoi ? Il y a des pressions, je crois qu’il y a une gigantesque pression dans le monde dans lequel on vit c’est la pression compétitive pour maximiser le profit. Donc parmi ces choses collectives, il se trouve qu’on vit dans un système capitaliste, sauf que ce système capitaliste non seulement il s’étend sur toute la planète, mais il pénètre de plus en plus de nos espaces et de nos moments de vie et il instille, il fait passer partout, une pression qui aligne nos attentions sur une pertinence qui est optimiser le profit.

Moi je suis prof d’université. On me tient de plus en plus des discours sur la professionnalisation de mes étudiants. Ça veut dire quoi la professionnalisation de mes étudiants ? Ça veut dire que quand je fais des cours, ce à quoi je dois penser c’est de former des gens qui vont être bien alignés sur le marché de l’emploi. Lequel marché de l’emploi est aligné sur le profit actionnarial. Donc ce petit exemple du discours de la professionnalisation ça nous dit que tout doit s’aligner là-dessus. Donc oui il y a une pression compétitive, on pourrait appeler ça le capitalisme même si ça fait un petit père fouettard et puis on ne sait pas très bien s’il est barbu ou pas le capitalisme, mais appelons-le comme ça.

Tristan Nitot : Non ! C’est Marx qui est barbu, tu confonds !

Yves Citton : Et puis toi aussi ! Donc il y a quelque chose comme ça, et après il y a plein de petites couches où justement qu’est-ce qu’on peut faire au niveau individuel ? Moi autant que possible, sitôt que je vois de la publicité quelque part, je déconnecte. Voilà ! J’écoute pas mal France Culture ; maintenant je vois que France Culture commence à faire une sorte de sponsoring. Il commence, je ne sais pas, j’ai entendu ça une ou deux fois où avant l’émission on dit : « Ce programme a été soutenu par quelque chose ». Et moi j’hésite à les zapper, à faire d’autres choses ; je ne veux pas. Et là on a tous individuellement quand même une capacité. Dans l’économie de l’attention, il me semble qu’on a tous dit jusqu’à maintenant « on subit » l’économie de l’attention et c’est vrai ! Parce que j’ai besoin de prendre mes nouvelles et puis mes nouvelles souvent quand le les prends il y a de la pub, etc. N’empêche qu’une des leçons qu’on peut inverser dans l’économie de l’attention, et c’est un petit peu celle que je donnais tout à l’heure avec Flaubert, c’est : nous avons le pouvoir de donner de la valeur à quelque chose ou pas. Ce que nous disait Flaubert c’est : on regarde et puis ça devient intéressant ; on lui donne de la valeur parce qu’on le regarde.

Les médias ne valent rien, zéro, tant qu’il n’y a pas de l’attention qui s’investit en eux ; tant que nous n’investissons pas notre attention dans une chaîne de télévision, dans Netflix, dans quelque chose, la valeur commerciale est zéro, zéro. Donc on pourrait très bien se dire « eh bien tiens ! nous tenons le couteau par le manche ». C’est nous qui avons ce qui fait la valeur. C’est nous, alors on peut dire en tant que travailleurs, le marxisme classique c’est le travailleur qui met son énergie et qui fait marcher l’usine ; sans travailleurs il n’y a pas de production, etc. Mais on peut renverser la chose : c’est nous, c’est notre attention qui donne de la valeur à tout le système médiatique. Donc si on est assez individuellement à se dire « eh bien tiens quand il y a de la pub on zappe », eh bien, à mon avis, ça va produire des effets.

Camille Diao : On nous parle souvent aujourd’hui, quand on parle de cette question de l’attention, de maux de notre époque qui seraient une conséquence directe de cette guerre de l’attention, des maladies comme le burn-out ; ou on nous explique que l’humain est en train de perdre sa capacité de concentration. Est- ce que ça c’est étayé scientifiquement ? Est-ce que ce sont de véritables observations ? Est-ce qu’on est prisonnier de ça ? Karl Pineau par exemple.

Karl Pineau : J’avoue que je ne saurais pas trop répondre sur le caractère scientifique de notre capacité à se focaliser sur quelque chose de précis. Il y a des études, des études ! en tout cas des chercheurs qui disent que quand on a une notification, que notre attention donc est cassée, on mettrait quelque chose comme 20 minutes à se re-concentrer. Et que du coup, comme maintenant on a des notifications tout le temps, en fait on n’est jamais concentré. Je ne pas si c’est vrai ou pas. Il y a aussi beaucoup de gens qui disent que l’attention c’est quelque chose qui se travaille, c’est l’exemple de la lecture, c’est plus on va prendre le temps de lire au quotidien plus on va avoir une facilité à lire au quotidien ; et que donc c’est quelque chose qui s’éduque. Après est-ce que les nouvelles technologies…

Tristan Nitot : C’est un vrai problème d’ailleurs, puisque tu vois des enfants, c’est tellement fréquent, tu vas au restaurant un jour, à une heure qui est compatible avec les enfants dans un restaurant compatible avec les enfants : le nombre de gamins qui ont des tablettes et des téléphones sur les genoux ! Et même plus tôt tu vois ; à la maison papa ou maman font le repassage et ils ont besoin d’être tranquille, le gamin a une tablette dans les pattes et il a deux ans !

Karl Pineau : Ouais ! C’est presque une délégation d’attention en fait.

Tristan Nitot : Ouais ! Et je comprends. Moi, en tant que parent, je suis sûr que j’en aurais rêvé d’avoir mes enfants plus tard à une époque où les tablettes existaient ; mais bon ! Ça n’a pas été le cas. Évidemment ça a un impact, parce que le cerveau est plastique, il peut être déformé et d’autant plus qu’on est vraiment très jeune : tu prends un enfant et tu le matraques avec du design de l’attention, parce que là aussi, tout est fait dans des jeux pour le maintenir captif. Derrière tu vas essayer de lui apprendre la lecture. Tu vas essayer de lui dire : « Tiens mon garçon tu vas te concentrer pendant quatre heures sur du Flaubert ! » Tu pars de loin ! Déjà ce n’est pas facile Flaubert même quand tu as été élevé au milieu d’une bibliothèque, mais alors quand tu as été élevé par des tablettes, c’est limite inatteignable quoi ! Donc je ne suis pas très optimiste là-dessus. Je n’ai pas d’étude scientifique à produire, mais c’est évident, de la plasticité du cerveau et des jeunes cerveaux en particulier, qu’il y a un impact. Est-ce que cet impact est nécessairement négatif ? Je n’en sais rien. Mais en fait on est un peu en train de jouer aux apprentis sorciers avec le feu. Que va donner une société où les gens sont habitués à être shootés à la dopamine et au bricolage de l’attention ? C’est inquiétant. Je ne sais pas dans l’assistance qui a vu ce film, un navet totalement minable qui s’appelle Idiocraty. Donc levez la main, quand même, ça va je ne suis pas seul ! Idiocraty c’est terrifiant de bêtise et c’est magnifique en même temps, parce qu’autant c’est mauvais, autant c’est révélateur de ce qu’on vit ; c’est juste à deux-trois d’avance. Il faut voir le film où ça décrit une société où il n’y a que des crétins, en fait, et qui sont complètement abêtis par des multinationales. Notez bien, Idiocraty, c’est américain mais c’est un navet je vous ai prévenus.

[Rires]

Camille Diao : Un navet visionnaire.

Tristan Nitot : Mais si on regarde limite de façon scientifique, on se dira oui, c’est un film d’anticipation ou c’est de la sociologie.

33’45

Yves Citton : Moi j’ai envie de prendre le contre-pied de ça,