Framasoft, le modèle associatif est-il soluble dans la StartupNation - Pierre-Yves Gosset - Ethics by design

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Titre : Framasoft, le modèle associatif est-il soluble dans la #StartupNation ?

Intervenants : Pierre-Yves Gosset - Karl Pineau -

Lieu : Ethics by design 2020, en ligne

Date : septembre 2020

Durée : 47 min 33

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Licence de la transcription : Verbatim

Illustration :

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcrit : MO

Transcription

« Salut à toi jeune entrepreneur. Savais-tu que 5 % de population détient 95 % des richesses ? Alors ! Est-ce que tu veux en faire partie ? » Cette vidéo qui a fait un peu le buzz sur TikTok et YouTube présente un jeune homme qui nous explique qu’en fait si on veut gagner de l’argent il faut suivre ses conseils, sinon, là je le cite texto « on peut aller mendier de l’argent à sa grand-mère pour aller au resto » .
C’est un petit peu de ça dont je voulais parler dans les minutes qui suivent en parlant de ce qu’on fait à Framasoft.
Framasoft qu’est-ce que c’est ?
C’est une association d’éducation populaire aux enjeux du numérique, ce qui veut dire, en gros, qu’on est une association à but non lucratif dont l’objectif est de favoriser l’esprit critique autour de la place du numérique dans la société actuelle. Pour ça on fait plein de choses, il y a plein de missions et d’actions différentes, une mission d’émancipation et un petit peu conscientisation autour de différents projets. On a une maison d’édition qui édite des ouvrages sous licence libre. On fait beaucoup de sensibilisation autour du Libre et des communs, c’est-à-dire qu’on a notamment un site qui s’appelle le Framablog qui publie plusieurs centaines d’articles par an autour de ce sujet-là. On fait beaucoup de traductions. On donne pas mal d’interviews, on fait pas mal de conférences autour des sujets du Libre et des communs. D’un point de vue éducation populaire, en présentiel, on participe et on soutient une initiative qui s’appelle les Contribateliers qui vise, finalement, à accueillir des publics qui ne sont pas forcément hyper à l’aise avec le numérique pour leur expliquer comment on peut contribuer au logiciel libre même si on n’y connaît pas grand-chose.
Deuxième type d’actions, c’est une mission parcellarisation, c’est-à-dire qu’on pense qu’il vaut mieux essayer de mettre en réseau les gens plutôt que d’essayer de construire un immense mouvement de masse, ce qui peut se discuter, en tout cas c’est le choix et le parti pris qu’on a faits. On a fait beaucoup d’accompagnement à des structures libres, notamment de la transition, des milieux qu’on va qualifier d’alter. On accompagne numériquement des structures comme Résistance à l'agression publicitaire, Alternatiba, le mouvement Colibris ou même la Fédération des motards en colère, ce qui n’a pas grand-chose à voir. On essaye finalement de les accompagner sur la question du numérique et de la place qu’il prend aujourd’hui dans notre société.
Enfin on a impulsé, on coordonne un collectif qui s’appelle CHATONS. CHATONS c’est le Collectif des Hébergeurs Alternatifs, Transparents, Ouverts, Neutres et Solidaires. C’est en quelque sorte une espèce de réseau d’AMAP du numérique de façon à ne pas trop concentrer les pouvoirs de Framasoft, et j’y reviendrai.
La troisième mission, c’est une mission d’outillage et c’est probablement celle pour laquelle Framasoft est le plus connu aujourd’hui. On édite un annuaire de logiciels libres. On édite aussi deux gros logiciels libres fédérés – si vous ne savez pas ce qu’est un logiciel fédéré vous pourrez poser la question tout à l’heure – à savoir Mobilizon qui est alternative aux pages, groupes et évènements Facebook et PeerTube qui est une alternative à YouTube.
Ces dernières années, enfin depuis 2014, on est surtout connus pour une initiative qui s’appelle degooglisonsinternet.org. Degooglisonsinternet.org c’est parti du constat, notamment suite à l’affaire Snowden, qu’on était effectivement entourés de services des GAFAM et que ces services des GAFAM étaient toxiques et posaient plein de problèmes de vie privée, d’exploitation des données, de publicité, etc. La mission que s’était fixée Framasoft en 2014 c’était d’essayer de fournir des services alternatifs, notamment à ceux des GAFAM. Donc quelques années après, au bout de trois-quatre ans, en alternative à Google Docs vous pouvez utiliser Framapad, en alternative à Doodle vous pouvez utiliser Framadate, en alternative à YouTube vous pouvez utiliser PeerTube, etc. On a proposé au total 38 services qui sont libres, basés exclusivement sur du logiciel libre, qui sont éthiques parce qu’ils ne proposent pas de publicité, il n’y a aucune exploitation des données personnelles et j’ajouterai, puisque ça fait aussi partie du débat aujourd’hui, qu’il n’y a pas de manipulation des utilisateurs en les faisant scroller indéfiniment ou autre. Et ils sont solidaires dans le sens où vous allez finalement pouvoir vous entraider entre vous lorsque vous utilisez ces logiciels, il y a des forums d’entraide, etc. Ce n’est donc pas une entreprise ou une association qui vous donne du pouvoir, c’est à vous de le prendre et de vous réapproprier le numérique.

Le bilan de Dégooglisons Internet est plutôt satisfaisant selon mon point de vue, puisque les statistiques sont plutôt impressionnantes. On a aujourd’hui plus de cinq millions de visites par mois sur nos services ; depuis le lancement de Framadate on a dû avoir plus de deux millions de sondages créés ; pendant le confinement on a hébergé jusqu’à 20 000 visioconférences par semaine, etc. Donc ce côté-là techniquement ça a plutôt bien marché.
On a donné des centaines de conférences et d’interviews un peu partout, que ça soit en France ou à l’étranger.
La création du Collectif CHATONS, fin 2016, nous amène à avoir aujourd’hui dans ce collectif plus de 70 structures qui font un petit peu la même chose que Framasoft, parfois de façon différente, parfois de façon relativement similaire, en tout cas chacune avec son indépendance et en rentrant dans le cadre d’une charte justement de ne faire que du Libre, de l’éthique, du décentralisé et du solidaire.

Ce que je trouve plutôt rigolo, c’est que souvent on me dit « ça doit coûter hyper-cher à mettre en place et à maintenir ». En fait pas spécialement ! Je suis allé chercher sur Wikipédia combien coûte un kilomètre d’autoroute ; on n’est pas loin de sept millions d’euros le kilomètre d’autoroute. L’ensemble de la mise en place de ces services Dégooglisons Internet plus leur maintenance pendant quatre ans a coûté l’équivalent de 80 mètres d’autoroute, en tout cas on est sous la barre du million d’euros. Ça nous paraît relativement intéressant de dire que proposer du service à des millions d’utilisateurs, qui ne les exploite pas, est quelque chose qui coûte relativement peu d’argent.

Les moyens qu’on a mis en œuvre pour ça sont aussi plutôt restreints. On a aujourd’hui, en gros, une trentaine de serveurs dédiés pour faire tourner tout ça, l’équivalent de 70 machines virtuelles, on n’en avait que cinq en 2014. Grosse utilisation donc derrière impact écologique de la croissance, mais ça reste, j’allais dire, relativement raisonnable au vu du nombre d’utilisateurs.
Le budget de l’association est d’environ 500 000 euros par an contre 100 000 euros en 2014. Ce qui est intéressant c’est que c’est basé quasi exclusivement sur les dons, essentiellement d’ailleurs du don de particuliers ; on ne reçoit de subventions publiques, typiquement.
L’association est une micro association vu qu’elle compte 35 adhérents et adhérentes. Concrètement, le club de boules à côté de chez moi a plus d’adhérents que n’en a Framasoft.
La particularité c’est qu’on a dix salariés aujourd’hui dans l’association contre deux en 2014, ce qui fait de nous, paradoxalement, une des plus grosses associations du logiciel libre au niveau mondial alors qu’on ne s’adresse quasiment qu’à la francophonie. La particularité c’est que, à part la Free Software Foundation qui doit avoir 12 salariés, je pense qu’on est vraiment une des très grosses associations.
On s’est transformé, même si on a parfois l’impression d’être plus une association en carton on arrive quand même à avoir fait une mutation de qui on était vers quelque chose de beaucoup plus gros.
Évidemment je n’ai rien à vous vendre, je ne suis pas là pour dire qu’on est trop forts, parce qu’on s’est quand même bien ratés à de très nombreux moments, notamment ces quatre dernières années et ça me paraissait intéressant de revenir sur, finalement, les ratés de notre expérience parce que si on ne partage pas ce qu’on rate les erreurs seront probablement refaites derrière par d’autres.

Dans les ratés, je pense qu’il y en a qui est important, qui nous a amenés à une autre campagne qui s’appelle Contributopia, c’est le manque de contribution. On a sorti les logiciels, alors qu’on travaille plutôt dans le milieu du logiciel libre, on s’attendait à ce qu’il y ait beaucoup plus de contributions et il y en a eu assez peu. Ce n’est pas que le public ne nous a pas suivis, c’est plutôt nous qui n’avons pas su l’accueillir. C’est quelque chose qu’on travaille, mais on s’est rendu compte que ce qu’on espérait mettre en place en termes de contribution était totalement surévalué au départ, donc aujourd’hui il faut maintenir ces 38 logiciels, ce qui n’est pas rien.
Ensuite le manque de design. Ce n’est pas seulement au niveau de l’UX [expérience utilisateur] et l’UI [interface utilisateur] pour lesquels le logiciel libre n’a pas forcément très bonne réputation, mais c’est aussi en termes de design au sens beaucoup plus méta du terme. Je ne veux pas me cacher derrière mon petit doigt, mais il se trouve qu’on a sorti, en gros, une quarantaine de services en quatre ans, ça veut dire dix services par an, ça veut dire quasiment un service par mois, sachant qu’à chaque fois qu’on sortait un nouveau service – par exemple Framapad, PeerTube ou d’autres – il fallait maintenir en parallèle tout l’existant, faire le support, etc. Donc on est allé volontairement très vite, ce qui a fait qu’on n’a pas eu le temps de s’intéresser vraiment aux questions de design. C’est en train de changer, mais c’est pareil, ça prend du temps.
Toujours sur cette question de vitesse, vous connaissez sans doute le proverbe qui dit seul on va plus vite, ensemble on va plus loin. Le corollaire de ça c’est qu’ensemble on va moins vite et, pour nous qui sommes une association on va dire agile si j’emploie un terme de la startup nation, forcément il a fallu apprendre à faire en allant finalement plus lentement que ce qu’on aurait parfois souhaité, en travaillant avec des gros réseaux, je pense par exemple à la Ligue de l’enseignement où les délais ne sont pas les mêmes, les réunions sont systématiques, il faut faire travailler le collectif plutôt que faire travailler juste la structure et il a fallu apprendre tout ça, parfois à la dure pour nous.
Enfin il y a toujours une injonction forte encore aujourd’hui de notre public à vouloir aller toujours plus vite, toujours plus loin, tout au bout de l’extrême limite. Donc ça a généré chez nous un certain nombre d’épuisements qui peuvent se traduire par des burn-out, épuisement physique, épuisement mental devant ces injonctions du public qui nous prenait un peu pour des super héros et des super héroïnes.
Il y a autre chose qu’on avait sous-estimé c’est que tenir un discours sur la toxicité du numérique pendant plusieurs années, a joué, je pense, sur nos psychés. Je pense que la position de lanceur d’alerte n’est pas quelque chose de facile et se lever chaque matin en se disant « on vit dans un monde de merde », ce n’est pas forcément la bonne façon d’aller se coucher l’esprit apaisé et de ne pas favoriser l’arrivée de dépressions. Donc on s’est vraiment un petit peu épuisés là-dessus.
Heureusement, comme on est un groupe d’amis, on s’est plutôt bien adaptés, on s’est plutôt marrés et je pense que c’est aussi ce qui nous a fait tenir tout du long.

12’ 25

Dans les faits on a bossé un peu comme des dingues, mais on n’a rien résolu parce que le problème c’est le système. Quand je dis « le système », je pense clairement au capitalisme, mot qui est rarement prononcé dans les conférences, mais pour nous un des principaux problèmes, en tout cas une des sources du problème c’est le capitalisme.
Puisque le sujet c’est de faire un petit peu le lien entre numérique et effondrement, et comment est-ce qu’on peut y résister, je voulais prendre deux minutes. Je ne vais pas revenir sur comment se traduit cet effondrement parce que ça a déjà été en partie traité dans la conférence d’avant. On a typiquement un certain nombre de crises qui non seulement sont interdépendantes, mais qui sont victimes de boucles de rétroaction qui peuvent être plus ou moins fortes. Boucles de rétroaction, si je prends, je ne sais pas, les crises climatiques, c’est le permafrost qui fond en Sibérie, qui libère du méthane, qui provoque lui-même du réchauffement climatique, etc. Et puis ça peut être plusieurs années de sécheresse en Oregon qui font que quand la foudre tombe, au lieu de cramer quelques milliers d’hectares, ça peut cramer plusieurs centaines de milliers d’hectares, provoquant même, l’année suivante, un renforcement de ces problématiques climatiques et ainsi de suite. Donc ces crises sont à la fois liées et interdépendantes.
On se posait un petit peu la question de comment mettre le Libre au service de la sortie de ces crises et j’ai décidé de mettre cette slide en hommage à Bernard Stiegler, un philosophe qui est décédé cet été et avec lequel on travaillait depuis quelques années maintenant sur, justement, les pistes de sortie de ce modèle mortifère. Donc on a hacké un concept que Bernard Stiegler appelait « l’économie contributive » en proposant, finalement, ce que nous avons appelé la société de contribution où, en face de chaque sous-système mortifère – celui des enclosures parler des communs, celui de l’individualisme parler du collectif, celui de la propriété intellectuelle parler de licences libres – en disant que nous, Framasoft, évidemment on n’inclut pas tout le monde et on ne veut d’injonction à qui que ce soit, ce qui nous paraissait important c’était d’explorer d’autres continents, de quitter ce système de surconsommation en allant explorer d’autres choses et en allant explorer chacun de ces sous-systèmes et pas uniquement celui du logiciel libre.

Donc il a fallu, ces dernières années, détricoter quelques incompréhensions.
D’abord rappeler que Framasoft ça n’est pas que Dégooglisons. On n’est pas le Google du Libre, façon dont on a été régulièrement présentés dans la presse. On n’est pas non plus un service public du numérique. Pendant le confinement, le ministère de l’Éducation nationale a renvoyé pas mal de profs vers nos services. On a gentiment expliqué aux profs qu’en fait on n’est pas un service public et que c’est au service public d’être responsable, de prendre ses responsabilités et de fournir des services numériques aux élèves.
Enfin aussi, ce pourquoi on ne veut pas faire que du Dégooglisons, c’est parce qu’on aime bien se triturer le cerveau quand même un petit peu et si on veut penser, faire un petit peu de prospective sur ce qu’on appelle le capitalisme de surveillance, sur la colonialité des GAFAM, sur la toxicité des réseaux sociaux, il nous faut du temps et on ne peut pas faire ça en maintenant 40 services et en répondant à des dizaines de mails par jour de gens qui ont perdu leur mot de passe, etc.
Autre chose, on n’est pas du tout des super héros, des super héroïnes, ça me paraît important de le rappeler.
On s’est plantés un certain nombre de fois, je l’ai dit tout à l’heure, sur ce qu’on a fait ces dernières années.
On ne veut pas être les porte-parole du Libre. Ce n’est pas parce qu’on est une très gosse association du milieu du logiciel libre qu’on estime que notre parole vaudrait plus que celle d’une autre association, ce qui ne veut pas dire non plus qu’elle vaut moins.
Sur la page d’accueil de Framasoft vous avez ce slogan qui est que notre objectif serait de changer le monde un octet à la fois et je pense qu’il y a souvent mécompréhension. Quand on dit aux gens qu’on veut changer le monde les gens comprennent qu’on veut sauver le monde, ce qui n’est pas du tout la même chose. Nous ne voulons pas sauver le monde, on n’est pas du tout dans cette posture-là, par contre on veut participer au changement.
Une autre incompréhension c‘est que Framasoft n’est pas une startup. On nous a demandé plusieurs fois : « Ne voudriez-vous pas devenir au moins, s’il vous plaît, une Scop, une Société coopérative d’intérêt collectif ou autre ? » On y a réfléchi et, au final, la réponse prise en assemblée générale était que non, on allait rester une association. À titre personnel je pense que la loi de 1901 est l’une des plus belles lois non seulement de la République française mais, pour avoir regardé un petit peu ce qui se passe au niveau des ONG ou des fondations dans d’autres pays, il y a très peu de lois qui sont aussi lisibles, aussi souples et qui donnent autant de liberté au peuple que celle de la loi de 1901 en France. Donc on décide de défendre et de ne pas ringardiser ce système associatif, don on est aussi militants de la loi de 1901.
On n’est pas une startup, nos ressources sont basées sur les dons ce qui, pour nous, n’est pas un business modèle vu qu’on n’a pas de business : on ne vend rien, on ne cherche pas avoir des clients. Notre objectif est tout autre : c’est essentiellement la réappropriation du numérique par l’émancipation et par l’esprit critique.

On entend de plus en plus parler d’économie sociale et solidaire, de structures à impact social positif, etc. En fait, pour moi c’est quand même beaucoup de bullshit. Quand on vient nous voir en nous disant « on est une startup, on fait – je ne sais pas – des chaussettes dépareillées, des choses comme ça », moi je viens assez vite à poser la question : « OK, du coup en quoi ton projet réduit les dominations, les oppressions ? » Si derrière il y a un gros blanc, c’est probablement qu’on n’a pas envie de travailler avec cette structure. C’est pour nous un bon fil rouge pour se dire « qu’est-ce qu’on veut changer dans le monde ? » Eh bien on veut aider les gens qui essaient de changer le monde en fonction d’un certain nombre de valeurs qui doivent être alignées avec les nôtres. Alignées ça ne veut pas dire qu’elles doivent être les mêmes, en tout cas il doit y avoir une forme d’alignement, tout simplement parce que les enjeux de l’Anthropocène ne sont pas compatibles, pour nous, avec le capitalisme qu’il s’agisse du capitalisme de surveillance ou du capitalisme tout court.

Est-ce qu’on peut avoir une croissance infinie dans un monde fini ? Spoiler, la réponse est non, donc on a décidé de s’appliquer à nous-mêmes cette problématique en essayant de se fixer un certain nombre de limites. Notamment on a décidé de plafonner le nombre de salariés qu’on allait avoir dans l’association : on a décidé de ne pas dépasser dix salariés, alors qu’on aurait les moyens d’en embaucher plus que ça, donc finalement de conserver une association à taille humaine.
Autre point, on préfère transmettre plutôt que grossir, notamment on essaye d’essaimer notre démarche., plutôt que croître verticalement, transmettre finalement de façon plutôt horizontale.
On préfère être épanouis plutôt qu’avoir raison, on a mis une politique d’équité salariale dans la structure ce qui nous permet de mieux dormir et de se dire qu’on ne reproduit pas des problèmes managériaux qu’on peut avoir dans d’autre types de structures.
On est plus attachés au faire ensemble qu’au succès, tant pis si ça nous ralentit. Par exemple CHATONS est un projet qui nous ralentit, mais on pense qu’il vaut mieux faire ça plutôt que de continuer tout seuls encore une fois à croître verticalement.
Enfin on réfléchit à notre propre compostabilité. La compostabilité c’est un domaine sur lequel on réfléchit et un terme dont on essaye encore de cerner un petit peu les contours dans la structure. La question, finalement, c’est qu’est-ce qui resterait de Framasoft et de ce que nous avons fait ces dernières années si on venait à disparaître que ça soit suite à un effondrement – typiquement il n’y a plus de courant, du coup ce que faisait Framasoft n’a plus beaucoup d’intérêt. Pour autant ça ne veut pas dire qu’il n’en resterait rien. Donc on essaye déjà d’accueillir l’impermanence avec sérénité, c’est très bouddhiste comme pensée, du coup on ne sait pas ce qu’on fera dans deux ans et ce n’est pas très grave. On ne sait même pas si on existera encore parce que les dons peuvent se tarir, notamment suite à une crise économique, suite à la covid, suite à une crise sanitaire, suite à une crise écologique. On ne maîtrise pas tout ça, donc accueillir l’impermanence c’est finalement quelque chose qui nous permet de dormir un peu mieux.
On essaye aussi de déconstruire la Framadépendance. On a lancé une campagne qui s’appelle Déframasoftisons Internet, qui vise à fermer, dans les deux années qui viennent, 20 des 38 services de Dégooglisons Internet. L’idée étant, encore une fois, à la fois pour nous de nous donner de l’espace mais aussi, finalement, de permettre à ces jeunes pousses que sont les chatons de pouvoir croître sans être ralenties ou gênées par l’ombre que ferait Framasoft et son très grand nombre d’utilisateurs déjà existants.
On essaye de lutter un petit peu contre la centralisation avec ce Collectif CHATONS, mais aussi contre les égos. Typiquement, dans la structure, on essaye de ne pas avoir de tête de gondole ; aujourd’hui c’est moi qui vous parle, mais demain ça pourrait être un ou une de mes collègues. J’ai volontairement quitté ma place de directeur de l’association pour devenir aujourd’hui codirecteur et probablement quitter la codirection de la structure dans quelque temps.
On essaye de se donner de l’espace pour des projets désirés et les projets désirés ne sont pas forcément les projets attendus ; les projets attendus sont ceux que souhaiterait notre public. Eh bien tant pis ! Peut-être que le public souhaiterait qu’on fasse telle ou telle chose, mais, finalement, on va avancer plutôt là où sont nos désirs et on verra bien si ça fait avancer les choses ou pas.
Enfin on essaye un petit peu de laisser des traces de tout ce qu’on fait. Évidemment, tout ce qu’on produit est sous licence libre donc réutilisable, réappropriable, mais on essaye aussi un petit peu de réfléchir et de requestionner nos pratiques, nos usages régulièrement.

Je voulais finir cette intervention en parlant d’un livre de l’écosocialiste et féministe Corinne Morel Darleux qui s’appelle Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce – le titre m’avait interpellé – sous-titré Réflexion sur l’effondrement. Parmi de multiples choses dont elle parle dans ce livre, elle m’a fait découvrir l’histoire de ce navigateur qui s’appelle Bernard Moitessier. En 1968, Bernard Moitessier participe au premier Golden Globe. Le Golden Globe c’est une course uniquement à la voile, donc sans moteur, en solitaire, pas d’équipage, sans escale, on n’avait pas le droit de toucher terre, et sans assistance. C’est la première fois que se pratique ça, donc, en gros, on part d’un port, on fait le tour du monde, on revient à ce port le plus rapidement possible et le premier qui arrive gagne 5000 livres. Bernard Moitessier fait partie de la dizaine, je crois, de navigateurs qui partent en 1968. Il passe le cap de Bonne-Espérance, il passe le cap Leeuwin sous l’Australie, il passe le cap Horn sous l’Argentine. Il est en tête, très largement en tête ; pour lui, c’est gagné, il va être le premier homme à faire ce tour du monde sans escale, sans assistance, etc. En fait il croise un cargo sur la route de son retour. Il écrit un petit message qu’il met dans un tube en aluminium, il prend une fronde puisqu’il n’y avait pas de radio, il lance ce message qui est très court, qui dit « je continue sans escale vers les îles du Pacifique parce que je suis heureux en mer et peut-être pour sauver mon âme ». Je trouve que ce refus de parvenir, l’idée de dire que ce n’est pas parce qu’à un moment donné on s’est fixé un objectif qu’on doit absolument l’atteindre, qu’on ne doit pas juger le succès de ses actions en fonction des autres, en fonction de qui on était il y a deux ou trois ans, me paraît relativement important et c’est quelque chose qui gouverne un petit peu aujourd’hui la façon qu’on a de fonctionner dans cette structure.
Du coup je vais faire un point Confucius qui disait aussi « tous les hommes pensent que le bonheur se trouve au sommet de la montagne alors qu’il réside dans la façon de la gravir ». Tout ça rappelle encore, finalement, ces démarches d’exploration dont je parlais tout à l’heure.

Voilà, toi aussi est-ce que tu préfères rouler dans une voiture qui coûte hyper-cher et qui consomme de l’énergie fossile en buvant du champagne dans un costume fabriqué par des enfants et un petit peu trop moulant ou est-ce que tu préfères, avec nous, explorer de nouveaux continents et, finalement, ne pas te fixer nécessairement d’objectif et que ça ne te pèse pas, vivre de façon collective des aventures qui sont à découvrir et qu’on ne peut pas anticiper. Je crois que la question est vite répondue ! Bisous !

[Applaudissements]

26’ 52

Animateur : Merci beaucoup Pierre-Yves Gosset