Différences entre les versions de « Femmes dans le numérique : disparition réversible - Table ronde »

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<b>Anne Siegel : </b>Si je peux rebondir,
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<b>Anne Siegel : </b>Si je peux rebondir, ce qui m’interpelle beaucoup avec tout ce que tu racontes depuis tout à l’heure avec les lycées c’est qu’on vit exactement la même chose dans les labos et à l’université. C’est-à-dire que la question de la prise de parole et de se faire interrompre ou de ne pas avoir l’occasion de parler c’est quelque chose que vivent les femmes au quotidien. La question de la légitimité c’est quelque chose qui revient systématiquement chez les femmes en particulier.<br/>
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Ce qui me fascine quand on discute avec un certain nombre de femmes dans des contextes individuels ou collectifs, c’est justement le fait qu’elles réapprennent, qu’elles comprennent que ce qu’elles vivent individuellement, sur lequel elles culpabilisent par rapport à leur carrière, est finalement un phénomène collectif parce que leurs voisines le vivent aussi, mais elles n’étaient pas au courant que c'était le cas. Je me souviens avoir fait cette remarque dans une intervention sur une conférence internationale avec des sociologues, j’avais dit que j’étais contente parce qu’on avait compris au laboratoire que les problèmes n’étaient pas de l’ordre de l’individuel mais justement du collectif et que ça a fait bouger les lignes et la réponse a été « ça on le sait le sait depuis 50 ans ». Merci ! En fait c’est ce qui m’a fascinée, tous ces enjeux de parité où on doit mettre de l’énergie à tous les niveaux – au collège, au lycée, à l’université, dans les laboratoires – pour réapprendre des choses qui sont connues depuis 50 ans, qui sont effectivement des phénomènes de culpabilisation, d’absence de légitimité. En se regroupant et en en parlant on s’aperçoit que les mécanismes sont sociétaux et que des mécanismes sociétaux s’adressent collectivement, comme des mécanismes individuels se résolvent individuellement de manière beaucoup plus complexe.
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<b>Isabelle Collet : </b>C’est la différence entre un rapport social et une relation sociale. C’est-à-dire qu’il y a des rapports sociaux qui nous dépassent dans les labos.<br/>
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Il y a aussi un truc à faire avec les hommes là-dessus. On parle beaucoup du sentiment d’imposture, que les femmes ressentent un sentiment d’imposture. Oui ! Mais en psychosocial on s’aperçoit que les hommes souffrent du même sentiment d’imposture, mais ils ne l’avoueront pas même la tête sur le billot. Quand on leur jure que ça ne sortira pas d’ici, oui ils acceptent d’en parler. Ce qui fait que collectivement les hommes vivent ce même sentiment d’imposture, mais n’en parlent pas les uns les autres et pensent que collectivement ils sont à leur à leur place et ils se renforcent mutuellement. Alors que les femmes parlent plus volontiers de leur sentiment d’imposture vu que, de toute façon, on projette sur elles qu’elles le ressentent et on pense que c'est un truc à elles et pas un truc des hommes. Je suis sûre que les hommes pousseraient un soupir de soulagement si on levait cet autre secret de polichinelle qui fait que tout le monde souffre du sentiment d’imposture.
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<b>Anne Siegel : </b>Si je peux aller dans le sens contraire, c’est que justement au niveau d’IRISA, du laboratoire, on a travaillé en groupes en non-mixité, ça faisait partie des dispositifs pour la prise de conscience. La question du syndrome de l’imposteur est arrivée. On a en une séance en non-mixité sur le syndrome de l’imposteur qui a diffusé et là les hommes nous ont dit « on veut venir ». Ils étaient jaloux que nous soyons en train de discuter entre femmes de ces questions. On leur a dit non, mais on leur a envoyé les diapos puisqu’il y avait un diaporama. C’est vrai que c’est à ce moment-là où la parole s’est ouverte. Ce mécanisme de prise de conscience collective pour ensuite adresser des enjeux et s’apercevoir que les enjeux sont partagés et ensuite comment les dépasser, je trouve que c’est ce qu’on voit dans les laboratoires, mais ça demande de passer par des dispositifs de non-mixité qui sont effectivement globalement décriés. On a eu un certain nombre de remarques y compris au niveau du CNRS, « en tant que CNRS vous soutenez la non-mixité dans des réunions ». On a vérifié, c’est légal, moi je maintiens qu’on n’a pas empêché quelque chose de légal. Point barre ! C’est le point, mais il a fallu aller vérifier, donc c’est quelque chose qui est extrêmement agressif, qui est vu comme agressif par un certain nombre de personnes et qui, pourtant, est extrêmement utile et on réinvente la roue ; ce qui est très déprimant c’est qu’on réinvente la roue !
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<b>Anne-Marie Reytier : </b>Je ne sais pas si vous voulez réagir Christine
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<b>Alexis Kauffmann : </b>En tout cas moi je serais presque prêt à avouer à demi un sentiment d’imposture à être présent ici en vous racontant mon histoire.<br/>
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Je voulais rebondir parce que tu as parlé de la neutralité, je vais parler de la liberté. Une des caractéristiques du nouveau lycée c’est qu’on laisse aux élèves le choix plus tôt qu’avant, à 15/16 ans, on va parler de cet âge, de choisir dans le lycée général et technologique des spécialités en toute liberté, en théorie. Tu disais que vous aviez 30 %, nous, l’objectif c’est 30 % de filles, dans certaine spécialités on est à 15 %. Par exemple, dans la nouvelle spécialité Numérique et sciences informatiques on a des chiffres qui sont très bas, les filles sont à 15 % , en Sciences de l’ingénieur également, dans ce type de spécialité. 15 % c’est un déséquilibre qui est énorme. Dans certains établissements vous pouvez avoir des enseignants qui disent : « <em>So what!</em>, elles choisissent, après tout on ne va pas les forcer, elles ont choisi autre chose, Humanités, Langues, Science-po, histoire-géo, etc. » Je pose la question : sont-elles si libres que cela finalement ?
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<b>Isabelle Collet : </b>Est-ce que nos choix sont toujours nos choix ?
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<b>Anne-Marie Reytier : </b>Je crois que c’est une discussion bien plus philosophique.
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<b>Isabelle Collet : </b>Non, c’est une discussion strictement sociologique, il y a des tas de phénomènes. Il y a des phénomènes de stéréotype. On demande aux filles et aux garçons, les filles disent : « Je n’aime pas. — OK, ça veut dire quoi je n’aime pas ? — Ça ne m’intéresse pas. — Ça veut dire quoi ? Tu connais ? Tu as déjà essayé ? —Eh bien non, je n’aime pas. » Les filles, en informatique, que j’avais interviewées à Genève, en Suisse romande, dans des écoles qui correspondraient à des IUT, étaient capables d’expliquer pourquoi elles aimaient l’informatique et les garçons disaient « j’aime, ça me passionne, j’ai toujours aimé ». On se rend compte qu’on ne leur a jamais demandé de se justifier sur pourquoi ils étaient là, donc ils n’avaient jamais vraiment réfléchi au-delà de « j’aime ». C’est une très bonne raison d’y aller, mais ils n’avaient pas construit le discours. Les filles avaient tout le temps été obligées d’expliquer pourquoi, alors qu’elles sont des filles, elles sont là quand même. Elles avaient des discours très construits. Quand on a 13/14/15/16 ans, au bout d’un moment ça donne des doutes. Si on vous demande « tu es sûre ? ». Une fille m’avait dit : « On m’a dit qu’il ne fallait pas que j’y aille parce je suis bien trop féminine ». Ou : « Non, tu n’auras pas ta place parce que tu ne joues pas aux jeux vidéos ». Ce n’est pas facile d’être droite dans ses baskets quand, en tant que fille, on vous dit ça, comme un garçon qui dit « je voudrais faire assistant social — Ouais, tu es PD. » C’est ce qui se passe au collège, donc évidemment c’est compliqué et arrivées au lycée c’est compliqué de faire des choix libres, autonomes, renseignés, etc.
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<b>Anne Siegel : </b>Si je peux rebondir là-dessus dans <em>Les décodeuses</em> on a justement interviewé nos chercheuses, ingénieures et enseignantes-chercheuses et on leur a demandé de s’exprimer, de raconter leur parcours, de raconter leur science, de raconter le moment où elles ont eu le déclic pour leur carrière et, en dernier lieu, de raconter aussi des exemples de sexisme ordinaire. Certaines nous ont dit qu’elles s’étaient bien creusé la tête pour trouver du sexisme ordinaire. D’autres ont répondu « beaucoup de sexisme ordinaire ». On a choisi à chaque fois un exemple pour chaque BD. C‘est vrai que c’est intéressant de voir effectivement ces remarques qu’elles ont pour avoir des enseignants, des parents, des collègues de promotion pour certaines quand elles sont rentrées dans les écoles d’ingénieur. Léa Castor, l’illustratrice, a mis ça sous l’emblème d’un personnage qu’elle a appelé Jean-Pat qui a tous les âges, toutes les couleurs, tous les types d’avis. Le pauvre Jean-Pat n’a pas de bol, ça c’est sûr, mais c’est vrai que c’est assez fascinant de voir revenir de manière quand même assez récurrente ces dispositifs, ces mécanismes de sexisme ordinaire qui ont porté atteinte à la légitimité. En échange, par contre, ce qui a été intéressant ensuite, c'est quand on a discuté à nouveau avec les toutes les décodeuses, certaines sont revenues en arrière et nous ont dit : « On m’a posé la question sur le sexisme ordinaire, ensuite j’ai réfléchi à nouveau et j’ai réalisé que j’avais aussi eu un certain nombre d’évènements dans ma carrière de personnes, que certaines ont appelé des anges gardiens, d’autres ont utilisé plusieurs termes, souvent des femmes d’ailleurs, qui leur ont tapé un petit peu sur l’épaule en disant « vas-y, essaye, il faut y aller » « .<br/>
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Donc il y a ce côté sexisme ordinaire qui existe au quotidien, mais il y a aussi tout le corps enseignant, parental, accompagnant, qui est souvent là aussi pour donner un encouragement en termes de solidarité en disant « tu peux y aller ». Par contre, si on ne tape sur l’épaule des jeunes filles en disant « tu es une victime », on perd effectivement des gens et c’est un peu dommage.
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<b>Anne-Marie Reytier : </b>Christine peut-être.
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<b>Christine Tasson : </b>Je suis entièrement d’accord. Un évènement dans ma carrière, quand j’ai voulu faire un stage de M2 et j’ai dit « j’aimerais bien venir faire un stage » et on m’a dit « ah oui, on manque de femmes ! » La même personne était un mentor incroyable et il m’a montré la voie pour être là où je suis. J’ai eu au moins trois personnes, qui étaient des hommes, qui m’ont soutenue pour être chercheuse et être là. Je pense que chaque chercheur, enseignant-chercheur, professeur, maître de conférences, directeur de recherche, a quelqu’un, dans sa carrière, qui l’a poussé. Le problème c’est que les garçons rentrent souvent dans un réseau beaucoup plus facilement que les filles et si on ne fait pas attention à ce que les filles aient un réseau, même si c’est un processus artificiel, qu’on force ce réseau par du mentorat, par des actions, eh bien elles peuvent sortir sans être épaulées, sans être guidées et sans qu’on les mette dans la place. Je ne sais pas si quelqu’un dans ce laboratoire n’a pas été épaulé pour arriver à son poste.
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<b>Isabelle Collet : </b>Si on m’avait interviewée quand j’avais 20/22 ans, j’aurais pu dire que je n’avais pas vécu de sexisme ordinaire, je ne vois pas, toutes les filles peuvent aller en informatique, allez courage, mettez-vous un coup pied de fesses, tout va bien. J’étais vraiment là-dessus vers 25 ans, sans réfléchir pourquoi je n’avais pas poursuivi après la licence, ça m’est venu plus tard. Il faut reconnaître que quand on est une femme hétérosexuelle en informatique on est devant un marché de relations assez ouvert. Mon copain était avec moi en informatique, donc je n’ai eu aucun problème pendant mes études et plus tard, après coup, j’ai réalisé qu’en fait j’étais respectée à travers lui. C’est-à-dire que j’avais des copines qui avaient des problèmes avec des mecs qui étaient lourds, qui faisaient courir des rumeurs sur leur moralité ou leur sexualité, moi ça ne m’arrivait jamais, mais ce n’était pas moi qu’on respectait, c’était mon mec qui était une année avant moi et qui était respecté en tant qu’informaticien. L’autre avantage que j’avais c’est que j‘avais des résultats suffisamment bons pour qu’on ne mette pas en doute ma place. Les filles qui avaient des problèmes sont celles qui avaient des résultats pas mauvais, moyens. Les garçons qui avaient des résultats moyens il fallait qu’ils bossent ; les filles qui avaient des résultats moyens peut-être qu’elles auraient dû faire une autre filière. Effectivement je n’ai pas eu de problèmes et je sais qu’à l’époque j’ai participé à une certaine ambiance sexiste parce que, en plus, ça me valorisait, j’étais une fille exceptionnelle parce que j’étais une exception, c’était super. J’ai compris après coup parce qu’on grandit. Je comprends que c’était aussi, de ma part, un mécanisme de défense parce que c’est suffisamment compliqué comme ça, on pioche les ressources qui nous aident et on ne se rend pas compte qu’en fait une partie de ces ressources qui nous aident, eh bien malheureusement, en fait, elles jouent contre nous et contre les autres femmes dans la filière.<br/>
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Mais je ne veux surtout pas dire que les femmes sont pires que les hommes. Des fois, quand je raconte ça, il y a des gens qui me disent : « Les femmes sont pires ». Non ! C’est un mécanisme de protection et même si j’ai participé je faisais peut-être, je ne sais pas, 1/10e de ce que faisaient les gros lourds toxiques de ma filière. Je n’étais pas nécessairement solidaire, mais on ne peut pas dire pire, c’est tout à fait autre chose.
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<b>Christine Tasson : </b>Pour contrer ce genre de phénomène, c’est bien d’avoir des groupes avec un certain nombre de filles et qu’elles ne soient pas isolées justement pour créer une ambiance, créer aussi un soutien quand il y a des difficultés ou des personnes plus à l’aise. La question c’est comment on y arrive dans le supérieur si, après la barrière du collège puis celle du lycée, on ne peut pas les recruter.
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<b>Isabelle Collet : </b>Dans cette fameuse école type

Version du 4 juillet 2022 à 06:45


Titre : Femmes dans le numérique : disparition réversible ?

Intervenant·e·s : Isabelle Collet - Christine Tasson - Anne Siegel - Alexis Kauffmann - Annhe-Marie Reytier

Lieu : 75 ans d’Informatique - Sorbonne Université - Faculté des Sciences

Date : 15 mars 2022

Durée : 1 h 45 min 41

Vidéo

Présentation de la table ronde

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Pour cette deuxième table ronde, le LIP6 vous propose de plonger au cœur d’un sujet de société et de laboratoires : la faible présence des femmes dans les milieux du numérique. Pour mener cette discussion, nous retrouverons Isabelle Collet (Université de Genève), Christine Tasson (LIP6), Anne Siegel (IRISA) et Alexis Kauffmann (Direction du numérique pour l’éducation) qui échangeront autour des mécanismes qui continuent à creuser cet écart et des leviers qui sont activés aujourd’hui pour tenter de réduire cette disparité.

Transcription

Anne-Marie Reytier : Bonsoir à tous et à toutes. Merci encore d’être ici ce soir pour cette nouvelle manifestation des 75 ans de l’informatique.
N’hésitez pas à nous dire si jamais vous n’entendez pas très bien, parce qu’il m’arrive de baisser le volume au fur et à mesure. Si vous n’entendez pas surtout manifestez-vous parce que le but c’est quand même que vous puissiez profiter.
Pour les non habitués, parce que je vois qu’il y a de nouvelles têtes dans l’amphithéâtre, les 75 ans de l’informatique, pour un petit peu de contexte, on a commencé au mois d’octobre 2021. Pourquoi 75 ans ? Parce que 2021 marquait les 75 ans, du coup, de la création de l’Institut Blaise Pascal qui a été fondé à l’Université de Paris à l’époque. Cet institut n’existe plus on va dire dans son nom propre. Il y a eu des fusions, des séparations, des regroupements, en tout cas beaucoup d’aventures en 75 ans, mais il y a quand même des héritiers, on va dire, à cet institut. Le LIP6, le laboratoire qui célèbre les 75 ans, avec l’IRIF, un autre héritier est un héritier de cet institut.
Les 75 ans c‘est une opportunité, on va dire, de marquer un petit peu le coup, vu que c'est une date, 75, pour présenter des travaux des membres du laboratoire évidemment, pour rendre visibles leurs domaines de recherche mais aussi leurs compétences. C’est aussi l’occasion, on va dire, d’ouvrir des conversations sur des enjeux de société et c’est ce qu’on va faire ensemble ce soir.
Autour de moi ce soir j’ai des personnes pour discuter, évidemment. Je vais partir de ma gauche pour aller vers ma droite. Je ferai une petite phrase de présentation et après je vous laisserai un petit temps pour vous présenter plus en détail, puisqu’il y a des personnes avec nous ce soir qui ne sont pas du laboratoire.
Tout à gauche nous avons Christine Tasson. Vous êtes enseignante-chercheuse ici au LIP6.
Ensuite nous avons Anne Siegel. Vous êtes directrice de recherche au CNRS en informatique et plus précisément en bio-informatique.
À ma droite directement j’ai Isabelle Collet. Vous êtes informaticienne de formation et vous êtes professeur en science de l’éducation à l’Université de Genève.
Et enfin, à ma toute droite, j’ai Alexis Kauffmann, vous êtes chef de projet logiciel et ressources éducatives libres et mixité dans les filières du numérique pour la Direction du numérique pour l’éducation au sein du ministère de l’Éducation nationale de la jeunesse et des Sports. Je reprends un peu de souffle parce que c'est sacré rédigé. Pour la petite histoire, o n vous connaît aussi comme créateur de Framasoft.

Ce soir on va donc aborder, comme je disais, un sujet de société qui concerne aussi notre laboratoire, c’est la faible présence des femmes dans les domaines du numérique. On sait que les femmes y sont peu représentées, du coup pour illustrer un petit peu le laboratoire, j’ai pris quelques chiffres. Pour vous donner quelques exemples, le laboratoire n’est pas si mauvais élève comparé à d’autres puisque toutes catégories confondues de personnels, donc autant les enseignants-chercheurs, les doctorants, les personnels administratifs, on arrive à presque 30 % de femmes. Cette moyenne est un petit peu biaisée puisque la moyenne est forcément attirée par des extrêmes et, dans les personnels administratifs, il y a quand même forcément plus de femmes, donc elle est un petit peu attirée par ça. Je me suis dit que j’allais regarder d’autres chiffres pour voir si la tendance est toujours la même. Quand on regarde un peu de plus près, je me suis intéressés par exemple aux fonctions de professeur, maître de conférence et chargé de recherche. Au laboratoire on a 20 équipes différentes. Sur ces 20 équipes 12 sont à moins de 30 %. Du coup, la tendance de tout à l’heure avec la moyenne est un petit peu moins vraie. Il faut aussi noter que dans ces 12 équipes il y en a carrément deux où il y a zéro femme, il n’y a pas de personnel féminin. Pour finir sur un point positif, dans toutes ces équipes il y en a quand même trois qui sont au-dessus de 50 % dans les domaines que je vous ai cités avant, pour finir sur un petit point un peu plus positif.
Le but de la discussion de ce soir sera d’échanger autour des mécanismes qui continuent à creuser cet écart. On pourrait se dire, finalement, que 30 % ça va, ce n’est quand même pas mal. On est loin de la parité et, comme vous avez vu avec quelques exemples, on peut voir que ce n’est pas vrai dans toutes les équipes quand on prend exemple par exemple.br/> On va voir quels mécanismes creusent toujours cet écart. On va aussi essayer d’aborder des leviers qui sont activés aujourd’hui avec des exemples qu’on va aborder toutes et tous ensemble qui tentent à réduire cette disparité.

Je propose, parce que j’ai assez parlé je pense pour l’instant, qu’on fasse un petit peu tour de table pour que vous puissiez vous présenter, chacun et chacune, un petit peu plus en détail et après on ira dans le cœur du sujet. Je ne sais pas dans quel ordre vous voulez commencer. On refait peut-être de gauche à droite.

Christine Tasson : Je suis Christine Tasson, je suis professeur d’informatique au LIP6 depuis presque deux ans. Mon domaine de recherche ce sont les langages de programmation, la sémantique et j’enseigne l’informatique à tous les niveaux du L1 au M2.
Je me suis pas mal intéressée au sujet de l’égalité filles/garçons en intervenant à différents endroits, que ce soit en école primaire, dans la formation des enseignants à ce genre de question, au collège et au lycée, en animant des ateliers et en faisant connaître un petit peu l’informatique et aussi dans mes différentes fonctions, dans mes charges d’enseignement, dans le recrutement des post-bac et aussi dans la formation des enseignants qui vont enseigner l’informatique au lycée.
Toutes ces questions m’intéressent et je pense qu’on va pouvoir en discuter ce soir.

Anne-Marie Reytier : Merci Christine.

Anne Siegel : Je suis Anne Siegel. Je suis directrice de recherche en informatique, localisée à Rennes, en Bretagne. Je me suis beaucoup intéressée, depuis une dizaine d’années, aux enjeux de parité, d’abord dans mon laboratoire en créant un groupe de travail Égalité, qui ensuite a grossi, qui est devenu une commission Égalité avec un certain nombre d’actions dont de la médiation en particulier, énormément d’actions, du mentorat aussi qui nous a beaucoup occupées. Depuis trois ans je travaille une partie de mon temps pour la direction du CNRS, pour l’INS2I, l’Institut des sciences du numérique au niveau national et j’ai en charge la politique parité dans les laboratoires d’informatique qui dépendent du CNRS. Là aussi on a développé pas mal d’actions, en particulier on a développé un réseau de référents égalité dans les laboratoires qui permet de transmettre de l’information et de pousser la dynamique dans les laboratoires. Une action plus nationale, aussi, de médiation qui a été la création d’une bande dessinée qu’on appelle Les décodeuses du numérique, c'est le côté pub !, qui est à la fois un outil de la valorisation de la science faite par nos chercheuses, nos enseignantes-chercheuses et nos ingénieures dans les laboratoires, mais aussi un outil de médiation scientifique, finalement, puisque ça permet aux jeunes de comprendre que l’informatique est vivante, est réalisée par des filles « vivantes et normales » entre guillemets, c’est ??? C’est à ce titre-là, je pense, que je suis invitée.

Anne-Marie Reytier : Merci beaucoup Anne.

Isabelle Collet : Je suis Isabelle Collet. Il y a très longtemps j’ai fait de l’informatique, j’ai été diplômée en 1991 en traitement du signal numérique. Je le dis parce que je me suis rendu compte que les gens pensaient, vu que j’étais une fille, je devais être dans l’informatique de gestion. Non ! Dans l’informatique j’étais en plus dans un truc où il n’y avait pas beaucoup de filles. Je dois être une des rares personnes à ne pas avoir trouvé de travail en informatique mais à en avoir trouvé en sociologie, normalement on ne fait pas ça. À cette époque-là, c’est au moment où j’ai cherché du boulot que j‘ai découvert que j’étais une fille. Je veux dire par là qu’avant j’étais une informaticienne comme les autres, à l’école je n’avais pas compris que ça pouvait être un problème et, en cherchant du travail, j’ai été vue par des employeurs comme une personne qui allait faire des quantités considérables d’enfants. C’était à un moment où il y avait une crise en informatique en France, eh bien je n’ai pas trouvé de travail intéressant dans mon domaine, donc j’ai travaillé dans la formation, la documentation, c’est en général là qu’on retrouve les femmes en informatique quand elles n’arrivent pas à se stabiliser dans la technique. Coup de chance pour moi j’ai découvert ce qu’on n’appelait pas encore les études de genre à l’époque mais les rapports sociaux de sexe en éducation. J’ai eu une grande lumière, je me suis dit « je commence à comprendre mon parcours, pourquoi ça s’est passé comme ça », donc j’ai fait une thèse sur la masculinisation des études d’informatique, elle est sortie en 2004, parce que j’ai découvert, à ma grande surprise, que si à mon époque il n’y avait pas tellement de femmes mais elles n’étaient pas ultra-minoritaires, au moment où je faisais mes recherches il y en avait encore moins.
À cette époque ça n’intéressait à peu près personnes, donc j’ai arrêté de travailler là-dessus pendant une période. J’ai travaillé sur la formation des enseignants et des enseignantes plutôt de sciences, mais pas seulement, aux questions de genre et j’ai été recrutée à l’université de Genève. Depuis 2015, c’est avec un grand plaisir que je me rends compte que ça y est, ça devient un sujet tant du côté de l’éducation que du côté des professionnels de l’informatique ou des universités d’informatique qui, finalement, trouvent que ce n’est pas très normal. Si on part du principe qu’il n’y a pas de cerveaux roses et qu’il n’y a pas de cerveaux bleus qu’est-ce qui se passe qui fait que les femmes soient si minoritaires dans ces disciplines ?

Anne-Marie Reytier : Merci beaucoup Isabelle. On termine avec vous, du coup, Alexis.

Alexis Kauffmann : À l’origine je suis enseignant, je suis professeur de mathématiques et également de la nouvelle spécialité de NSI de la réforme du lycée, je l’ai enseignée un an. Par ailleurs j’ai des activités, un engagement associatif, étant notamment à l’initiative de Framasoft, un réseau autour du logiciel libre, qui s’attache à la promotion et la diffusion du logiciel libre.
C’est à ce titre que le ministère m’a contacté pour rejoindre l’équipe en disant on va créer un poste fléché, spécifique pour développer l’open source, etc., et on m’a dit « mais, Alexis, on ne peut pas te faire un poste plein, tu dois reprendre la mission de la mixité dans les filières du numérique ». Nous sommes en train de raconter notre propre histoire, je raconte mon histoire, c’est la vérité. J’ai dit « donnez-moi une journée de réflexion parce que je n’ai rien écrit, je ne suis pas identifié, je ne suis pas légitime, je suis un homme blanc de 50 ans, etc. » J’ai réfléchi. En une journée j’ai lu tous les articles et regardé les vidéos d’Isabelle Collet pour être à la page. Plus sérieusement, je ne suis plus dans l’association, mais au sein de Framasoft on est parti avec 0 % de filles et on a la parité. L’association s’est posé cette question et aujourd’hui on a la parité. En tant qu’enseignant de sciences au lycée, c’est vraiment une question qui m’a intéressé. Ma fille a fait des études d’informatique, l’École 42 à une époque. Justement. où l’École 42 a complètement basculé de quelque chose de toxique à quelque chose de très accueillant.
J’ai donc cette mission depuis septembre et elle me passionne parce que les défis sont grands.
Sinon je suis ravi, je viens de twitter en disant que la première fois que je suis venu ici le Web n’existait pas, pour vous dire mon âge, le Web, pas Internet, et ça s’appelait Paris 6 d’où LIP6. Le 6 c’est Paris 6 Pierre et Marie Curie pour moi.

Anne-Marie Reytier : Merci beaucoup Alexis. Effectivement Pierre et Marie Curie a fusionné en 2018 pour former cette grande entité de Sorbonne-Université.

Je vais revenir sur ce que vous disiez Anne. Vous avez évoqué rapidement une histoire de référent parité. Je vais un peu le mixer à ce que vous disiez par rapport au fait que quand vous avez commencé un peu tout le monde s’en fichait, en tout cas ne voyait pas trop ou, plutôt, avait des grosses œillères. Dans Les oubliées du numérique que vous avez écrit, dans l’introduction vous expliquez, vous commencez directement avec ça que finalement il y a un petit basculement sociétal qui peut peut-être expliquer pourquoi il y a eu un peu cette directive qui est arrivée avec #MeToo. Je ne pense pas devoir expliquer à la salle, vous avez tous entendu parler de cette déferlante qui nous est arrivée des États-Unis. Ma question est : est-ce qu’on peut revenir un peu sur ces référents parité. Est-ce que finalement cette ouverture, ce coup de projecteur, c’est un peu ça qui a mis un coup dans la fourmilière et qui a un peu déclenché cette idée ? Ou est-ce que c’était déjà en amont ou va dire déjà un peu dans les tiroirs ?

13’ 48

Anne Siegel : Je vais un peu dissocier. Personnellement quand j’ai monté ce groupe de travail parité à l’IRISA, dans mon labo d’informatique à Rennes, c’était avant #MeToo en fait, donc la démarche est antérieure et la motivation c’était une remarque très simple : j’étais responsable d’équipe, il y avait une quarantaine d’équipes dans le laboratoire et au centre Inria il y avait deux femmes responsables d’équipe, donc on se sent un peu seule dans les réunions. J’ai interpellé le directeur du laboratoire, je lui ai dit « que peut-on faire ? », il m’a dit « propose-moi quelque chose ». C'était effectivement une remarque. Il était très motivé avec l’idée de développer la parité, mais il était un peu démuni sur comment agir. Donc on retrouve la question de la légitimité et c’est finalement quelque chose qu’on a retrouvé chez beaucoup de directeurs de laboratoire ensuite. Il y avait une bonne volonté pour essayer d’avancer mais aucune manière de savoir comment avancer là-dedans. On est partis de la base, on s’est réunis en petits groupes, on a essayé de mettre en place des actions qui nous plaisaient, éventuellement dures à aborder, en tout cas nous étions motivés. On a grossi au fur et à mesure et #MeToo est arrivé à ce moment-là. Pour le coup, la première chose qu’on avait dite c’est que le harcèlement est quelque chose de compliqué, qu’on le gérerait plus tard et #MeToo est arrivé, don on a dû gérer par force, on a dû gérer le harcèlement. Finalement on a fait une autre commission harcèlement, on a séparé les enjeux de parité des enjeux harcèlement, ce sont deux commissions internes qui interagissent.
Après j’ai pris des fonctions au niveau national. C’est vrai que je me suis beaucoup inspirée d’expériences du laboratoire pour proposer ce modèle au niveau national, c'est-à-dire qu’en tant que CNRS on a demandé aux directeurs de laboratoires de nommer des référents parité. Ils l’ont fait tous sauf un maintenant, il ne reste plus qu’un laboratoire qui n’a pas de référent parité, il y en avait deux le moins dernier, mais il n’y en a plus qu’un maintenant. On a publié la liste des référents de laboratoire, si vous voulez savoir quel est le méchant, vous pouvez aller sur le site web et retrouver quel est ce labo.

Isabelle Collet : Balance ton laboratoire !

Anne Siegel : L’idée c’était d’inciter les référents des labos à chercher l’idée qui les intéressait. Pas tout faire puisquequ’on ne peut pas tout faire dans les labos, mais trouver le point qui les intéressait, un peu ce qu’on avait à l’IRISA, en leur mettant à disposition tout un ensemble de bonnes pratiques, de choses qui avaient été faites dans d’autres laboratoires et en permettant à tout le monde de travailler en réseau. À partir de là chaque labo nous a remonté des projets qu’on finance, qu’on subventionne. On voit les projets grossir, s’enrichir. Certains sont partis de très peu de choses, d’autres sont partis avec des projets très consolidés. D’année en année on voit des projets arriver de plus en plus enrichis.
L’idée, pour moi, c’est vraiment que les choses se passent à la base, mais c’est bien d’avoir un groupe qui permet d’échanger pour trouver le point sur lequel il faut travailler. C'est comme ça qu’on travaille avec les référents des labos.

Anne-Marie Reytier : Super. Je ne sais pas si quelqu’un veut réagir.

Isabelle Collet : Je vais juste dire une chose sur #MeToo. #MeToo n’est pas sorti du néant. Si #MeToo a été reçu comme il a été reçu c’est parce que les gens étaient prêts à entendre. Ce n’est pas la première fois qu’il y a des dénonciations de la banalité des violences sexistes et sexuelles, jusque-là ça avait fait des flops et les femmes s’étaient entendu dire « quand même, tu n’exagères pas un petit peu !, Mais tu l’as cherché », la routine quoi ! En 2015 la Société informatique de France a organisé une journée sur les femmes en informatique où j’ai été invitée et j’ai vu dans la salle des personnes qui avaient parlé dans le cadre de ma thèse et qui enfin étaient suffisamment entendues pour qu’il y ait une journée consacrée ça. C’était 2015, #MeToo c’était 2017, on voit que les choses sont prêtes. Des femmes gardaient la lumière allumée depuis longtemps, montaient des groupes et soudain, 2015/2017/2019, les choses s’accélèrent et ça devient un sujet, j’allais dire qu’on ne peut pas ignorer, ce n’est pas tout à fait vrai. Dans les derniers états généraux du numérique la question des femmes a été le 35e wagon de la dernière commission ! Mais on est là ce soir, ça ne peut plus vraiment être ignoré.

Anne-Marie Reytier : Merci pour la précision.

Alexis Kauffmann : J’ai été interpellé puisque les états généraux du numérique c’est nous.

Anne-Marie Reytier : C’tait avant.

Alexis Kauffmann : Je suis quand même comptable de tout ce que le ministère a fait. En tout cas, ce que je peux dire, j’étais dans un lycée français à l’Étranger, je suis parti de France avant #MeToo et je reviens après #MeToo. Par exemple il n’y a pas une semaine où on ne me contacte pas au ministère en me disant « on monte un évènement, une conférence, on n’a que des hommes, est-ce que tu ne connaîtrais pas dans tel domaine… ? ». C’est aussi le visuel, la représentation, l’affichage, c’est presque un réflexe, ça n’existait pas avant. La semaine dernière, autour du 8 mars, il y a quand même eu énormément d’évènements. Je n’ai pas souvenir d’un 8 mars comme ça il y a 15 ans. Il y a au moins ça.
Après il y a encore beaucoup de choses à faire. Il me semble quand même qu’en termes de mentalité ça a évolué, qu’on peut parler d’un avant et d’un après global, pas uniquement sur la question des violences.

Christine Tasson : L’ESR, l’enseignement supérieur et la recherche, notamment dans les laboratoires d’informatique on est aussi concernés par #MeToo parce que l’environnement est propice. Les chercheurs vont en conférence une semaine, les doctorants et les doctorantes sont dans un lien hiérarchique avec leur directeur/directrice de thèse. Il y a quand même un terreau dans lequel ce genre d’évènement peut se passer. Ça fait aussi écho dans notre communauté et il y a vraiment, je pense, de la vigilance à faire. Il y a eu des chartes. Ça vient un petit peu des États-unis ans, on reprend ça en France, maintenant dans toutes les conférences en France il y a une charte comment bien se tenir, il y a une prise de conscience. Je pense que c’est encore à mettre en place parce qu’il y a aussi une certaine résistance des gens à reconnaître que parmi nos chercheurs, nos chercheuses, nos enseignants, nos enseignantes il y a aussi des gens qui peuvent mal se comporter. Il y a encore du travail dans cette direction.

Anne-Marie Reytier : Nous nous sommes réunis quand même une première fois pour se rencontrer et que ce soit peut-être plus facile de discuter entre nous. Christine, pendant la conversation, vous me disiez qu’avant vous étiez à l’IRIF et justement cette charte a été mise en place. Ce qui m’a vraiment interpellée, vous avez parlé quand même de retours : les discours, les échanges avaient été finalement très houleux pour la mise en place de cette charte.

Christine Tasson : Oui. Il y a justement cette prise de conscience. La charte est venue un petit peu de la base, plutôt de femmes qui en avaient ras-le-bol de se prendre des réflexions parce qu’elles s’habillaient de telle façon, d’entendre parler de leur physique ou qui avaient eu des copines en thèse qui avaient eu des soucis avec leur directeur de thèse, en tout cas qui se sentaient mal à l’aise du fait d’être une minorité et de ne pas savoir comment réagir. Quand on dit stop, on nous dit blablabla. Il y avait besoin d’une prise de conscience donc c’est vraiment parti de la base avec un grand soutien de la direction qui s’est emparée de la question et qui a voulu mener jusqu’au bout. C’est vrai que la mise en place de cette charte a abouti, c’est déjà pas mal, mais ça a aussi engendré des discussions houleuses avec des collègues qui trollaient, qui ne voyaient pas le problème ou qui se sentaient accusés. J’ai trouvé ça assez difficile à vivre même si ça a abouti, ça a fait évoluer les mentalités, ce processus est quand même utile.

Anne Siegel : Ce que j’ai trouvé assez interpellant quand on a des retours des laboratoires dès que les actions de parité se mettent en place, la première action qu’on avait faite à l’IRISA, pareil, « le harcèlement on verra ça plus tard » et, en fait, on y est systématiquement confronté. Dès qu’il y a des groupes de parole qui se mettent en place, la parole se libère, des choses sont dites et la réaction derrière c’est le déni, c’est « non ce n’est pas vrai, ce n’est pas chez nous, ce n’est pas si grave, ce n’est pas possible que cette personne-là ait fait ça », quand les noms sortent, ils ne sortent pas tout le temps. C’est vrai que ce passage du déni est quand même quelque chose qui est extrêmement difficile à gérer et à anticiper. J’ai quand même l’impression qu’à la fin c’est un passage obligé. Ça arrive à un moment ou à un autre et il faut poser les choses sur la table, peut-être qu’Isabelle peut réagir mais c’est effectivement extrêmement violent.

Isabelle Collet : J’ai un sac pour faire parler les gens. 2017, il se trouve que c’est l’année de #MeToo, on ne l’avait pas calculé, le premier colloque sur le harcèlement sexuel à l’université a été organisé, d’ailleurs à Paris 7, et on a fait des sacs avec écrit « Violences sexistes et sexuelles à l’université ». On a eu un succès c’était juste après #MeToo, on était partis sur une salle de 40 on est passés à un amphi de 200, comme quoi c’est un sujet. Maintenant j’emmène ce sac avec moi en congrès, en colloque, et je ne dis rien, je le pose sur la table. Évidemment ça attire attention. La première réaction c’est : « Quand même, on a beaucoup exagéré, maintenant on ne peut plus rien dire, tout ça ». Ensuite il y a toujours quelqu’un qui dit : « Je me souviens quand même, quand nous étions doctorants ou doctorantes il y avait machin… – Ah ! Ouais ! Eh bien moi il y avait bidule » et ça y est, on commence à parler. On commence par dire « non, non », eh puis il y a des histoires et on s’aperçoit qu’il y avait machin, qu’il y avait bidule, que si unetelle a arrêté sa thèse c’est parce qu’on lui a mis la main aux fesses trop souvent. Les histoires sortent. Je pense qu’il y a une phase de déni.
Je me souviens aussi, dans mon université, d’un collègue de science qui vient me voir en disant «  moi je n’ai rien fait, quand je vois ce genre d’affiche je me sens accusé ». J’ai dit « j’entends, mais peux-tu me dire combien de fois tu as subi une remarque sexualisante, une agression sexuelle dans ta vie ? » Il cherche, il me dit « je pense que ça ne m’est jamais arrivé ». Je réponds « moi je peux te dire combien de fois. Je suis navrée que tu te sentes un peu mal à l’aise, mais entre être un peu mal à l’aise et subir ce genre d’attaque, je pense qu’il faut commencer par arrêter par subir ce genre d’attaque et puis aussi que les hommes s’en rendent compte, surtout si eux ils n’agressent pas, il ne faut pas qu’ils se retournent contre les femmes en leur disant « cessez de nous accuser », il faut qu’ils se retournent contre les hommes qui agressent pour qu’on arrête de faire peser des soupçons sur ceux qui ne font rien.

Anne-Marie Reytier : Je ne vous regarde pas parce que vous êtes un homme.

Alexis Kauffmann : Je n’ai rien à ajouter.

Anne Siegel : Pour le point positif quand même, je pense qu’une fois que les choses sont passées, c’est ce qui s’est passé à l’IRIF, derrière il y a des dynamiques qui se passent qui permettent de construire. La charte de l’IRIF est publique sur le Web, je conseille à tout le monde de la lire et de se l’approprier parce qu’elle décrit des situations très réelles qui peuvent mettre les femmes et d’autres personnes mal à l’aise. Je trouve que les exemples de la charte sont fantastiques. À partir du moment où les choses sont dites et où les directeurs de labos s’emparent de ces questions, parce que c’est quelque chose de fondamental, on peut vraiment avancer et on peut ensuite avancer sur d’autres sujets que le harcèlement. Je pense qu’on y arrive à un moment, on le dépasse et ensuite on peut progresser sur des notions globales d’inclusivité dans le laboratoire. Mon expérience c’est qu’ à un moment on y arrive toujours et qu’il faut passer le cap.

Isabelle Collet : Le harcèlement c'est effectivement le degré 0. On ne peut pas prétendre avoir un lieu inclusif, bienveillant, où les femmes sont accueillies, ça ne sert à rien de faire de la publicité pour nos labos en disant « venez les filles vous allez faire un étier passionnant » si une fois qu’elles sont là elles se sentent mal. Il faut effectivement dépasser cette question du harcèlement, il faut que les ambiances soient des ambiances de travail, je veux dire normales, et après on pourra réfléchir à comment rendre le métier attractif, comment faire plus de mixité. Mais il faut minimalement que ce soit des safe spaces.

Anne-Marie Reytier : Pour l’instant, on avance, mais…

Isabelle Collet : L’informatique n’est pas le pire endroit et ce n’est pas non plus la proportion. Regardez en médecine, 60 % de femmes ce n’est pas du tout un safe space. Il ne faut pas penser qu’on est dans l’endroit le plus mal loti, loin de là, mais ce n’est pas une raison.

Anne-Marie Reytier : En parlant un petit peu d’autres domaines, Christine, vous avez expliqué que vous participez à des formations d’enseignants et que, du coup, vous avez aussi abordé ces questions-là. Et encore une fois, finalement, on s’est retrouvé avec ce même problème de réaction en face un petit peu de « non c’est abusé, non c’est exagéré ».

Christine Tasson : C’était dans une formation à de futurs enseignants ou des enseignants qui étaient déjà en place. On faisait un petit jeu de rôle qui m’avait d’ailleurs été conseillé par Anne Siegel. C’étaient des petits textes, soit des exercices de maths ou d’informatique, soit des situations, soit des extraits de bulletins, des choses comme ça. On donne tous ces textes et on dit aux enseignants qui sont avec nous « est-ce qu’il y a quelque chose qui vous gêne ? Est-ce que vous voyez des biais apparaître, des stéréotypes ? ». Il y a évidemment énormément de stéréotypes qui ressortent. Dans les bulletins, les filles sont studieuses et laborieuses et les garçons sont brillants mais ne travaillent pas assez ou des situations dans les exercices de maths où on se moque des filles qui vont performer au curling, je crois, parce qu’elles passent bien le balai devant la pierre.
Du coup la succession d’exercices a fait que les enseignants ont réagi en disant « c’est n’importe quoi, ce n’est pas du tout ce qu’on fait, ce n’est pas du tout la réalité des exercices qu’on fait. Par quoi vous nous faites passer en faisant cette succession d’exercices ! » Cette prise de conscience les a fait réagir de façon très violente, comme si on était en train de les accuser. On retrouve à peu près le même mécanisme en fait de « je prends conscience ». Après je leur ai juste expliqué que c’était un exercice. Évidemment, quand on veut apprendre les fractions même si les maths ce n’est pas faire 15 fractions d’affilée. Là c’était un exercice sur les stéréotypes et il n’y avait évidemment que des stéréotypes. C’est vrai que la prise de conscience déclenche quand même un certain désarroi.

Anne Siegel : Pour le côté positif de l’affaire, je suis aussi intervenue devant des enseignants avec le même champ. Je n’ai peut-être pas mis tous les modèles mais juste trois ou quatre. Il y avait effectivement un côté déni très fort en particulier sur les problèmes de stéréotype dans les appréciations dans les bulletins scolaires. C’est quelque chose qui a été mis de plus en plus en évidence. Par contre, j’ai eu ensuite des retours : un certain nombre de profs qui étaient très vindicatifs pendant les ateliers sont rentrés chez eux et ont relu tous leurs bulletins. En fait, quelque part, d’abord c’était « non, ce n’est pas possible », n’empêche que c’était la période des bulletins scolaires, ils sont rentrés, ils ont relu tous leurs bulletins et ils ont essayé de limiter les stéréotypes. Là aussi on passe sur cette prise de conscience, de déni. Il faut encaisser, il faut être capable de répondre et ensuite peut-être qu’il y a une part de vérité, peut-être qu’il faut que je me remette en cause et concrètement, effectivement, ils ont sorti leurs bulletins scolaires et ils ont tous relu leurs appréciations. J’ai trouvé ça assez intéressant comme retour.

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Christine Tasson : Cette prise de conscience se fait à tous les niveaux quand on est enseignant. À un moment je me suis dit je vais combien de fois j’interroge les filles et combien de fois j’interroge les garçons. Je faisais des petits bâtons et catastrophe !, alors que ça fait des années que je m’intéresse à cette question et que je pensais que je n’avais pas ces biais-là ! Et en fait si, quand j’ai commencé à compter c’était n’importe quoi, j’avais carrément un biais. Ou quand je faisais les recrutements Parcoursup où il fallait lire les dossiers et quand on a lu 100 lettres de motivation là on a tous les biais qui ressortent et on commence à trier sur « c’est une fille, elle est nulle en info. Lui il vient d’une F3, non, je ne le prends pas », que des biais qui ressortent comme ça juste parce que ça fait 100 dossiers qu‘on fait, qu’on n’est plus en train de se surveiller, que ce sont les biais qu’on nous a inculqués quand nous étions petits. La même chose arrive dans les situations de recrutement de maîtres de conférences, professeurs, chercheurs. Si on n’a pris conscience juste avant la réunion, qu’on ne s’est pas fait une piqûre de rappel en énumérant les biais qu’on pourrait avoir, eh bien tout de suite on retombe dessus parce qu’on a subi ça et on le ressort. C’est vraiment quelque chose auquel il faut être vigilant, il faut former les gens, il faut tout le temps le rappeler pour éviter de partir dans des biais et, au final, reproduire un petit peu la société dans laquelle nous avons été élevés.

Anne Siegel : Un autre exemple c’est la lettre de recommandation, quand on doit écrire une lettre de recommandation pour les anciens doctorants et doctorantes. J’ai réalisé que quand j’avais à écrire une lettre de recommandation pour des doctorantes, même si j’étais sensibilisée à ce sujet, il y avait des mots que je n’arrivais pas écrire, à la fin j’écrivais tout au masculin. Maintenant, quand je fais des lettres, je les écris d’abord au masculin et ensuite je les féminise et là, pour le coup, j’ai l’impression de ne pas être biaisée. Même en étant sensibilisée ça ne sort pas si je pense à la personne en tant que femme. Maintenant je fais tout au masculin et je féminise à la fin. C’est vrai qu’on se retrouve à devoir, comme tu le dis, insister à nouveau, remettre de l’énergie dans la machine même si on est ultra-sensibilisée sur ces sujets.

Anne-Marie Reytier : Alexis, vous étiez sur le terrain, vous nous avez dit que vous étiez professeur avant de rejoindre l’Éducation nationale. Pouvez-vous nous faire un petit retour sur ce qu’elles viennent d’aborder ?

Alexis Kauffmann : Ça me parle. On parle des stéréotypes. J’ai envie de dire que les stéréotypes explicites, carrément la misogynie, c’est quand même en baisse, je pense qu’on peut le dire, qu’on peut l’affirmer, heureusement. Par contre les stéréotypes plus implicites et les biais de genre sont toujours présents. C’est vrai que moi typiquement, sur les bulletins scolaires, combien de fois j‘ai mis « élève sérieuse et appliquée, etc. » et j’ai mis plein de fois à des garçons « n’exploite tout son potentiel », c’est vrai, mais sans m’en rendre compte. De la même manière aussi la conduite de classe, on me l’a mis sous les yeux. Quand on ne fait rien on a tendance à accorder deux fois plus la parole aux garçons, j’ai dit « tiens, je vais regarder si c’est vrai » et effectivement inconsciemment, comme les garçons ont tendance à vouloir plus s’exprimer ils occupent plus d’espace et ils prennent plus souvent la parole. Donc au sein de ma classe, en mathématiques au lycée, c’était effectivement le cas. Ça c’est le côté professeur.
Maintenant au ministère on essaye de sensibiliser, il y a des actions de formation. Avec Isabelle on a réalisé des petits clips vidéos qui sont toujours là – comment animer un atelier mixte – on vous communiquera les liens, ce sont trois/quatre minutes et ça se diffuse bien. Les enseignantes et les enseignants en formation initiale, mais également en formation continue, doivent être sensibilisés sur ce sujet.

Isabelle Collet : L’autre chose c’est que former des enseignants, être formateur ou formatrice d’enseignants et d’enseignantes c'est un vrai travail compliqué. À Genève je forme les enseignants et les enseignantes au primaire et au secondaire, de manière obligatoire, sur les questions du genre. C’est magnifique, je suis très heureuse d’être là-bas, j’aimerais que ça se fasse partout en particulier dans toutes les INSPÉ [Institut national supérieur du professorat et de l'éducation], mais je suis une vraie formatrice d’enseignants et d’enseignantes. Oui, ils sont résistants et ils sont résistants parce qu’on est en train de leur dire « vous êtes injuste, vous faites mal votre travail ». Au cœur du métier des enseignants et des enseignantes il y a faire un même pari d’éducabilité pour tous et toutes. Là on arrive, on leur dit « c’est ce que tu crois, mais, en fait, ce n’est pas du tout ce que tu fais ! » Évidemment ils réagissent violemment ! En un seul atelier tout sort de manière hyper-violente, donc c’est compliqué et, de toutes façons, il faut installer le discours en montrant déjà que cela arrive à tout le monde, que c’est une des facettes du métier, que bien sûr ce n’est pas ce qu’ils voulaient faire, qu’il y a des tas de domaines dans lesquels c’est problématique, que l’institution a sa part de responsabilité, que les manuels ont leur part de responsabilité et aussi comment on installe une ambiance de classe, bref !, ça ne se fait sur un coin de table. On enseigne des gestes professionnels, des attitudes. Bref !, formateur formatrice des enseignants aux questions de genre c‘est un vrai métier. C’est là, actuellement en France, où le bât blesse. On commence à installer des formations dans les INSPÉ. Il y a un certain nombre d’associations, d’interventions, de clips, de MOOC à leur disposition. Manque de chance il n’y a pas suffisamment de postes dédiés pour des personnes formées aux questions de genre et en capacité de former des enseignants et des enseignantes de primaire et de secondaire. Par exemple si on vient faire un cours sur ce que sont les stéréotypes en informatique à une classe de futurs profs de NSI, on ne leur a pas dit comment, dans leurs classes, faire en sorte que ça n’existe pas. Il ne suffit pas de savoir qu’il existe des stéréotypes en informatique pour savoir comment, dans le quotidien de sa classe, faire en sorte de faire quelque chose de différent.

Anne-Marie Reytier : Pour rester un petit peu sur l’école, je vais juste parler brièvement d’un passage qui est dans Les oubliées du numérique et qui m’a énormément marquée – comme tout le livre mais il faut choisir, je ne vais pas tout lire – c’est quand on parle de l’école. Dans le livre vous expliquez qu’on apprend différentes choses à l’école : il y a ce que le professeur nous explique et nous donne comme compétences, comme savoirs, etc., et il y a aussi ce qu’on apprend de manière un peu plus implicite, les comportements sociaux, etc. Vous écrivez dans le livre, je ne vais reprendre la page je ne l’ai pas là, qu’en fait, les filles apprennent à se taire. On apprend en classe qu’on doit se taire. Et ce n’est pas le professeur qui dit « tais-toi » ou ce genre de chose, c’est par les comportements, les dynamiques de classe avec le professeur et les élèves que les filles apprennent qu’elles doivent se taire. Est-ce que vous pouvez revenir sur ça ?

Isabelle Collet : C’est un peu ce qu’on expliquait précédemment et le moment le plus sensible correspond, en France, au collège. En primaire ça va à peu près. Quand on fait des comptages sur les prises de parole en primaire on a quelque chose d’assez équilibré, mais il faut regarder de plus près. Si les classes de primaire sont assez équilibrées, souvent les enseignants, les enseignantes nous disent, « dans ma classe ce sont les filles qui ont le leadership ». Et puis quand on compte on s’aperçoit que c'est à peu près 50/50. Ce qui se passe c’est qu’on a des filles, pas toutes les filles, qui lèvent tout le temps la main, elles sont tout le temps partantes pour répondre et les garçons ça dépend. En fait ils sont pris en tenaille entre faire plaisir à la maîtresse et répondre, ne pas passer pour des fayots par rapport à leurs copains, ne pas faire trop d’efforts parce que, finalement, ils s’en sortent très bien comme ça, c’est un peu plus compliqué. Alors que les filles si elles ne sont pas trop timides, elles sont tout le temps partantes. Une de mes étudiantes avait interviewé les filles et les garçons en leur demandant « tu lèves la main, la maîtresse ne t’interroge pas, qu’est-ce que tu ressens ? ». Les filles disaient « ce n’est pas grave parce qu’elle voit que je sais ». Et les garçons disaient « pour une fois que je lève la main on ne m’interroge même pas ! »
Arrivés au collège ou en fin de primaire, ça change, c’est-à-dire que les garçons, pas tous, mais une poignée d’entre eux ont absolument de monter sur scène face à une enseignant et une enseignante qui veut niveler, qui veut donner la parole à tout le monde, évidemment. Ça ne leur va pas du tout. Eux sont en train de manifester qu’ils sont en train de devenir ado et que être un vrai mec c’est moi d’abord, moi devant, moi je parle, moi, moi, moi, on le voit très bien en classe. Je me souviens d’une classe où il y avait un garçon qui réclamait la parole « moi, moi, moi » et une fois qu’il a eu la parole « c’est quoi la question ? », l’enjeu c’était d’avoir la parole. Ce n’est pas tous les garçons, c’est une poignée de garçons, ce qui fait que quand on écoute une classe et qu’on ferme les yeux on entend deux fois plus en général, voire trois fois plus, de voix de garçons.
Quand les filles se lancent, et ça préfigure ce qu’elles vont apprendre dans la vie par la suite, elles sont plus fréquemment interrompues. Si jamais elles hésitent il va y avoir une intervention spontanée qui va leur piquer la parole. Les garçons ne se taisent jamais, quand ils ont la parole même s’ils ne savent pas ils meublent ; ils ont appris un garder un fil pour tout le temps parler. Au bout d’un moment on voit que les filles jettent l’éponge, elles se fatiguent, ou alors, vers la fin de l’heure, elles recommencent à lever le doigt parce que les garçons sont un peu fatigués. Quand je dis les garçons ce sont en général trois ou quatre par classe qui essaient de siphonner l’attention de la classe et l’enseignant/l’enseignante doit essayer de gérer ça et ce n’est pas facile parce que l’enseignant/l’enseignante sait très bien que si on n’accorde pas un peu d’attention à ces garçons ils vont mettre la classe en l’air ou alors ils s’endorment – j’ai aussi vu des garçons s’endormir, évidemment s’ils s’endorment ils ne suivent pas – et en même temps donner la parole à tout le monde.
Ce que j’explique dans mes cours c’est que le cours dialogué, c’est-à-dire que ce cours où on construit le cours en interaction avec la classe et qu’on pose des questions, c’est une des façons les plus inégalitaires de construire le cours parce que, en fait, c’est une compétition à la prise de parole, parler, obtenir la parole, alors que des discussions en groupe avec une personne qui prend la parole pour le groupe, et pas toujours la même personne, c'est une façon de rompre cette compétition. Je ne dis pas qu’il ne faut jamais faire de cours dialogué. Je sais par exemple qu’à Genève c’est le mode privilégié pour les enseignants et les enseignantes de faire avancer le cours et c’est là qu’on voit ce genre de dynamique.
Après le collège, arrivés au lycée, on voit des filles qui commencent à reprendre la parole. Si elles ont été suffisamment frustrées précédemment et qu’elles ont compris que ce n’est pas normal, elles reprennent la parole, mais pendant les années collège, malheureusement ! Elles ont de bons résultats, tout va bien, d’ailleurs les enseignants et les enseignantes disent « regardez, ça va elles ont des bonnes notes ! », les compétences c’est OK. Prendre sa place, prendre la parole en public, c’est là où ça pèche.

Anne-Marie Reytier : Ce n’est pas lié au numérique. C’est quelque chose qui devrait impacter tous les métiers.

Isabelle Collet : Ce n’est pas lié au numérique. Ce n’est pas lié ni à la discipline ni au sexe de l’enseignant et de l’enseignante. Quelle que soit la discipline, quel que soit le sexe de la personne qui enseigne, on a ce phénomène-là.

Anne Siegel : En quoi ça pourrait expliquer, justement, l’évaporation des filles dans les filières du numérique ensuite ?

Isabelle Collet : On a un effet cumulatif, c'est-à-dire que tous les messages de la société leur expliquent qu’elles ne sont pas légitimes et le fait qu’elles ne prennent, comme ailleurs, pas la parole, ça aggrave ce même phénomène.
Certes en français, dans les classes de collège, elles ne prennent pas nécessairement plus la parole, mais elles sont sûres de leurs compétences. Elles disent « les garçons lisent une page par heure, de toutes façons ils sont mauvais ». Le jour où elles reprennent le dessus elles habitent la classe. Dans les maths, dans les sciences, dans le numérique, on ne leur accorde pas cette légitimité, on ne leur accorde pas spontanément leurs compétences, donc elles ne peuvent jamais en faire la démonstration, elles n’ont pas les moyens de déconstruire cette croyance du fait qu’elles ne seraient pas légitimes, donc, en quelque sorte, on ne rattrape pas le coup. Pour la prise de parole, en l’occurrence, elles n’ont jamais l’opportunité de faire la démonstration, pour elles et pour les autres, qu’elles savent. Si, en plus, aucune des filles ne prend la parole tout le groupe, les filles vérifient les unes par rapport aux autres, qu’on n’a aucune preuve qu’elles savent.

Anne-Marie Reytier : Je crois que vous vouliez réagir tout à l‘heure.

Alexis Kauffmann : Je ne me souviens plus, d’où l’intérêt de mener certaines actions où on va sortir les filles de leur classe, les regrouper entre elles, je pense à des actions avec la Fondation Blaise Pascal ou d’autres. Par exemple demain, dans le cadre du Printemps de l’Orientation, on accueille des lycéennes au ministère pour leur montrer les métiers du numérique au sein du ministère de l’Éducation nationale et elles font un tour de tous les ministères avec l’association Moi dans 10 ans en l’occurrence, uniquement des lycéennes du même lycée. Ponctuellement ça désinhibe, elles se sentent bien, elles prennent la parole, elles discutent sur ces sujets sans avoir peur, justement, d’être jugées par leurs camarades garçons, ça peut être intéressant.
On essaie de sensibiliser les jeunes aux réseaux sociaux parce qu’il y a pas mal de dangers notamment quand ils sont très jeunes, mais on ne peut pas non plus tout demander à l’école sur ces questions-là. Il y a la société, il y a les parents, ce n’est pas du tout pour me dédouaner, mais quand on dit que les filles ne prennent pas la parole, ce n’est pas qu’à l’école que c'est comme ça, ça s’intègre petit à petit implicitement, inconsciemment j’ai envie de dire. C’est vraiment un effort collectif, les mentalités doivent évoluer globalement. Après, bien, sûr on agit.

Isabelle Collet : On aimerait que l’égalité soit la mission de tout le monde – des familles, des médias, de la vie politique, des entreprises –, ce serait top, après on n’est pas complètement naïfs, mais c’est justement la force, la mission de l’école. C'est là que c’est super important, c’est-à-dire que l’école n’est clairement pas l’instance la plus discriminante, je pense même que c’est probablement une des moins discriminantes, mais si elle ne fait rien en disant « le maximum de problèmes c’est dehors, ce n’est pas chez nous », en fait elle laisse toutes ces représentations la traverser. Si elle se contente d’être un milieu normal, eh bien elle est normalement sexiste comme l’extérieur, donc il faut qu’elle rame dans l’autre dans l’autre sens. C’est là où, parfois, c’est difficile avec des enseignants et des enseignantes qui disent« moi je suis neutre, je ne suis pas un militant ». Dans ce cas-là je leur dis : « Donc l’échec scolaire ce n’est pas votre truc ! — Ah ! Vous vouliez dire militant comme ça ? — Oui je voulais dire militant comme ça ». À partir du moment où ne veut pas se résigner devant des inégalités qui nous traversent ça veut dire qu’on va ramer dans l’autre sens et qu’on va faire des efforts compensatoires. Ce n’est pas ne pas être neutre, c’est faire les efforts compensatoires que nécessite l’égalité.
Tu parlais de non-mixité, ça a été beaucoup débattu. Souvent on se dit que la non-mixité ça ne va pas, c’est un aveu d’échec, le monde est mixte, si on fait des trucs non mixtes les filles ne vont pas s’en sortir après. Je suis d’accord que c’est décevant, c’est intellectuellement décevant mais pragmatiquement ça marche. Si, pendant ce petit moment, les filles entre elles vont se rendre compte qu’elles sont déjà plein à être intéressées vu que toutes celles qui sont là sont intéressées, qu’elles peuvent dire des choses entre elles et qu’elles sont compétentes, ça leur laisse une impression qui n’est pas du tout la même que celle qu’elles vivent quand elles sont morcelées dans les groupes de garçons. Dans un colloque d’informatique international à Lyon je me souviens qu’il y avait eu une session femmes. La chose la plus manifeste de cette session femmes c’est que les femmes ont dit « en fait nous sommes nombreuses ! ». Oui, effectivement, elles étaient, je ne sais pas, 18 %/20 % dans un énorme colloque, mais toutes dans une salle ça faisait quand même du monde. Voir cet effet-là c’est quand même extrêmement rassurant sur sa légitimité.

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Anne Siegel : Si je peux rebondir, ce qui m’interpelle beaucoup avec tout ce que tu racontes depuis tout à l’heure avec les lycées c’est qu’on vit exactement la même chose dans les labos et à l’université. C’est-à-dire que la question de la prise de parole et de se faire interrompre ou de ne pas avoir l’occasion de parler c’est quelque chose que vivent les femmes au quotidien. La question de la légitimité c’est quelque chose qui revient systématiquement chez les femmes en particulier.
Ce qui me fascine quand on discute avec un certain nombre de femmes dans des contextes individuels ou collectifs, c’est justement le fait qu’elles réapprennent, qu’elles comprennent que ce qu’elles vivent individuellement, sur lequel elles culpabilisent par rapport à leur carrière, est finalement un phénomène collectif parce que leurs voisines le vivent aussi, mais elles n’étaient pas au courant que c'était le cas. Je me souviens avoir fait cette remarque dans une intervention sur une conférence internationale avec des sociologues, j’avais dit que j’étais contente parce qu’on avait compris au laboratoire que les problèmes n’étaient pas de l’ordre de l’individuel mais justement du collectif et que ça a fait bouger les lignes et la réponse a été « ça on le sait le sait depuis 50 ans ». Merci ! En fait c’est ce qui m’a fascinée, tous ces enjeux de parité où on doit mettre de l’énergie à tous les niveaux – au collège, au lycée, à l’université, dans les laboratoires – pour réapprendre des choses qui sont connues depuis 50 ans, qui sont effectivement des phénomènes de culpabilisation, d’absence de légitimité. En se regroupant et en en parlant on s’aperçoit que les mécanismes sont sociétaux et que des mécanismes sociétaux s’adressent collectivement, comme des mécanismes individuels se résolvent individuellement de manière beaucoup plus complexe.

Isabelle Collet : C’est la différence entre un rapport social et une relation sociale. C’est-à-dire qu’il y a des rapports sociaux qui nous dépassent dans les labos.
Il y a aussi un truc à faire avec les hommes là-dessus. On parle beaucoup du sentiment d’imposture, que les femmes ressentent un sentiment d’imposture. Oui ! Mais en psychosocial on s’aperçoit que les hommes souffrent du même sentiment d’imposture, mais ils ne l’avoueront pas même la tête sur le billot. Quand on leur jure que ça ne sortira pas d’ici, oui ils acceptent d’en parler. Ce qui fait que collectivement les hommes vivent ce même sentiment d’imposture, mais n’en parlent pas les uns les autres et pensent que collectivement ils sont à leur à leur place et ils se renforcent mutuellement. Alors que les femmes parlent plus volontiers de leur sentiment d’imposture vu que, de toute façon, on projette sur elles qu’elles le ressentent et on pense que c'est un truc à elles et pas un truc des hommes. Je suis sûre que les hommes pousseraient un soupir de soulagement si on levait cet autre secret de polichinelle qui fait que tout le monde souffre du sentiment d’imposture.

Anne Siegel : Si je peux aller dans le sens contraire, c’est que justement au niveau d’IRISA, du laboratoire, on a travaillé en groupes en non-mixité, ça faisait partie des dispositifs pour la prise de conscience. La question du syndrome de l’imposteur est arrivée. On a en une séance en non-mixité sur le syndrome de l’imposteur qui a diffusé et là les hommes nous ont dit « on veut venir ». Ils étaient jaloux que nous soyons en train de discuter entre femmes de ces questions. On leur a dit non, mais on leur a envoyé les diapos puisqu’il y avait un diaporama. C’est vrai que c’est à ce moment-là où la parole s’est ouverte. Ce mécanisme de prise de conscience collective pour ensuite adresser des enjeux et s’apercevoir que les enjeux sont partagés et ensuite comment les dépasser, je trouve que c’est ce qu’on voit dans les laboratoires, mais ça demande de passer par des dispositifs de non-mixité qui sont effectivement globalement décriés. On a eu un certain nombre de remarques y compris au niveau du CNRS, « en tant que CNRS vous soutenez la non-mixité dans des réunions ». On a vérifié, c’est légal, moi je maintiens qu’on n’a pas empêché quelque chose de légal. Point barre ! C’est le point, mais il a fallu aller vérifier, donc c’est quelque chose qui est extrêmement agressif, qui est vu comme agressif par un certain nombre de personnes et qui, pourtant, est extrêmement utile et on réinvente la roue ; ce qui est très déprimant c’est qu’on réinvente la roue !

Anne-Marie Reytier : Je ne sais pas si vous voulez réagir Christine

Alexis Kauffmann : En tout cas moi je serais presque prêt à avouer à demi un sentiment d’imposture à être présent ici en vous racontant mon histoire.
Je voulais rebondir parce que tu as parlé de la neutralité, je vais parler de la liberté. Une des caractéristiques du nouveau lycée c’est qu’on laisse aux élèves le choix plus tôt qu’avant, à 15/16 ans, on va parler de cet âge, de choisir dans le lycée général et technologique des spécialités en toute liberté, en théorie. Tu disais que vous aviez 30 %, nous, l’objectif c’est 30 % de filles, dans certaine spécialités on est à 15 %. Par exemple, dans la nouvelle spécialité Numérique et sciences informatiques on a des chiffres qui sont très bas, les filles sont à 15 % , en Sciences de l’ingénieur également, dans ce type de spécialité. 15 % c’est un déséquilibre qui est énorme. Dans certains établissements vous pouvez avoir des enseignants qui disent : « So what!, elles choisissent, après tout on ne va pas les forcer, elles ont choisi autre chose, Humanités, Langues, Science-po, histoire-géo, etc. » Je pose la question : sont-elles si libres que cela finalement ?

Isabelle Collet : Est-ce que nos choix sont toujours nos choix ?

Anne-Marie Reytier : Je crois que c’est une discussion bien plus philosophique.

Isabelle Collet : Non, c’est une discussion strictement sociologique, il y a des tas de phénomènes. Il y a des phénomènes de stéréotype. On demande aux filles et aux garçons, les filles disent : « Je n’aime pas. — OK, ça veut dire quoi je n’aime pas ? — Ça ne m’intéresse pas. — Ça veut dire quoi ? Tu connais ? Tu as déjà essayé ? —Eh bien non, je n’aime pas. » Les filles, en informatique, que j’avais interviewées à Genève, en Suisse romande, dans des écoles qui correspondraient à des IUT, étaient capables d’expliquer pourquoi elles aimaient l’informatique et les garçons disaient « j’aime, ça me passionne, j’ai toujours aimé ». On se rend compte qu’on ne leur a jamais demandé de se justifier sur pourquoi ils étaient là, donc ils n’avaient jamais vraiment réfléchi au-delà de « j’aime ». C’est une très bonne raison d’y aller, mais ils n’avaient pas construit le discours. Les filles avaient tout le temps été obligées d’expliquer pourquoi, alors qu’elles sont des filles, elles sont là quand même. Elles avaient des discours très construits. Quand on a 13/14/15/16 ans, au bout d’un moment ça donne des doutes. Si on vous demande « tu es sûre ? ». Une fille m’avait dit : « On m’a dit qu’il ne fallait pas que j’y aille parce je suis bien trop féminine ». Ou : « Non, tu n’auras pas ta place parce que tu ne joues pas aux jeux vidéos ». Ce n’est pas facile d’être droite dans ses baskets quand, en tant que fille, on vous dit ça, comme un garçon qui dit « je voudrais faire assistant social — Ouais, tu es PD. » C’est ce qui se passe au collège, donc évidemment c’est compliqué et arrivées au lycée c’est compliqué de faire des choix libres, autonomes, renseignés, etc.

Anne Siegel : Si je peux rebondir là-dessus dans Les décodeuses on a justement interviewé nos chercheuses, ingénieures et enseignantes-chercheuses et on leur a demandé de s’exprimer, de raconter leur parcours, de raconter leur science, de raconter le moment où elles ont eu le déclic pour leur carrière et, en dernier lieu, de raconter aussi des exemples de sexisme ordinaire. Certaines nous ont dit qu’elles s’étaient bien creusé la tête pour trouver du sexisme ordinaire. D’autres ont répondu « beaucoup de sexisme ordinaire ». On a choisi à chaque fois un exemple pour chaque BD. C‘est vrai que c’est intéressant de voir effectivement ces remarques qu’elles ont pour avoir des enseignants, des parents, des collègues de promotion pour certaines quand elles sont rentrées dans les écoles d’ingénieur. Léa Castor, l’illustratrice, a mis ça sous l’emblème d’un personnage qu’elle a appelé Jean-Pat qui a tous les âges, toutes les couleurs, tous les types d’avis. Le pauvre Jean-Pat n’a pas de bol, ça c’est sûr, mais c’est vrai que c’est assez fascinant de voir revenir de manière quand même assez récurrente ces dispositifs, ces mécanismes de sexisme ordinaire qui ont porté atteinte à la légitimité. En échange, par contre, ce qui a été intéressant ensuite, c'est quand on a discuté à nouveau avec les toutes les décodeuses, certaines sont revenues en arrière et nous ont dit : « On m’a posé la question sur le sexisme ordinaire, ensuite j’ai réfléchi à nouveau et j’ai réalisé que j’avais aussi eu un certain nombre d’évènements dans ma carrière de personnes, que certaines ont appelé des anges gardiens, d’autres ont utilisé plusieurs termes, souvent des femmes d’ailleurs, qui leur ont tapé un petit peu sur l’épaule en disant « vas-y, essaye, il faut y aller » « .
Donc il y a ce côté sexisme ordinaire qui existe au quotidien, mais il y a aussi tout le corps enseignant, parental, accompagnant, qui est souvent là aussi pour donner un encouragement en termes de solidarité en disant « tu peux y aller ». Par contre, si on ne tape sur l’épaule des jeunes filles en disant « tu es une victime », on perd effectivement des gens et c’est un peu dommage.

Anne-Marie Reytier : Christine peut-être.

Christine Tasson : Je suis entièrement d’accord. Un évènement dans ma carrière, quand j’ai voulu faire un stage de M2 et j’ai dit « j’aimerais bien venir faire un stage » et on m’a dit « ah oui, on manque de femmes ! » La même personne était un mentor incroyable et il m’a montré la voie pour être là où je suis. J’ai eu au moins trois personnes, qui étaient des hommes, qui m’ont soutenue pour être chercheuse et être là. Je pense que chaque chercheur, enseignant-chercheur, professeur, maître de conférences, directeur de recherche, a quelqu’un, dans sa carrière, qui l’a poussé. Le problème c’est que les garçons rentrent souvent dans un réseau beaucoup plus facilement que les filles et si on ne fait pas attention à ce que les filles aient un réseau, même si c’est un processus artificiel, qu’on force ce réseau par du mentorat, par des actions, eh bien elles peuvent sortir sans être épaulées, sans être guidées et sans qu’on les mette dans la place. Je ne sais pas si quelqu’un dans ce laboratoire n’a pas été épaulé pour arriver à son poste.

Isabelle Collet : Si on m’avait interviewée quand j’avais 20/22 ans, j’aurais pu dire que je n’avais pas vécu de sexisme ordinaire, je ne vois pas, toutes les filles peuvent aller en informatique, allez courage, mettez-vous un coup pied de fesses, tout va bien. J’étais vraiment là-dessus vers 25 ans, sans réfléchir pourquoi je n’avais pas poursuivi après la licence, ça m’est venu plus tard. Il faut reconnaître que quand on est une femme hétérosexuelle en informatique on est devant un marché de relations assez ouvert. Mon copain était avec moi en informatique, donc je n’ai eu aucun problème pendant mes études et plus tard, après coup, j’ai réalisé qu’en fait j’étais respectée à travers lui. C’est-à-dire que j’avais des copines qui avaient des problèmes avec des mecs qui étaient lourds, qui faisaient courir des rumeurs sur leur moralité ou leur sexualité, moi ça ne m’arrivait jamais, mais ce n’était pas moi qu’on respectait, c’était mon mec qui était une année avant moi et qui était respecté en tant qu’informaticien. L’autre avantage que j’avais c’est que j‘avais des résultats suffisamment bons pour qu’on ne mette pas en doute ma place. Les filles qui avaient des problèmes sont celles qui avaient des résultats pas mauvais, moyens. Les garçons qui avaient des résultats moyens il fallait qu’ils bossent ; les filles qui avaient des résultats moyens peut-être qu’elles auraient dû faire une autre filière. Effectivement je n’ai pas eu de problèmes et je sais qu’à l’époque j’ai participé à une certaine ambiance sexiste parce que, en plus, ça me valorisait, j’étais une fille exceptionnelle parce que j’étais une exception, c’était super. J’ai compris après coup parce qu’on grandit. Je comprends que c’était aussi, de ma part, un mécanisme de défense parce que c’est suffisamment compliqué comme ça, on pioche les ressources qui nous aident et on ne se rend pas compte qu’en fait une partie de ces ressources qui nous aident, eh bien malheureusement, en fait, elles jouent contre nous et contre les autres femmes dans la filière.
Mais je ne veux surtout pas dire que les femmes sont pires que les hommes. Des fois, quand je raconte ça, il y a des gens qui me disent : « Les femmes sont pires ». Non ! C’est un mécanisme de protection et même si j’ai participé je faisais peut-être, je ne sais pas, 1/10e de ce que faisaient les gros lourds toxiques de ma filière. Je n’étais pas nécessairement solidaire, mais on ne peut pas dire pire, c’est tout à fait autre chose.

Christine Tasson : Pour contrer ce genre de phénomène, c’est bien d’avoir des groupes avec un certain nombre de filles et qu’elles ne soient pas isolées justement pour créer une ambiance, créer aussi un soutien quand il y a des difficultés ou des personnes plus à l’aise. La question c’est comment on y arrive dans le supérieur si, après la barrière du collège puis celle du lycée, on ne peut pas les recruter.

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Isabelle Collet : Dans cette fameuse école type