Différences entre les versions de « Femmes dans le numérique : disparition réversible - Table ronde »

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<b>Anne Siegel : </b>Je vais un peu dissocier. Personnellement quand j’ai monté ce groupe de travail parité à l’IRISA, dans mon labo d’informatique à Rennes, c’était avant #MeToo en fait, donc la démarche est antérieure et la motivation c’était une remarque très simple : j’étais responsable d’équipe, il y avait une quarantaine d’équipes dans le laboratoire et au centre Inria il y avait deux femmes responsables d’équipe, donc on se sent un peu seule dans les réunions. J’ai interpellé le directeur du laboratoire, je lui ai dit « que peut-on faire ? », il m’a dit « propose-moi quelque chose ». C'était effectivement une remarque. Il était très motivé avec l’idée de développer la parité, mais il était un peu démuni sur comment agir. Donc on retrouve la question de la légitimité et c’est finalement quelque chose qu’on a retrouvé chez beaucoup de directeurs de laboratoire ensuite. Il y avait une bonne volonté pour essayer d’avancer mais aucune manière de savoir comment avancer là-dedans. On est partis de la base, on s’est réunis en petits groupes, on a essayé de mettre en place des actions qui nous plaisaient, éventuellement dures à aborder, en tout cas nous étions motivés. On a grossi au fur et à mesure et #MeToo est arrivé à ce moment-là. Pour le coup, la première chose qu’on avait dite c’est que le harcèlement est quelque chose de compliqué, qu’on le gérerait plus tard et #MeToo est arrivé, don on a dû gérer par force, on a dû gérer le harcèlement. Finalement on a fait une autre commission harcèlement, on a séparé les enjeux de parité des enjeux harcèlement, ce sont deux commissions internes qui interagissent.<br/>
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Après j’ai pris des fonctions au niveau national. C’est vrai que je me suis beaucoup inspirée d’expériences du laboratoire pour proposer ce modèle au niveau national, c'est-à-dire qu’en tant que CNRS on a demandé aux directeurs de laboratoires de nommer des référents parité. Ils l’ont fait tous sauf un maintenant, il ne reste plus qu’un laboratoire qui n’a pas de référent parité, il y en avait deux le moins dernier, mais il n’y en a plus qu’un maintenant. On a publié la liste des référents de laboratoire, si vous voulez savoir quel est le méchant, vous pouvez aller sur le site web et retrouver quel est ce labo.
  
<b>Anne Siegel : </b>Je vais un peu dissocier.
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<b>Isabelle Collet : </b>Balance ton laboratoire !
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<b>Anne Siegel : </b>L’idée c’était d’inciter les référents des labos à chercher l’idée qui les intéressait. Pas tout faire puisquequ’on ne peut pas tout faire dans les labos, mais trouver le point qui les intéressait, un peu ce qu’on avait à l’IRISA, en leur mettant à disposition tout un ensemble de bonnes pratiques, de choses qui avaient été faites dans d’autres laboratoires et en permettant à tout le monde de travailler en réseau. À partir de là chaque labo nous a remonté des projets qu’on finance, qu’on subventionne. On voit les projets grossir, s’enrichir. Certains sont partis de très peu de choses, d’autres sont partis avec des projets très consolidés. D’année en année on voit des projets arriver de plus en plus enrichis.<br/>
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L’idée, pour moi, c’est vraiment que les choses se passent à la base, mais c’est bien d’avoir un groupe qui permet d’échanger pour trouver le point sur lequel il faut travailler. C'est comme ça qu’on travaille avec les référents des labos.
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<b>Anne-Marie Reytier : </b>Super. Je ne sais pas si quelqu’un veut réagir.
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<b>Isabelle Collet : </b>Je vais juste dire une chose sur #MeToo. #MeToo n’est pas sorti du néant. Si #MeToo a été reçu comme il a été reçu c’est parce que les gens étaient prêts à entendre. Ce n’est pas la première fois qu’il y a des dénonciations de la banalité des violences sexistes et sexuelles, jusque-là ça avait fait des flops et les femmes s’étaient entendu dire « quand même, tu n’exagères pas un petit peu !, Mais tu l’as cherché », la routine quoi ! En 2015 la Société informatique de France a organisé une journée sur les femmes en informatique où j’ai été invitée et j’ai vu dans la salle des personnes qui avaient parlé dans le cadre de ma thèse et qui enfin étaient suffisamment entendues pour qu’il y ait une journée consacrée ça. C’était 2015, #MeToo c’était 2017, on voit que les choses sont prêtes. Des femmes gardaient la lumière allumée depuis longtemps, montaient des groupes et soudain, 2015/2017/2019, les choses s’accélèrent et ça devient un sujet, j’allais dire qu’on ne peut pas ignorer, ce n’est pas tout à fait vrai. Dans les derniers états généraux du numérique la question des femmes a été le 35e wagon de la dernière commission ! Mais on est là ce soir, ça ne peut plus vraiment être ignoré.
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<b>Anne-Marie Reytier : </b>Merci pour la précision.
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<b>Alexis Kauffmann : </b>J’ai été interpellé puisque les états généraux du numérique c’est nous.
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<b>Anne-Marie Reytier : </b>C’tait avant.
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<b>Alexis Kauffmann : </b>Je suis quand même comptable de tout ce que le ministère a fait. En tout cas, ce que je peux dire, j’étais dans un lycée français à l’Étranger, je suis parti de France avant #MeToo et je reviens après #MeToo. Par exemple il n’y a pas une semaine où on ne me contacte pas au ministère en me disant « on monte un évènement, une conférence, on n’a que des hommes, est-ce que tu ne connaîtrais pas dans tel domaine… ? ». C’est aussi le visuel, la représentation, l’affichage, c’est presque un réflexe, ça n’existait pas avant. La semaine dernière, autour du 8 mars, il y a quand même eu énormément d’évènements. Je n’ai pas souvenir d’un 8 mars comme ça il y a 15 ans. Il y a au moins ça.<br/>
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Après il y a encore beaucoup de choses à faire. Il me semble quand même qu’en termes de mentalité ça a évolué, qu’on peut parler d’un avant et d’un après global, pas uniquement sur la question des violences.
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<b>Christine Tasson : </b>L’ESR, l’enseignement supérieur et la recherche, notamment dans les laboratoires d’informatique on est aussi concernés par #MeToo parce que l’environnement est propice. Les chercheurs vont en conférence une semaine, les doctorants et les doctorantes sont dans un lien hiérarchique avec leur directeur/directrice de thèse. Il y a quand même un terreau dans lequel ce genre d’évènement peut se passer. Ça fait aussi écho dans notre communauté et il y a vraiment, je pense, de la vigilance à faire. Il y a eu des chartes. Ça vient un petit peu des États-unis ans, on reprend ça en France, maintenant dans toutes les conférences en France il y a une charte comment bien se tenir, il y a une prise de conscience. Je pense que c’est encore à mettre en place parce qu’il y a aussi une certaine résistance des gens à reconnaître que parmi nos chercheurs, nos chercheuses, nos enseignants, nos enseignantes il y a aussi des gens qui peuvent mal se comporter. Il y a encore du travail dans cette direction.
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<b>Anne-Marie Reytier : </b>Nous nous sommes réunis quand même une première fois pour se rencontrer et que ce soit peut-être plus facile de discuter entre nous. Christine, pendant la conversation, vous me disiez qu’avant vous étiez à l’IRIF et justement cette charte a été mise en place. Ce qui m’a vraiment interpellée, vous avez parlé quand même de retours : les discours, les échanges avaient été finalement très houleux pour la mise en place de cette charte.
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<b>Christine Tasson : </b>Oui. Il y a justement cette prise de conscience. La charte est venue un petit peu de la base, plutôt de femmes qui en avaient ras-le-bol de se prendre des réflexions parce qu’elles s’habillaient de telle façon, d’entendre parler de leur physique ou qui avaient eu des copines en thèse qui avaient eu des soucis avec leur directeur de thèse, en tout cas qui se sentaient mal à l’aise du fait d’être une minorité et de ne pas savoir comment réagir. Quand on dit stop, on nous dit blablabla. Il y avait besoin d’une prise de conscience donc c’est vraiment parti de la base avec un grand soutien de la direction qui s’est emparée de la question et qui a voulu mener jusqu’au bout. C’est vrai que la mise en place de cette charte a abouti, c’est déjà pas mal, mais ça a aussi engendré des discussions houleuses avec des collègues qui trollaient, qui ne voyaient pas le problème ou qui se sentaient accusés. J’ai trouvé ça assez difficile à vivre même si ça a abouti, ça a fait évoluer les mentalités, ce processus est quand même utile.
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<b>Anne Siegel : </b>Ce que j’ai trouvé assez interpellant quand on a des retours des laboratoires dès que les actions de parité se mettent en place, la première action qu’on avait faite à l’IRISA, pareil, « le harcèlement on verra ça plus tard » et, en fait, on y est systématiquement confronté. Dès qu’il y a des groupes de parole qui se mettent en place, la parole se libère, des choses sont dites et la réaction derrière c’est le déni, c’est « non ce n’est pas vrai, ce n’est pas chez nous, ce n’est pas si grave, ce n’est pas possible que cette personne-là ait fait ça », quand les noms sortent, ils ne sortent pas tout le temps. C’est vrai que ce passage du déni est quand même quelque chose qui est extrêmement difficile à gérer et à anticiper. J’ai quand même l’impression qu’à la fin c’est un passage obligé. Ça arrive à un moment ou à un autre et il faut poser les choses sur la table, peut-être qu’Isabelle peut réagir mais c’est effectivement extrêmement violent.
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<b>Isabelle Collet : </b>J’ai un sac pour faire parler les gens. 2017, il se trouve que c’est l’année de #MeToo, on ne l’avait pas calculé, le premier colloque sur le harcèlement sexuel à l’université a été organisé, d’ailleurs à Paris 7, et on a fait des sacs avec écrit « Violences sexistes et sexuelles à l’université ». On a eu un succès c’était juste après #MeToo, on était partis sur une salle de 40 on est passés à un amphi de 200, comme quoi c’est un sujet. Maintenant j’emmène ce sac avec moi en congrès, en colloque, et je ne dis rien, je le pose sur la table. Évidemment ça attire attention. La première réaction c’est : « Quand même, on a beaucoup exagéré, maintenant on ne peut plus rien dire, tout ça ». Ensuite il y a toujours quelqu’un qui dit : « Je me souviens quand même, quand nous étions doctorants ou doctorantes il y avait machin… – Ah ! Ouais ! Eh bien moi il y avait bidule » et ça y est, on commence à parler. On commence par dire « non, non », eh puis il y a des histoires et on s’aperçoit qu’il y avait machin, qu’il y avait bidule, que si unetelle a arrêté sa thèse c’est parce qu’on lui a mis la main aux fesses trop souvent. Les histoires sortent. Je pense qu’il y a une phase de déni.<br/>
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Je me souviens aussi, dans mon université, d’un collègue de science qui vient me voir en disant «  moi je n’ai rien fait, quand je vois ce genre d’affiche je me sens accusé ». J’ai dit « j’entends, mais peux-tu me dire combien de fois tu as subi une remarque sexualisante, une agression sexuelle dans ta vie ? » Il cherche, il me dit « je pense que ça ne m’est jamais arrivé ». Je réponds « moi je peux te dire combien de fois. Je suis navrée que tu te sentes un peu mal à l’aise, mais entre être un peu mal à l’aise et subir ce genre d’attaque, je pense qu’il faut commencer par arrêter par subir ce genre d’attaque et puis aussi que les hommes s’en rendent compte, surtout si eux ils n’agressent pas, il ne faut pas qu’ils se retournent contre les femmes en leur disant « cessez de nous accuser », il faut qu’ils se retournent contre les hommes qui agressent pour qu’on arrête de faire peser des soupçons sur ceux qui ne font rien.
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<b>Anne-Marie Reytier : </b>Je ne vous regarde pas parce que vous êtes un homme.
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<b>Alexis Kauffmann : </b>Je n’ai rien à ajouter.
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<b>Anne Siegel : </b>Pour le point positif quand même, je pense qu’une fois que les choses sont passées, c’est ce qui s’est passé à l’IRIF, derrière il y a des dynamiques qui se passent qui permettent de construire. La charte de l’IRIF est publique sur le Web, je conseille à tout le monde de la lire et de se l’approprier parce qu’elle décrit des situations très réelles qui peuvent mettre les femmes et d’autres personnes mal à l’aise. Je trouve que les exemples de la charte sont fantastiques. À partir du moment où les choses sont dites et où les directeurs de labos s’emparent de ces questions, parce que c’est quelque chose de fondamental, on peut vraiment avancer et on peut ensuite avancer sur d’autres sujets que le harcèlement. Je pense qu’on y arrive à un moment, on le dépasse et ensuite on peut progresser sur des notions globales d’inclusivité dans le laboratoire. Mon expérience c’est qu’ à un moment on y arrive toujours et qu’il faut passer le cap.
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<b>Isabelle Collet : </b>Le harcèlement c'est effectivement le degré 0. On ne peut pas prétendre avoir un lieu inclusif, bienveillant, où les femmes sont accueillies, ça ne sert à rien de faire de la publicité pour nos labos en disant « venez les filles vous allez faire un étier passionnant » si une fois qu’elles sont là elles se sentent mal. Il faut effectivement dépasser cette question du harcèlement, il faut que les ambiances soient des ambiances de travail, je veux dire normales, et après on pourra réfléchir à comment rendre le métier attractif, comment faire plus de mixité. Mais il faut minimalement que ce soit des <em>safe spaces</em>.
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<b>Anne-Marie Reytier : </b>Pour l’instant, on avance, mais…
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<b>Isabelle Collet : </b>L’informatique n’est pas le pire endroit et ce n’est pas non plus la proportion. Regardez en médecine, 60 % de femmes ce n’est pas du tout un <em>safe space</em>. Il ne faut pas penser qu’on est dans l’endroit le plus mal loti, loin de là, mais ce n’est pas une raison.
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<b>Anne-Marie Reytier : </b>En parlant un petit peu d’autres domaines, Christine, vous avez expliqué que vous participez à des formations d’enseignants et que, du coup, vous avez aussi abordé ces questions-là. Et encore une fois, finalement, on s’est retrouvé avec ce même problème de réaction en face un petit peu de « non c’est abusé, non c’est exagéré ».
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<b>Christine Tasson : </b>C’était dans une formation à de futurs enseignants ou des enseignants qui étaient déjà en place. On faisait un petit jeu de rôle qui m’avait d’ailleurs été conseillé par Anne Siegel. C’étaient des petits textes, soit des exercices de maths ou d’informatique, soit des situations, soit des extraits de bulletins, des choses comme ça. On donne tous ces textes et on dit aux enseignants qui sont avec nous « est-ce qu’il y a quelque chose qui vous gêne ? Est-ce que vous voyez des biais apparaître, des stéréotypes ? ». Il y a évidemment énormément de stéréotypes qui ressortent. Dans les bulletins, les filles sont studieuses et laborieuses et les garçons sont brillants mais ne travaillent pas assez ou des situations dans les exercices de maths où on se moque des filles qui vont performer au curling, je crois, parce qu’elles passent bien le balai devant la pierre.<br/>
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Du coup la succession d’exercices a fait que les enseignants ont réagi en disant « c’est n’importe quoi, ce n’est pas du tout ce qu’on fait, ce n’est pas du tout la réalité des exercices qu’on fait. Par quoi vous nous faites passer en faisant cette succession d’exercices ! » Cette prise de conscience les a fait réagir de façon très violente, comme si on était en train de les accuser. On retrouve à peu près le même mécanisme en fait de « je prends conscience ». Après je leur ai juste expliqué que c’était un exercice. Évidemment, quand on veut apprendre les fractions même si les maths ce n’est pas faire 15 fractions d’affilée. Là c’était un exercice sur les stéréotypes et il n’y avait évidemment que des stéréotypes. C’est vrai que la prise de conscience déclenche quand même un certain désarroi.
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<b>Anne Siegel : </b>Pour le côté positif de l’affaire, je suis aussi intervenue devant des enseignants avec le même champ. Je n’ai peut-être pas mis tous les modèles mais juste trois ou quatre. Il y avait effectivement un côté déni très fort en particulier sur les problèmes de stéréotype dans les appréciations dans les bulletins scolaires. C’est quelque chose qui a été mis de plus en plus en évidence. Par contre, j’ai eu ensuite des retours : un certain nombre de profs qui étaient très vindicatifs pendant les ateliers sont rentrés chez eux et ont relu tous leurs bulletins. En fait, quelque part, d’abord c’était « non, ce n’est pas possible », n’empêche que c’était la période des bulletins scolaires, ils sont rentrés, ils ont relu tous leurs bulletins et ils ont essayé de limiter les stéréotypes. Là aussi on passe sur cette prise de conscience, de déni. Il faut encaisser, il faut être capable de répondre et ensuite peut-être qu’il y a une part de vérité, peut-être qu’il faut que je me remette en cause et concrètement, effectivement, ils ont sorti leurs bulletins scolaires et ils ont tous relu leurs appréciations. J’ai trouvé ça assez intéressant comme retour.
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<b>Christine Tasson : </b>Cette prise de conscience

Version du 3 juillet 2022 à 13:09


Titre : Femmes dans le numérique : disparition réversible ?

Intervenant·e·s : Isabelle Collet - Christine Tasson - Anne Siegel - Alexis Kauffmann - Annhe-Marie Reytier

Lieu : 75 ans d’Informatique - Sorbonne Université - Faculté des Sciences

Date : 15 mars 2022

Durée : 1 h 45 min 41

Vidéo

Présentation de la table ronde

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Pour cette deuxième table ronde, le LIP6 vous propose de plonger au cœur d’un sujet de société et de laboratoires : la faible présence des femmes dans les milieux du numérique. Pour mener cette discussion, nous retrouverons Isabelle Collet (Université de Genève), Christine Tasson (LIP6), Anne Siegel (IRISA) et Alexis Kauffmann (Direction du numérique pour l’éducation) qui échangeront autour des mécanismes qui continuent à creuser cet écart et des leviers qui sont activés aujourd’hui pour tenter de réduire cette disparité.

Transcription

Anne-Marie Reytier : Bonsoir à tous et à toutes. Merci encore d’être ici ce soir pour cette nouvelle manifestation des 75 ans de l’informatique.
N’hésitez pas à nous dire si jamais vous n’entendez pas très bien, parce qu’il m’arrive de baisser le volume au fur et à mesure. Si vous n’entendez pas surtout manifestez-vous parce que le but c’est quand même que vous puissiez profiter.
Pour les non habitués, parce que je vois qu’il y a de nouvelles têtes dans l’amphithéâtre, les 75 ans de l’informatique, pour un petit peu de contexte, on a commencé au mois d’octobre 2021. Pourquoi 75 ans ? Parce que 2021 marquait les 75 ans, du coup, de la création de l’Institut Blaise Pascal qui a été fondé à l’Université de Paris à l’époque. Cet institut n’existe plus on va dire dans son nom propre. Il y a eu des fusions, des séparations, des regroupements, en tout cas beaucoup d’aventures en 75 ans, mais il y a quand même des héritiers, on va dire, à cet institut. Le LIP6, le laboratoire qui célèbre les 75 ans, avec l’IRIF, un autre héritier est un héritier de cet institut.
Les 75 ans c‘est une opportunité, on va dire, de marquer un petit peu le coup, vu que c'est une date, 75, pour présenter des travaux des membres du laboratoire évidemment, pour rendre visibles leurs domaines de recherche mais aussi leurs compétences. C’est aussi l’occasion, on va dire, d’ouvrir des conversations sur des enjeux de société et c’est ce qu’on va faire ensemble ce soir.
Autour de moi ce soir j’ai des personnes pour discuter, évidemment. Je vais partir de ma gauche pour aller vers ma droite. Je ferai une petite phrase de présentation et après je vous laisserai un petit temps pour vous présenter plus en détail, puisqu’il y a des personnes avec nous ce soir qui ne sont pas du laboratoire.
Tout à gauche nous avons Christine Tasson. Vous êtes enseignante-chercheuse ici au LIP6.
Ensuite nous avons Anne Siegel. Vous êtes directrice de recherche au CNRS en informatique et plus précisément en bio-informatique.
À ma droite directement j’ai Isabelle Collet. Vous êtes informaticienne de formation et vous êtes professeur en science de l’éducation à l’Université de Genève.
Et enfin, à ma toute droite, j’ai Alexis Kauffmann, vous êtes chef de projet logiciel et ressources éducatives libres et mixité dans les filières du numérique pour la Direction du numérique pour l’éducation au sein du ministère de l’Éducation nationale de la jeunesse et des Sports. Je reprends un peu de souffle parce que c'est sacré rédigé. Pour la petite histoire, o n vous connaît aussi comme créateur de Framasoft.

Ce soir on va donc aborder, comme je disais, un sujet de société qui concerne aussi notre laboratoire, c’est la faible présence des femmes dans les domaines du numérique. On sait que les femmes y sont peu représentées, du coup pour illustrer un petit peu le laboratoire, j’ai pris quelques chiffres. Pour vous donner quelques exemples, le laboratoire n’est pas si mauvais élève comparé à d’autres puisque toutes catégories confondues de personnels, donc autant les enseignants-chercheurs, les doctorants, les personnels administratifs, on arrive à presque 30 % de femmes. Cette moyenne est un petit peu biaisée puisque la moyenne est forcément attirée par des extrêmes et, dans les personnels administratifs, il y a quand même forcément plus de femmes, donc elle est un petit peu attirée par ça. Je me suis dit que j’allais regarder d’autres chiffres pour voir si la tendance est toujours la même. Quand on regarde un peu de plus près, je me suis intéressés par exemple aux fonctions de professeur, maître de conférence et chargé de recherche. Au laboratoire on a 20 équipes différentes. Sur ces 20 équipes 12 sont à moins de 30 %. Du coup, la tendance de tout à l’heure avec la moyenne est un petit peu moins vraie. Il faut aussi noter que dans ces 12 équipes il y en a carrément deux où il y a zéro femme, il n’y a pas de personnel féminin. Pour finir sur un point positif, dans toutes ces équipes il y en a quand même trois qui sont au-dessus de 50 % dans les domaines que je vous ai cités avant, pour finir sur un petit point un peu plus positif.
Le but de la discussion de ce soir sera d’échanger autour des mécanismes qui continuent à creuser cet écart. On pourrait se dire, finalement, que 30 % ça va, ce n’est quand même pas mal. On est loin de la parité et, comme vous avez vu avec quelques exemples, on peut voir que ce n’est pas vrai dans toutes les équipes quand on prend exemple par exemple.br/> On va voir quels mécanismes creusent toujours cet écart. On va aussi essayer d’aborder des leviers qui sont activés aujourd’hui avec des exemples qu’on va aborder toutes et tous ensemble qui tentent à réduire cette disparité.

Je propose, parce que j’ai assez parlé je pense pour l’instant, qu’on fasse un petit peu tour de table pour que vous puissiez vous présenter, chacun et chacune, un petit peu plus en détail et après on ira dans le cœur du sujet. Je ne sais pas dans quel ordre vous voulez commencer. On refait peut-être de gauche à droite.

Christine Tasson : Je suis Christine Tasson, je suis professeur d’informatique au LIP6 depuis presque deux ans. Mon domaine de recherche ce sont les langages de programmation, la sémantique et j’enseigne l’informatique à tous les niveaux du L1 au M2.
Je me suis pas mal intéressée au sujet de l’égalité filles/garçons en intervenant à différents endroits, que ce soit en école primaire, dans la formation des enseignants à ce genre de question, au collège et au lycée, en animant des ateliers et en faisant connaître un petit peu l’informatique et aussi dans mes différentes fonctions, dans mes charges d’enseignement, dans le recrutement des post-bac et aussi dans la formation des enseignants qui vont enseigner l’informatique au lycée.
Toutes ces questions m’intéressent et je pense qu’on va pouvoir en discuter ce soir.

Anne-Marie Reytier : Merci Christine.

Anne Siegel : Je suis Anne Siegel. Je suis directrice de recherche en informatique, localisée à Rennes, en Bretagne. Je me suis beaucoup intéressée, depuis une dizaine d’années, aux enjeux de parité, d’abord dans mon laboratoire en créant un groupe de travail Égalité, qui ensuite a grossi, qui est devenu une commission Égalité avec un certain nombre d’actions dont de la médiation en particulier, énormément d’actions, du mentorat aussi qui nous a beaucoup occupées. Depuis trois ans je travaille une partie de mon temps pour la direction du CNRS, pour l’INS2I, l’Institut des sciences du numérique au niveau national et j’ai en charge la politique parité dans les laboratoires d’informatique qui dépendent du CNRS. Là aussi on a développé pas mal d’actions, en particulier on a développé un réseau de référents égalité dans les laboratoires qui permet de transmettre de l’information et de pousser la dynamique dans les laboratoires. Une action plus nationale, aussi, de médiation qui a été la création d’une bande dessinée qu’on appelle Les décodeuses du numérique, c'est le côté pub !, qui est à la fois un outil de la valorisation de la science faite par nos chercheuses, nos enseignantes-chercheuses et nos ingénieures dans les laboratoires, mais aussi un outil de médiation scientifique, finalement, puisque ça permet aux jeunes de comprendre que l’informatique est vivante, est réalisée par des filles « vivantes et normales » entre guillemets, c’est ??? C’est à ce titre-là, je pense, que je suis invitée.

Anne-Marie Reytier : Merci beaucoup Anne.

Isabelle Collet : Je suis Isabelle Collet. Il y a très longtemps j’ai fait de l’informatique, j’ai été diplômée en 1991 en traitement du signal numérique. Je le dis parce que je me suis rendu compte que les gens pensaient, vu que j’étais une fille, je devais être dans l’informatique de gestion. Non ! Dans l’informatique j’étais en plus dans un truc où il n’y avait pas beaucoup de filles. Je dois être une des rares personnes à ne pas avoir trouvé de travail en informatique mais à en avoir trouvé en sociologie, normalement on ne fait pas ça. À cette époque-là, c’est au moment où j’ai cherché du boulot que j‘ai découvert que j’étais une fille. Je veux dire par là qu’avant j’étais une informaticienne comme les autres, à l’école je n’avais pas compris que ça pouvait être un problème et, en cherchant du travail, j’ai été vue par des employeurs comme une personne qui allait faire des quantités considérables d’enfants. C’était à un moment où il y avait une crise en informatique en France, eh bien je n’ai pas trouvé de travail intéressant dans mon domaine, donc j’ai travaillé dans la formation, la documentation, c’est en général là qu’on retrouve les femmes en informatique quand elles n’arrivent pas à se stabiliser dans la technique. Coup de chance pour moi j’ai découvert ce qu’on n’appelait pas encore les études de genre à l’époque mais les rapports sociaux de sexe en éducation. J’ai eu une grande lumière, je me suis dit « je commence à comprendre mon parcours, pourquoi ça s’est passé comme ça », donc j’ai fait une thèse sur la masculinisation des études d’informatique, elle est sortie en 2004, parce que j’ai découvert, à ma grande surprise, que si à mon époque il n’y avait pas tellement de femmes mais elles n’étaient pas ultra-minoritaires, au moment où je faisais mes recherches il y en avait encore moins.
À cette époque ça n’intéressait à peu près personnes, donc j’ai arrêté de travailler là-dessus pendant une période. J’ai travaillé sur la formation des enseignants et des enseignantes plutôt de sciences, mais pas seulement, aux questions de genre et j’ai été recrutée à l’université de Genève. Depuis 2015, c’est avec un grand plaisir que je me rends compte que ça y est, ça devient un sujet tant du côté de l’éducation que du côté des professionnels de l’informatique ou des universités d’informatique qui, finalement, trouvent que ce n’est pas très normal. Si on part du principe qu’il n’y a pas de cerveaux roses et qu’il n’y a pas de cerveaux bleus qu’est-ce qui se passe qui fait que les femmes soient si minoritaires dans ces disciplines ?

Anne-Marie Reytier : Merci beaucoup Isabelle. On termine avec vous, du coup, Alexis.

Alexis Kauffmann : À l’origine je suis enseignant, je suis professeur de mathématiques et également de la nouvelle spécialité de NSI de la réforme du lycée, je l’ai enseignée un an. Par ailleurs j’ai des activités, un engagement associatif, étant notamment à l’initiative de Framasoft, un réseau autour du logiciel libre, qui s’attache à la promotion et la diffusion du logiciel libre.
C’est à ce titre que le ministère m’a contacté pour rejoindre l’équipe en disant on va créer un poste fléché, spécifique pour développer l’open source, etc., et on m’a dit « mais, Alexis, on ne peut pas te faire un poste plein, tu dois reprendre la mission de la mixité dans les filières du numérique ». Nous sommes en train de raconter notre propre histoire, je raconte mon histoire, c’est la vérité. J’ai dit « donnez-moi une journée de réflexion parce que je n’ai rien écrit, je ne suis pas identifié, je ne suis pas légitime, je suis un homme blanc de 50 ans, etc. » J’ai réfléchi. En une journée j’ai lu tous les articles et regardé les vidéos d’Isabelle Collet pour être à la page. Plus sérieusement, je ne suis plus dans l’association, mais au sein de Framasoft on est parti avec 0 % de filles et on a la parité. L’association s’est posé cette question et aujourd’hui on a la parité. En tant qu’enseignant de sciences au lycée, c’est vraiment une question qui m’a intéressé. Ma fille a fait des études d’informatique, l’École 42 à une époque. Justement. où l’École 42 a complètement basculé de quelque chose de toxique à quelque chose de très accueillant.
J’ai donc cette mission depuis septembre et elle me passionne parce que les défis sont grands.
Sinon je suis ravi, je viens de twitter en disant que la première fois que je suis venu ici le Web n’existait pas, pour vous dire mon âge, le Web, pas Internet, et ça s’appelait Paris 6 d’où LIP6. Le 6 c’est Paris 6 Pierre et Marie Curie pour moi.

Anne-Marie Reytier : Merci beaucoup Alexis. Effectivement Pierre et Marie Curie a fusionné en 2018 pour former cette grande entité de Sorbonne-Université.

Je vais revenir sur ce que vous disiez Anne. Vous avez évoqué rapidement une histoire de référent parité. Je vais un peu le mixer à ce que vous disiez par rapport au fait que quand vous avez commencé un peu tout le monde s’en fichait, en tout cas ne voyait pas trop ou, plutôt, avait des grosses œillères. Dans Les oubliées du numérique que vous avez écrit, dans l’introduction vous expliquez, vous commencez directement avec ça que finalement il y a un petit basculement sociétal qui peut peut-être expliquer pourquoi il y a eu un peu cette directive qui est arrivée avec #MeToo. Je ne pense pas devoir expliquer à la salle, vous avez tous entendu parler de cette déferlante qui nous est arrivée des États-Unis. Ma question est : est-ce qu’on peut revenir un peu sur ces référents parité. Est-ce que finalement cette ouverture, ce coup de projecteur, c’est un peu ça qui a mis un coup dans la fourmilière et qui a un peu déclenché cette idée ? Ou est-ce que c’était déjà en amont ou va dire déjà un peu dans les tiroirs ?

13’ 48

Anne Siegel : Je vais un peu dissocier. Personnellement quand j’ai monté ce groupe de travail parité à l’IRISA, dans mon labo d’informatique à Rennes, c’était avant #MeToo en fait, donc la démarche est antérieure et la motivation c’était une remarque très simple : j’étais responsable d’équipe, il y avait une quarantaine d’équipes dans le laboratoire et au centre Inria il y avait deux femmes responsables d’équipe, donc on se sent un peu seule dans les réunions. J’ai interpellé le directeur du laboratoire, je lui ai dit « que peut-on faire ? », il m’a dit « propose-moi quelque chose ». C'était effectivement une remarque. Il était très motivé avec l’idée de développer la parité, mais il était un peu démuni sur comment agir. Donc on retrouve la question de la légitimité et c’est finalement quelque chose qu’on a retrouvé chez beaucoup de directeurs de laboratoire ensuite. Il y avait une bonne volonté pour essayer d’avancer mais aucune manière de savoir comment avancer là-dedans. On est partis de la base, on s’est réunis en petits groupes, on a essayé de mettre en place des actions qui nous plaisaient, éventuellement dures à aborder, en tout cas nous étions motivés. On a grossi au fur et à mesure et #MeToo est arrivé à ce moment-là. Pour le coup, la première chose qu’on avait dite c’est que le harcèlement est quelque chose de compliqué, qu’on le gérerait plus tard et #MeToo est arrivé, don on a dû gérer par force, on a dû gérer le harcèlement. Finalement on a fait une autre commission harcèlement, on a séparé les enjeux de parité des enjeux harcèlement, ce sont deux commissions internes qui interagissent.
Après j’ai pris des fonctions au niveau national. C’est vrai que je me suis beaucoup inspirée d’expériences du laboratoire pour proposer ce modèle au niveau national, c'est-à-dire qu’en tant que CNRS on a demandé aux directeurs de laboratoires de nommer des référents parité. Ils l’ont fait tous sauf un maintenant, il ne reste plus qu’un laboratoire qui n’a pas de référent parité, il y en avait deux le moins dernier, mais il n’y en a plus qu’un maintenant. On a publié la liste des référents de laboratoire, si vous voulez savoir quel est le méchant, vous pouvez aller sur le site web et retrouver quel est ce labo.

Isabelle Collet : Balance ton laboratoire !

Anne Siegel : L’idée c’était d’inciter les référents des labos à chercher l’idée qui les intéressait. Pas tout faire puisquequ’on ne peut pas tout faire dans les labos, mais trouver le point qui les intéressait, un peu ce qu’on avait à l’IRISA, en leur mettant à disposition tout un ensemble de bonnes pratiques, de choses qui avaient été faites dans d’autres laboratoires et en permettant à tout le monde de travailler en réseau. À partir de là chaque labo nous a remonté des projets qu’on finance, qu’on subventionne. On voit les projets grossir, s’enrichir. Certains sont partis de très peu de choses, d’autres sont partis avec des projets très consolidés. D’année en année on voit des projets arriver de plus en plus enrichis.
L’idée, pour moi, c’est vraiment que les choses se passent à la base, mais c’est bien d’avoir un groupe qui permet d’échanger pour trouver le point sur lequel il faut travailler. C'est comme ça qu’on travaille avec les référents des labos.

Anne-Marie Reytier : Super. Je ne sais pas si quelqu’un veut réagir.

Isabelle Collet : Je vais juste dire une chose sur #MeToo. #MeToo n’est pas sorti du néant. Si #MeToo a été reçu comme il a été reçu c’est parce que les gens étaient prêts à entendre. Ce n’est pas la première fois qu’il y a des dénonciations de la banalité des violences sexistes et sexuelles, jusque-là ça avait fait des flops et les femmes s’étaient entendu dire « quand même, tu n’exagères pas un petit peu !, Mais tu l’as cherché », la routine quoi ! En 2015 la Société informatique de France a organisé une journée sur les femmes en informatique où j’ai été invitée et j’ai vu dans la salle des personnes qui avaient parlé dans le cadre de ma thèse et qui enfin étaient suffisamment entendues pour qu’il y ait une journée consacrée ça. C’était 2015, #MeToo c’était 2017, on voit que les choses sont prêtes. Des femmes gardaient la lumière allumée depuis longtemps, montaient des groupes et soudain, 2015/2017/2019, les choses s’accélèrent et ça devient un sujet, j’allais dire qu’on ne peut pas ignorer, ce n’est pas tout à fait vrai. Dans les derniers états généraux du numérique la question des femmes a été le 35e wagon de la dernière commission ! Mais on est là ce soir, ça ne peut plus vraiment être ignoré.

Anne-Marie Reytier : Merci pour la précision.

Alexis Kauffmann : J’ai été interpellé puisque les états généraux du numérique c’est nous.

Anne-Marie Reytier : C’tait avant.

Alexis Kauffmann : Je suis quand même comptable de tout ce que le ministère a fait. En tout cas, ce que je peux dire, j’étais dans un lycée français à l’Étranger, je suis parti de France avant #MeToo et je reviens après #MeToo. Par exemple il n’y a pas une semaine où on ne me contacte pas au ministère en me disant « on monte un évènement, une conférence, on n’a que des hommes, est-ce que tu ne connaîtrais pas dans tel domaine… ? ». C’est aussi le visuel, la représentation, l’affichage, c’est presque un réflexe, ça n’existait pas avant. La semaine dernière, autour du 8 mars, il y a quand même eu énormément d’évènements. Je n’ai pas souvenir d’un 8 mars comme ça il y a 15 ans. Il y a au moins ça.
Après il y a encore beaucoup de choses à faire. Il me semble quand même qu’en termes de mentalité ça a évolué, qu’on peut parler d’un avant et d’un après global, pas uniquement sur la question des violences.

Christine Tasson : L’ESR, l’enseignement supérieur et la recherche, notamment dans les laboratoires d’informatique on est aussi concernés par #MeToo parce que l’environnement est propice. Les chercheurs vont en conférence une semaine, les doctorants et les doctorantes sont dans un lien hiérarchique avec leur directeur/directrice de thèse. Il y a quand même un terreau dans lequel ce genre d’évènement peut se passer. Ça fait aussi écho dans notre communauté et il y a vraiment, je pense, de la vigilance à faire. Il y a eu des chartes. Ça vient un petit peu des États-unis ans, on reprend ça en France, maintenant dans toutes les conférences en France il y a une charte comment bien se tenir, il y a une prise de conscience. Je pense que c’est encore à mettre en place parce qu’il y a aussi une certaine résistance des gens à reconnaître que parmi nos chercheurs, nos chercheuses, nos enseignants, nos enseignantes il y a aussi des gens qui peuvent mal se comporter. Il y a encore du travail dans cette direction.

Anne-Marie Reytier : Nous nous sommes réunis quand même une première fois pour se rencontrer et que ce soit peut-être plus facile de discuter entre nous. Christine, pendant la conversation, vous me disiez qu’avant vous étiez à l’IRIF et justement cette charte a été mise en place. Ce qui m’a vraiment interpellée, vous avez parlé quand même de retours : les discours, les échanges avaient été finalement très houleux pour la mise en place de cette charte.

Christine Tasson : Oui. Il y a justement cette prise de conscience. La charte est venue un petit peu de la base, plutôt de femmes qui en avaient ras-le-bol de se prendre des réflexions parce qu’elles s’habillaient de telle façon, d’entendre parler de leur physique ou qui avaient eu des copines en thèse qui avaient eu des soucis avec leur directeur de thèse, en tout cas qui se sentaient mal à l’aise du fait d’être une minorité et de ne pas savoir comment réagir. Quand on dit stop, on nous dit blablabla. Il y avait besoin d’une prise de conscience donc c’est vraiment parti de la base avec un grand soutien de la direction qui s’est emparée de la question et qui a voulu mener jusqu’au bout. C’est vrai que la mise en place de cette charte a abouti, c’est déjà pas mal, mais ça a aussi engendré des discussions houleuses avec des collègues qui trollaient, qui ne voyaient pas le problème ou qui se sentaient accusés. J’ai trouvé ça assez difficile à vivre même si ça a abouti, ça a fait évoluer les mentalités, ce processus est quand même utile.

Anne Siegel : Ce que j’ai trouvé assez interpellant quand on a des retours des laboratoires dès que les actions de parité se mettent en place, la première action qu’on avait faite à l’IRISA, pareil, « le harcèlement on verra ça plus tard » et, en fait, on y est systématiquement confronté. Dès qu’il y a des groupes de parole qui se mettent en place, la parole se libère, des choses sont dites et la réaction derrière c’est le déni, c’est « non ce n’est pas vrai, ce n’est pas chez nous, ce n’est pas si grave, ce n’est pas possible que cette personne-là ait fait ça », quand les noms sortent, ils ne sortent pas tout le temps. C’est vrai que ce passage du déni est quand même quelque chose qui est extrêmement difficile à gérer et à anticiper. J’ai quand même l’impression qu’à la fin c’est un passage obligé. Ça arrive à un moment ou à un autre et il faut poser les choses sur la table, peut-être qu’Isabelle peut réagir mais c’est effectivement extrêmement violent.

Isabelle Collet : J’ai un sac pour faire parler les gens. 2017, il se trouve que c’est l’année de #MeToo, on ne l’avait pas calculé, le premier colloque sur le harcèlement sexuel à l’université a été organisé, d’ailleurs à Paris 7, et on a fait des sacs avec écrit « Violences sexistes et sexuelles à l’université ». On a eu un succès c’était juste après #MeToo, on était partis sur une salle de 40 on est passés à un amphi de 200, comme quoi c’est un sujet. Maintenant j’emmène ce sac avec moi en congrès, en colloque, et je ne dis rien, je le pose sur la table. Évidemment ça attire attention. La première réaction c’est : « Quand même, on a beaucoup exagéré, maintenant on ne peut plus rien dire, tout ça ». Ensuite il y a toujours quelqu’un qui dit : « Je me souviens quand même, quand nous étions doctorants ou doctorantes il y avait machin… – Ah ! Ouais ! Eh bien moi il y avait bidule » et ça y est, on commence à parler. On commence par dire « non, non », eh puis il y a des histoires et on s’aperçoit qu’il y avait machin, qu’il y avait bidule, que si unetelle a arrêté sa thèse c’est parce qu’on lui a mis la main aux fesses trop souvent. Les histoires sortent. Je pense qu’il y a une phase de déni.
Je me souviens aussi, dans mon université, d’un collègue de science qui vient me voir en disant «  moi je n’ai rien fait, quand je vois ce genre d’affiche je me sens accusé ». J’ai dit « j’entends, mais peux-tu me dire combien de fois tu as subi une remarque sexualisante, une agression sexuelle dans ta vie ? » Il cherche, il me dit « je pense que ça ne m’est jamais arrivé ». Je réponds « moi je peux te dire combien de fois. Je suis navrée que tu te sentes un peu mal à l’aise, mais entre être un peu mal à l’aise et subir ce genre d’attaque, je pense qu’il faut commencer par arrêter par subir ce genre d’attaque et puis aussi que les hommes s’en rendent compte, surtout si eux ils n’agressent pas, il ne faut pas qu’ils se retournent contre les femmes en leur disant « cessez de nous accuser », il faut qu’ils se retournent contre les hommes qui agressent pour qu’on arrête de faire peser des soupçons sur ceux qui ne font rien.

Anne-Marie Reytier : Je ne vous regarde pas parce que vous êtes un homme.

Alexis Kauffmann : Je n’ai rien à ajouter.

Anne Siegel : Pour le point positif quand même, je pense qu’une fois que les choses sont passées, c’est ce qui s’est passé à l’IRIF, derrière il y a des dynamiques qui se passent qui permettent de construire. La charte de l’IRIF est publique sur le Web, je conseille à tout le monde de la lire et de se l’approprier parce qu’elle décrit des situations très réelles qui peuvent mettre les femmes et d’autres personnes mal à l’aise. Je trouve que les exemples de la charte sont fantastiques. À partir du moment où les choses sont dites et où les directeurs de labos s’emparent de ces questions, parce que c’est quelque chose de fondamental, on peut vraiment avancer et on peut ensuite avancer sur d’autres sujets que le harcèlement. Je pense qu’on y arrive à un moment, on le dépasse et ensuite on peut progresser sur des notions globales d’inclusivité dans le laboratoire. Mon expérience c’est qu’ à un moment on y arrive toujours et qu’il faut passer le cap.

Isabelle Collet : Le harcèlement c'est effectivement le degré 0. On ne peut pas prétendre avoir un lieu inclusif, bienveillant, où les femmes sont accueillies, ça ne sert à rien de faire de la publicité pour nos labos en disant « venez les filles vous allez faire un étier passionnant » si une fois qu’elles sont là elles se sentent mal. Il faut effectivement dépasser cette question du harcèlement, il faut que les ambiances soient des ambiances de travail, je veux dire normales, et après on pourra réfléchir à comment rendre le métier attractif, comment faire plus de mixité. Mais il faut minimalement que ce soit des safe spaces.

Anne-Marie Reytier : Pour l’instant, on avance, mais…

Isabelle Collet : L’informatique n’est pas le pire endroit et ce n’est pas non plus la proportion. Regardez en médecine, 60 % de femmes ce n’est pas du tout un safe space. Il ne faut pas penser qu’on est dans l’endroit le plus mal loti, loin de là, mais ce n’est pas une raison.

Anne-Marie Reytier : En parlant un petit peu d’autres domaines, Christine, vous avez expliqué que vous participez à des formations d’enseignants et que, du coup, vous avez aussi abordé ces questions-là. Et encore une fois, finalement, on s’est retrouvé avec ce même problème de réaction en face un petit peu de « non c’est abusé, non c’est exagéré ».

Christine Tasson : C’était dans une formation à de futurs enseignants ou des enseignants qui étaient déjà en place. On faisait un petit jeu de rôle qui m’avait d’ailleurs été conseillé par Anne Siegel. C’étaient des petits textes, soit des exercices de maths ou d’informatique, soit des situations, soit des extraits de bulletins, des choses comme ça. On donne tous ces textes et on dit aux enseignants qui sont avec nous « est-ce qu’il y a quelque chose qui vous gêne ? Est-ce que vous voyez des biais apparaître, des stéréotypes ? ». Il y a évidemment énormément de stéréotypes qui ressortent. Dans les bulletins, les filles sont studieuses et laborieuses et les garçons sont brillants mais ne travaillent pas assez ou des situations dans les exercices de maths où on se moque des filles qui vont performer au curling, je crois, parce qu’elles passent bien le balai devant la pierre.
Du coup la succession d’exercices a fait que les enseignants ont réagi en disant « c’est n’importe quoi, ce n’est pas du tout ce qu’on fait, ce n’est pas du tout la réalité des exercices qu’on fait. Par quoi vous nous faites passer en faisant cette succession d’exercices ! » Cette prise de conscience les a fait réagir de façon très violente, comme si on était en train de les accuser. On retrouve à peu près le même mécanisme en fait de « je prends conscience ». Après je leur ai juste expliqué que c’était un exercice. Évidemment, quand on veut apprendre les fractions même si les maths ce n’est pas faire 15 fractions d’affilée. Là c’était un exercice sur les stéréotypes et il n’y avait évidemment que des stéréotypes. C’est vrai que la prise de conscience déclenche quand même un certain désarroi.

Anne Siegel : Pour le côté positif de l’affaire, je suis aussi intervenue devant des enseignants avec le même champ. Je n’ai peut-être pas mis tous les modèles mais juste trois ou quatre. Il y avait effectivement un côté déni très fort en particulier sur les problèmes de stéréotype dans les appréciations dans les bulletins scolaires. C’est quelque chose qui a été mis de plus en plus en évidence. Par contre, j’ai eu ensuite des retours : un certain nombre de profs qui étaient très vindicatifs pendant les ateliers sont rentrés chez eux et ont relu tous leurs bulletins. En fait, quelque part, d’abord c’était « non, ce n’est pas possible », n’empêche que c’était la période des bulletins scolaires, ils sont rentrés, ils ont relu tous leurs bulletins et ils ont essayé de limiter les stéréotypes. Là aussi on passe sur cette prise de conscience, de déni. Il faut encaisser, il faut être capable de répondre et ensuite peut-être qu’il y a une part de vérité, peut-être qu’il faut que je me remette en cause et concrètement, effectivement, ils ont sorti leurs bulletins scolaires et ils ont tous relu leurs appréciations. J’ai trouvé ça assez intéressant comme retour.

30’ 11

Christine Tasson : Cette prise de conscience